Sept hivers à Téhéran : Rétablir le réel

73e Berlinale
Perspektive – Prix Compass & Prix pour la paix
En salles le 29 mars 2023

2007, Téhéran. Le nom et le visage, reconnaissable malgré une tentative d’anonymité, de Reyhaneh Jabbari apparaît à la une des journaux iraniens. La téhéranaise de 19 ans est accusée d’avoir tué, avec préméditation, le notable iranien Morteza Abdolali Sarbandi. En réalité, l’ancien agent des services secrets avait abordé la jeune décoratrice dans un café, après l’avoir entendue au téléphone, prétextant avoir besoin d’aide pour rénover son cabinet de chirurgie esthétique. Une fois le piège tendu, il avait tenté de la violer dans son appartement – avec l’aide d’un complice bloquant la porte – et elle avait pu repousser son assaillant par le biais d’un couteau laissé sur la table. À la suite d’une enquête truquée et d’un procès illusoire qui refuse de reconnaître le cas de légitime défense, Reyhaneh est condamnée à la peine de mort. Suivant les lois de Qisas [du talion], la famille de la victime peut accorder son pardon à la jeune femme murant les Jabbari dans une attente de sept ans jusqu’au 25 octobre 2014, jour où Reyhaneh est pendue à la prison de Gohardasht. 

Sept hivers à Téhéran se confronte alors au réel – celui dicté par le régime iranien – en examinant une histoire dont les traces ont été soit falsifiées soit détruites. Comment représenter ce qui ne doit pas exister ? La cinéaste allemande Steffi Niederzoll ouvre son premier long-métrage documentaire par une réponse : une maquette. Référence au travail de décoratrice à mi-temps de Reyhaneh, elle réorchestre l’espace offrant, dans ces abris en carton, une scène pour accueillir le témoignage de sa protagoniste. À travers des enregistrements audio (ou des lettres récitées par l’actrice et réalisatrice iranienne Zar Amir Ebrahimi) collectés durant sa période d’emprisonnement, la voix de Reyhaneh retrouve un auditoire qui dépasse les murs de ses prisons successives. Par des archives familiales en VHS et des cassettes mini DV, elle reprend corps affichant une vitalité ensuite volée par le régime iranien. Alors qu’un texte introductif rappelle qu’enregistrer illégalement des images et des sons en Iran est passable de cinq années d’emprisonnement, Sept hivers à Téhéran devient le plaidoyer autant d’une liberté d’expression que d’archivage des luttes populaires et contestataires. Dans les soubresauts d’un plan hésitant ou les pixels d’un téléphone portable vibre le courage politique des « anonymes » (par nécessité), notamment la famille Jabbari et leurs proches, qui se battent pour mettre en lumière la réalité du peuple iranien. 

Face au système patriarcal iranien, Reyhaneh s’insurge de l’inévitable culpabilité, légale et/ou sociale, d’une femme dans un contexte de viol : « Si tu résistes, tu es condamnée / Si tu te défends, tu es condamnée / Si tu te laisses faire, tu es condamnée ». Dans un aveu glaçant filmé en Allemagne par Steffi Niederzoll, Sharare Jabbari (l’une des deux sœurs cadettes de Reyhaneh) loue d’ailleurs le courage, qu’elle n’aurait pas eu à l’époque, de son aînée d’avoir la force de s’être défendue à seulement 19 ans, tout en confessant – qu’au regard du traitement de la légitime défense pour une femme fans la loi iranienne – qu’elle se laisserait également faire si cela se produisait maintenant. Pendant les sept hivers qu’elle passe en prison, Reyhaneh quitte son habitus, forgé dans une classe moyenne et artistique, et découvre la réalité des femmes des milieux pauvres et populaires. Parmi les prostituées et les droguées, elle déconstruit son regard biaisé, prend conscience de la caractéristique systémique de l’oppression masculine et intercède pour sauver ses sœurs. Sept hivers à Téhéran témoigne alors de la funeste beauté d’une trajectoire politique construite par et avec les opprimées. Un combat primordial qui continue de vivre à travers multiples femmes sauvées de la peine de mort par Shole Pakravan, mère de Reyhaneh, dont l’âme lumineuse parcourt ce documentaire édifiant. 

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Holy Emy : La faiseuse de mauvais miracles

74e Festival international du film de Locarno
Concorso Cineasti del presenteMention spéciale de la meilleure première œuvre
En salles le 22 mars 2023

Dans une baignoire d’Athènes, l’eau se teinte de sang présageant les bouleversements à venir. Le sang qui se déverse provient des larmes rouges d’Emy (Abigael Loma), une curiosité physiologique héritée de sa mère guérisseuse. Holy Emy s’ouvre alors avec deux éléments, l’eau et le sang, constitutifs de l’identité de sa protagoniste, issue de la deuxième génération de Philippin·e·s installé·e·s en Grèce. Pour son premier long-métrage, Araceli Lemos représente cette communauté invisible de la société grecque, dévolue aux emplois de maison pour les femmes et à la pêche pour les hommes, qui immigre à partir des années 1970. Travaillant dans une poissonnerie avec sa sœur Teresa (Hasmine Kilip) puis suivant les traces de sa mère auprès de la riche Madame Christina (Irene Inglesi), Emy s’inscrit dans la continuité de ce double héritage. Cependant, sa trajectoire sera un acte politique : celui d’avoir (enfin) la force d’être visible et d’exister au sein de la société athénienne pour et par elle-même. 

Avec Holy Emy, Araceli Lemos construit un cinéma profondément charnel où le corps des deux sœurs est le fruit de cette dualité identitaire, entre la Grèce (à l’instar de ce puissant plan où le ventre d’une Theresa enceinte se confond dans le paysage grec) et les Philippines (par la pratique de guérison d’Emy). Jusqu’alors fusionnelles, le départ précipité de la mère aux Philippines modifie la dynamique entre elles, chacune suivant ses propres désirs. Leur corps devient un territoire à appréhender qui retrouve, par l’incursion du surnaturel, son étrangeté originelle. Holy Emy prend la forme d’un récit initiatique où les digressions fantasmagoriques sont une manière de réécrire le réel athénien par le prisme d’un mysticisme philippin. Le surréel ainsi créé par Araceli Lemos devient l’espace d’expression d’un geste cinématographique pur brouillant une narration qui aurait pu être convenue. Autant film de genre que chronique sociale, l’œuvre semble imprévisible pouvant basculer sans cesse d’une réalité à l’autre. 

Le fantastique s’invite dans le récit à travers les pouvoirs, autant prodigieux que mortifères, d’Emy qui influent sur le destin des personnages qui l’entourent. En situant son récit au cœur d’une communauté chrétienne pratiquante, Araceli Lemos impose à son récit – via la « tante » Linda (Angeli Bayani) – un moralisme, marquant la domination du groupe sur l’individu. Faiseuse de mauvais miracles, Emy perturbe une croyance dogmatique prônant uniquement un fantastique dans l’écriture. Pour les profanes, ses dons nourrissent une avidité économique – le petit ami de Teresa, Argiris (Michalis Syriopoulos) voyant dans Emy une manière de sortir de sa condition précaire – et/ou sociale – Madame Christina utilisant ses dons pour asseoir sa position sociale. Par ses expérimentations mystiques, la jeune femme transcende sa propre condition de dominée et annihile les mécanismes d’exploitation des personnes racisées par les Grec·que·s. Holy Emy multiplie les fausses pistes interprétatives laissant exclusivement à sa protagoniste le pouvoir de s’auto-désigner.

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Tengo sueños eléctricos : Histoire de ma violence

75e Festival international du film de Locarno
Léopard de la meilleure réalisation, Léopard de la meilleure interprétation féminine & Léopard de la meilleure interprétation masculine
En salles le 8 mars 2023

Lors d’un banal trajet en voiture en famille, l’ombre de Tengo sueños eléctricos se déploie avec fracas tandis que dans un excès de rage le père, Martin (Reinaldo Amien Gutierrez), sort du véhicule pour frapper frénétiquement sa tête contre le portail métallique du domicile conjugal qu’il doit quitter. Face à cette violence expansive, Valentina Maurel saisit avec sa caméra les conséquences de l’acte sur le reste de la famille : la mère Anca (Vivian Rodriguez) reste impassible par habitude, la jeune Sol (Adriana Castro Garcia) – traumatisée – ne peut retenir sa vessie, et sa grande sœur Eva (Daniela Marin Navarro) s’époumone pour venir en aide à son père. Alors que son univers s’effondre suite à la séparation de ses parents, cette dernière s’efforce de sauver les traces de l’existence de son père, dont un carnet rempli de notes poétiques, dans une maison en cours de rénovation. Âgée de 15 ans, elle souhaite vivre avec son père se lançant, pour lui ou ce qu’elle pense qu’il désire, dans la recherche d’un appartement pour eux. Si son amie swipe sur une application de rencontre, Eva parcourt ardemment les petites annonces immobilières. Loin de sa relation conflictuelle avec sa mère, elle cherche à reconstruire son propre équilibre afin de traverser les tumultes de l’adolescence. 

Avec Tengo sueños eléctricos, la cinéaste franco-costaricaine livre l’un des plus forts portraits récents sur l’adolescence. Son premier long-métrage est habité par l’intensité propre à cette période d’apprentissage de soi et des autres, cette singulière collision entre un ennui apathique et un exubérant goût de l’aventure. Malgré la dureté de son propos, Valentina Maurel compose un cinéma à l’effigie de sa protagoniste : emplie de vie, affamée de sensations. Eva sait ce qu’elle désire et provoque son destin. De ses pérégrinations, elle collectionne des images mentales comme cette jeune femme dont le haut se détache lors d’une attraction dévoilant sa poitrine. La caméra de Maurel se fait à la fois charnelle et lointaine, calquant sa distance sur cette confusion naissante entre le fantasme et le réel. Comme Eva, Tengo sueños eléctricos observe âprement le monde des adultes afin d’en saisir les codes pour y être acceptée. Chaque première fois (tabac, alcool, sexe) se vit comme un adoubement vers une liberté fantasmée, corrompue par l’aura de l’entourage composé d’artistes de son père.  

Entraînée dans une danse macabre où meurt l’innocence, Eva se confronte à la violence structurelle de la société costaricaine envers les femmes. Elle navigue entre le désir d’hommes plus âgés transformant son corps, et celui des filles de son âge, en proie. Au sein de Tengo sueños eléctricos, la prédation sexuelle s’exprime autant dans sa visible institution (l’agent immobilier les prenant pour un couple, malgré l’évidente différence d’âge) que dans ses manœuvres clandestines (le flirt de son père avec son amie ivre ; la relation naissante avec l’ami de son père). À l’instar de la séquence d’ouverture, cette violence sexuelle et sexiste s’accompagne d’une autre violence, également inhérente au patriarcat, nichée dans le comportement agressif et (auto)destructeur de Martin. Avec talent, Valentina Maurel parvient à saisir la confusion psychologique de sa protagoniste face à un père aimé et craint. Dans ce flou émotionnel, Eva cherche à canaliser aussi bien la violence de son père que la sienne (notamment envers sa sœur et sa mère). À travers ces deux personnages à l’électricité variable, Tengo sueños eléctricos questionne le poids d’une violence héritée. Dans un ultime champ-contrechamp, le père libère sa fille du poids de cette malédiction familiale augurant, en fin de l’un de ses poèmes, qu’« il faut parfois plusieurs vies pour le comprendre [mais que] la rage qui nous traverse ne nous appartient pas ». 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Domingo et la brume : La Montagne dévorée

75e Festival de Cannes
Un Certain Regard
Sortie le 15 février 2023

Dans les montagnes tropicales du canton du Coronado, la nature luxuriante que traverse un vieil homme vêtu d’un imperméable jaune semble indubitablement souveraine. Or, les majestueux plans larges dessinés par Ariel Escalante Meza sont parasités par les bruits assourdissants, entre forage et explosion, d’un chantier titanesque : la construction d’une autoroute traversant la région. Comme la voix déjà omniprésente d’un démarcheur avide émergeant au détour d’un virage dans la séquence d’ouverture, le chantier gronde comme un prédateur montrant son visage une fois la victoire déjà assurée. La terre broyée apparaît comme une carcasse encore fumante, livrée à des charognards métalliques. Face à cette inévitable destruction, une brume transcende les paysages costariciens procurant à ses habitant·e·s un abri pour attiser les braises d’une révolte légitime.  Fantasmagorique, cette brume est construite par une mise en scène aérienne comme une entité mouvante et parlante guidant Domingo (Carlos Ureña). 

Alors qu’il répète à sa fille Sylvia (Sylvia Sossa) qu’il « n’[est] pas fou », Domingo reçoit à travers la brume les visites de sa femme morte depuis plusieurs années qui aurait décidé d’être le vent afin d’« éviter le mystère de ne savoir que faire de son corps ». Alors que Domingo parle toujours seul lors de ses fameuses interactions, Domingo et la brume bouleverse les perceptions afin d’égarer le spectateur·rice dans une hallucination sonore et visuelle. Entre mysticisme et alcoolisme, Ariel Escalente Meza compose un microcosme organique aux strates poreuses. Quasi-fantôme d’un monde agraire en perdition, Domingo oscille entre l’oppression de la société humaine où chaque interaction est enfermée dans un cadre exigu ; et la libération formelle d’un monde naturel (et ésotérique) qu’il épouse progressivement. Le vieil homme devient l’unique défenseur d’un monde condamné, suspendu entre le paradis et l’enfer selon les paroles sibyllines de la brume. 

Perturbée par une mafia motorisée dont le bruit hante les nuits costaricaines, l’œuvre documente un double processus d’effacement politique. D’abord, celui d’un territoire périphérique et agraire qui est sacrifié sur l’autel d’un capitalisme déguisé en progrès. Reculées, les montagnes du Coronado sont le refuge d’êtres jusque-là en errance à l’instar de Yendrick (Esteban Brenes Serrano), dont la fuite aura été le seul moyen de protéger la femme qu’il aimait de ses addictions. Pourtant, Ariel Escalante Meza ne propose ni rédemption ni oubli insistant, à travers les mots de l’addict, sur le fait que « le passé sera toujours le passé » et qu’ « il n’y a pas de retour en arrière ». Ensuite, Domingo et la brume relate, par extension, l’effacement mémoriel d’un pan de la société costaricaine. Chevalier sans armure, Domingo devient le protecteur d’une âme rurale qui, par l’entremise de la brume, devient lentement amnésique. Ouvertement politique, l’expropriation racontée n’est pas réduite uniquement à une dimension économique. Ici, il est question de sublimer les derniers soubresauts d’un monde voué à disparaître dans le bitume et dans la violence.  

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆– Bien

La Romancière, le film et le heureux hasard : Juste sous vos mots

72e Berlinale
Grand prix du Jury
Sortie le 15 février 2023

Alors qu’elle entre pour la première fois dans la librairie de son ancienne amie Seewon (Young-hwa Seo) qui a quitté Séoul sans un mot, la romancière Junhee (Hye-yeong Lee) s’immisce par accident dans l’hors-champ de la petite boutique, surprenant les réprimandes d’une gérante autoritaire. Une fois discrètement sortie, elle feint d’être seulement restée dehors prétextant une cigarette, d’être ainsi restée à la lisière de l’intime. Dans La Romancière, le film et le heureux hasard, Hong Sang-soo questionne cette distance, conventionnelle et/ou choisie, entre différent·e·s interlocuteur·rice·s notamment issu·e·s du milieu artistique (écrivaine, actrice, cinéaste, poète, libraire). Pour la romancière, un même compliment – « [être] charismatique » – s’appréhende de manière contradictoire suivant cellui qui le profère. De la part de l’arrogant cinéaste Hyojin (Hae-hyo Kwon), il n’est que le symptôme creux d’une hypocrisie mondaine systématisée. Or, de la bouche de Kilsoo (Kim Min-Hee), une actrice à l’irradiante vulnérabilité, les mêmes mots deviennent une bénédiction, l’expression d’une reconnaissance réciproque. 

Étude lucide sur la vacuité du langage, La Romancière, le film et le heureux hasard chemine à travers les différentes rencontres – ce fameux hasard cher à Hong Sang-soo – qui parcourent la journée de Junhee. Dès son tâtonnement initial entre gêne et réminiscence, chaque retrouvaille est le théâtre d’un rituel social où les micro-gestes sont plus signifiants que les discours. Les relations entre les personnages s’évaluent dans les silences loquaces et les rires nerveux. Lors de ses échanges préconçus par une politesse de façade, les personnages sont prisonnier·e·s de leur propre statut social, de leur position d’artiste. Chacun·e insiste sur l’inactivité de l’autre : Junhee est une romancière qui n’écrit plus ; Kilsoo est une actrice qui ne joue plus. Cette sensation d’enfermement est accentuée par l’utilisation d’un fort contraste qui piège les personnages dans un épais brouillard blanc. Comme à part du monde, iels déambulent dans un paysage entièrement annihilé, malgré sa beauté annoncée. À l’instar de la petite fille qui dévisage Kilsoo et Junhee à travers la vitre, iels sont les proies du regard du spectateur·rice et par extension de la société qui les modèlent. 

Dans ce monde factice où chacun·e doit suivre la voie tracée par son métier et le médium artistique qui en découle, Hong Sang-Soo livre un plaidoyer contre l’automatisation de l’acte créatif (Junhee écrit tous les jours « parce qu’elle est une romancière ») et de sa réception (Seewon qui lisait uniquement selon les goûts des autres). Au sein de La Romancière, le film et le heureux hasard, les personnages cherchent à atteindre une pureté émotionnelle, comme purgée de toute fausseté sociale. L’adjectif « pur·e » devient le compliment suprême, dispersé à travers l’œuvre qu’il s’agisse des mots utilisés par Yangjoo (Yun-hee Cho) pour décrire les films de son mari ou par le poète (Ju-bong Gi) pour illustrer la beauté du jeu de Kilsoo. Cette honnêteté souveraine est le cœur même des œuvres vibrantes d’Hong Sang-soo, dupliqué par les nouvelles ambitions cinématographiques de Junhee qui cherche à atteindre une vérité intérieure, jouant des frontières avec le réel (son court métrage s’appuyant sur les vrais liens entre Kilsoo et son mari) tout en insistant sur le fait que ce ne « [sera] pas un documentaire ». 

Chez Hong Sang-soo, l’épure formelle se double d’un vertige sentimental où ses personnages cherchent à expérimenter des nouvelles manières de communiquer. Elles peuvent être aussi belles que la transmission poétique d’une phrase en langue des signes entre trois femmes assises autour d’une table ; ou n’être qu’une tentative, l’espoir d’un renouveau à l’instar des plans du court métrage de Junhee dans lequel Kilsoo compose un bouquet, laissant cette dernière mystérieusement songeuse à la sortie de la projection. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆– Bien

Les 10 films de 2022 : Se libérer du regard

Sortie d’un songe sans rêve, Sangok (Hye-Young Lee) inaugure Juste sous vos yeux en prophétisant que « toutes les choses devant [ses] yeux sont une bénédiction ». À l’instar de Hong Sang-Soo, l’actrice réaffirme l’importance du regard, pensé comme une manière consciente et active d’appréhension de son environnement. Performatif autant pour elle que pour le·a spectateur·rice, ce mantra devient le symbole d’une année riche où les cinéastes accordent à la trivialité du quotidien une bénédiction le métamorphosant en trésors. Comme maudit, ce regard sacré sur le présent naît chez Sangok à condition que la possibilité d’un futur s’estompe. Cette annihilation des autres temporalités, passé et futur, permet une reconfiguration immaculée de l’identité. Dans la ville géorgienne de Koutaïssi, un mauvais œil espiègle altère l’identité de deux amoureux·ses voué·e·s à s’aimer. Chez Aleksandre Noberidze (Sous le ciel de Koutaïssi), le présent, libéré de toutes contraintes identitaires, devient un territoire d’exploration dans la langueur de l’été. Pour Lisa (Ani Karseladze/Oliko Barbakadze) et Giogi (Giorgi Bochorishvili/Giorgi Ambroladze), l’apprentissage d’une nouvelle manière de regarder permet à la fois une redécouverte de soi et de l’autre. 

Dans cette même recherche d’un soi cinématographique, l’œuvre collective Qui à part nous soulève un enjeu cinématographique et politique du cinéma, principalement documentaire, en cherchant à créer un lien direct entre le sujet et la narration. Jonás Trueba questionne les jeunes sur la manière dont iels se sentent représenté·e·s au cinéma. Alors qu’iels affirment que leurs vies sont dramatisées à outrance – notamment par le prisme de l’addiction à la drogue, l’une des adolescent·e·s avoue qu’elle souhaiterait qu’iels soient représenté·e·s « comme des personnes ». La simplicité de la réponse témoigne avec force de la distance qui s’est instaurée entre la jeunesse et celleux qui les regardent. Dans Toute une nuit sans savoir, Payal Kapadia documente avec cette même question, la place d’une jeunesse en révolte dans une société politiquement figée (notamment par les castes), les manifestations étudiantes en Inde commencées en 2017. Avec une mélancolie teintée des fantômes des vies détruites, la cinéaste illustre l’immuabilité d’un présent asphyxié par le poids du conservatisme de la société indienne. Dans un geste cinématographique exquisément anticonformiste, João Pedro Rodrigues transfigure dans Feu follet le poids de l’histoire portugaise à l’aune d’une fantasque réécriture queer où le territoire devient le corps de pompiers pansexuels, leur pénis symbolisant les différents domaines forestiers du pays. En déplaçant son regard en dehors des codes préétablis, le cinéaste portugais renoue avec l’inattendu, sublimant les interstices d’une histoire officielle dans lesquels demeurent la richesse des modes de vie alternatifs.

À travers le corps touché par la grâce d’Elsa Wolliaston, Damien Manivel ressuscite, en prônant une radicalité cinématographique transcendantale, une spiritualité préchrétienne dépouillée de tout diktat ecclésiastique. Marie-Madeleine forge son propre culte christique trouvant dans son rapport intime avec Jésus une passerelle émotionnelle entre les temporalités et les réalités. Dans un même geste libérateur d’une domination institutionnelle et instituée que chez Rodrigues, Magdala replace l’individu au centre de la notion de spiritualité offrant à sa protagoniste, via la puissance figurative du medium cinématographique, le don de sculpter l’invisible. Chez Albert Serra, le politique est également une mise en scène qui s’exprime par le biais du corps. À l’inverse de Damien Manivel, Pacification – Tourment sur les îles prône une débauche verbale qui se vautre dans une vacuité formalisée. L’étirement des séquences transforme les échanges entre De Roller (Benoît Magimel) et les concitoyen·ne·s en des monologues absurdes louant le néant des manœuvres d’un pouvoir toujours colonialiste. L’œuvre se fait le miroir critique, transcendé par les néons du « Paradise Night », d’un exotisme difforme où le·a Tahitien·ne n’est vu·e – par les personnages blancs – qu’à travers leurs propres fantasmes. 

Dans un même mouvement de libération d’un regard préconçu – celui d’une société intellectuelle française scrutant le visage d’un paysan séminariste de 17 ans ayant décapité un enfant de 12 ans, Bruno Reidal libère son protagoniste éponyme, par le biais de l’écriture d’abord factuelle (son milieu social, sa famille) puis poétique, non dans le sens d’une franchise chrétienne expiatoire, mais dans la démonstration sincère, car ressentie, d’une perversité assumée. Bruno (Dimitri Doré) s’extirpe de son statut de cobaye psychosociologique qui le définit dans un premier temps : « 1m62, 50kg, apparence délicate, carrure faible… ». Littéralement mis à nu, il se meut en bétail sacrificiel, déjà condamné, semblable au cochon égorgé chaque année chez les Reidal. C’est d’ailleurs par le prisme du monde animal que le cinéma aura atteint cette année ses sommets d’abord formellement par la réalisation extraordinaire qui accompagne les pérégrinations de l’âne martyr de Jerzy Skolimowski (EO), dressant à travers ses yeux le portrait d’une humanité prédatrice et avide. Cependant, c’est par le travail documentaire d’Andréa Arnold autour de la vie d’une vache dans Cow que le cinéma se libère avec une force inouïe de tous les biais de son regard. La cinéaste anglaise accompagne le regard de sa protagoniste laitière, acceptant pleinement sa position de reflet d’une intériorité psychologique invisibilisée.   

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2022 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine – de la sorte Days de Tsai Ming-Liang a été comptabilisé pour l’année 2020 et Vitalina Varela de Pedro Costa pour l’année 2019. 

10. Cow,
Andrea Arnold
(Royaume-Uni)

9. Feu Follet,
João Pedro Rodrigues
(Portugal)

8. Qui à part nous,
Jonás Trueba
(Espagne)

7. Juste sous vos yeux,
Hong Sang-Soo
(Corée du Sud)

6. Sous le ciel de Koutaïssi,
Aleksandre Koberidze
(Géorgie)

5. EO,
Jerzy Skolimowski
(Pologne)

4. Magdala,
Damien Manivel
(France)

3. Toute une nuit sans savoir,
Payal Kapadia
(Inde)

2. Bruno Reidal – Confession d’un meurtrier,
Vincent Le Port
(France)

1. Pacifiction – Tourment sur les îles,
Albert Serra
(Espagne, France)

Le Cinéma du Spectateur

Pacifiction – Tourment sur les îles : Crépuscule nucléaire

75e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie le 9 novembre 2022

Par un imposant plan-séquence sur le port automne de Papeete avalé par la nuit, l’île de Tahiti se révèle par la fatalité économique de son rapport avec l’ailleurs. Les premiers personnages de Pacifiction – Tourment sur les îles, des marins de l’armée française sur un bateau pneumatique, rejouent un mirage funeste de la colonisation. Les relations entre Tahiti et l’extérieur prennent forme sous les traits du Haut-commissaire de la République De Roller (Benoît Magimel, époustouflant). Dans la lignée des protagonistes de ses précédentes œuvres, De Roller s’inscrit comme une figure romanesque à l’instar de Don Quichote (Honor de cavallería, 2006) ou de Louis XIV (La Mort de Louis XIV, 2016). Mercenaire volubile, il traverse les plans – et s’en empare – dissimulé sous son armure néocoloniale : un costume d’un blanc immaculé et des lunettes aux verres teintés. Chez Albert Serra, le politique est une mise en scène qui s’exprime par le biais du corps. Après la débauche charnelle de Liberté (2019) que l’entre-soi érotique de la boîte de nuit « Paradise Night » ravive, Pacification – Tourment sur les îles prône une débauche verbale qui se vautre dans une vacuité formalisée. L’étirement des séquences transforme les échanges entre De Roller et les concitoyen·ne·s en des monologues absurdes louant le néant des manœuvres du pouvoir. Albert Serra évoque l’artificialité de nos représentants annonçant que « la politique [est] comme une discothèque : une soirée avec le diable ». 

Tandis que les rumeurs s’intensifient sur l’île, le Haut-commissaire enquête sur la menace invisible d’une reprise des essais nucléaires qui ont contaminé la région entre 1966 et 1996. Au crépuscule, il scrute depuis les hauteurs d’une colline l’immensité de l’océan en quête des traces d’un sous-marin français. Albert Serra altère le réel faisant apparaître ledit navire tel un monstre marin mythologique, imposant un doute permanant à ses protagonistes tombant dans une sombre paranoïa à la manière de l’amiral (Marc Susini) dont l’alcool démultiplie les « ennemis ». Pacification – Tourment sur les îles est un thriller politique dont l’intrigue n’est qu’un prétexte pour épaissir le brouillard se levant sur un monde contemporain nébuleux. De Roller s’acharne sur des pistes concrètes, la fréquentation régulière du « Paradise Night » par l’équipage de l’amiral ou la présence énigmatique d’étrangers – un Portugais (Alexandre Melo) dont le passeport diplomatique aurait été dérobé et un Américain (Mike Landscape) guettant les moindres faits et gestes du Haut-commissaire. Alors qu’il l’observe, l’Américain indique que De Roller « tourne en rond », empêtré dans une « spirale descendante ». En effet, ce dernier déambule dans sa Mercedes blanche dans les mêmes lieux de l’île à la recherche d’une lumière pour éclairer ce territoire tourmenté, pareillement à la lumière artificielle d’un stade lors d’une averse qui semble le recharger. 

Porté par le jeu magnétique de Benoît Magimel, De Roller est un personnage ambivalent à la magnanimité hypothétique. S’il prône la nécessité de « se désincarner » pour être un bon politicien, il n’est qu’un pion étatique pour maintenir l’ordre (l’intérêt de la France) qui ne prend en compte l’intérêt commun des Tahitien·ne·s que lorsqu’il rencontre ses propres névroses paranoïaques. Le Haut-commissaire se laisse progressivement dévorer par le territoire tahitien d’apparence paradisiaque. Lors de la séquence magistrale de la compétition de surf, son embarcation se heurte aux vagues immenses le faisant disparaître du plan. Alors qu’un surfeur déclare que « tous les jours [son] lieu de travail essaie de le tuer », ces paroles résonnent avec la situation de De Roller, ballotté. À la manière de cette séquence qui aurait pu n’être qu’une façade touristique, le cinéma d’Albert Serra va à l’encontre de toute exotisation. Il dépeint une société tahitienne dont la révolte de la jeunesse gronde en filigrane. Pacifiction – Tourment sur les îles se fait le miroir critique, transcendé par les néons du « Paradise Night », d’un exotisme difforme où le·a Tahitien·ne n’est vu·e – par les personnages blancs – qu’à travers leurs propres fantasmes : des serveur·se·s dénudé·e·s aux danseur·euse·s, seul·e·s autorisé·e·s à témoigner d’une violence politique encadrée par les limites rassurantes d’un spectacle pour touristes.  

Avec son rythme obsédant, Pacifiction – Tourment des îles est un cauchemar politique déguisé en rêve touristique. L’œuvre est autant une réflexion sur la vacuité rhétorique d’une classe politique blanche paranoïaque que sur le péril d’une masculinité primaire libidineuse. Face à eux, Albert Serra exalte des personnages autochtones déterminés à reprendre en main leur destin et celui de l’île à l’instar de l’hôtesse Shannah (Pahoa Mahagafanau, envoûtante), muse de De Roller.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Jacky Caillou : La forêt dont les miracles sont faits

75e Festival de Cannes
Programmation ACID
Sortie le 2 novembre 2022

Dans la maison rustique où il vit avec sa grand-mère, Jacky Caillou (Thomas Parigi) traverse les différentes pièces à la recherche de sons dissimulés, une marche qui craque, ou triviaux, une tronçonneuse au loin, qu’il conserve via un enregistreur cassette. Dès la séquence d’ouverture, Lucas Delangle invite ainsi le.a spectateur.rice à saisir l’infime pour dépasser la superficialité confortable du quotidien. Dans cet espace banal, l’univers de Gisèle Caillou (Edwige Blondiau) – magnétiseuse-guérisseuse – se manifeste hors-champ à travers des sons nébuleux se mouvant progressivement en prières. Alors que Jacky se rapproche de la porte fermée d’où émane la liturgie afin d’épier par le trou de la serrure, le cinéaste fait correspondre le regard, et par extension la perception du monde, du protagoniste et du spectateur.rice. Jacky Caillou sera un récit d’initiation autant pour l’un que pour l’autre menant à réécrire la simplicité du réel à l’aune du merveilleux.

Tandis que la magnétiseuse-guérisseuse laisse progressivement son petit-fils pressentir son propre don, c’est l’horizon de ce dernier qui déborde. Il envisage son propre corps d’une manière nouvelle, guettant depuis ses mains l’invisible magnétisme.  À l’instar du thérémine avec lequel il compose sa musique, Jacky doit appréhender les variations dissonantes des êtres humains en vue du retour d’une harmonie perdue.  Toutefois, Gisèle met en garde le jeune homme sur le fait qu’ « [il ne doit pas courir] après le miracle, ça n’existe pas ». Autant dans la forme pastorale que dans le fond mystique, Jacky Caillou s’inscrit dans un territoire où la nature est omnisciente. Immuable, elle semble être une sorte de passage vers les souvenirs délaissés et les vies arrêtées comme ces tombes de roche nichées au cœur des Alpes auxquels Jacky confie les mots suivants : « je devrais partir, sauf si tu me dis de rester ». Lucas Delangle signe une œuvre animiste réinsufflant une aura spirituelle dans un monde sauvage réduit, pour les villageois.es, à la peur atemporelle d’un loup. 

Elsa (Lou Lampros) – jeune femme dont le corps se couvre d’une étrange tâche – surgit d’ailleurs mystérieuse de la nature pour consulter Gisèle, comme si elle était enfantée directement par elle. Depuis les forêts environnantes, les arbres sont parti-prenantes du récit, autant dans la genèse de la malédiction qui touche Elsa (les trois peupliers disparus) que comme exutoire vital à Gisèle/Jacky afin de « se purger » des malheurs des autres oppressant jusque dans le corps même du.de la magnétiseur.se. Dans cet écrin bucolique, Lucas Delangle métamorphose peu à peu son naturalisme en fantastique allant jusqu’à déstructurer l’image lors d’un cauchemar anamorphique où les ombres des branches emprisonnent le corps d’Elsa. Le cinéaste laisse surgir la part de monstruosité, figuration des désirs et des peurs enfouis sans jamais perdre son élégante quête curative. S’il y a un miracle, il réside dans la révélation d’un amour absolu permettant aux protagonistes de vivre une vie sans limite dans une recherche inaltérable de lumière. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Bowling Saturne : L’Origine du mâle

75e Festival international du film de Locarno
Concorso internazionale
Sortie le 26 octobre 2022

Le macrocosme de Bowling Saturne éclot dans la violence par l’annonce abrupte d’une mort révélée par un conducteur interpellant un passant. Le défunt est Armand, père des deux hommes et gérant d’un bowling souterrain donnant son titre à l’œuvre. Dans le rythme inchangé d’une ville bétonisée sans nom, Armand (Achille Reggiani) – bâtard cadet portant le même prénom que le père qui l’a renié – erre dans l’attente de son travail d’agent de sécurité au sein d’une boîte de nuit banale dans laquelle il peut dormir contre quelques heures de ménages supplémentaires. Les plans larges de Patricia Mazuy capturent une vie nocturne à rebours, isolant des individus en quête désespérément d’une interaction. Dans les lumières factices des néons se manifestent la noirceur des âmes – « j’avais le démon en moi » confesse une jeune femme dans sa lettre d’adieu. Corps populaire au travail, Armand est réduit à l’invisibilité sociale dans cette atmosphère érotique. Un foulard coincé dans la fenêtre d’une voiture flottant gracieusement au vent lui offre une odeur sur laquelle il peut apposer son désir frustré.

Or, cette mort initiale confère à Armand un nouveau statut social (et donc sexuel). Il devient le nouveau gérant du bowling familial après le renoncement de Guillaume (Arieh Worthalter), fils aîné et commissaire de police. Au-delà même du prénom qu’ils partagent, les frontières identitaires entre les deux Armand – père défunt et fils renié –  se brouillent progressivement. Patricia Mazuy orchestre une métamorphose ambiguë dans laquelle le souvenir du père, aussi absent qu’omniprésent, (re)modèle le corps et la personnalité du fils. De l’appartement-safari à la veste noire en python, Armand se réapproprie un héritage qui prend les atours d’une malédiction. Entouré des proies de son père chasseur, il devient lui-même un prédateur, un membre de la meute. La violence, inhérente à la société dépeinte par le film, est partie intégrante du patrimoine familial. Les deux frères œuvrent sur leur propre territoire, le commissariat (intégré dans le récit sécuritaire) et le bowling (les bas-fonds, au sens littéral), dans une même logique de domination. 

Dans chacun des territoires, Patricia Mazuy filme les séquences de drague comme des scènes de chasse où le prédateur et la proie entrent dans une valse funeste codifiée. La séduction réaffirme ici ses caractéristiques animales dont l’odorat, « tu sens le flic » énonce Xuan (Y-Lan Lucas) à Guillaume avant leur premier baiser. De la sorte, Bowling Saturne est une œuvre qui sacralise le silence, comme espace de discussion primitive des corps. L’œuvre trouve sa plus grande force dans cette corporéité de la violence mettant sur un pied d’égalité formel le désir sexuel et celui de tuer. À travers le personnage d’Armand, ces deux pulsions suivent un même processus de ritualisation conçu autour des mêmes outils (couteau de chasse, bâche, camionnette). Sans complaisance, la cinéaste étire ses séquences pour expérimenter la cruelle durée du temps présent. Elle saisit le basculement tragique entre le plaisir et la mort. Bowling Saturne saisit la violence du monde contemporain envers le corps des femmes en disséquant ses origines immémoriales, cette racine coriace émergeant de la tombe du père. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Juste sous vos yeux : La femme qui est revenue

74e Festival de Cannes
Cannes Première
Sortie le 21 septembre 2022

Sorti d’un songe sans rêve, le nouveau long-métrage du prolifique Hong Sang-soo s’inaugure sur des paroles sibyllines : « toutes les choses devant mes yeux sont une bénédiction […] seul le moment présent est le paradis ». Pour Sangok (Hye-Young Lee) – une actrice disparue revenant après de longues années en Corée du Sud, son présent se heurte à celui de son pays natal qui a continué à vivre sans elle. Durant une journée, elle traverse une société aussi familière qu’étrangère semblant se dérober face à elle, à l’instar de ces commerces étonnement vidés de leurs propriétaires. Le déracinement choisi par Sangok ébranle également sa relation avec sa sœur Jeongok (Yunhee Cho), devenue une quasi-inconnue dont les contours se discernent dans un brouillard de souvenirs lointains. Le présent est justement ce qui les sépare. Prise dans cette confrontation mémorielle, la protagoniste retrouve la maison de son enfance dont le jardin auparavant si immense lui paraît maintenant plus exigu, symbole d’un horizon raccourci. 

Malgré tout, le jardin reste un écrin de verdure dans une capitale coréenne uniformément bétonisée. Alors qu’il filme en contre-plongée des tours en construction, Hong Sang-soo recentre sa caméra sur les deux sœurs marchant vers un parterre de fleurs. Proposant une ville à échelle humaine, le cinéaste offre à ses personnages des refuges naturels où recueillir leurs émotions, comme cette passerelle permettant à l’ancienne actrice de fumer à l’abri des regards. Teinté de romantisme, l’espace naturel et/ou architectural devient progressivement autant l’expression des sentiments intérieurs de Sangok que le support d’un mysticisme verbalisé dans ses prières. Le sublime, interprété ici comme un état d’âme, réside dans la « bénédiction » qu’offre un quotidien dont la trivialité se meut en trésor pour celleux qui apprendront à l’explorer. Le titre Juste sous vos yeux est un commandement destiné aux spectateur.rice.s afin qu’iels cherchent dans les détails de l’image les révélateurs des non-dits des personnages. 

Lors de son rendez-vous avec Sangok, le cinéaste Jaewon (Hae-hyo Kwon), en admiration devant les rôles précédemment interprétés par l’actrice, déclare que « le secret de [son] authenticité était [sa] pureté ». Or, cette phrase décrit tout autant le cinéma de Hong Sang-soo, et particulièrement Juste sous vos yeux. Le minimalisme formel, dont l’épure sacralise le réel, encadre et magnifie la puissance des émotions qui se révèlent alors que l’alcool se montre libérateur. Le choix d’une image numérique prosaïque, pixellisée et surexposée, participe à cette valorisation d’un réel appréhendé à travers une neutralité esthétique technologique. Alors que la mort englobe insensiblement l’œuvre, la banalité du présent acquiert une aura sacrée à condition que la possibilité d’un futur s’estompe. Dans cette impasse, la douce cruauté de Juste sous vos yeux se manifeste : voir dans la mort menaçante la seule clé pour admirer les possibilités infinies du présent.  

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent