Animal : Naviguer dans la folie

76e Festival de Locarno
Léopard de la meilleure interprétation
Sortie le 17 janvier 2024

Après les ruines des installations du village des Jeux olympiques d’Athènes de 2004 qu’elle filmait dans Park [2016], Sofia Exarchou s’intéresse aux îles grecques brûlées par le soleil et le tourisme de masse. Elle troque le vide politique de la capitale grecque pour le vide culturel des complexes hôteliers all-inclusive. Animal est l’antithèse des représentations idéalisées de la république hellénique. La Grèce présentée ici est un territoire sans identité propre, l’animatrice Kalia (Dimitra Vlagopoulou) est l’unique Grecque de naissance. Entre les travailleur·euses de l’hôtel et les vacancier·es issu·es du reste de l’Europe se dessine un ersatz de culture où les phrases sont comme préenregistrées, prémâchées par les rouages prévisibles du capitalisme. Bien qu’ailleurs, chacun·e recherche sa propre culture – les vacancières russes demandent qu’on leur chante des chansons russes, des Allemands initient les participant·es d’un karaoké à la schuhplattler. Dans cet univers, l’histoire grecque est réduite à de l’anecdote : une statuette gagnée au bingo, des colonnes de pacotille servant de décor à une chorégraphie sexy mettant en scène des muses aux formes rembourrées. Personne ne désire réellement découvrir la Grèce. Seule Kalia affirme inlassablement en anglais que les paysages sont « magnifiques ».

À plusieurs reprises, Kalia explique qu’elle est un « jukebox ». Automatiquement, elle débite la chanson « Yes Sir, I Can Boogie » de Baccara. Cette chanson impose une notion d’exécution – elle peut [can] plus qu’elle ne veut. Comme le langage, le corps se mécanise. Alors que l’été avance, la légèreté des premières séquences où Kalia apprenait allégrement les chorégraphies aux nouvelles recrues s’évanouit. L’« animal » du titre est réduit à sa condition de bétail. Les corps des animateurs, et surtout des animatrices, devient une marchandise exploitée pour assouvir les désirs des vacancier·es. Alors que ces dernier·es se payent le luxe de l’immobilité, les corps des employé·es de l’hôtel miment une frénésie factice. La caméra de Sofia Exarchou fusionne avec les corps de ses personnages qu’elle sublime jusqu’au martyr. La chair se remplit des stigmates d’un été destructeur. Il est impératif de « naviguer dans cette folie » comme le hurle au micro l’animateur de la boîte de nuit où Kalia et ses collègues se font quelques euros supplémentaires.

Dans Animal, la nuit grignote progressivement le jour. Les lumières deviennent de plus en plus artificielles. Les heures de sommeil se perdent au profit d’une vie nocturne d’apparence festive. Alors que les soirées se répètent à l’identique, la vie s’écoule rapidement. Chacun·e s’étonne de travailler ici depuis plus longtemps qu’iel l’aurait voulu. Iels sont comme bloqué·es dans ces maisons sans âme en périphérie des installations touristiques. Les quelques applaudissements des vacancier·es nourrissent un désir collectif de briller, qu’importe la scène. Comme ces poissons voyant la mer depuis l’aquarium qui les retient, les protagonistes d’Animal contemplent un rêve de reconnaissance qui ne pourra pas être assouvi au sein de cette industrie touristique. La douleur partagée de cette ambition insatisfaite, accentuée par le désenchantement croissant de la jeune Eva (Flomaria Papadaki), ne se meut pas en apitoiement. Le cinéma de Sofia Exarchou est habitué par une rage de vivre, l’explosion d’un corps libre tentant de se défaire d’un quotidien subi. Il loue la mélancolie comme la possibilité, imaginée ou réelle, d’un avenir lumineux.

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Pierre Feuille Pistolet : Conduite accompagnée

76e Festival de Cannes 
ACID
Sortie le 8 novembre 2023

Au cœur de la guerre, un van sillonne les routes endommagées de l’Ukraine. Conduit par un Polonais polyglotte, son objectif est d’évacuer des civil·es à l’extérieur du pays. Durant ces fuites organisées, la menace de l’invasion russe est permanente, comme accrochée au pare-chocs arrière de la voiture. Depuis le cockpit, la guerre est omniprésente. Le véhicule s’avance dans un paysage apocalyptique dont les destructions alentours (immeubles éventrés, ponts détruits, voitures calcinées) témoignent de la violence des assauts passés de l’armée russe. Parmi les ruines, des explosions retentissent, indiquant autant la proximité des conflits que l’interception de missiles par l’armada antiaérienne. Les enfilades de chars d’assaut allant dans le sens inverse du van rappellent que le conflit est encore en cours. Imprévisible, la guerre force chacun·e à se tenir constamment informé·e. Le conducteur est inséparable de son téléphone qui lui indique en temps réels les modifications de la ligne de front. Détruits ou minés, les chemins se rallongent inlassablement.   

Dans l’habitacle, les esprits sont perdus dans un même labyrinthe, émotionnel. Les passagèr·es sont suspendu·es dans une temporalité entre le danger et la sécurité, dans un territoire inconnu où les corps peuvent enfin se relâcher. Refuge fragile, la voiture apporte un répit douloureux. Si certain·es dorment, d’autres commencent de difficiles deuils : une fille pleure sa mère dont le corps est introuvable ; une femme pleure son mari mort au front. Pierre Feuille Pistolet unit les destins de ses protagonistes de passage dans une même douleur. Par la présence de la caméra, Maciek Hamela donne à ses témoins, habituellement réduit·es à l’anonymat, l’opportunité de raconter leurs histoires. Libérée de la peur, cette précieuse parole permet de ressusciter, par le prisme du souvenir, l’âme de la société ukrainienne. Récit choral de la douleur d’un peuple, l’œuvre comble les interstices des destinées piétinées par la Russie. Alors que le paysage défile, iels verbalisent les traumatismes qui les suivront pour le restant de leurs jours – à l’instar de Sofia, 5 ans, qui a développé une peur panique des avions.

Mais, Pierre Feuille Pistolet n’est pas que le récit misérabiliste de l’horreur qui se joue hors-champ. Le trajet est aussi un entre-deux entre la vie perdue et celle à reconstruire. Être présent·e dans cette voiture est déjà une victoire en soi. Malheureusement, certaines histoires s’arrêtent brutalement en amont comme ce jeune garçon embrigadé de force dans l’armée russe à un contrôle. Fonçant vers la liberté, les conversations permettent de redonner un sens au réel. Sur les ruines qui les entourent, les protagonistes se réapproprient le territoire à la manière de cette fillette qui, voyant la mer, songe déjà à revenir s’y baigner l’été prochain. Iels reprennent le contrôle de leur destinée partageant leurs projets. Après quelques grossesses pour autrui, une des passagèr·es dit qu’elle pourra réaliser son rêve d’enfant : un café avec des pâtisseries. La possibilité de rêver conduit aussi une aristocrate à s’imaginer en « grenouille voyageuse », parcourant l’Europe qu’elle désirait tant découvrir. En pointant sa caméra vers le siège arrière, Maciek Hamela redonne une humanité, et donc un espoir. Il crée un espace propice aux miracles, à l’instar de cette petite fille mutique depuis une explosion qui retrouve la parole. 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Un Prince : Herbier érotique

76e Festival de Cannes 
Quinzaine des Cinéastes – Prix SACD
Sortie le 18 octobre 2023

Au sein du Centre de Formation et d’Apprentissage en horticulture qu’intègre Pierre-Joseph (Antoine Pirotte), un professeur – frère de la directrice Françoise Brown (Manon Schaap) – s’émerveille de découvrir une plante qui croit à l’ombre des autres. Dans cette végétation normande d’apparence ordinaire, il décèle une beauté rare que seul son œil aiguisé peut reconnaître à travers les feuilles. Dans l’envoûtant Un Prince, Pierre Creton traite ses personnages avec la même rigueur passionnée que ce jardinier-collectionneur. Par l’observation du vivant, il accueille dans son herbier social des personnages au charme discret qu’il place dans des plans fixes bâtis comme des serres. Multipliant les combinaisons et les situations, il étudie les bourgeons d’interactions qui lieront des personnages voués à entrecroiser leur destinée. L’intrigue de l’œuvre est une double histoire d’acclimatation : d’une part, Pierre-Joseph dont le parcours semé d’embûches voit dans l’horticulture une dernière voie possible ; d’autre part, Kutta (Chiman Dangi) – enfant adoptif de Françoise, qu’elle présente comme une « plante exotique » – qui est transplanté en Normandie. 

            Omniprésent dans les discussions et pourtant invisible dans la première partie d’Un Prince, Kutta part une fois majeur à la recherche de ses racines en Inde où il découvre qu’il est un prince. Ce n’est qu’une quarantaine d’années après qu’il surgit à l’image, alors qu’il est devenu maître de sa propre identité. Il réapparaît dans la vie de Pierre-Joseph (maintenant interprété par Pierre Creton) au détour d’une annonce pour trouver un jardinier qui pourra assouvir son fantasme BDSM. Chez Pierre Creton, la sexualité est éminemment constitutive de l’identité. Les personnages parcourent les multiples sentiers de leurs désirs formant une cartographie sexuelle libre de toute morale. La campagne normande devient le berceau d’une homosexualité bucolique qui déshabille autant les corps que les conventions. Par un aveuglement libertaire, la famille d’Adrien (Pierre Barray) consent à son absence tandis qu’il vit son idylle sexuelle avec Pierre-Joseph et Alberto (Vincent Barré). Alors que l’univers viriliste de la chasse permet l’existence de ce monde d’hommes, Un Prince le métamorphose pour qu’il devienne la représentation rare d’une homosexualité rurale. À travers les désirs de Pierre-Joseph pour les hommes plus âgés, le cinéaste participe aussi à la monstration politique de corps sortant des habituelles représentations des homosexuels. 

Avec Un Prince, Pierre Creton propose une approche singulièrement sensorielle. Le cinéaste juxtapose deux lectures des actions de ses personnages en créant une dichotomie entre l’image (le réel) et le son (l’interprétation du réel). En effet, les personnages livrent en voix-off – et à travers la voix d’autres acteur·trices, comme Grégory Gadebois pour Pierre-Joseph ou Mathieu Amalric pour Alberto – leurs états d’âme sur les actions qui se déroulent sous les yeux du spectateur·trice. Ce·tte dernièr·e pénètre dans une réalité démultipliée confrontant les psychés des différents protagonistes. Le réel semble se soustraire à lui-même et devenir la porte d’accès à une vérité enfouie. À l’instar de Kutta qui se nourrit des images et des sons rapportés par Pierre-Joseph et Alberto lors de leur périple horticole sur l’Himalaya, le·a spectateur·trice est confronté·e à une perception transcendantale d’un présent dont les interstices sont poreux au fantastique. Dans Un Prince, les personnages ne vieillissent pas – à l’exception de Pierre-Joseph qui change soudainement d’apparence un matin. La vie et la mort se chevauchent dans une même célébration pareillement à cette cabane de chasse transformée en chapelle dédiée aux animaux tués par ces mêmes chasseurs. Alors que les corps s’évanouissent, Pierre Creton aura magnifié la vie de ses hommes éphémères dont la quête de jouissance aura illuminé les paysages normands.  

Contrechamp
☆☆☆☆ – Excellent

N’attendez pas trop de la fin du monde : Docteur Jekyll et M. High Profit

76e Festival de Locarno
Prix spécial du jury
Sortie le 27 septembre 2023

En choisissant N’attendez pas trop de la fin du monde comme titre, Radu Jude maintient l’inimitable ton sarcastique qu’il porte sur une société roumaine, et par extension européenne, en perdition. Après les lumières artificielles du loufoque Bad Luck Banging or Loony Porn [2021], les couleurs s’évaporent pour laisser place à un noir et blanc annihilant toute variation lumineuse d’une journée sans fin. Le cinéaste suit l’éreintant parcours d’Angela (Ilinca Manolache), assistante de production, traversant Bucarest pour le casting d’une vidéo de propagande pour une multinationale autrichienne. Alors qu’elle récupère à l’aéroport Doris Goethe (Nina Hoss) – leur directrice marketing et descendante de Goethe, Angela se rappelle que ce dernier prédit, dans Poésie et Vérité, que l’individu obtient en abondance dans la vieillesse ce dont iel rêvait enfant. Alors même que Doris n’y croit pas et avoue n’avoir même jamais lu Goethe, Radu Jude crée subtilement une distinction philosophique entre riche et pauvre. Pour Angela, il est surtout question de pouvoir imaginer un futur, le sien, en dehors des logiques d’exploitation qui sont son quotidien. Comment concevoir d’avoir 70 ans lorsque son corps est déjà usé par le capitalisme ? 

Dans sa voiture, Angela lutte précisément pour ne pas s’endormir au volant et devenir l’une milliers de croix commémoratives qui longent les routes meurtrières de la Roumanie. Face à cette solitude, Radu Jude confronte celle d’une autre Angela (Dorina Lazar), protagoniste du long-métrage roumain Angela merge mai departe [Lucian Bratu, 1981]. Chauffeuse de taxi, elle sillonne Bucarest en se heurtant au sexisme et au classisme inhérents à la société roumaine. Cette vie fictionnellement dédoublée devient la contre-histoire d’un prolétariat invisible et invisibilisé. Radu décortique les images de Lucian Bardu, redonnant leur importance à des émotions fugaces trouvées sur le visage d’un·e figurant·e par l’utilisation de ralenti et/ou de zooms. Le cinéaste sait poser son regard sur cette banalité signifiante qui se retrouve dans les destinées des ouvrier·es handicapé·es suite à des accidents de travail que recherche l’Angela de N’attendez pas trop de la fin du monde. En choisissant Dorina Lazar pour jouer la mère d’Ovidiu (Ovidiu Pîrșan) – l’un des ouvriers, Radu Jude crée une filiation entre les deux œuvres et offre à cette femme la possibilité d’un avenir. Parmi ces âmes rendues insignifiantes – dans le sens qu’il leur est refusé socialement de faire signe, il dresse le portrait d’un pays défiguré par la corruption politique de l’élite roumaine (cf. le quartier d’Uranus détruit pour laisser place au mégalomaniaque palais du dictateur Ceaușescu) et européenne (cf. les forêts pillées par l’entreprise d’ameublement autrichienne). 

Cette violence symbolique s’infiltre jusque dans les esprits des classes populaires. Lorsque qu’Angela exprime à l’une des interviewé·es qu’elle ne se sent pas en sécurité dans le quartier où vit cette dernière, l’ouvrière lui rétorque que « le quartier est misérable, mais pas les gens ». Cette falsification médiatique du réel par les élites est justement au cœur du dernier plan-séquence de N’attendez pas trop de la fin du monde. Après une pré-sélection des ouvrier·es handicapé·es réfléchie par la hiérarchie, l’équipe de production filme des entretiens pour encourager, et se protéger juridiquement et publiquement, les ouvrier·es à mettre leur équipement de protection individuelle. Durant une trentaine de minutes, Radu Jude capte le glissement stratégique de la parole d’un monde ouvrier amoindri jusque dans sa chair vers un capitalisme vorace. Le réel ne devient qu’une représentation burlesque de lui-même, comme cet acteur pornographique qui souffrant d’une panne se remotive en allant chercher une excitation virtuelle sur Pornhub. Observateur infatigable de son époque, la virtualité chez Radu Jude permet aussi d’exploser les cadres de sa propre condition et de pointer avec férocité l’absurdité violente du monde. Sur TikTok – grâce à un filtre la rendant chauve et moustachue, Angela devient l’influenceur Bobita : un alter-égo vulgaro-misogyne, adepte d’Andrew Tate et de Poutine. Véritable catharsis comique, il lui permet de survire dans cette société où elle se sent « comme une astronaute sur une planète à l’atmosphère à 100% de pets ».

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Le Gang des bois du temple : À la lisière du monde

73e Berlinale
Forum
Sortie le 6 septembre 2023

Dans un fier panoramique vertical, le quartier des bois du temple se manifeste par ses imposantes tours. Depuis la hauteur d’un balcon, un homme – Pons (Régis Laroche) contemple la ville de Clichy-sous-Bois, dans la banlieue parisienne, et sa visible ségrégation sociale. Le centre-ville paraît loin, Paris inaccessible. Alors que le temps paraît suspendu, les sirènes d’une ambulance troublent cette tranquillité – si rare dans la banlieue fantasmée du cinéma français. Elle témoigne de la mort naturelle de la mère de Pons, une vieille femme aimée du quartier. Quelques échanges imperceptibles avec les ambulanciers, puis ces derniers entrent dans la chambre mortuaire. L’ancien militaire, comme le·a spectateur·trice, reste à la lisière de cette chambre, à la lisière de la mort. Si un léger zoom nous invite à franchir le pas, Rabah Ameur-Zaïmeche nous retient parmi les vivant·e·s. La mort, et son deuil, s’évapore doucement dans les gestes des vivant·e·s dont l’efficacité témoigne d’une minutie acquise par leurs inlassables répétitions : sangler le corps inerte sur la civière, baigner le cercueil dans la fumée des encens, accueillir contre une soutane un·e proche sanglotant, chanter une chanson en souvenir de la défunte.  

Si les esprits sont à l’arrêt, les corps continuent d’avancer – comme un devoir envers les mort·e·s. Chez Rabah Ameur-Zaïmeche, l’action est une habitude, comme un réflexe. Lorsqu’un braquage auprès d’un prince arabe se met en place entre différents membres de la cité, il est filmé comme une chorégraphie refusant tout spectaculaire ou sensationnalisme. Il est bref, efficace, sans accroc. Il se déroule sur le périphérique, en marge d’un monde qui les renie. En quelques secondes, ils inversent les rôles sociaux, dérobent l’argent et le pouvoir. Dans cette temporalité écrasée par le présent, l’excitation et la joie ne peuvent exister – perte de temps. Elles éclateront plus tard, cachées derrière une course hippique télévisée dans le café du quartier. En lisant dans un journal un article sur le braquage, les habitué·e·s du café s’enorgueillissent ensemble de la nouvelle. Participants dissimulés ou client·e·s, il s’agit d’une victoire contre l’ordre capitalisme établi. La célébration que certain·e·s, peut-être, pourront sortir de leur condition. 

Alors que les représailles d’un prince arabe hors du temps se préparent, les discrets braqueurs rêvent d’un avenir qui, même dans cet exploit, doit rester simple : l’un rêve d’une lune de miel au Brésil, l’autre d’une main mécanique pour remplacer celle perdue. Pour ne pas être arrêté, il est nécessaire de ne pas sortir publiquement de sa condition sociale, de ne pas rendre sa richesse visible, de garder les atours d’une pauvreté intrinsèquement invisibilisante. Dans Le Gang des bois du temple, la parole permet de partager autant un passé commun que d’imaginer un futur hypothétique. Territoire d’espoir, cette parole dresse le portrait d’une communauté, unie par une bienveillance partagée. La banlieue de Rabah Ameur-Zaïmeche est une banlieue qui existe pour et par elle. Il déconstruit la vision classiste, raciste et misogyne d’une banlieue peuplée d’Apaches – ces habitant·e·s immoraux des faubourgs fantasmé·e·s par la littérature et le cinéma français afin d’émoustiller l’ordre bourgeois. Le cinéaste humanise, dans le sens qu’il donne chair et voix, des destinées alternatives qui fleurissent à la lisière de la société. 

Alors que l’implacable machine sociale broie les différents membres du gang, Rabah Ameur-Zaïmeche ne filme pas frontalement les exactions – dont le voyeurisme le placerait du côté du monde bourgeois. Il cherche un souffle de vie perpétuel qui maintient le rythme d’un quotidien socialement étouffé. Le banditisme de Le Gang des bois du temple n’est qu’une activité annexe. Le cinéaste capture un quotidien précieux où ses protagonistes parlent, rêvent, lisent des histoires à leurs enfants. Les cercles familiaux et amicaux deviennent les refuges du vivant alors que les morts et les arrestations bousculent leur réel. Iels prolongent un mouvement vital qui se déchaîne entre les murs d’une cité protectrice. Lors d’une arrestation, la voiture de la police est filmée depuis le hall d’un des immeubles. La prochaine apparition du personnage se fera entre les murs d’une prison, alors que sa compagne guide le spectateur·trice vers le parloir. Cet ellipse synthétise la malédiction imposée aux hommes de banlieue – dont la présence dans l’espace social est impossible. Heureusement, Rabah Ameur-Zaïmeche leur permet d’exister dans leur complexité en dehors de tout carcan préétabli par la société française et le cinéma bourgeois qui en découle. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Quand les vagues se retirent : Le Royaume de la Folie

79e Mostra de Venise
Fuori Concorso
Sortie le 16 août 2023

Dans l’une des salles de l’académie de police des Philippines qui ouvre Quand les vagues se retirent, une affiche remémore les paroles fictives d’Hercule Poirot, « on doit chercher la vérité au-dedans et non au-dehors ». Installée au sein de la plus haute institution policière du pays, cette maxime simpliste prend un double sens politique : les coupables ne sont pas à chercher en dehors de l’institution elle-même. L’œuvre de Lav Diaz s’imprègne de la noirceur historique répandue sous le mandat du président Rodrigo Duterte (2016-2022) et, plus précisément, de son « opération Tokhang » – la mise en place d’une tuerie de masse (plusieurs milliers de mort·e·s) orchestrée par le gouvernement philippin sous couvert d’une lutte antidrogue. Dans le réel comme dans la fiction, les rues de Manille se remplissent de cadavres accompagnés d’un bout de carton sur lequel est écrit « je suis vendeur·euse de drogue, ne faites pas comme moi ». Comme le non-fictif photographe de presse Raffy Lerma (interprété ici par Dms Boongaling) dont il reprend les clichés, Lav Diaz cherche à appréhender le chaos sociétal dont ses images sont le symptôme et qui fige ses concitoyen·ne·s dans la posture d’inconsolables pietà

Au cœur de cette quête du mal rongeant les Philippines, Quand les vagues se retirent lie le destin de deux (ex-)figures d’autorité : le lieutenant Hermes Papauran (John Lloyd Cruz) – déchu de ses fonctions pour coups et blessures ; et l’ancien sergent, et mentor d’Hermes, Primo Macabantay (Ronnie Lazaro) – finissant une peine de dix ans et toujours au service de la pègre que représente le gouvernement philippin. Lav Diaz les insère dans un « royaume de la folie », pour reprendre les termes de la centrale discussion entre Raffy et Hermes sur l’origine d’une violence devenue un moyen de survivre face au fascisme. Alors que la culture du meurtre devient le système, les personnages errent dans une ville habitée que par sa propre décadence. Si les corps dansent, ils sont assujettis aux assauts frénétiques d’une hystérie sous-jacente. L’ivresse d’une joie feinte se lit sur des visages déjà absents. Dans ce territoire possédé, la rédemption n’est qu’une folie de plus proférée par les mains mortifères de Primo, depuis peu fanatique de Jéhovah. Rédempteur autoproclamé, il impose par la force – le baptême se transformant en torture – une moralité condescendante basée sur les soi-disant péchés inhérents à la pauvreté des individus qu’il rencontre sur son chemin (un batelier, une prostituée, une paysanne). 

Habituellement adepte de la couleur – notamment pour ses films retraçant l’histoire passée du pays, Lav Diaz piège ironiquement le présent des Philippines dans un noir et blanc rugueux somptueux, façonné par les grains du 16 mm. Livré·e·s à leur solitude, les protagonistes sont prisonnier·e·s d’images où l’horizon, autant terrestre que mental, est aveuglé par la lumière implacable du jour et annihilé par les ténèbres de la nuit. Dans des plans que le cinéaste philippin distend jusqu’à l’implosion, les corps se délitent dans le même fracas que les esprits. Le mal putréfie les chairs, à l’instar de la peau d’Hermes qui sous les effets d’un très sévère psoriasis prend l’allure d’un lépreux. Dans les Philippines dépeintes par Lav Diaz, l’espoir agonise lentement comme cette technique de combat au couteau louée par Primo pour étirer les souffrances de son adversaire. Cependant, Quand les vagues se retirent ne se réduit pas à un simple constat pessimiste. Si la lutte contre les forces armées philippines s’apparente au balayage infini de la sœur d’Hermes, Nerissa (Shamaine Centenera-Buencamino), pour désensabler la maison familiale, l’œuvre témoigne de l’hostilité tenace de Lav Diaz envers un système corrompu voué à l’autodestruction. Tel Primo, il hurle « j’emmerde les Philippines ! ». 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Caiti Blues : La Voix du Vide

76e Festival de Cannes 
ACID
Sortie le 19 juillet 2023

Depuis le studio de la radio KMRD où elle tient une chronique sous le pseudonyme de DJ Barnacle, Caiti Lord contemple le paysage rocailleux du Nouveau-Mexique. Telle une vigie, elle s’aventure, autant pour ses auditeur·trice·s que pour elle-même, dans des monologues introspectifs face à cette immuable Amérique esseulée. Dans cette ancienne ville fantôme abandonnée en 1954 après la fermeture de l’exploitation minière, les destinées des habitant·e·s semblent également à l’arrêt, perdues entre des rêves déchus et des désirs hors d’atteinte. Dans les paroles de ses chansons qui ponctuent Caiti Blues, la jeune femme exprime ce poids pesant d’un présent intransigeant : « La réalité m’a rattrapée / J’suis trop engourdie pour la sentir ». Cette implacable réalité s’obscurcit par le remboursement impossible d’une dette étudiante de 36 000 dollars, croissant insidieusement chaque année à cause des intérêts. Pour joindre les deux bouts, la jeune femme de 29 ans travaille également à la Mine Shaft Tavern pour un salaire de 4 dollars de l’heure et de précieux pourboires taxés. Comme ses jeunes collègues qui songent à une vie meilleure à Los Angeles, elle partage une ambition qui dépasse les limites de cette ville oubliée.

« Je ne peux ni rester, ni partir Il faut que je respire » confesse Caiti en musique. C’est cette respiration salvatrice que Justine Harbonnier parvient à saisir et qui habite tous les plans de Caiti Blues. Les images se teintent de la résilience solaire de cette artiste anonyme. Lorsque de petites victoires (une audition réussie, un rendez-vous) surgissent, la cinéaste quitte son rôle d’observation pour laisser exploser une complicité construite sur une dizaine d’années depuis le tournage dans le sud de la Floride de son court-métrage documentaire Il y a un ciel magnifique et tu filmes Angèle Bertrand [2014]. Par le biais de souvenirs familiaux gravés sur la bande magnétique de VHS, la cinéaste retrace le portrait d’une enfant hors norme cherchant à trouver sa voix/voie. En prolongeant le format 4:3 dans le présent, Caiti Blues manifeste à la fois la continuité de cette quête intérieure et la perte d’horizon qu’implique le passage à l’âge adulte. À la manière de cette guérisseuse qui ouvre l’œuvre, le chant – sa véritable drogue – lui permet d’extirper la noirceur de la vie. Le « blues », dans son double sens, est à la fois le mal et la solution qui lui permet de « se réveiller ». 

Tel ce cactus orné de guirlande qui illumine les nuits durant l’hiver, l’aura solaire de Caiti est le point de ralliement de la communauté marginale de Madrid. Caiti Blues est marqué en filigranes par la présence fantomatique de Donald Trump. La jeune artiste observe une société où « tout se réduit en cendres sous [ses] yeux ». Préférant ne plus regarder les informations pour essayer de trouver le sommeil, elle fait partie d’une génération ayant grandi post-11 septembre, donnée en sacrifice à la peur et à la bigoterie. Autour de Caiti, une communauté queer s’organise pour ne pas plonger dans l’obscurité. Lorsqu’elle reprend « Sweet Transvestite » de The Horror Picture Show [Jim Sharman, 1973], comédie musicale emblématique, lors d’un drag show local, Caiti témoigne de la vivacité d’une contreculture américaine qui ne peut être muselée. La caméra de Justine Charbonnier affectionne cette Hollyweird comme écrit dans le décor du spectacle, cherchant dans les fêlures d’une Amérique gangrénée le réenchantement d’une nation toute entière. 

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

De nos jours… : Ce qu’il reste de « nous »

76e Festival de Cannes
Film de Clôture – Quinzaine des Réalisateurs
Sortie le 19 juillet 2023

Durant une journée d’été au ciel couvert dans la capitale sud-coréenne, deux rencontres prennent place simultanément. D’un côté, Sangwon (Kim Min-hee), une actrice en retrait de l’industrie cinématographique, retrouve sa cousine Jisoo (Park Miso) qui rêve, à son tour, de devenir actrice. De l’autre, le poète Hong (Ki Joobong) accueille un jeune acteur en formation, alors qu’il est lui-même suivi par une jeune documentariste réalisant son projet de fin d’études sur lui. Alors que chacun·e endosse à sa manière son rôle exigé de mentor – maladroitement pour Sangwon et philosophiquement pour Hong, De nos jours… tisse discrètement des liens entre les deux personnages. Par un habile jeu de parallélismes, iels partagent des habitudes communes : un goût pour les siestes prolongées, l’ajout de gochujang (pâte de piments coréenne) dans les ramyuns (nouilles instantanées). Leur histoire commune (Sangwon est-elle la fille partie de Hong ? Hong est-il l’artiste qui a inspiré Sangwon ?) s’écrit, dans la temporalité fragile du montage, à travers ces vestiges comportementaux d’un passé commun. Baptisé de manière équivoque « Nous », le chat de Jungsoo (Song Sunmi) – amie qui héberge Sangwon – symbolise, par sa soudaine disparition, la possible fugacité des choses qui peuvent être perdue.  

Avec De nos jours…, le cinéma de Hong Sang-soo continue sa quête d’une pureté cinématographique. À l’instar de cette documentariste Kijoo (Kim Seungyun) qui filme des scènes de vie de Hong pour agrémenter son œuvre, Hong Sang-soo observe dans le quotidien ce qui forge imperceptiblement les vies de ses personnages. Pour Kijoo et Jaewon (Ha Seongguk) – le jeune acteur, leur rencontre fortuite chez le poète semble être la naissance possible d’un amour qui ne pourra éclore, après leur disparition au détour d’une ruelle, qu’en-dehors du cadre fictionnel de l’œuvre. Avec minimalisme, ce cadre se restreint aux deux appartements de Jungsoo et de Hong – puisque même les plans extérieurs ont toujours l’une des portes d’entrée comme point de fuite. L’intérieur, comme espace sacralisé de parole, se détache alors d’un extérieur annihilé par un travail de surexposition lui conférant une blancheur opaque. Comme dans Juste sous vos yeux, Hong Sang-soo guide le regard du spectateur·trice afin qu’iel puisse saisir la richesse du réel. Ici, Sangwon s’accroupie à deux reprises : une fois pour flatter « Nous » et une autre fois pour admirer une plante. En se rapprochant du sol, elle observe et appréhende le monde autrement allant jusqu’à créer une connexion singulière avec une fleur au discours motivant.  

Dans De nos jours…, Jaewon annonce que son projet est de « vivre sans mentir » et d’avoir la « vérité comme fondement ». Si cette volonté peut paraître naïve, elle fait écho aux conseils de Sangwon sur le métier d’actrice. Il est nécessaire d’ « enlever toutes les couches [de son moi] » pour atteindre une sincérité de jeu, voire d’être. Lassée, l’ancienne actrice refuse de se perdre à nouveau dans la vacuité d’une pratique qui la réduit à n’être, comme un produit, qu’une facette monolithique d’elle-même. Éloges suprêmes pour les artistes mis·es en scène par Hong Sang-soo de la poésie de Hong au jeu de Kilsoo (Kim Min-hee) dans La Romancière, le film et le heureux hasard, les notions de pureté et de sincérité sont constitutives de la démarche du cinéaste. Jusqu’à la direction d’acteur·trice, la frontière entre réalité et fiction se veut la plus poreuse possible. En refusant l’illusion, le cinéma de Hong Sang-soo ne veut pas documenter le réel, mais affirmer sa force narrative. Il se plie au hasard, si cher au cinéaste, qui régit une vie qui « suit son cours sans se soucier des raisons » imaginées par les hommes, comme l’annonce Hong. Seul sur sa terrasse, cet alter-ego de Hong Sang-soo clôt De nos jours… dans une forme d’apaisement, celui d’accepter son irrémédiable mortalité (en buvant et fumant à l’encontre des recommandations des médecins).

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

Pornomelancolia : La solitude des garçons sauvages

Festival international du film indépendant de Bordeaux
Grand Prix – Compétition Internationale
Sortie le 21 juin 2023

Au milieu des mouvements frénétiques des rues de Mexico City, un homme se différencie par son immobilité. Comme observé depuis la vitrine d’un magasin alentour, il émerge de cette foule anonyme par sa cruelle banalité. Esseulé, il laisse progressivement monter en lui une douleur sourde qui explose en sanglots. Alors que le masque machiste qu’il arbore au quotidien vient de se fissurer, il se révèle aux yeux du spectateur·trice·s dans sa plus pure vulnérabilité. Il s’agit de Lalo (Lalo Santos), un trentenaire, dont l’identité évolue au gré de ses activités. Le jour, il se présente comme un ouvrier hétérosexuel plaisantant avec ses collègues de la prison qu’est le mariage hétérosexuel. La nuit, il trouve des partenaires d’un soir dans les lieux de drague de la capitale mexicaine. Comme lors de la séquence d’ouverture susmentionnée, Manuel Abramovich expose son protagoniste, par des plans larges, dans un espace public banalisé par une vision hétéronormée. Dans Pornomelancolia, la communauté homosexuelle mexicaine s’intègre clandestinement au réel : ses membres se reconnaissant, au détour d’un clin d’œil furtif dans un parc sportif, pour quelques gémissements étouffés aux confins d’une ruelle.

En parallèle, le cinéaste argentin invoque une contre-culture homosexuelle qui fleurit à l’ère numérique. En offrant anonymat (sécuritaire) et liberté (sexuelle), la virtualité devient un territoire d’exploration et d’expérimentation de fantasmes multiples. Sex-influenceur autant pour Manuel Abramovich que dans la vraie vie, Lalo Santos construit via les réseaux sociaux une version fantasmée de lui-même et de sa vie. Ce fantasme se construit suivant les mêmes stéréotypes sexuels (la consigne récurrente d’avoir un « air bien macho ») et raciaux (le costume folklorique, « Mexican style for money » comme il le qualifie dans un tweet, lors d’une séance photo pour le marché international) que ceux qui gangrènent la société. Durant le tournage du réel biopic porno (Pornozapata) dans lequel Lalo interprète le révolutionnaire mexicain Emiliano Zapata, le fantasme machiste dépasse la sphère sexuelle pour s’accompagner d’une réappropriation politique d’une forme de domination gravée dans l’histoire. Comme lors de la scène de Pornozapata dans laquelle Zapata fait l’amour à son double chimérique – que le cinéaste emprunte au dernier film de Luis Buñuel, Cet obscur objet du désir [1977], où deux actrices (Ángela Molina et Carole Bouquet) interprètent la même femme –, ce désir sexuel figé se réduit à dominer, jusque dans la chair, son propre pouvoir de domination. 

Si la pornographie orchestre cet imaginaire – aussi cathartique que problématique – reposant principalement sur « un bon éclairage », Pornomelancolia privilégie une chronique, hors champ, de la mélancolie qui ne quitte jamais vraiment les protagonistes. Si chacun compose son identité pornographique sur les caractéristiques de son corps, la caméra de Manuel Abramovich s’arrête sur des visages éreintés par l’insignifiance du quotidien. De l’usine à l’industrie pornographique, le corps reste un produit essoré par un capitalisme prédateur. Derrière la performance, la solitude persiste. La célébrité acquise par Lalo se résume à l’envoi mécanique d’un emoji diable à tou·t·es ses followers qui le contactent. La beauté de Pornomelancolia réside alors dans la camaraderie éphémère qui naît, dans l’entour des tournages, entre ses hommes abandonnés à leur propre aliénation. Ils forment une communauté unie par cette pornomélancolie qui les consume. Entre deux coïts pour la caméra, l’un raconte le deuil de son père, l’autre témoignage de son rapport à la séropositivité. Leurs fantasmes se défont progressivement de leur enveloppe corporelle pour se réduire à imaginer, dans un jacuzzi avec un autre sex-influenceur à la suite de l’enregistrement d’un contenu pornographique, qu’un follower commencera une discussion privée en demandant comment ils vont. 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Marcel le coquillage (avec ses chaussures) : Sortir de sa coquille

95e Cérémonie des Oscars
Nommé dans la catégorie Meilleur Film d’Animation
Sortie le 14 juin 2023

Dans une maison en images réelles, une balle de tennis avance et dévale les escaliers comme ensorcelée. Bercée par les tendres lumières de la Californie, cette étrangeté se manifeste dans une inhérente douceur. Il s’agit du véhicule, passablement furtif, de Marcel – un coquillage, animé, d’un centimètre – que découvre Dean, le réalisateur à et hors de l’écran, dans l’Airbnb qu’il loue alors que son mariage prend fin. Par cette ouverture insolite, Dean Fleischer Camp énonce les deux réalités qui s’entrechoquent dans Marcel le coquillage (avec ses chaussures) : celle de Dean, que partage le·a spectateur·rice, et celle de cet attachant mollusque paré de chaussures orange. À travers la vie bricolée de Marcel et de sa grand-mère Connie, le cinéaste aspire à réenchanter un réel foncièrement trivial, celui de l’espace domestique. 

Brutalement séparé·e·s de leurs congénères lors de la séparation des propriétaires de la maison, les deux coquillages ont dû appréhender leur environnement pour survivre. Tandis que notre regard – guidé par la caméra de Dean Fleischer Camp – change d’échelle, les objets trouvent de nouveaux usages : un poudrier se transforme en lit ; un pain à hot-dog en canapé ; une pâte crue en instrument à vent. Ce contre-emploi poétique des résidus des vies humaines atteint son paroxysme dans le traitement de la poussière opéré dans Marcel le coquillage (avec ses chaussures). Pour Marcel, un amas de fibres est devenu Alan – sa balle en peluche de compagnie. Pour Connie, la poussière symbolise la nostalgie de son enfance passée dans le garage avant d’immigrer dans la maison. Cette maison se révèle être le sanctuaire d’existences simultanées, humaine et invertébrée, unies dans un processus de perte similaire. À la photographie du couple enlacé – trace d’un amour révolu – répondent les portraits des proches disparus de Marcel gravés à l’arrière du miroir de la coiffeuse en bois. 

D’une curiosité propre à l’enfance, Marcel est la passerelle entre les deux mondes. Dépassant le simple récit initiatique, Marcel le coquillage (avec ses chaussures) « redonne du sens aux concepts les plus simples » pour reprendre les mots de la journaliste de l’émission 60 minutes Lesley Stahl, idole des deux rescapé·e·s, lors du reportage fictif qu’elle dédie à Marcel. Le jeune mollusque célèbre la communauté qu’on tisse autour de soi. Il conteste la facticité que peut revêtir une audience virtuelle, acquise par les vidéos virales que publie Dean. Avec candeur, Marcel s’interroge sur la réalité qui se cache sous les images ou sous la technologie. S’il devine que Dean se dissimule émotionnellement derrière sa caméra, il ne se dérobe pas au fait que l’action de filmer modifie intrinsèquement le réel. Dans ce faux documentaire, il « en rajoute un peu pour [Dean] » comme le remarque avec tendresse Connie. Métafilm, Marcel le coquillage (avec ses chaussures) est un premier long-métrage hybride qui exalte une liberté d’être, pour soi et avec les autres. Depuis son coquillage, Marcel devient le représentant d’une résilience solaire.

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien