Chu & Blossum : La Singularité du Déjà-vu

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Sortie nationale le 28 Octobre 2015

Chu, un étudiant sud-coréen, débarque dans une ville de seconde zone des Etats-Unis pour y réaliser un échange international pendant un an. Si l’idée de départ ne laisse transparaître aucune innovation narrative, Chu & Blossum rejoint pourtant à prime abord cette branche du cinéma indépendant américain qui choisit de s’illustrer par une poésie du décalage. Le spectateur, tout comme Chu (Charles Chu, également co-réalisateur), se retrouve plongé dans cet univers simplifié à l’extrême par la barrière de la langue. Dans un contexte de nécessité de trouver des résonnances entre deux cultures – sud-coréenne et américaine –, le cliché devient alors une forme particulière de rhétorique déliant les langues par la banalité des représentations réciproques. Le cliché du canevas scénaristique propre aux récits d’initiation permet, quant à lui, à Chu et Gavin Kelly d’avoir une assise confortable pour véritablement proposer une vision singulière : celle d’être en décalage aussi bien avec dans son environnement extérieur qu’intérieur.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Chu & Blossum trouve alors son expressivité dans la volonté paradoxale de montrer la solitude d’un personnage par son omniprésence. Il habite l’image sans pour autant arriver à s’y incruster. Il se superpose à son environnement comme lorsqu’il se retrouve dans les premières images du film superficiellement inséré à la peinture murale léchée de l’université. L’arbre desséché, esseulé au milieu des autres verdoyants, devient alors son égal : un être présent et pourtant absent de la société. Chu doit alors progressivement dompter un espace vide par ses propres émanations : il accroche des origamis, son armée qui lui viendra en aide ; il photographie les détails qui affleurent dans la ville pour rendre compte des laissés-pour-compte de la perception humaine.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

L’élan du long-métrage réside alors dans cette capacité à sortir du simple récit de déracinement inter-national pour gagner une dimension intra-nationale. Chu & Blossum se veut alors le portrait d’une humanité autre qui se reconnaît en dehors des frontières tracées justement par cette altérité. Chu rencontre alors Butch Blossom (Ryan O’Nan), un artiste-fou incompris, et Cherry Swade (Caitlin Stasey), une camarade de classe anticonformiste. Il s’agit ainsi pour chacun des trois personnages de parvenir à s’inscrire dans son propre espace mental. Le film se nourrit de cette image de la locuste, une larve restant 17 ans sous terre, pour leur permettre de déployer les ailes de leur propre autonomie, de leur propre liberté. Le cas de Chu est le seul véritablement travaillé par la mise en scène. Les réalisateurs font s’entrechoquer les différentes strates de la pensée du personnage : de sa propre faiblesse à son modèle fraternel décédé en passant surtout par les strictes parents sud-coréens qui arrivent quant à eux, malgré la distance, à s’installer dans l’image de Kelly et Chu.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Les personnages secondaires parviennent à créer parfois un décalage supplémentaire amenant un peu d’humour comme les différentes scènes montrant Blossum, déluré, travaillant à forger un esprit contestataire à des enfants dans la bibliothèque municipale où il travaille. Néanmoins tout comme la sonorité de leurs noms, ils ne parviennent jamais à dépasser leur statut d’archétype d’une Amérique de pellicule. Ils sont uniquement le fruit d’un fantasme de ses outlaws contemporains. En reprenant les codes paradoxaux de l’originalité éculée, les réalisateurs imposent une sur-fiction à un récit qui gagnait dans un premier temps justement sur le tableau inverse de la poésie du quotidien.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

L’œuvre patine alors justement dans sa deuxième partie d’une volonté de montrer une singularité par la fade banalité des péripéties du récit initiatique et de la prise de conscience. Chu & Blossum commençait presque, sur une tonalité mineure propre aux films secondaires, sur les chemins d’un cinéma d’introspection cherchant l’étincelle intérieure de la même manière que la caméra cherchait la lumière. Pourtant, il ne peut s’empêcher de se conformer progressivement à ce que son schéma narratif le cantonnait : une réflexion en demi-teinte sur l’initiation. Les cinéastes oublient la question de l’inscription dans l’espace pour alors barboter dans les eaux troubles du sentimentalisme notamment par le biais de flashbacks naïfs sur le deuil fraternel.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Chu & Blossum est, par extrapolation, un ascenseur émotionnel : un objet filmique sans-attente qui surprend par sa tonalité de douce comédie existentielle pour se heurter au déjà-vu de plus en plus constant du cinéma indépendant américain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Les Secrets des Autres : La violente quiétude

Les Secrets des Autres, Patrick Wang

Les Secrets des Autres, présenté à Cannes dans la sélection parallèle de l’ACID, aurait pu n’être qu’un énième ersatz du cinéma indépendant américain tant il en concentre les principales caractéristiques : le récit choral d’une famille dysfonctionnelle endeuillée. Cependant, Patrick Wang ne prend avec ce deuxième long-métrage ni la voie habituelle de la satire déshumanisée – se targuant d’un réalisme clinique – sur la middle-class américaine ni celle contraire du lyrisme cynique – se targuant d’être cocasse par des personnages haut en couleur – qui amène les personnages à étaler leurs sentiments. Le cinéaste américain s’engage dans une troisième voie, celle de cinéastes comme Andrew Haigh ou Ira Sachs, qui consiste à faire affleurer aux confins de la réalité une poésie du quotidien. Il ne cherche pas à retranscrire une temporalité exacte ou à faire de ses personnages des stéréotypes émotionnels mais seulement à capter une réalité émotionnelle en s’intéressant aux liens sociaux ou communicationnels qui unissent les personnages.

Le Secret des Autres, Patrick Wang

En adaptant le roman The Grief of Others de Leah Hager Cohen, Patrick Wang choisit de ne pas traiter le deuil comme une violence physique omniprésente. Il s’oppose alors à tout un pan du cinéma américain qui privilégie le mélodrame pour offrir aux acteurs et aux spectateurs des performances à Oscars à coup de rage ou de larmes. Ici, le deuil est vu dans un sens plus large. Ce n’est pas uniquement celui d’un être – élément central du film – mais plutôt tous ses deuils, petits ou grands, qui en découlent : celui de l’insouciance de sa jeunesse, de la confiance placée en autrui, de ses rêves et de ses ambitions. Le cinéma de Wang est un cinéma de la douceur. Un cinéma qui prend le temps de regarder les changements presque imperceptibles de ses personnages pour en faire un paysage d’émotions, de regards ou de paroles qui s’entrechoquent. Wang est véritablement intéressé par l’incommunicabilité des êtres, le paradoxal silence au moment d’un raz-de-marée émotionnel qu’est la perte d’un enfant. Chaque personnage devient alors une possibilité, plus ou moins bonne sur le plan psychologique, de dépasser son mutisme : le père boit, la mère s’absente, le fils se renferme, la fille sèche l’école. Seul le personnage de Jessica (Sonya Haroum), fille issue d’un premier mariage, tente de réinstaurer un dialogue. Elle lie les membres de cette famille en délitement, « On dirait que personne ne vit sur la même planète », en les forçant inconsciemment par sa présence à jouer à nouveau à être une famille. « Il y a de la souffrance dans ce film, mais j’ai tenté de faire en sorte qu’elle mérite d’être vécue » annonce Patrick Wang montrant ainsi que la force de son œuvre est de refuser le misérabilisme et de donner une dimension quasi-chrétienne à cette famille-martyr.

Le Secret des Autres, Patrick Wang

Avec Les Secrets des Autres, le spectateur est plongé dans un cinéma profondément intimiste qui triomphe par un savant brouillage entre la psyché personnelle de ses personnages et la réalité objective. Patrick Wang impose alors à son récit une temporalité cérébrale avec des répétitions, des sauts dans le temps, des retours en arrière. Faisant de l’ellipse une arme scénaristique et visuelle, il plonge le spectateur au cœur même de la conscience de ses personnages. Les scènes résonnent entre elles, s’entrechoquent ou se désavouent pour suivre au plus près les souvenirs épars des différents membres de la famille. Il enchevêtre même plusieurs temporalités par des surimpressions sonores comme lorsque le fils, Paul (Jeremy Shinder), pense à des souvenirs avec sa demi-sœur. Le cinéaste filme en plan fixe son acteur assis sur son lit tout en offrant au spectateur la bande-son de ce souvenir. Il y a chez Patrick Wang une audace que trop  peu de cinéastes osent encore. Par ses surimpressions sonores ou visuelles – la poésie sublime de la dernière séquence –, il fait de l’image même un médium scénaristique. Il privilégie le plan fixe pour donner à ses personnages le temps de s’épanouir dans le cadre (voire de le quitter) et de se révéler par leurs actions ou non-actions. Il y a dans ce procédé une croyance en l’invisible, en l’hors-champ, qui rejoint la dimension religieuse de son récit mais aussi la croyance en un cinéma subjectif faisant fi de tout didactisme. Le cinéaste préfère suggérer par le biais d’un symbolisme et d’un goût prononcé pour le cadre comme le visage d’une femme enfermée dans un rétroviseur ou un intriguant plan de biais dans un escalier. Il montre ainsi les hors-champs du scénario, ces angles morts de l’existence.

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Poète de l’image, Patrick Wang fait des dioramas du père Gordie une sorte de manifeste de son propre cinéma. Un cinéma qui tient sa poésie du bricolage minutieux de son artiste et de « son manque d’ambition commerciale », comme le loue une amie travaillant dans l’art au sujet des dioramas, avec le choix de cette image granuleuse et lumineuse du 16 mm. Celui présentant un tour de magie où une femme se fait couper en deux devient alors la miniature d’une œuvre manifeste sur le droit des femmes à disposer de leur corps. Tout comme Gordie, le spectateur se penche comme sur un berceau pour regarder avec les mêmes yeux bienveillants que Wang le destin de cette famille surmontant l’indicible.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Dheepan : La Mécanique sans Coeur

Dheepan, Jacques Audiard

68e Festival de Cannes
Palme d’Or

Personne n’aura été surpris à l’annonce de la Palme d’Or pour Dheepan tant le palmarès cannois est devenu la vitrine des trophées des super-auteurs du festival. De Haneke à Audiard en passant par Sorrentino, tous se pressent chaque année dans l’optique d’obtenir la consécration ultime avec en prime la victoire sur les autres ardents prétendants. Il suffit de repenser aux remerciements d’Audiard vis-à-vis de la non-présentation d’un nouveau Haneke – qui l’avait battu en 2009 (Le Ruban Blanc) et en 2012 (Amour) – pour comprendre à quel point Cannes fonctionne à circuit fermé. Dheepan démontre, par son caractère infiniment secondaire dans la filmographie de son auteur, que l’œuvre n’est plus décisive dans cette course à la consécration. Le jury mené par les frères Coen récompense avant tout un cinéaste qui a attendu son heure plutôt que la superficielle audace de cette incursion d’Audiard dans le cinéma social.

Dheepan, Jacques Audiard

Sa récente déclaration au Figaro (« avant Dheepan, je ne savais pas placer le Sri Lanka sur une carte ») montre à quel point Audiard se sert d’un contexte pour asseoir ce qui a toujours nourri son cinéma, le besoin de violence. Il feinte dans la première partie de l’œuvre, à coup de réalisme social, de s’intéresser au destin de cet homme, cette femme et cette fillette forcés de simuler une famille pour fuir l’horreur de la rébellion tamoule. Il s’appuie sur la misère pour créer des images marquantes au premier abord mais qui ne servent finalement qu’à enfoncer des portes ouvertes à l’instar de ses oreilles de Minnie clignotantes dans la nuit comme les phares du capitalisme. L’œuvre n’a aucune véritable portée comme le montre cette cité francilienne lavée de tout enjeu politique, religieux ou sexuel pour ne devenir qu’un lieu de Far-West. Audiard tombe dans le piège habituel en pensant que le cinéma de genre, ici celui du vigilante movie – ces protagonistes faisant justice eux-mêmes –, doit se défaire de tout contexte voire même de toute réalité sociale.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan illustre seulement la pensée anthropologique sur l’instinct de violence qui était déjà sous-jacente dans De Rouille et D’Os (2012). S’inscrivant dans ce que les Cahiers du Cinéma nomment le cinéma de salaud, Audiard ne fait exister ses personnages que par et pour la violence. Il se complaît dans l’humiliation de ses personnages – violentés, bourrés, sanglotants –. Le cinéma d’Audiard est dérangeant par son automatisme et son artificialité. Jamais il ne prend le temps de laisser vivre ses personnages. Jamais il ne prend la peine de questionner leur psychologie. Il préfère les écraser avec la spirale de violence assenée par un scénario manipulateur et même sadique dans son besoin de générer la souffrance d’autrui. On ne peut expliquer autrement la disparition de l’histoire de la fillette dont le parcours scolaire n’est vu qu’à travers le prisme d’une bagarre.

Dheepan, Jacques Audiard

Le véritable problème de Dheepan est de réduire ses protagonistes à la violence, dans son caractère le plus barbare, comme pour montrer qu’elle est partie prenante de leur identité. L’œuvre reposerait alors sur l’idée qu’on ne dépose jamais vraiment les armes oubliant alors la trajectoire même de son acteur principal, Antonythasan Jesuthasan, passé d’enfant soldat à romancier. L’œuvre nie la capacité de l’homme à survivre et à avancer dans son propre intérêt. Elle le réduit à une violence surfaite et stéréotypée comme le prouve le parcours punitif de Dheepan amorcé à coups de machette. D’où peut bien sortir cette machette – l’a-t-il amenée du Sri Lanka comme pour symboliser l’impossibilité de surmonter la guerre ? Elle ne sert finalement à Audiard qu’à nourrir le fantasme occidental de l’étranger barbare.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan est une œuvre qui a le défaut de vouloir être grandiloquente par une surenchère d’effets visuels et scénaristiques. Audiard, ainsi que son scénariste Thomas Bidegain, oublie que bien souvent la grandeur naît des silences et des moments de répit qui permettent aux personnages de devenir des êtres et non des instruments. La Palme d’Or revient alors à un marionnettiste qui n’aura eu que pour lui la malheureuse coïncidence de la médiatisation des conditions misérables des immigrés.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

La Niña de Fuego : Mourir par volonté

La Niña de Fuego, Carlos Vermut

Le dernier roi couronné du cinéma espagnol, Pedro Almodovar, tente depuis des années d’adouber une nouvelle génération de réalisateurs. Il tend la main vers son dernier protégé en le présentant comme « la révélation espagnole de ce siècle ». Cependant, La Niña de Fuego – étonnant vainqueur du Festival de San Sebastian – ne contredit pas l’impression que le cinéma espagnol traverse une profonde et durable crise artistique. N’arrivant ni à se réinventer ni à trouver des nouvelles figures de proue, il présente annuellement des ébauches ou des ersatz d’un cinéma louchant de plus en vers le cinéma de genre inspiré de l’exception culturelle sud-coréenne. Les cinéastes espagnols, comme Vermut (La Niña de Fuego) ou Rodriguez (La Isla Minima) cette année, cherche à imposer le même singularisme espagnol dont le précepte serait de retranscrire la violence physique et morale qui parcourt une société en crise.

La Niña de Fuego, Carlos Vermut

Autour du personnage énigmatique de Barbara, une ribambelle de personnages moralement discutables dessine une intrigue fantasque qui aspire presque à un certain mysticisme du corps. Celui de Barbara parcouru de cicatrices, fameuse niña de fuego, est l’allégorie d’une Espagne marquée par les stigmates de la crise et de son non-renoncement à ressentir. Convoquant sans véritablement de succès le cinéma de David Lynch, Carlos Vermut y ajoute une société masochiste secrète se symbolisant par une obscure porte. L’œuvre aurait pu alors prendre une dimension autre en osant afficher les perversions des Hommes et en ne s’arrêtant pas à l’entrée de cette porte métaphorique qu’il ouvre lui-même. Cherchant à choquer tout en éludant la violence de l’image, la suggestion du cinéaste ne peut fonctionner en dehors d’un récit imposant son mystère à coup de ficelles scénaristiques. Le cinéaste espagnol ne parvient pas à trouver la force du mélodrame qui faisait dire à Sidney Lumet qu’il pouvait rendre vraisemblable l’invraisemblable.

La Niña de Fuego, Carlos Vermut

Le film est écrasé par la volonté de son réalisateur d’asseoir sa propre position et d’affirmer ses aspirations. « On est comme ça les Espagnols, comme les corridas, entre l’émotion et la raison » clame un personnage. Carlos Vermut aurait dû le prendre pour leitmotiv tant il oublie d’insuffler de la vie à ses personnages devenu des pantins instrumentalisés. Obnubilé par son envie de choquer le spectateur à coup de plans chirurgicaux ou de phrases assassines (« j’imagine ta tête si je jetais le bébé par la fenêtre »), il livre un cinéma aseptisé et désincarné autour de personnages privés de toute substance autre qu’entourer le personnage de Barbara. Il annihile ce feu qu’il tente péniblement de libérer. Il n’insuffle pas à l’instar de ses inspirations, sud-coréenne ou lynchienne, une sorte d’irréalité affleurant à la réalité.

La Niña de Fuego, Carlos Vermut

La Niña de Fuego trouve ses plus belles images dans le préambule à l’histoire de Barbara. L’œuvre tient alors plus du cinéma social voire politique : les livres se vendent au poids qu’il soit des chefs-d’œuvre de la littérature ou des manuels de bricolage, les bijoutiers regardent avec suspicion le moindre passant regardant leurs bijoux en vitrine. Dans ce monde en délitement culturel, Carlos Vermut laisse entrevoir ce qui aurait pu faire sa force, un cynisme savoureux qu’il néglige trop rapidement pour continuer à remplir son cahier des charges.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Jurassic World : Archaïque World

Jurassic World, Colin Trevorrow

Il faut de l’audace pour décider de prolonger une des sagas les plus mythiques du cinéma, Jurassic Park. 22 ans avant Colin Trevorrow, Steven Spielberg démontrait pleinement son génie en montrant les possibilités inimaginables que permettaient les images de synthèse lançant un renouveau dans le cinéma fantastique porté ensuite par Kubrick (A.I. Intelligence Artificielle, terminé par Spielberg), Lucas (les prologues de Star Wars) ou encore Peter Jackson (Le Seigneur des Anneaux, King Kong). Jurassic World ne dément pas cette volonté de dépasser les techniques visuelles. Le spectateur est comme les visiteurs du gigantesque parc d’attractions : il est envoyé au cœur du passé dans une nature luxuriante.

Jurassic World, Colin Trevorrow

Néanmoins, cette quête de réalisme – presque sensoriel – est contredite par une course au spectacle que le film critique lui-même. Tout comme le premier opus, Jurassic World blâme une humanité qui joue à l’apprenti sorcier pour un simple souci de divertissement. C’est dans cette tonalité que l’œuvre trouve ses meilleures images avec toutes les trouvailles qui impliquent l’utilisation des dinosaures (comme ceux transformés en poneys pour les enfants) ou les stands de souvenirs servant ironiquement de cachette aux protagonistes. L’invraisemblance est graduelle dans un scénario qui ne peut s’empêcher de tendre vers la série B avec une entraide finale entre dinosaures – inexplicable – qui ne ferait pas rougir les finals des parodiques Megashark. Niant toute réalité scientifique, à l’inverse de Spielberg, la version de Trevorrow se noie dans son propre cahier des charges de divertissement. Il faut surprendre à tout prix un spectateur de plus en plus habitué aux monstres : ce sera à qui rugit le plus fort et à qui sera le plus gros.

Jurassic World, Colin Trevorrow

Quasiment calqué sur le scénario de Jurassic Park, Jurassic World passe à côté de la principale force de Spielberg : une poésie ambiguë entre l’homme et l’animal. Le cinéma de Spielberg est marqué par ce thème de la rencontre avec une altérité d’autant plus marquante qu’elle n’est pas humaine étant soit futuristes (le robot d’A.I., E.T.) soit préhistorique comme c’est le cas ici. Jurassic World perd cette logique en superposant des problématiques humaines à celles qui lient les hommes aux dinosaures. Les différents conflits familiaux sont jetés à l’œil interloqué de ses bêtes ne servant plus qu’à faire prendre conscience de l’importance de la famille. Le film n’est alors qu’un autre symptôme de l’éclatement familial qui gangrène le cinéma américain depuis (trop) longtemps. Le directeur du parc dit que Jurassic Park permet de montrer aux hommes qu’ils sont petits face à la nature mais Jurassic World montre plutôt que l’homme combat de manière dérisoire des moulins à vent émotionnel.

Jurassic World, Colin Trevorrow

La version de Trevorrow est surtout nécrosée par une misogynie rarement exprimée aussi explicitement au cinéma. Si sur le papier il paraît intéressant de voir le rôle-titre occupé par une femme, Claire Dearing (Bryce Dallas Howard), nous sommes bien loin du féminisme de la Furiosa de Mad Max : Fury Road. Elle est l’archétype même de la femme qui pour réussir dans le monde du travail aurait dû sacrifier sa propre humanité. Elle n’est qu’un robot dilapidant des chiffres auquel les hommes reprochent sans cesse son manque d’humanité quand ils ne lui assènent pas des remarques sexistes sur son physique. Claire Dearing est un sujet de blague permanent ne sachant jamais comment survivre – alors qu’un enfant et un adolescent survivent à toutes les étapes et réparent des voitures sans aucun problème de cohérence. Elle est une proie faiblarde autant pour les dinosaures que pour ses propres partenaires : ses neveux préférant rester avec l’inconnu Owen Grady (Chris Pratt), cliché du macho « alpha ». Elle se définit d’ailleurs par lui puisque son seul sourire sera quand l’un de ses neveux dira « ton petit-copain est un badass ». Mais le plus choquant dans un film destiné aux familles, c’est que ce personnage féminin se retrouve poussé à avoir un instinct maternel et à regretter sa réussite professionnelle.

Jurassic World, Colin Trevorrow

Jurassic World est peut-être en adéquation avec son époque dans son étalage de technicités mais honteusement dépassé par un scénario affadi copiant une œuvre vieille de 22 ans où s’insèrent des mentalités des années 1950. Colin Trevorrow ne parvient aucunement à retrouver la magie qui avait permis à Spielberg de livrer un blockbuster réfléchi et donc intéressant.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

La Isla Minima : Verdadero Detective

La Isla Minima, Alberto Rodriguez

La Isla Minima est présentée comme le nouveau bijou du cinéma espagnol en manque de renouveau après le faste des années 2000 centré uniquement autour des figures saintes qu’étaient Almodovar et d’Amenabar. L’œuvre d’Alberto Rodriguez a écrasé ses concurrents au dernier Goya – récompense annuelle du cinéma espagnol – en repartant avec pas moins de 10 prix dont ceux du meilleur film, réalisateur, scénario et acteur. Coup de massue dans le cinéma ibérique, ce long-métrage lorgne pourtant vers un tout autre horizon : les séries américaines. L’explosion qualitative de ces dernières assoit durablement la télévision comme un média artistique et donc une source d’inspiration potentielle. On ne peut voir La Isla Minima sans être frappé directement par les similarités formelles et scénaristiques qui le relient au True Detective de Cary Fukunaga et par extension au Twin Peaks de David Lynch.

La Isla Minima, Alberto Rodriguez

L’œuvre de Rodriguez en reprend ainsi les éléments narratifs. Les rives marécageuses du Guadalquivir deviennent un personnage-protagoniste accentué par une mise en scène fantomatique. Les amples et lents mouvements de caméra enferment les personnages dans le labyrinthe qu’offre la nature environnante. Rodriguez use également souvent de plan aérien donnant une certaine insignifiance au travail de ses deux policiers cherchant la vérité dans un environnement qui les dépasse. L’hostilité et l’étrangeté de cette partie de l’Andalousie, comme le bayou en Louisiane, poussent en effet les hommes à former une communauté fermée basée sur le non-dit et la surveillance. Le duo d’enquêteurs, mandaté par un pouvoir étatique lointain et inefficace, reprend également les archétypes de True Detective : Pedro (Raul Arevalo) est l’élément taciturne mais intuitif à la manière Rust (Matthew McConaughey) tandis que Juan (Javier Gutierrez) est plus proche du monde des hommes et de ses sociabilités comme Martin (Woody Harrelson). Néanmoins, Rodriguez s’acharne à rendre chacun de ses personnages troubles en donnant à ce dernier dépendance et mystérieux passé.

La Isla Minima, Alberto Rodriguez

Néanmoins, la similarité des deux fait perdre un peu de fraîcheur à La Isla Minima. Rodriguez se heurte ainsi à la temporalité de son œuvre en ajoutant l’envie de réaliser aussi bien le récit d’une enquête que le portrait des deux policiers. Il essaye ainsi de caser la richesse de la série d’HBO, véritable labyrinthe psychologique, qui se disperse en près de 8 heures dans un film de seulement 1h44. Bien qu’efficaces, ces ressorts mentaux s’assimilent plus à des effets de scénarios. De plus, l’œuvre espagnole reprend le principal écueil de son modèle américain : ne pas oser sacrifier ses personnages sur l’autel du rebondissement. Un rebondissement attendu d’une réalité où les « gentils » ne sont pas si transparents qu’il n’y paraît.

La Isla Minima, Alberto Rodriguez

Cela s’explique cependant par ce qui fait la force de La Isla Minima et qui explique sans doute la razzia aux derniers Goyas : son contexte historique. Le mysticisme et la religiosité de la Louisiane sont supplantés par le culte de la personnalité de Franco (dont le portrait orne les crucifix). L’intrigue prend place dans l’Espagne postfranquiste des années 1980. Des années complètement markettées pour donner l’impression à l’opinion publique d’une sortie des ténèbres. Cette toile de fond donne au récit sa profondeur et à l’œuvre sa force. Alberto Rodriguez fait de son enquête le tableau d’une nation en proie aux problèmes économiques et dans laquelle la place de la femme n’est pas encore affirmée.

La Isla Minima, Alberto Rodriguez

La Isla Minima dépasse ainsi par ses aboutissants la simple transposition de la réussite de True Detective pour devenir une œuvre propre à l’Espagne : une enquête policière qui bien que classique pose une réflexion sur le renouvellement d’une administration après un changement de régime. Une question qui fait évidemment écho à la situation de l’Espagne en pleine crise de la représentation politique.

Sortie le 15 Juillet.

Le Cinema du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Le Petit Garçon : Un enfant terrible peut en cacher un autre

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

Pour mieux comprendre la singularité et la force du cinéma de Nagisa Oshima, il faut replonger dans l’histoire du cinéma japonais. L’après-guerre est synonyme de faste pour un cinéma qui réinvente ses codes à l’échelle nationale et qui atteint (enfin) une reconnaissance critique et publique à l’échelle internationale. Ses figures mythiques – telles Mizoguchi, Kurosawa et Ozu – se retrouvent confrontées à l’occupation américaine et y répondent différemment. Mizoguchi (Les Contes de la Lune vague après la Pluie) et Kurosawa (Rashomon) se rattachent aux folklores nippons tandis que dans une poésie qui lui est propre Ozu observe le délitement de cet ancien Japon. Inscrits dans leurs temps, ces cinéastes dissèquent les bouleversements de la société japonaise d’après-guerre en mettant en exergue un « mal » extérieur à la nature humaine. Une philosophie reposant sur la peur de l’étranger qui prendra à son paroxysme les traits de Godzilla. Insérant le mal directement au cœur de la nature humaine, Nagisa Oshima se pose en frondeur et devient l’avant-garde, l’ « enfant terrible ».

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

A la manière d’Elia Kazan, Oshima a le génie de créer des personnages troubles et fascinants dont la douce folie empêche tout monolithisme. A travers le récit véridique de cette famille dysfonctionnelle obligeant leur enfant à participer à une escroquerie autour de faux accidents, le cinéaste japonais ne tombe jamais dans le didactisme ou le misérabilisme. Bannissant tout humanisme, l’anti-Kurosawa parvient à montrer la caractère paradoxal du lien familial : les personnages sont tous soumis à la violence de ce lien social (symbolisé par le père) sans pour autant qu’aucun ne parvienne à s’en détacher. Les personnages se séparent ou fuguent mais c’est l’unité imposée de la famille qui domine. Bien plus qu’une simple mise en image d’un fait divers de 1966, Le Petit Garçon (1969) symbolise l’échec du boom économique japonais laissant derrière lui des familles marginales et des enfants négligés. Oshima choisit alors avec brio de faire disparaître ses personnages dans l’immensité de la ville où les lignes de fuite ne manquent pas. Les filmant souvent en plans larges, il figure l’ambivalence de ces laissés-pour-compte : cherchant autant à avoir une place dans la société qu’à en disparaître pour mieux en tirer profit.

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

Nagisa Oshima porte un regard désabusé sur son pays en proie à un profond conflit générationnel qui oppose les mouvements étudiants, qui occupe l’espace public en 1968, à une autocratie post-1945. Son petit garçon est alors la représentation de cette jeunesse libertaire mais désenchantée. L’œuvre est ainsi le récit d’une enfance évanescente. Comme chez Levinas, la rencontre d’autrui se fait par le visage de cet enfant sublimé par le cinéaste. Le spectateur est appelé à regarder le monde à travers ses yeux et à vivre avec lui la transition de sa conscience entre ne pas savoir et savoir ce que ses parents (son père et sa belle-mère) manigancent. S’il joue dans la scène d’ouverture seul et à voix haute à une sorte de cache-cache, il perd son statut d’enfant à partir du moment où il se jette contre les voitures qui arrivent pour simuler des accidents et obtenir des arrangements à l’amiable. Il choisit alors de se créer une propre mythologie qui s’axe autour d’un extraterrestre salvateur : une entité hors de la vilenie des hommes qu’il personnifie en un monticule de neige surmontée d’une botte rouge.

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

La force d’Oshima est de ne jamais oublier que le cinéma est une affaire d’impressions qui s’impriment sur la rétine. En véritable symboliste, il ajoute des touches de couleurs dans un paysage foncièrement gris et bleu. Le jaune de sa casquette, gagnée en acceptant le marché avec sa belle-mère, marque ainsi l’entrée dans le monde mensonger des adultes. Tandis que le rouge – fil conducteur de l’œuvre – symbolise le désenchantement de sa propre mythologie allant de la personnification de sa propre croyance au sang d’une petite fille morte dans un accident. Le Petit Garçon est alors une œuvre grandiose qui allie la virtuosité d’un conteur à celle d’un cinéaste. Poétique et mélancolique, l’œuvre de Nagisa Oshima touche au sublime.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Victoria : Braquage dans le réalisme allemand

Victoria, Sebastian Schipper

65e Festival de Berlin
Ours d’Argent de la Meilleure Contribution Artistique

Victoria se présente comme un « film événement » se targuant de dépasser les limites formelles du cinéma. Sebastian Schipper livre une œuvre à dispositif : suivre, en un seul et unique plan-séquence de près de 2h14, le moment où bascule la vie de Victoria – une jeune espagnole à Berlin –. Le cinéaste allemand s’inscrit alors dans la surenchère au plan-séquence le plus long lancée par celui bricolé dans Birdman (Alejandro Gonzalez Inarritu). Par ce biais, c’est toute une vision du réalisateur qui cherche à s’imposer. Celle d’un cinéaste qui se dit virtuose pour justifier son omniprésence. Il s’affirme aux yeux des spectateurs par des effets de caméra parfois ostentatoires avec l’idée que du mouvement naît forcément le rythme. Néanmoins, ces « orfèvres » autoproclamés oublient que la mise en scène peut se diluer dans l’image pour faire véritablement corps avec le récit. Être un réalisateur de l’invisible, à la manière d’Apichatpong Weerasethakul, nécessite justement de savoir porter un regard sur le cinéma en remplaçant ses effets par ses ressentis.

Victoria, Sebastian Schipper

Pourtant, Victoria évite les écueils qui coulaient Birdman : la gratuité d’un dispositif non obligatoire. Le choix du plan-séquence est judicieux pour un scénario dont l’intérêt primordial réside dans le basculement d’un simple after alcoolisé à un braquage en bande organisée. Schipper fait ainsi de l’immersion en temps réel un moyen de narration liant le sort de Victoria au sort du spectateur. En cela, le début de l’œuvre répond parfaitement aux cahiers des charges avec sa temporalité lancinante focalisée sur le jeu de séduction entre Victoria (Laia Costa, agréable découverte) et Sonne (Frederick Lau, époustouflant). Faisant véritablement vivre ses personnages, le cinéaste s’installe dans l’instantanéité des relations humaines dans laquelle le silence des regards a autant de force que les phrases jetées par des personnages cherchant à se découvrir. La force de Victoria est alors d’avoir su, jusque là, toucher aussi bien dans la forme que dans son écriture la force du temps présent sans aucune surenchère d’effets scénaristiques.

Victoria, Sebastian Schipper

Dans la seconde partie, Victoria se heurte à son propre dispositif. Il rompt avec sa volonté de réel pour amener, quel qu’en soit le prix, le basculement tant attendu. Les effets de réels de la première partie et les accélérations fictionnelles de la seconde partie entrent alors en conflit annihilant toute vraisemblance. Ne pouvant pleinement rester dans le cadre de sa temporalité, il paraît assez peu crédible – et sot pour les personnages – que tout le caractère rocambolesque du scénario imaginé par Schipper prenne place dans un même quartier. Dans cette incohérence se dissolvent la langueur et la force d’une œuvre qui arrivait à dépasser son simple statut de « film à dispositif ». Victoria se transforme alors progressivement en un énième film de braquage, certes renforcé par cette sensation de réalité toujours un peu palpable, dont les scènes sont prévisibles. C’est alors la direction d’acteurs qui permet à cette œuvre allemande de garder une constance et un certain brio.

Victoria, Sebastian Schipper

Victoria se révèle alors être une œuvre millimétrée rattrapée par ses enjeux de scénario. Elle garde néanmoins l’intérêt d’essayer de sortir des carcans habituels du cinéma ce qui lui vaut, peut-être un peu facilement, l’Ours d’Argent de la meilleure contribution technique lors du dernier Festival de Berlin.

Sortie le 1er Juillet

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Tale of Tales : « Miroir, dis-moi qui a le plus beau film ! »

Tale of Tales, Matteo Garrone

68e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Tale of Tales continue, par sa sélection officielle, la romance qui unit le Festival de Cannes à Matteo Garrone. Déjà adoubé en ces lieux de deux Grand Prix successifs pour Gomorra (2008) et Reality (2012), le cinéaste italien marque avec cette œuvre aussi bien une rupture qu’une continuité dans sa filmographie. Rupture parce qu’il s’essaie pour la première fois aussi bien au genre fantastique (l’adaptation du Conte des Contes de G. Basile) qu’au film d’époque (une renaissance sans lieu ni date). Il rompt ainsi avec l’image de portraitiste de l’Italie contemporaine qu’il l’avait mené par le biais du réalisme social à questionner le poids de la mafia (Gomorra) et celui de la notoriété illusoire (Reality). Néanmoins, Tale of Tales s’inscrit dans la continuité d’un thème cher au cinéma de Garrone : la question de l’incursion d’une certaine irréalité, l’extraordinaire, dans le quotidien, l’ordinaire. Il amplifie par les codes du fantastique le schéma de ses œuvres qui s’axent autour de basculements engendrés par une sorte de fatalité sociétale (la violence, l’estime de soi). L’incursion du cinéaste italien dans l’univers typique – et typé – du conte pouvait alors entraîner quelques attentes.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Cependant, Tale of Tales souffre des mêmes maux qui gangrenaient déjà Reality. Matteo Garrone écrase ses œuvres par une volonté exacerbée de montrer sa présence en tant que réalisateur. Il ne cherche plus à conter un récit, mais à conter des images. Mais jusqu’où peut-on détacher la forme du fond d’un film ? Il offre certes un écrin à ses contes italiens en éblouissant par des plans maîtrisés dans des décors baignés dans une lumière calculée où virevolte un casting international (plus ou moins inégal) dans des costumes somptueux. Mais Tale of Tales se révèle être une coquille bien vide à force de vouloir répondre à des critères assez stéréotypés du « film cannois » : un travail visuel appuyé (sorte de gloire du film à dispositif) rendant compte de l’horreur de l’homme.

Tale of Tales, Matteo Garrone

L’œuvre se résume à trois contes inégaux – sélectionnés parmi la cinquantaine qu’offre l’ouvrage de G. Basile – censés amener une réflexion sur la femme et ses névroses à travers les différents âges de sa vie. Dans « La Puce », Violet (Bebe Cave, une révélation totale) symbolise l’envie du passage de la fille à la femme face à un père absorbé d’amour pour une puce. Dans « La Reine », le personnage joué par Salma Hayek est prêt à tout pour devenir mère. Enfin dans « Les deux vielles », Dora et Imma refusent de vieillir par tous les moyens. Ne sortant pas (ou peu avec Violet) des archétypes de la femme dans les contes – faire-valoir des hommes –, Matteo Garrone rate son adaptation. S’il pense Le Conte des Contes comme une œuvre sacro-sainte qui pose les bases des contes des Grimm ou de Perrault, il oublie de ne pas tomber dans les codes déjà bien usés de ce genre au XXIe. Y a-t-il vraiment une différence entre les productions Disney (cherchant la beauté et le spectaculaire) et celle du cinéaste italien ?

Tale of Tales, Matteo Garrone

En effet tout comme ces dernières, Matteo Garrone affadie ses personnages par une explosion de moyens censée émerveiller le spectateur. En plus de l’écraser sous des effets visuels peu reluisant, il annihile toute l’ambition psychologique de ses personnages. La détresse de Violet est déviée par les (trop) nombreuses et (trop) longues scènes de fuite face à un ogre néanderthalien affligeant. Tandis que la folie grandissante de la Reine – principal échec de l’œuvre – se transforme en des monstres grotesques. Les productions actuelles semblent montrer que l’homme, dans son intégrité morale, n’a plus sa place dans un monde imaginaire qui se peuple de plus en plus de monstres.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Tale of Tales se disloque dans cette volonté paradoxale de coller à l’univers du conte et de faire un film « de festivals ». A l’émerveillement s’ajoute une fausse subversion symbolisée par un Vincent Cassel n’arrivant plus à sortir des rôles de pervers que le cinéma international lui octroie. La nouvelle œuvre de Matteo Garrone est malheureusement qu’une œuvre pour les yeux bien loin, hélas, des œuvres qui l’ont installé au panthéon des cinéastes cannois.

Sortie le 1 Juillet

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Much Loved : La Femme comme Richesse

Much Loved, Nabil Ayouch (Maroc, 2015)

68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 16 septembre 2015

Depuis sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs, Much Loved doit faire face à la croisade politico-médiatique que lui assène le gouvernement marocain. Censurée uniquement à partir d’extraits, l’œuvre de Nabil Ayouch ne nuit aucunement à la femme marocaine devenu soudainement un enjeu sociétal et moral pour le royaume. Elle s’inscrit pleinement dans la filmographie d’un réalisateur s’évertuant à donner une voix aux laissé.e.s-pour-compte de son pays (cf. Les Chevaux de Dieu en 2012). À travers le destin de prostituées, le cinéaste dresse le portrait de certaines femmes issues de milieu précaire cherchant un moyen de subsister en profitant, comme elles le peuvent, des retombées touristiques sur lesquelles repose l’économie du Maroc. Égratignant le vernis de l’administration de Mohammed VI, Much Loved symbolise ainsi parfaitement le paradoxe d’un Etat perdu entre sa volonté de respectabilité – autant sur le plan religieux qu’international – et sa position de plaque tournante des marchés noirs (drogue, prostitution). La force de Nabil Ayouch réside dans le choix d’exposer cette schizophrénie sociétale par un cinéma frontal et cru. Un parti-pris d’autant plus corrosif qu’il permet de dépasser aussi bien la mystification fictionnelle des long-métrages portant sur le monde de la nuit et ses corruptions que les écueils du cinéma social bien trop souvent misérabiliste.

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Les prostituées d’Ayouch sont le fruit d’une réalité tangible, celle de la société marocaine, qu’elles personnifient à elles-seules. Par le biais de séquences en voiture, elles s’insèrent dans le dualisme des paysages urbains marocains allant du bric-à-brac des quartiers pauvres de Marrakech au bling-bling des soirées en boîte de nuit ou de celles privées de riches touristes. Sans jugement, le réalisateur marocain construit des personnages complexes qui disposent d’une réflexion propre sur la société qui les entoure. Ces figures féminines ne sont pas des marionnettes, encore moins des victimes. Elles jouent un rôle dans un monde nocturne servant d’exécutoire aux dominants et d’accès aux dominé.e.s. Œuvre féministe, Much Loved ne regarde pas la Femme comme un objet filmique pétri de morale et/ou de sentimentalité, mais rend hommage à leur jeu de séduction et de manipulation qui empêche le reflet de réalité fantasque qu’elles se créent et qu’elles vendent. Elles sont ainsi des entités non-monolithiques amenant par un langage vulgaire, au sens aussi de populaire, une amère ironie sur leurs conditions précaires. Nabil Ayouch livre avec Much Loved une œuvre paradoxalement empreinte d’une certaine jovialité saluant la résilience des femmes marocaines.

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La démarche réaliste de Nabil Ayouch ne pouvait pas être entière en masquant la réalité des orgies nocturnes marocaines qui sont le gagne-pain de ses protagonistes. Faut-il désapprouver un réalisateur ne choisissant pas d’affadir son propos de peur de choquer des institutions moralisatrices ? Faut-il participer à l’invisibilisation systémique des travailleuses du sexe ? Il est curieux de reprocher à un long-métrage sur la prostitution de parler et de montrer la prostitution. D’autant plus que Much Loved ne penche jamais vers une « impudeur » gratuite. Ici, le sexe n’est jamais central, car l’intérêt du cinéaste réside dans la maîtrise des corps et les mécanismes de séduction utilisés par les prostituées. L’acte, non montré, n’est que l’aboutissement d’un ballet sensuel des chairs ayant pour unique finalité d’assujettir le client et d’inverser les rôles de dominant.e et de dominé.e. Ces femmes se métamorphosent alors sans cesse au gré des clients. Par l’usage de leur corps et de leur voix, elles jouent différents archétypes masculinistes : la prostituée sauvage, la prostituée romantique, la prostituée lesbienne ou encore la prostituée provinciale.

Much Loved, Nabil Ayouch (Maroc, 2015)

Avec Much Loved, la Prostituée se libère du schéma de soumission misérabiliste que lui assène le cinéma mondial. Nabil Ayouch s’attache à retranscrire avec justesse la position sociale ambiguë de ces femmes – surtout dans la société marocaine. À l’instar de Noha (Loubna Abidar, éblouissante), elles oscillent entre une répulsion dictée par les codes moraux et un attrait économique aussi bien pour leurs familles que l’Etat. Véritable manne financière de la royauté, ces femmes sont le « pétrole » du Maroc – comme l’analyse avec ironie Noha – attirant un tourisme sexuel aussi bien arabe qu’européen. Le Marrakech d’Ayouch devient alors une sorte de Babel assouvissant les fantasmes des hommes. Néanmoins, les femmes trouvent par ce biais une certaine échappatoire à la misère qui les touche. Rare porte de sortie pour les couches les plus démunies, la prostitution permet une élévation sociale (une prostituée réussissant à ouvrir son salon de coiffure) ou un désenclavement (Hlima quittant sa province). Personnage marginal par excellence, la prostituée de Much Loved s’insère dans la société qui l’a vu naître en se présentant comme Sainte contemporaine, hébergeant et nourrissant les plus démuni.e.s.

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À l’opposé de ses détracteurs pudibonds, Much Loved rend ses lettres de noblesse à la figure de la Prostituée en donnant un visage et une force à ces femmes faisant le commerce de leur corps au Maroc. Ne louant pas une « perversité féminine », l’œuvre de Nabil Ayouch replace la prostitution dans un système patriarcal profitant des femmes : d’un côté, le désir des hommes ; de l’autre, le travail des femmes.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent