Magic in the Moonlight : De la poudre aux yeux

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Les cinévores s’adonnent chaque année à un jeu dangereux, celui de se frotter au nouveau long-métrage que propose Woody Allen. Depuis 1966 – quasiment sans exception –, le cinéaste new-yorkais réussit assez miraculeusement à sortir chaque année une nouvelle variation des ses névroses. Véritable roulette russe du cinéma contemporain, le spectateur ne peut jamais pressentir s’il va s’en sortir avec un espoir nouveau (Blue Jasmin, 2013) ou s’il va mourir bêtement (To Rome With Love, 2012). On pourrait assez logiquement espérer qu’en plus d’une quarantaine de long-métrage, Woody Allen sache où se trouvent les points forts de son cinéma. Néanmoins, Magic in the Moonlight s’inscrit dans la part de plus en plus croissante des films estampillés « Woody Allen » à rapidement oublier.

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Le cinéma de Woody Allen n’est certainement pas « moderne » dans le sens qu’il s’appuie – et ce depuis toujours – sur les mêmes ressors académiques de mise en scène. L’audace visuelle n’a pas sa place chez un cinéaste plus scénariste que réalisateur. L’image n’est qu’un écrin pour les joutes verbales alléniennes. Mais la temporalité assez figée de son cinéma ne peut s’inscrire dans celle déjà statique du cinéma d’époque sous peine d’écraser le spectateur sous une accalmie visuelle. Magic in the Moonlight replonge dans les codes même du cinéma hollywoodien avec l’utilisation d’incrustations en arrière-plan ou avec des surimpressions noyées sous une musique omniprésente. Là où il y aurait dû y avoir du charme, il n’y a que du passéisme. En faisant de l’époque qu’un contexte historique, il ne parvient pas à créer une étincelle comme avec les basculements de Minuit à Paris (2011) ou avec la perfection scénaristique de La Rose Pourpre du Caire (1985).

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Fait rare chez Allen, la redondance s’immisce également dans l’écriture. Magic in the Moonlight s’appuie pourtant sur une idée simpliste : un prestidigitateur anglais (Colin Firth) tente de confondre une jeune usurpatrice américaine (Emma Stone) sur la riviera française des années 1920. L’œuvre est alors vouée à basculer, sans aucune surprise, entre deux thèses antinomiques : croire ou ne pas croire en la magie de cette charmante medium. Le cinéaste ne parvient aucunement à insuffler aussi bien de la vie que du rythme dans un long-métrage qui – croulant sous le didactisme – tend à n’être qu’une thèse faiblarde sur la place de la magie dans une société en cours de rationalisation. Cependant, le véritable problème de l’œuvre est l’alter-égo allénien qui a la lourde tâche de diffuser ce message. Stanley Crawford, porté par le jeu cabotin de Colin Firth, épuise en tombant perpétuellement dans un négationnisme unilatéral qui le placerait au-dessus des autres personnages. En ne devenant que la marionnette archétypale du bougon Woody Allen, il dégage une condescendance navrante face à des personnages asservis à son statut de génie.

Magic in the Moonlight, Woody Allen

L’ultime retournement de Magic in the Moonlight finit d’achever une œuvre déjà chancelante. Si elle tente sans doute d’apporter un renouveau dans le cinéma de Woody Allen, cette touche optimiste et humaniste se vautre dans le grotesque. Déjà parce qu’elle est amenée par des effets de scénarios prévisibles et rocambolesques qui laissent totalement le spectateur de côté. Mais surtout parce qu’elle ne sert qu’à livrer une avalanche de fadaises. Elles seraient tolérables dans les plus mauvais films américains, mais il est navrant de les retrouver même chez l’un des plus importants opposants du système hollywoodien. Que Woody Allen tente d’apporter une lumière existentielle à son cinéma profondément névrosé aurait pu être un nouvel atout dans sa carrière, mais il aurait fallu aller plus loin que : « les coups de foudre, c’est un peu de la magie » !

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Dans ce tour de magie aux allures de pétard mouillé, l’étincelle ne surgit qu’à travers Emma Stone qui par son jeu en opposition au modelage allénien parvient à insuffler du relief dans une œuvre qui en manque cruellement. Mais l’actrice, aussi épatante soit elle, ne peut empêcher Magic in the Moonlight de sombrer dans les abysses du sentimentalisme en utilisant son récit comme prétexte à une amourette insipide.

Le Cinema du Spectateur
☆✖✖✖✖ – Mauvais

Le Paradis : La Poésie du Capharnaüm

Le Paradis, Alain Cavalier

Les premières images du Paradis d’Alain Cavalier se focalisent sur la venue au monde d’un paonneau. Dans une lumière « divine », le cinéaste observe les mouvements hésitants de cet être qui directement devient le symbole même de la vie et de son renouveau. Mais, la réalité rattrape soudainement aussi bien le paonneau que le cinéaste : il est retrouvé mort. La caméra de Cavalier, ou plutôt son regard tant les deux sont imbriqués, laisse transparaître une tristesse face à la mort si prématurée de cet être innocent. Cependant, elle est nécessaire pour permettre au cinéaste de développer sa pensée filmique, car pour qu’il y ait paradis, il doit y avoir mort. Elle en est malheureusement la seule porte d’entrée. Face au vide sentimental et visuel que laisse le paonneau, Cavalier entreprend un travail de mémoire qui s’illustre dans le réel par une pierre qui sera progressivement sublimée par 3 clous doré. Il n’est plus alors qu’un simple cinéaste qui capte le réel, mais il est un faiseur de réel. Par cette simple volonté de mémoire, la conception même de Paradis se modifie. On assiste à un glissement : le paradis n’est plus ce lieu spirituel, mais le paysage mental que Cavalier nous présente.

Le Paradis, Alain Cavalier

Un paysage mental qui a été façonné aussi bien par la religion que par la mythologie. Le Paradis est à l’image des sociétés judéo-chrétiennes, fondées sur des récits communs (Bible, mythologies grecques ou romaines) assimilées par la majorité de ses individus, chargé de mysticisme. Une imbrication qui relève plus de l’inconscient comme le montre la liste vertigineuse d’expressions bibliques et mythologiques qu’échange dans une joute verbale le cinéaste et une jeune étudiante. Ces citations sont maintenant profondément inscrites dans un langage commun qui a un pouvoir coercitif plus important que les croyances qu’elles sont censées porter. Le Paradis s’appuie sur les symboles engendrés par ces récits pour dessiner un paradis culturel dans lequel Alain Cavalier trouve un terreau propice à une transfiguration du réel. Il donne corps (et esprit) à l’inanimé qui l’entoure par symbolisme, comme avec cet arbre noueux qui (sup)porte l’histoire d’Adam et Eve, ou par des associations mentales comme la savoureuse métamorphose d’Ulysse en robot rouge.

Le Paradis, Alain Cavalier

 Véritable célébration de l’imagination, Le Paradis est parcouru par une double utilisation des objets. Ils ont d’abord un rôle passif de support de l’imaginaire du cinéaste. Cavalier se place ainsi comme l’extension des enfants, véritable puits d’imaginaire, qui créent des histoires avec les objets qui sont autour d’eux : des rouleaux vides d’essuie-tout deviennent les acteurs d’un triangle amoureux pour un petit garçon. Le cinéaste poursuit cette capacité d’adaptation de l’imaginaire au réel avec une poésie symboliste supplémentaire comme dans ce Jésus transformé en une boule monolithique reflétant le monde entraperçu par le biais d’une fenêtre. L’aura des objets se recoupe à celle des protagonistes qu’il personnifie. Pas besoin qu’il exprime des émotions avec leur visage, tout réside dans un habile jeu de mouvement soutenu par la voix grave et envoûtante de Cavalier.

Le Paradis, Alain Cavalier

Néanmoins, ces objets ne sont pas uniquement des acteurs passifs filmés à hauteur d’homme. Ils ne supportent pas une histoire seulement lorsqu’ils sont animés par des humains. Ces derniers n’ont d’ailleurs qu’une place secondaire dans le Paradis accumulatif de Cavalier où ils ne peuvent trouver une existence que par le détail d’une main ou d’un visage tant leur gigantisme face aux objets les contraint dans le cadre du cinéaste. Les objets ont un rôle actif dans le sens qu’ils sont les porteurs de souvenirs qu’ils enclenchent par leur simple présence. Alain Cavalier laisse parler deux adolescents face caméra de leurs souvenirs. Il est intéressant alors de noter que chacun symbolise son souvenir par une couleur, le bleu, pour le garçon sauvé de la noyade ou par un objet, un ours en peluche, pour la fille adoptée qui revoit son père biologique. Le deuxième cas est intéressant car l’objet devient, par extension, une réalité concrète. Dans le paysage mental de cette jeune femme, l’ours en peluche est la représentation palpable de cette rencontre avec son père biologique. Les objets permettent une matérialisation d’une temporalité précise.

Le Paradis, Alain Cavalier

Aussi bien poète de l’objet, faiseur d’image, que maître de l’imaginaire, Alain Cavalier est le Dieu de son propre cinéma. Il est le créateur d’un univers symboliste riche et fascinant. Le Paradis se trouve sur terre et la porte d’entrée ne se trouve finalement que dans l’esprit humain si foisonnant d’idées.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

The Tribe : Le Silence de Sergey

Myroslav Slaboshpytskiy

67e Festival de Cannes (Semaine de la Critique) Grand Prix de la Semaine de la Critique

The Tribe fait directement penser par sa radicalité à une autre première œuvre d’un réalisateur d’Europe de l’Est : Clip, de Maja Milos qui avait été défendue sur ce même blog (10e meilleur long-métrage de 2013). Ces deux œuvres divisent les spectateurs entre d’un côté les puristes d’un cinéma qui reste dans les limites du visiblement correct et de l’autre ceux qui assument pleinement le voyeurisme de l’image. En assumant leur radicalité, aussi bien Maja Milos que Myroslav Slaboshpytskiy – réalisateur de The Tribe – dépassent la simple question de la gratuité. Leurs œuvres s’inscrivent dans une société violente car en perpétuellement délitement idéologique depuis la chute de la Yougoslavie pour l’une et de l’URSS pour l’autre. Ces jeunes tentent de se construire face à Etat-gendarme absent qui donne comme modèle la corruption et la marchandisation de toutes choses, même des corps. Ils sont les sacrifiés, et mêmes les martyres, d’un environnement en ruine. La tribu de Slaboshpytskiy est livrée à elle dans cette école aux allures de prison où règne la loi du plus fort. Avec « marche ou crève » comme seule règle, Sergey (l’impressionnant Grigoriy Fesenko) est obligé de s’uniformiser pour avoir ne serait-ce qu’une chance de survie. Il s’insère dans l’unique hiérarchie sociale en vigueur : celle de la violence. Entre prostitution et passage à tabac, il n’y progresse que par le sang coulé dans un free fight ou par la mort accidentelle ou non de ses tortionnaires. Le seul espoir se trouve dans l’ailleurs, dans l’Italie dont rêve Anna (Yana Novikova, parfaite). The Tribe est une œuvre sur la jeunesse ukrainienne mais par métonymie un œuvre sur l’Ukraine en elle-même. Un pays gangrené par une mafia banalisée à tous les échelons de la société et qui s’immisce jusque dans les écoles.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

Néanmoins, l’audace – et donc la force – de The Tribe supplante largement celle de Maja Milos : à la radicalité formelle, le cinéaste ajoute pour son premier long-métrage une radicalité filmique. « Ce film est en langue des signes. Il ne comporte ni sous-titres, ni voix-off, ni commentaire » sert de préambule à plus de 2 heures en immersion dans un monde de silence. Cette idée, volontairement radicale, pourrait sembler contre-productive, voire complètement vaine. Et usant de la langue des signes ainsi, Slaboshpytskiy pourrait également l’écraser par une philosophie qui signifierait qu’elle n’est même pas digne d’être traduite. Mais, le réalisateur la sublime en ne laissant aux spectateurs qu’une seule issue : la regarder. Car si aucune parole audible n’est proférée, The Tribe n’est aucunement une œuvre silencieuse. Les phrases deviennent des gestes, le langage une danse. En parlant avec leurs corps, les protagonistes se rapprochent du pantomime. Ils exaltent les passions qui les animent : l’amour devient seulement un jeu de regard, le désir de la chair et le claquement d’un baiser ; l’inquiétude s’entend par le bruissement des pantalons dans les couloirs de l’internat ; la domination ne résonne que par les claques assenées sur les soumis effrayés ; et enfin la tristesse n’est plus qu’une subtile transformation de la respiration appuyée par des larmes.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

 Myroslav Slaboshpytskiy entraîne son spectateur dans un inconnu rarement mis en avant dans le cinéma contemporain, celui d’un monde où règne le silence et siège les bruits. Dans ce monde sans parole, la langueur des respirations s’entrecoupe seulement par des claquements de portes qui débutent ou closent toutes interactions entre des personnages voués à un individualisme de survie. Le cinéaste ukrainien utilise ce travail prodigieux sur le son à son échelle infime pour asseoir une atmosphère particulièrement angoissante. Le silence sert à enfermer les personnages d’en un huit-clos confondant où les couloirs de l’internat se substituent au mieux à un parking de camions seulement accessible par le confinement d’une camionnette. Slaboshpytkiy accentue l’étouffement de ses personnages par des plan-séquences étirés à l’extrême qui placent comme seul référent un présent où les personnages doivent, malheureusement, subir la moindre seconde. Le cinéaste, nouveau maître de la mise en scène, ne choisit jamais la facilité de l’hors-champs. Il cherche à rendre compte d’une réalité tangible, et cette réalité ne s’esquive pas.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

The Tribe fascine car il juxtapose deux réalités qui ne peuvent se comprendre. D’un côté, celle des protagonistes compréhensible uniquement par la langue des signes qui exclut le spectateur. De l’autre, celle du monde sonore qui restent inconnu à ses sourds-muets mais que partage aussi bien le cinéaste que le spectateur. Cette juxtaposition entraîne une ironie tragique, malsaine et intrigante, puisque les spectateurs disposent d’un environnement sonore qui modifierait intégralement aussi bien les rapports entre les personnages qui sont inaudibles, et donc invisibles, que les rapports des personnages avec leur environnement qui renforcent les dangers de la vie – notamment ceux de la route (un camion qui recule, une camionnette qui arrive). Mais le lien entre ces deux réalités distinctes se retrouve dans l’universalité des sentiments humains qui se dégagent de l’œuvre de Slaboshpytskiy et permet une compréhension aisée de ses thématiques. Ce qui marque dans The Tribe, ce sont les passions presque animales qui parcourent les personnages aussi bien pour le meilleur, l’amour que Sergey porte à Anna, que le pire, l’escalade de violence. Cette escalade est telle que les personnages semblent prendre littéralement possession du récit en apportant une instabilité au sein même de l’œuvre.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

The Tribe est une expérience unique pour le spectateur courageux qui aura su voir dans cette radicalité de l’audace plutôt que la gratuité. Il plonge dans un monde de silence qui est riche d’un double langage : celui dansé par ces acteurs sourds-muets qui peuvent (enfin) faire briller leur génie ; mais aussi celui mental du spectateur qui appose sur l’œuvre ses propres dialogues issus de la part d’imaginaire que lui propose Myroslav Slaboshpytskiy. Avec son premier film, le cinéaste ukrainien dévoile une force narrative et formelle justement récompensée à la Semaine de la Critique du dernier Festival de Cannes.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

White Bird : Le Voile des Illusions

White Bird, Gregg Araki

Pour décrire son dernier long-métrage White Bird, Gregg Araki utilise un adjectif plus que dithyrambique : « idéal ». Pourtant si ce n’est pas son œuvre la plus percutante, il faut bien avouer que le réalisateur californien a vu juste. « Idéal », White Bird l’est d’abord pour initier ceux qui sont passés à côté d’un des chefs de l’underground américain. Il concentre en 91 minutes la totalité de ses thèmes et de sa pate visuelle. Mais White Bird est surtout « idéal » parce qu’il permet de faire un lien entre les deux facettes de la filmographie du cinéaste qui démarre à la fin des années 1980. D’un côté, il y a le regard que pose Araki sur une part de la jeunesse américaine vouée à errer dans une Amérique profonde sans espoir. Chez cet Araki se dégage une désolation dramatique qui pèse symboliquement (l’alien-dinosaure de Nowhere, 1997) ou réellement (le viol de Mysterious Skin, 2004) sur ces marginaux. De l’autre, il y a la veine trash-pop que défend le cinéaste à travers des œuvres foutraques comme The Doom Generation (1995) ou récemment Kaboom (2010). White Bird est alors le chaînon manquant duquel jaillit la quintessence d’une filmographie unique qui remet perpétuellement en question la réalité de ces protagonistes.

White Bird, Gregg Araki

Gregg Araki continue avec White Bird à disséquer les périphéries urbaines qui le fascinent depuis ses débuts. A l’inverse de la France, les banlieues sont l’archétype même de la réussite américaine. Un reflet, forcément faussé, des diktats qu’impose la société sur ses citoyens avides d’atteindre la perfection. Cependant, Gregg Araki précise qu’il ne fait pas une critique du rêve américain conscient que certains trouvent leur bonheur dans la construction sociale prônant la stabilité par des passages obligés (mariage, maison, enfant). Le cinéaste se penche sur l’underground, ce qui se trouve derrière : la réalité sous-jacente, moins lisse, enterrée par les illusions. En véritable coloriste, Gregg Araki crée une image papier-glacé aux teintes pastel pour appuyer sa réflexion. Il filme une réalité irréelle qui est le fruit des fantasmes sociaux. Des rêves qui entraînent une amère déception pour ceux qui pensaient atteindre une apothéose en les réalisant. White Bird est le récit de ceux qui se sentent coincé dans cette vie illusoire qu’ils l’aient choisi (Eve jouée par Eva Green) ou qu’ils le subissent (Kat jouée par Shailene Woodley). Des « oiseaux » (bird) qui ne rêvent que d’une chose, prendre un envol qui n’est possible que par la fuite.

White Bird, Gregg Araki

White Bird s’ouvre sur le disparition, ou plutôt l’évaporation pour mieux coller à la mise en scène d’Araki, d’Eve : une mère au foyer désabusée par une vie insipide et usante par la quête de perfection qu’elle implique. Née en 1946, elle fait partie de cette génération sacrifiée de femmes qui n’avaient d’autres choix que de tendre vers une féminité dictée par les égéries hitchcockiennes des années 1950 qui hors des écrans se révèlent des femmes au foyer exemplaires à l’instar de Grace Kelly. Eve perd la raison dans le cocon qu’elle s’est elle-même construit : elle suffoque dans sa vie mais aussi dans son être. Sublimé par le jeu d’une effroyable apathie d’Eva Green, elle voit en sa fille sa possible échappatoire par procuration. L’observant sans retenu, entre admiration et jalousie, elle lâchera une phrase riche de sens, « Tu ressembles à moi quand j’étais toi », montrant son basculement progressif vers la folie.

White Bird, Gregg Araki

Néanmoins, le personnage central de White Bird n’est autre que cette progéniture d’Eve qui doit s’en sortir. Kat, jouée par une Shailene Woodley impressionnante, est la véritable instigatrice de l’action qu’elle narre en voix-off. Un rôle qui lui sera habilement ravi d’abord par sa mère, puis par la réalité des faits. La jeune femme est l’unique lien entre les différentes temporalités qui traversent l’œuvre d’Araki. D’abord, les deux gangrenées par cette mère étouffante : le passé qui dresse son portrait et le rêve qui implique son retour. Et surtout, le temps présent où s’opposent la vérité et l’illusion. Une dualité qui se retrouve dans le personnage de Kat coincée entre deux périodes. Elle porte encore, grâce à sa quête du vrai, la pure innocence de l’enfance. Mais, sa sexualité s’éveille pour l’amener à faire des choix discutables (sa liaison avec le policier) mais en impliquant tout de même une vérité immuable, celle des corps. Elle perd cependant le sens des réalités, scotomisant sans doute le décès de sa mère, qui lui empêche de différencier les événements qu’elle vit : « j’ai perdu ma virginité, comme j’ai perdu ma mère » ironise-t-elle. C’est grâce à ce décalage que Gregg Araki parvient à insuffler des moments de répits basés l’humour sexo-trash qu’on lui connaît.

White Bird, Gregg Araki

Kat est le seul personnage qui s’oppose à l’artificialité de sa propre vie. Elle méprise les conventions qu’elle utilise à sa guise comme lors des séances avec la psychiatre où se juxtapose deux degrés de réalités : la sienne, et celle qu’on attend d’elle. Elle résume parfaitement la situation dans cette confidence aux spectateurs : « J’avais l’impression qu’elle était une actrice qui jouait le rôle d’une psy, et moi une actrice qui jouait mon rôle. Une mauvaise actrice ». La jeune femme recherche alors la compagnie des gens simples qui vivent sans se soucier constamment des apparences. Elle se prend d’amour pour ces êtres véritables (son père, son petit-ami) qui semblent vivre pleinement sans se soucier des conventions sociales. Lorsqu’elle explique à ses deux amis ce qui l’a séduit chez petit-ami Phil (le ténébreux Shiloh Fernandez), Kat ne trouve qu’à dire : « Quand on creuse la surface, il y a encore de la surface ». Elle s’émancipe en levant (ou supprimant même) le voile des illusions qui assombrie sa vie. Elle représente l’espoir de la femme qui se libère progressivement à partir des années 1980 du carcan familial.

White Bird, Gregg Araki

Adapté du roman éponyme de l’auteure féministe Laura Kasischke, White Bird serait un récit initiatique complètement foutraque d’une nouvelle féminité débridé et qui supprime les anciens modèles féminins vouées à être les victimes du revers du rêve américain. Gregg Araki signe une œuvre complexe qui plaira aussi bien aux adeptes qu’aux novices d’un des cinéastes les plus importants du cinéma américain !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

En quête du réel ! Partie 1/2 : La « Vie documentaire »

Une quête de réel parcourt le cinéma ultra-contemporain – celui des deux dernières années. C’est avec encore plus de vigueurs que la conception qu’André Bazin donnait du cinéma résonne : « une fenêtre ouverte sur le monde ». Les cinéastes offrent aux spectateurs une authenticité, un regard sur le quotidien des autres. Ils cherchent à insuffler un supplément d’âme en donnant l’impression aux spectateurs qu’ils sont les chanceux témoins du Vrai ; qu’ils appréhendent un nouveau degré de réalité, celui de la proximité. Les spectateurs ne seront plus dans l’intimité d’un personnage, mais dans celle d’un homme, de l’un des leurs et donc d’une réalité concrète. Les cinéastes comblent alors pleinement le désir pervers de voyeurisme qui captive le spectateur. Ils font s’entrechoquer d’un côté la fascination de la fiction (le faux) et la force des faits (le vrai) pour livrer des œuvres qui questionnent l’objectivité de l’image, sa vérité aussi bien que son authenticité. Pour cela, ils utilisent des procédés scénaristiques ou filmiques. Ce sont eux qui nous intéressent dans cette plongée au cœur d’une tendance – ou plutôt d’une certaine vision du cinéma – : une quête du réel pour se rapprocher au plus près de ce qu’on pourrait appeler une « vie documentaire ».

Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh

La question de la vraisemblance se pose facilement au cinéma. Alors même que le spectateur a conscience du caractère fictif de ce qu’il voit, il souhaite paradoxalement retrouver une part de sa propre réalité. Le récit doit être vraisemblable, ou du moins cohérent dans le cas particulier du fantastique. Mais le problème se dissipe dès que surgit la sacrosainte étiquette « histoire vraie ». Le spectateur perd sa capacité de réflexion pour absorber la réalité qui s’offre à lui sans se questionner sur la part de subjectivité du conteur. Dans le cas du grandiloquent Liberace (Etats-Unis, 2013), Steven Soderbergh façonne son récit à travers le regard de Scott Thorson (Matt Damon) en se basant sur le livre écrit par ce dernier. Le spectateur prend pourtant pour « vrai » le portrait esquissé de Liberace en se basant sur l’authenticité que dégagent les images du cinéaste. Sa quête du vraisemblable est balayée par son obsession du voyeurisme : l’objectivité du récit importe peu tant qu’il assiste à la mise à nu (psychologique) de Liberace. L’image joue alors un rôle capital, celle de surimpression de la « réalité » qui dépasse la simple opposition faux/vrai.

Un Château en Italie, Valeria Bruni Tedeschi

Cet aveuglement engendré par une réalité filmique plus palpable trouve son paroxysme dans l’autofiction, une sorte de super « histoire vraie » où l’auteur transmet sa propre vérité. Une intrusion dans l’intimité que nous offre Catherine Breillat avec Abus de Faiblesse (France, 2014). La réalisatrice retrace, dans un cri libérateur, son aventure avec l’escroc Christophe Rocancourt. Elle donne de l’authenticité à son récit en cherchant à atteindre une objectivité : elle ne sera ni victime, ni complice. Elle se présente seulement comme une femme qui avait envie d’aimer. Mais notre quête d’une réalité palpable n’est pas encore complète. Puisque si Breillat dévoile son âme à la caméra, elle le fait à travers le corps d’une autre – l’épatante Isabelle Huppert. Il faut se tourner alors vers des réalisateurs-acteurs qui utilisent leur art comme catalyseur de leur propre vie. Valeria Bruni Tedeschi est l’une de leurs plus ferventes représentantes. Elle a fait de sa vie des films dont le dernier, Un Château en Italie (France, 2013), dégage un supplément d’âme en partie dû au casting sur-mesure de la jeune italo-française : Marisa Borini sera sa mère à la vie comme à l’écran, tandis que Louis Garrel en fera de même dans le rôle de l’amant. L’authentique réalité est à portée de main, mais Tedeschi est rattrapée par son style de dramédie qui atteint son acmé dans l’hilarante scène avec les nonnes italiennes. L’image devient l’expression d’un journal intime filmique grossi par la subjectivité de son auteur.

Party Girl, Marie Amachoukeli, Claire Burger, Samuel Theis

  Récemment dans le paysage français, une œuvre a réussi à conjuguer l’objectivité de Breillat et l’authenticité de Bruni Tedeschi : Party Girl (France, 2014) du trio Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger. Caméra d’Or du 67e Festival de Cannes, l’œuvre nous emmène dans l’intimité d’Angélique, une meneuse de revue franco-allemande de 60 ans tiraillée par une nécessaire reconversion. Nicole Garcia (présidente de la Caméra d’Or) présentait l’œuvre comme un « film sauvage, généreux et mal élevé ». Les adjectifs utilisés sont significatifs de la volonté des réalisateurs : réaliser une œuvre qui brouille les notions de fiction et de réalité en faisant d’une femme réelle un personnage fictif. Angélique Litzenburger existe bel et bien en dehors du cadre de Party Girl. Mère de Samuel Theis – l’un des co-réalisateurs -, cette femme de la nuit a accepté que son fils porte sa vie à l’écran. « Sauvage », l’œuvre l’est en retrouvant l’âme même du cinéma à travers son récit du réel. Il inverse la logique propre au cinéma, ce n’est plus la vraisemblance qui compte mais le vécu. « Généreux », et courageux, sont les protagonistes de l’histoire qui sont prêts à partager leurs intimités avec des inconnus. Car si Party Girl touche autant, c’est parce que les personnages ne sont pas joués mais (re)vécus. Ce sont les vraies personnes qui endossent à nouveau leur rôle (sauf exception). Les images ne sont pas fictives, elles sont uniquement le reflet du passé. C’est de ce postulat que Party Girl tire sa force et sa beauté. Les trois réalisateurs marquent la quintessence de cette « vie documentaire » mise à l’honneur ici. « Documentaire » aussi bien par sa retranscription du réel que par son caractère instructif et intrusif.

The Canyons, Paul Schrader

Party Girl montre également que l’apport d’authenticité d’une œuvre n’est pas uniquement dans les mains du réalisateur. L’étincelle du réel provient en (grande) partie d’Angélique Litzenburger qui tient littéralement le « rôle de sa vie ». Beaucoup de réalisateurs ont offert ce genre de rôle à des acteurs ou des actrices qui, en contrepartie, ont apporté une tonalité nouvelle à l’œuvre. Les personnages féminins de Sils Maria (France, 2014) d’Olivier Assayas illustrent parfaitement cela. Maria Enders fait écho à son interprète Juliette Binoche. Les deux femmes, réelle et fictive, ont suivi la même carrière. Chacune des deux a percé jeune dans un premier rôle : Sils Maria à 20 ans pour Enders, Mauvais Sang de Carax à 23 ans pour Binoche. Les deux autres actrices se reflètent dans le personnage de Jo-Ann Ellis, une superstar de blockbusters pour adolescents qui est la cible des médias. Aussi bien, son interprète (Chloë Moretz découverte dans Kick-Ass) que celle qui la défend (Kristen Stewart qui explose avec Twilight). Sils Maria gagne par ce chevauchement entre réalité et fiction un degré de lecture supplémentaire qui fascine. Paul Schrader fait, quant à lui, le buzz en offrant un rôle sur-mesure à Lindsay Lohan dans The Canyons (Etats-Unis, 2014). Le cinéaste offre une double rédemption à la jeune femme : d’abord en tant qu’actrice puisque Lohan subjugue dans ce rôle de femme à la dérive écrasée par un homme manipulateur ; ensuite en donnant une porte de sortie à son personnage dans l’espoir qu’elle s’ouvre aussi pour la véritable actrice. Cependant, c’est Ari Folman qui pousse cette logique à son paroxysme avec Le Congrès (Israël, 2013) où Robin Wright joue tout simplement Robin Wright. Dans la première partie de l’œuvre en prises de vue réelles, le cinéaste réalise une mise à nue professionnelle de l’actrice qui se penche sur la traversée du désert qui a été la sienne. Elle donne une sensibilité plus profonde à l’œuvre de Folman qui devient comme une confession.

Mange tes morts - tu ne diras point, Jean-Charles Hué

Un cinéaste va encore plus loin en ne concentrant pas son besoin d’authenticité autour de personnages précis, mais autour d’une communauté tout entière. Avec son deuxième long-métrage Mange tes morts – tu ne diras point (France, 2014), Jean-Charles Hué prolonge son immersion dans la communauté Yéniche. Quatre ans après La BM du Seigneur (France, 2010), le cinéaste dresse à nouveau le portrait sans concession de cette communauté de semi-nomades évangélistes. Il utilise la réalité pour accoucher d’œuvres fictives qui cependant permettent de cerner le mode de vie de ce peuple méconnu. Jean-Charles Hué est un capteur du réel, il pointe sa caméra sur une sorte de « vie documentaire ».

 A suivre …
Le Cinema du Spectateur

Sils Maria : Les Strates de la Réalité

Sils Maria, Olivier Assayas

67e Festival de Cannes
Sélection Officielle

Sils Maria est comme la masse nuageuse qu’il décrit, il s’immisce lentement, mais durablement dans l’inconscient du spectateur. C’est avec lenteur, un temps presque géologique, qu’Olivier Assayas nous convie paradoxalement dans un espace où seul l’Homme compte. Ses actions ne sont tournées que vers sa personne et n’ont d’incidence que dans son micro-univers aussi déformé que les cols des montagnes suisses sur lesquelles le cinéaste pose son regard. Mais si l’œuvre fait écho à ce fameux « Serpent de Maloja » qui s’étire au-dessus de Sils-Maria, c’est surtout par le duel qu’il dessine entre terre (réalité) et ciel (fiction). Si la confrontation semble en place visuellement par un jeu de champ/contrechamp, aucun des personnages ne prend la peine de la mener à son terme. C’est finalement ce qui subjugue dans Sils Maria, ces luttes entre personnes qui ne deviennent que des luttes intérieures axées autour du personnage de Maria Enders (Juliette Binoche). L’œuvre d’Assayas est certes un trio de femmes – et d’actrices avec des rôles taillés sur-mesure – mais où chacune est isolée pour combattre sa propre nature, sa propre montagne.

Sils Maria, Olivier Assayas (France)

            Le personnage central autour duquel Assayas fait graviter tout son univers, c’est Maria Enders : une actrice vieillissante dans le déclin de sa beauté et donc de sa gloire. Pourtant, elle est absente des premiers plans de l’œuvre occupés par une assistante personnelle (Kristen Stewart) qui jongle entre les téléphones portables pour parler en son nom de remise de prix ou de divorce. Cette scène est alors primordiale pour comprendre les névroses de son personnage. Elle montre une femme absente de sa propre vie. Elle est certes la star dans la première partie du film, mais elle n’est finalement pas plus importante qu’un meuble continuellement transporté en train ou en voiture (de luxe). Déjà, elle ne vit pas en adéquation avec ses désirs. Elle avance à contrecœur vers une remise de prix qu’elle débecte, vers un homme qu’elle hait (une variation de l’amour), vers un rôle qui la détruit. Elle perd progressivement la lumière pour n’être même plus spectatrice de sa propre vie, mais de celle d’une autre, Jo-Ann Ellis, dans l’épilogue. Une scène marque ce bouleversement : alors qu’au début du film, elle « contrôle » les voitures qui la conduisent, elle n’a plus qu’un rôle de passager secondaire entrant par une portière presque cachée face à la tempête médiatique qui entoure la jeune actrice. Elle comprend qu’elle n’est plus un élément central du métier, reste plantée sur le trottoir une poignée de secondes et accepte sa situation. Par la suite, elle ne sera qu’une présence muette devant des sujets de conversation qui concernent celle qui l’a vaincue.

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     Sils Maria raconte donc la chute d’une star déchue par l’évolution du cinéma, comme medium, qu’elle ne parvient pas à suivre. Maria Enders n’est plus la « fraîche » découverte d’un mastodonte fictif du cinéma européen, Wilhelm Melchior, aux airs de pygmalion bergmanien. Cette chute s’explique et s’accentue par la confrontation constante entre deux temporalités la poussant en dehors du réel. D’une part, l’actrice qui se meut devant nous est déjà une relique pour un champ artistique obnubilé par le jeunisme. À cinquante ans, Juliette Binoche interprète une actrice finie, vouée à jouer des seconds rôles et ne pouvant retrouver des miettes de sa gloire passée qu’à travers des cérémonies nostalgiques d’un passé cinéphile révolu. De l’autre, il y a le mythe qu’elle est justement et qui pousse Maria Enders à vivre dans une schizophrénie aggravée par la translation de rôles de la pièce de théâtre qu’elle prépare Maloja Snake : elle avait excellé dans le rôle de la jeune femme prédatrice (Sigrid), mais elle doit – en raison de son âge – jouer maintenant le rôle de la proie (Helena). À cause de cela, elle se retrouve frontalement face à ces deux réalités qui annonce avec cruauté que le présent est bien plus décharné qu’elle osait le craindre. Sils Maria s’axe alors sur cette femme-paysage sur laquelle rampe avec délectation le serpent du temps.

Sils Maria, Olivier Assayas (France)

       Progressivement, les schizophrénies de Maria Enders trouvent une corporéité dans les corps de Jo-Ann (Chloë Grace Moretz) et Valentine (Kristen Stewart). La première est un simple ersatz moderne d’une jeune Maria Enders appuyant le fossé temporel dans lequel cette dernière est tombée. Jo-Ann représente une nouvelle génération d’actrices adulées auprès du grand public pour des rôles dans des blockbusters – une description qui concerne à la fois Moretz (Kick-Ass) et Stewart (Twilight). Olivier Assayas propose alors une réflexion sur la performance d’acteur.trice.s en déconstruisant les catégories vides de sens entre « blockbusters » et « cinéma d’auteur ». Pour Jo-Ann, il construit un portrait ambigu, mêlant à la fois le trash d’une Lindsay Lohan et l’intellect d’une Emma Watson, démontrant que la célébrité outrancière au XXIe siècle repose sur le talent et les frasques médiatiques (disproportionnées par Internet qui rend accessible en un clic la sphère privée comme le montrent les nombreuses recherches Google). Or, ce côté trash est également un rôle que joue la jeune femme dans sa vie publique au regard de la personnalité qu’elle présente sincèrement à Marie Enders lors de la rencontre dans un hôtel en Suisse. L’issue de la confrontation Enders/Jo-Ann, soit passé/présent, est réglée avant même qu’elles se battent sur les planches londoniennes. Chacune a intériorisé son rôle, Sigrid (Jo-Ann) ou Helena (Enders). Lorsque Enders tente d’établir une égalité entre les deux, l’avarice d’une jeunesse fougueuse lui assène le coup de grâce en coulisse : « il faut aller de l’avant » signifiant que le temps joue en sa faveur.

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Le personnage de Valentine (Kristen Stewart), l’assistante personnelle de Maria Enders, est plus complexe. D’abord, elle disparaît derrière la vie de Maria Enders qu’elle orchestre autant qu’elle la vit. Tout comme Maps to the Stars de Cronenberg avec qui il partage la sélection cannoise 2014, Olivier Assayas met en avant les ombres qui suivent les artistes. L’existence de Valentine ne s’exprime qu’à travers celle de l’actrice qui ne lui posera que deux questions sur sa liaison avec un photographe, s’inscrivant dans un contexte de jalousie qui replace quand même Enders en centre de l’intrigue. Or, la jeune femme désespère d’être uniquement l’extension de Maria Enders et de devoir faire cohabiter en elle deux personnes (elle et Enders). Par la suite, Valentine se transforme par le biais des répétitions de Maloja Snake avec l’actrice la jeune et puissante Sigrid. Kristen Stewart devient alors un objet de convoitise puis de désir. Sils Maria devient progressivement un jeu de séduction lesbien superposant les désirs de Maria/Valentineà ceux de Helena/Sigrid. La deuxième partie (les répétitions chez Melchior) est alors une alternance entre deux réalités : celle « réelle » de Enders et Valentine ; celle « fictive » de la pièce. Lorsque le désir nait, il détruit tout sur son passage – comme dans la pièce – dans un degré de réalité qu’il ne devait pas atteindre. Valentine ne peut se résoudre à cette place de subalterne lorsqu’elle cherche, à travers Sigrid, une place d’égale voire de dominante. Pour éviter que ce chevauchement soit néfaste (puisque le personnage d’Helena se suicide), l’assistante préfère fuir. Elle s’évapore presque dans les montagnes suisses pour devenir pleinement cet envoûtant serpent de Maloja.

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Sils Maria fascine par ses enchevêtrements de réalité (réelle, mentale, fictive) qui dressent un paysage psychique tout aussi grandiose que ceux alpins. Le serpent qui altère la réalité, c’est finalement la pièce de Melchior elle-même. S’il n’hante pas de sa personne les vivants, il les tourmente par son héritage culturel. Personnage tutélaire de l’œuvre d’Assayas, il est l’exemple même d’un artiste qui a réussi : il a laissé sa marque et intervient sur le monde même après sa mort.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Young Ones : Mordre la poussière

Young Ones, Jake Paltrow

Young Ones aurait pu marquer un renouveau dans le cinéma indépendant américain en signant une incursion dans les steppes mouvementées du fantastique. Jake Paltrow prône un cinéma d’anticipation qui ne se focalise pas autour des effets spéciaux. Le futur proche mis en scène ici n’est pas tourné vers le spectaculaire mais vers une possible évolution du présent. Le cinéaste tente de rapprocher son cinéma du maître de la science-fiction réaliste : le sud-africain Neil Blomkamp (District 9, Elysium). Dans Young Ones, c’est le rapport à l’eau qui est pris en compte : comment l’homme fera face à la disparition progressive de l’eau ? Paltrow n’essaie pas de faire une réflexion globale sur la question mais seulement de livrer un arrêt sur image des conséquences que le conflit pourrait avoir dans une bourgade des Etats-Unis. Il s’intéresse ainsi aux conflits les plus minimes, ceux qui surgissent lorsqu’une cause est perdue. La guerre de l’eau est déjà perdue entre les nations et les villes, et nous sommes du côté des perdants. C’est alors au tour des voisins, anciens amis, de se déchirer pour sauver leur peau de la poussière ambiante. Young Ones commence ainsi comme une œuvre de science-fiction à fibre environnementaliste sous l’égide d’Ernest Holm (Michael Shannon), personnage utopiste au centre du premier chapitre.

Young Ones, Jake Paltrow

Cependant, si Young Ones ne fonctionne pas c’est parce qu’il perd rapidement toute cohérence narrative en tentant de superposer deux degrés de narration qui ne peuvent se répondre. D’un côté, Jake Paltrow passe en toile de fond le récit sur l’eau qui tisse les liens entre les personnages. Dans ce monde asséché où la pierraille est reine, le réalisateur choisit habillement les codes du western. Les scènes ne sont alors que des duels entre les personnages tentant d’asseoir leur autorité sur une société décharnée en pleine survie. De l’autre, il glisse progressivement vers une sorte de tragédie grecque, entre amour et deuil, se rapprochant de la chronique familiale intimiste. Cette deuxième histoire souffre d’un surplus d’informations dramatiques (handicap, amour interdit, meurtre, jalousie) qui entraîne un détachement du spectateur n’allant pas au cinéma pour retrouver les schémas narratifs des telenovelas. Le long-métrage patine alors car il est impossible de faire coïncider ces deux histoires qui appellent des considérations contradictoires tant formelles que scénaristiques. Le réalisateur ne sait plus que faire de l’image entre les espaces ouverts que nécessitent son western et le confinement qu’appellent les luttes intérieures des personnages. Et Paltrow se perd dans son scénario ne sachant plus ce qu’il doit privilégier entre la singularité qu’il cherche à trouver dans son récit d’anticipation et l’universalité qu’il souhaite avec ses drames familiaux. Sa seule réponse est de donner un rôle principal à chacun des personnages qu’il invente. Mais au lieu de donner vie à une communauté plénière, il noie ses personnages dans une masse qui reste loin du spectateur.

Young Ones, Jake Paltrow

Les procédés narratifs que choisit Jake Paltrow pose également problème puisqu’ils sont éculés et utilisés à outrance. J’éprouve un fort scepticisme à l’encontre de la voix-off et du flashback. Très peu de cinéastes arrivent à les incorporer sans tomber dans le grotesque. Ces procédés sont en effet assez lourds car ils ne sont pas naturels et créent donc une coupure dans le récit classique, linéaire et extérieur aux personnages. Ne parvenant pas à expliciter clairement sa situation initiale par le seul biais de l’image, Jake Paltrow se sent obligé d’avoir recours à la voix-off avec les paroles de Jerome Holm (Kodi Smit-McPhee) et d’acculer le spectateur de détails par des brèves radiophoniques. En procédant ainsi, le cinéaste ne montre aucune foi dans les capacités de réflexion du spectateur. A cause de cela, il tombe dans un didactisme pesant. C’est également ce que je reproche aux flashbacks émotifs : un didactisme inutile. Si le personnage se rappelle sa vie en se replongeant dans des évènements espacés dans le temps du récit, pour le spectateur ces mêmes évènements sont rapprochés puisqu’ils renvoient au maximum à 1h30. Il est alors aberrant de lui remémorer ce qui vient de se passer. La conséquence est de surexploiter une émotion pour tomber dans le grotesque.

Young Ones, Jake Paltrow

Cette lourdeur se ressent également dans la mise en scène de Paltrow. Il tente de remettre au goût du jour le fondu-enchaîné : c’est une courte surimpression qui consiste à faire disparaître une scène A pendant qu’apparaît simultanément la scène B. Ce procédé n’est plus viable de nos jours, et surtout pas fait pour être utilisé plusieurs fois. En plus d’être peu moderne, il est visuellement lourd et ne peut fonctionner que lorsqu’un motif similaire ou un trait narratif lie les deux scènes, ce qui n’arrive pratiquement jamais chez Paltrow. A trop chercher à trouver une langue formelle propre, le cinéaste reprend ce qui se fait rare au cinéma sans réfléchir aux raisons qui ont poussé les autres réalisateurs à les supprimer de leurs films.

Young Ones, Jake Paltrow

Ajoutez à cela une utilisation outrancière de la musique comme tire-larme pour comprendre que Jake Paltrow n’évite aucun des écueils du cinéma contemporain cherchant l’émotion à tout prix. A trop vouloir en faire, le cinéaste se perd dans son propre projet qui paraissant pourtant alléchant.

Le Cinéma du Spectateur
☆✖✖✖✖ – Mauvais

Boyhood : Saisir l’instant ou être saisi par le moment !

Boyhood, Richard Linklater

Berlinale – 2014
Ours d’Argent du Meilleur Réalisateur

 La 64e Berlinale a mis à l’honneur l’un des plus fascinants cinéastes américains : Richard Linklater qui reçoit l’Ours d’argent du Meilleur Réalisateur. Pourtant, sa mise en scène n’est pas vraiment reconnaissable n’étant ni profondément audacieuse, ni véritablement novatrice. Il s’inscrit dans le cinéma contemporain que défend le Festival de Sundace. Un cinéma au raz des hommes où les répliques sont plus efficaces que les images. Ce qu’il n’a pas dans la forme, Linklater le gagne en cherchant le concept. Il fait parti des rares cinéastes qui cherchent à dépasser les limites du cinéma autre que dans l’image. C’est cette audace, rare dans le paysage cinématographique, que le jury a décidé de saluer. Boyhood est une œuvre marquante car unique. Dans une industrie chronophage au possible, le réalisateur américain décide de se poser pour filmer pendant 12 ans les aléas d’une famille. 12 ans pour tourner un film, une véritable prise de risque ! Boyhood repousse la limite entre réalité et fiction. Il brouille la frontière entre personnage et acteur. Linklater cherche à détruire l’artificialité du cinéma, celle de créer des personnages grandissant à visages multiples par faute de temps. Il se pose pour laisser grandir aussi bien Mason que son interprète, Ellar Coltrane.

Boyhood, Richard Linklater

                  Boyhood marque la quintessence du cinéma de Richard Linklater qui pêche d’habitude par ses bavardages. Toute sa filmographie s’axe autour d’un seul et même thème : le temps. Déjà, le temps de faire un film et de raconter une histoire. Il a raconté l’histoire de Céline et Jesse en 3 films et sur 18 ans dans la trilogie des Before (1995, 2004, 2013). C’est maintenant sur 12 ans qu’il raconte celle de Mason et de sa famille. Richard Linklater n’a pas peur de prendre le temps, de se poser de nombreuses années sur un projet, pour être au plus près de l’essence de la vie. Si Boyhood est largement plus réussi que ses autres long-métrages, c’est parce qu’il applique la notion de coupure au sein même de son œuvre. Les Before s’axent autour de deux coupures elliptiques, chacune entre deux films, mais chaque œuvre est un dialogue continu presque à temps réel. Richard Linklater supprime cet effet d’incursion massive dans l’intimité de ses personnages en amenant l’ellipse au sein même de son scénario. Il suit Mason années après années mais en se focalisant sur des bribes, des moments de vie. Il ne cherche pas forcément la scène maîtresse et donc à multiplier les climax à outrance. Il cherche plutôt à plonger au plus profond de la mémoire de ce petit garçon pour faire voguer le spectateur dans ses souvenirs. Le cinéaste ne raconte alors pas forcément la vie de Mason, mais il laisse Mason nous raconter sa version de sa propre vie. Les scènes entre adultes que l’enfant surprend sont alors des mises en scènes transformées ou non. C’est cette idée de distorsion de la réalité qui rend l’œuvre intéressante et fait gagner au cinéma de Linklater la légèreté qu’il lui manquait tant.

Boyhood, Richard Linklater

Si Boyhood est une œuvre si réaliste, c’est qu’elle s’inscrit dans une temporalité précise : les années 2000. Richard Linklater réalise bien plus qu’une chronique familiale atemporel, il met en scène un précis sociologique des années 2000. Et en tant que spectateur né en 1993, c’est alors tout le début de ma vie qui se redessine et ajoute à l’atmosphère sublime de Boyhood une douce nostalgie. La bande-son accompagne l’évolution des enfants. Samantha découvre son côté espiègle sur « Oops ! … I Did It Again » de Britney Spears pour finalement vivre son adolescence sous l’excentricité de Lady Gaga. Les lumineux tableaux de la vie de Mason s’accompagnent tantôt des Vampire Weekend, tantôt de Foster the People. Mais, c’est surtout les phénomènes fédérateurs de la jeunesse que met en avant Linklater avec l’apparition des jeux vidéos (GameBoy, Xbox puis WII) ou encore Harry Potter. Les enfants des années 2000 se sont construits avec la magie des productions littéraires et cinématographiques relancée par J.K. Rowling mais aussi avec la banalisation de la violence par les jeux vidéo.

Boyhood, Richard Linklater

Cette violence fait écho à la propre vie de Mason, ainsi que de sa sœur, qui se retrouve balloté suivant les relations tumultueuses de sa mère. Richard Linklater saisit parfaitement la position difficile de l’enfant, celle d’un suiveur mutique. De ces éternels déménagements se dégage une incohérence dans les propos de la mère. Elle espère toujours que ses enfants vont se sentir comme chez eux alors qu’elle est l’instigatrice même du déracinement à venir. La seule constance est alors l’arrière-plan culturel que Linklater s’efforce de faire ressortir. Samantha et Mason sont de purs produits des années 2000. L’une sera une enfant nonchalante qui se laisse porter par les modes, elle se métamorphose constamment pour correspondre à son époque. L’autre sera un électron libre. Mais la personnalité de Mason n’est finalement que le résultat des années 2000, de cette société connectée et avide de sensations. S’il fait des beaux discours sur le fait que l’homme devient progressivement un robot à cause des nouvelles technologies, il arrête sa pensée pour regarder la photographie d’un chat. Il tente de combattre ce que la société a voulu faire de lui et il y parvient seulement à travers les photographies où, comme Linklater, il replace au centre le temps et les hommes.

Boyhood, Richard Linklater

Avec Boyhood, Richard Linklater tient son chef d’œuvre sur la question du temps. Il révolutionne aussi bien son propre cinéma en le dégageant de ses défauts que le rapport à la perception de la réalité au cinéma. Et s’il fallait encore dire une seule chose, il permet de dévoiler un acteur sensationnel : Ellar Coltrane.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Sunhi : Et l’alcool eut un goût âcre …

Sunhi, Hong Sang-soo

Il est difficile d’appréhender le cinéma d’Hong Sang-soo à travers un de ses long-métrages. La filmographie du cinéaste se ressent comme une galaxie d’œuvres n’en formant finalement qu’une unique, celle d’une réalité chimérique. Le réalisateur prône un hyper-réalisme qui lui permet de transcender la question du quotidien dont il propose une constante variation. Dans l’œuvre du sud-coréen, le quotidien s’axe autour de l’homme et des relations qu’il tisse autour de lui. De cette nébuleuse relationnelle, il tire une infinie combinaison de récits où les personnages se ressemblent, appartenant tous à l’humanité qu’il façonne, tout en dégageant une unicité propre. Calquant son schéma narratif sur une étude infime de l’ordinaire, il fait des scènes de repas ou des beuveries la clé de voûte de sa temporalité : c’est là que les hommes se parlent à cœur ouvert l’esprit embué par l’alcool. Son cinéma est le fruit de rencontres hasardeuses ou non, de paroles ou de non-dits. Sa beauté réside dans cette sensation de regarder les gens vivre, de suivre des êtres qui au-delà d’être des personnages sont des hommes à part entière qui semblent pourvoir continuer à exister en dehors de l’œuvre. Il dissèque le réel, un concept constant que ses détracteurs assimilent à la « redondance », dont il livre des variations selon l’humeur qui le parcoure à un instant T.

Sunhi, Hong Sang-soo

Ce qui importe alors chez Hong Sang-soo, c’est l’humanité qu’il dépeint seulement dans deux environnements. D’un côté, tous les extérieurs (rues, parcs, monuments) où les rencontres se font soit par choix d’un des personnages soit par le hasard qui joue un rôle important chez le cinéaste. De l’autre, les intérieurs où les personnages sont enfermés dans un espace qui les pousse à la confidence aidés par l’alcool. L’unification des deux est purement formelle avec l’utilisation du plan-séquence fixe (bousculé de temps en temps par un zoom) qui apporte cette notion de réalité, de surprendre des vies humaines comme on pourrait le faire assis sur un banc ou à la terrasse d’un café. Se dégage alors une étrange théâtralité dans son dispositif visuel. Les discussions, filmées elles-aussi en plans-séquences, se font entre des personnages face à face sans aucun jeu de champs/contrechamps. Un minimalisme volontaire qui prouve que le cinéma n’est pas qu’un jeu de montage où les images sont prémâchées pour le spectateur mais bien une façon de surprendre brièvement une vie autre que la nôtre. Hong Sang-soo manipule la réalité, la facilite en quelque sorte, pour obtenir un subtil théâtre des conditions humaines.

Sunhi, Hong Sang-soo

Une vision sur l’humanité qui ne cesse de muter au fil des œuvres et qui atteint avec Sunhi une noirceur auparavant absente. Ce long-métrage est la réplique sombre d’Haewon et les hommes (2013) qui était une balade optimiste parcourue par la figure d’une jeune ingénue amoureuse. L’œuvre se terminait sur le réveil d’Haewon dans une salle de cours montrant que le rêve était encore possible dans le théâtre d’Hong Sang-soo apportant avec lui l’espérance et l’amour. L’œuvre se voilait déjà avec cette idée d’une fuite vers l’étranger (la mère déménageant au Canada) qui entachait un cocon idyllique où la vie se résumait à un simple marivaudage. Dans Sunhi, la fuite est une réalité – Sunhi ayant « disparue » pendant plusieurs années. Elle a emporté avec elle  l’insouciance qui parcourait le précédent film du cinéaste.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo livre une vision pessimiste de l’humanité ou plutôt de la société des hommes qui n’est dictée que par la rancune et les non-dits. Les personnages ne sont que des inconnus, autrefois proches, qui ne peuvent crever l’abcès de la séparation seulement par des phrases bateaux qui s’adoucissent uniquement par l’alcool. Prenons l’exemple de Sunhi décrite par les 3 hommes (Moon-soo, Jae-hak, Professeur Choi) de la même manière certes mais qui trouve son caractère mélioratif uniquement quand ces derniers voient une ouverture possible vers le cœur de la jeune femme. Qui est véritablement Sunhi ou plutôt « notre Sunhi » (titre original) ? Cherchant la contemplation plus que l’explication, Hong Sang-soo dresse le portrait de deux personnes distinctes : la Sunhi « réelle » qui sans doute se rattache à la description de la jeune femme dans la première lettre de recommandation qu’écrit le Professeur Choi – une personne avec des problèmes relationnels, lâche envers elle-même et les autres ; et la Sunhi « fantasmée » celle qui n’est finalement que la déformation d’un souvenir avant son évaporation. L’égoïsme des hommes se retrouvent une nouvelle fois dans l’épisode des lettres de recommandation où le Professeur modifie sa propre réalité, pensant atteindre une vérité à chaque fois, suivant ce qu’il obtient de Sunhi – un possible horizon avec elle.

Sunhi, Hong Sang-soo

Les hommes se complaisent dans une fausse stabilité qu’il faut plutôt comprendre comme de la lâcheté pour les autres et de la stagnation pour eux-mêmes. Les personnages fuient les explications comme le cas de l’abandon de Moon-soo qui ne peut trouver de réponse ni du côté de Sunhi ni de Jae-hak. Il doit se contenter d’un « je t’expliquerai plus tard ». Se dessine une société de l’échappatoire relationnelle où les personnages sont pourtant fatalement piégés au sein d’un plan fixe où la durée s’étire. Cependant, Sunhi semble surtout marqué par une critique acerbe d’une humanité inactive sans aucune prise de décision. Les seules avancées ont lieu sous l’alcool comme pour signifier qu’il leur est impossible de regarder la réalité en face. Ce monde n’est finalement que dicté par la prolifération de conseils vides de sens puisque seulement raccrocher à ce que cette propre société bienpensante dirait. Le théâtre d’Hong Sang-soo tourne alors à l’absurde, les personnages se renvoyant les mêmes conseils de façon mécanique. Le conseiller reçoit alors son propre conseil amenant l’idée d’une vacuité de cette entraide morale.

Sunhi, Hong Sang-soo

Que serait une œuvre d’Hong Sang-soo sans un regard sur le monde du cinéma ? Le cinéaste-professeur applique le même constat ! Les étudiants n’arrivent plus à se détacher de la rassurante structure universitaire : Moon-soo a déjà réalisé un film pourtant il préfère la stabilité de l’Université tendant vers le professorat ; Sunhi continue ses études pour trouver un prétexte de ne pas se lancer dans ses propres créations. Les personnages sont frileux, ne pouvant regarder de face un avenir incertain où l’échec pourrait être une finalité.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo se fait le prophète d’un cinéma du quotidien, et donc d’un cinéma de la vie. Il renoue avec l’illustre approche de chirurgien du réel qui faisait de Yasujiro Ozu l’un des cinéastes les plus envoûtants du XXe siècle.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Under the Skin : La quintessence du fantastique

Under the Skin, Jonathan Glazer

Mostra de Venise – 2013

En 2004, un jeune cinéaste réaffirmait que la splendeur du fantastique réside paradoxalement dans son incrustation à une réalité tangible : c’était Jonathan Glazer avec son 2e long-métrage Birth. Il renouait ainsi, dans cette quête de suppression d’un didactisme pesant, avec les grands réalisateurs américains tels Hitchcock (Vertigo, 1958) ou Mankiewicz (L’Aventure de Mme Muir, 1947). Prônant une lecture intimiste des évènements surnaturels, ces réalisateurs se concentrent sur l’universalité qui découle de leurs différents scénarii : l’obsession chez Hitchcock, les amants maudits chez Mankiewicz, le deuil amoureux chez Glazer. Ils s’inscrivent alors dans l’éternel débat fond/forme dans un genre qui s’est justement émancipé par sa forme grandiloquente. Ici, c’est la victoire de la réflexion psychologique (fond) sur le spectacle (la forme).

Under the Skin, Jonathan Glazer

Avec Under the Skin, Jonathan Glazer perfectionne davantage son schéma narratif et visuel en opposant au sein d’un même film deux environnements distincts. D’un côté, la réalité des hommes – et donc du spectateur – qu’il intensifie par l’utilisation des caméras-cachées et d’acteurs non-professionnels dans la première partie de son œuvre [la chasse]. A travers les déambulations d’un Van dans les rues d’Édimbourg, Glazer retranscrit une temporalité « authentique » puisque basée sur le ressenti du temps qui passe et donc sur la tangibilité d’une conception humaine : le Présent. De l’autre, la réalité de l’extraterrestre affranchie de tous signifiants perceptibles par l’homme, et donc le spectateur, représentée par un bloc monolithique noir où seul le reflet permet une narration (l’apparence réel de l’extraterrestre, le corps en suspension). Seule la linéarité sur laquelle déambule sensuellement Scarlett Johansson (impressionnante), tandis que s’enfonce les proies, marquent une rencontre entre ces deux temporalités. Under the Skin marque ainsi la quintessence du traitement du fantastique avec une incrustation profonde dans les attenants de notre propre réalité qui ne trouvent écho que dans la création d’une imagerie nouvelle fondée sur l’épuration plus que sur le spectaculaire.

Under the Skin, Jonathan Glazer

La richesse de l’œuvre de Jonathan Glazer réside dans la perpétuelle redéfinition qu’il donne à son titre, Under the Skin, entre la symbiose corps/conscience et leur distinction. Cette altérité corps/conscience s’observe dès la sublime scène d’ouverture à travers celle de l’image et du son. D’un côté, la formation de l’œil (et par extension du corps entier) avec ses formes géométriques s’assemblant dans une temporalité, ici une lenteur, qui renverra ultérieurement à celle du cube noire. De l’autre, la création de la voix en fond sonore où des simples sons tendent progressivement vers des syllabes puis des mots. « Sous la peau », celle d’une prostituée trouvée dans un fossé, ne représente simplement que cette supercherie d’une conscience (l’extraterrestre en lui-même) devenue autre (le genre humain). Une distinction bestiale qui s’explique dans toute la première partie de l’œuvre [la chasse], la peau n’est qu’un appât. « Sous la peau » renvoie alors à ce qui est convoité : les muscles et les organes qui seront aspirés dans une des plus envoûtantes scènes du cinéma contemporain où la peau ne sera plus qu’un emballage jeté dans l’infinité.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Privilégiant son dispositif artistique plutôt que de ménager le spectateur, Jonathan Glazer met en place une véritable « chasse à l’homme » avec ses différents procédés que l’extraterrestre doit progressivement assimiler pour se perfectionner et accroître son rendement. Le cinéaste britannique conjugue avec une habilité certaine une traque animale (observation des êtres humains, choix de la proie) et un jeu de séduction profondément humain (drague, discothèque). De la peau naît le désir, « sous la peau » devient alors la promesse d’une caresse, d’un acte sexuel qui ne viendra finalement jamais. Cette distinction prédateur/proie a tendance à se diminuer progressivement au fur et à mesure que le personnage de Scarlett Johansson s’approprie sa nouvelle enveloppe. Une scène semble alors prémonitoire de la dernière partie de l’œuvre [l’épisode forestier] : dans la nuit, le Van se retrouve assailli par des hommes – devenus animaux – faisant pour la première fois de Johansson une proie.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Under the Skin bascule vers le conte initiatique faisant passer l’extraterrestre d’une simple exécutante sans émotion (scène déchirante de l’enfant en pleur laissé sur la plage) à une entité pensante propre. La partie centrale de l’œuvre marque la symbiose entre l’enveloppe corporelle et ce qu’elle contient. Troublée par la rencontre avec un homme déformé – il ne faut pas voir dans cette scène de la pitié puisqu’elle envisage les hommes seulement pour ce qu’ils représentent et non pour leur apparence –, l’extraterrestre entame une fuite (puisque poursuivie par le mystérieux motard) vers sa conscience dans les décors sauvages de l’Ecosse. Elle envisage l’homme seulement par sa bestialité : d’abord par sa fonction alimentaire qu’elle tente de reproduire dans une scène extraordinaire en mangeant une part de gâteau ; puis par la fonction reproductrice qu’elle entreprend avec l’homme qui la recueille. Cependant, le mimétisme n’est pas viable puisque « sous la peau », elle reste un corps étranger à l’homme. Il y a néanmoins un basculement de l’altérité vers cette peau humaine devenue la métaphore de sa personnalité.

Under the Skin, Jonathan Glazer

La fuite s’intensifie avec la suppression de la société humaine de l’image, symbolisant sa détresse de n’appartenir à aucune réalité terrestre concrète. Le génie scénaristique de Glazer, qui adapte librement Sous la peau de Michel Faber, est alors de faire de l’extraterrestre une proie (sexuelle) suivant la logique qu’elle est devenue ce qu’elle chassait et donc sa propre proie. Under the Skin se clôt sur cette brutale incapacité à faire fusionner un corps et une conscience avec une image dont la beauté me hante encore de l’extraterrestre mise à nue contemplant sa propre enveloppe comprenant que son rêve est inaccessible.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Poursuivant la thématique de la distanciation corps (apparence) / conscience entamée avec Birth, Jonathan Glazer livre un chef d’œuvre, un bijou de cinéma, dont les images resteront à jamais gravées dans la mémoire du cinéma mondial.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre