Jersey Boys : La rançon de la Gloire

Jersey Boys, Clint Eastwood

Archétype du cinéma américain, le genre du Biopic a servi de vitrine à une société capitaliste utopiste où l’argent se place (naïvement) seulement du côté du talent. En symbole de la réussite du self-made-man, ces magistra vitae apportaient le lien manquant entre l’optimiste fantasme du rêve américain pour le spectateur et sa possible réalisation illustrée par le sujet. Cependant, les stigmates de la crise marquent une nécessité de s’approprier différemment ces destins hors-normes en les détachant, consciencieusement, de la quête prophétique du happy-end si chère aux spectateurs américains tentant d’oublier la désagrégation de leur société et de ses symboles. Ainsi après le délitement affectif de Liberace (Soderbergh), le pathétique récit en miroir de Lovelace (Epstein) et la froide névrose de Llewyn Davis (Coen), c’est Clint Eastwood qui se penche sur l’envers d’un destin « à l’américaine » : celui du mythique groupe des Four Seasons.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Le Pape du « faits réels » continue ainsi la déstructuration du modèle narratif du Biopic, centré sur l’accomplissement, qu’il avait entrepris avec l’ultra-académique J. Edgar. Eastwood focalise son récit, comme le musical qu’il adapte, non pas sur l’ascension fulgurante du groupe mais sur les ressentiments de ces membres. Œuvre intimiste, Jersey Boys devient une sorte de confession touchante que le réalisateur rend palpable par les apartés des personnages s’adressant directement aux spectateurs pour raconter leur histoire sans intermédiaire. Se dégage alors une double musicalité : celle enjouée de la réussite du groupe (ponctuée de leur propre musique à travers des scènes sans faute de concerts ou d’enregistrements) ; et celle maussade, tel un requiem, des êtres qui souffrent justement de cette réussite à travers la dislocation d’un groupe en perdition, l’isolement familial ou affectif. De ce dualisme discret – puisque seulement suggérer –  émane une atmosphère nostalgique de la période pré-succès où le bonheur résidait encore dans la construction d’un foyer, et donc d’une identité. Jersey Boys dresse le portrait de techniciens, indubitablement doués, réussissant par l’amour du travail bien fait mais n’étant pas prédestinés à être des stars.

Jersey Boys, Clint Eastwood

D’une fluidité déconcertante et d’une perfection plastique, Jersey Boys ne souffrirait-il pas d’être trop lisse ? Le cas Eastwood est problématique dans l’approche que je pourrais avoir d’un bon réalisateur. Le vétéran (84 ans) est progressivement devenu la représentation même du classicisme, et donc de l’école des Oscars qui l’a déjà adoubé à deux reprises (Impitoyable en 1993, Million Dollar Baby en 2005). Il prône une mise en scène sans grandiloquence mais qui se révèlent finalement au plus proche de son sujet. Clint Eastwood ne cherche pas à faire du réalisateur un artificier en soi mais plutôt un serviteur d’un scénario (pièce angulaire de ses œuvres) porté par des acteurs toujours justes (ici, ce sont les comédiens du musical qui reprennent brillamment leur rôle). Prêchant une sorte de réalisme au sein d’un cinéma « miroir du monde », la caméra d’Eastwood évolue pourtant au contact de la musique des Four Seasons en privilégiant des longs travellings dans les rues reconstituées du New Jersey des années 1950/60 avant de se confiner progressivement dans des lieux clos. Il apporte à son cinéma un mouvement qui fait du réalisateur, ici, une entité particulière – une sorte de confident qui absorbe les apartés confessionnels de ses protagonistes.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Jamais véritablement audacieux, mais jamais dans l’erreur, que pouvons-nous réellement reprocher au plus américain des réalisateurs ? Jersey Boys est certes une œuvre assez mineure dans la filmographie d’Eastwood, mais elle reste une goûteuse balade musical, et une douce critique du star-system américain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Adieu au Langage : Adieu à Godard

Adieu au Langage, Jean-Luc Godard

67e Festival de Cannes
Prix du Jury

Est-il seulement envisageable de rester indifférent à la dernière œuvre de Jean-Luc Godard, Adieu au Langage ? Face à cet objet filmique, le spectateur ne peut choisir qu’entre l’hermétisme (ma position) ou la soumission au génie « supérieur » de Godard. En maître à penser du cinéma français, le cinéaste qui souhaite annihiler tout sens autre que celui de l’image oublie néanmoins la signification que représente le mot « Godard ». Il symbolise la quintessence de l’auteur et entoure sa personne d’une sacrosainteté qui résume les critiques à « tu n’aimes pas Godard, tu n’aimes pas le cinéma ». J’espère alors que comme moi vous serez faire preuve d’une distanciation entre la filmographie d’un génie et une œuvre précise. Il est certain qu’Adieu au Langage n’aurait pas foulé le tapis rouge cannois, n’en serait pas parti avec un prix du jury et n’aurait pas été encensé par les critiques s’il avait été réalisé par un inconnu. C’est le fait d’être rendu aveugle par la carrière triomphante de Godard (A bout de souffle, Le Mépris, Masculin/Féminin, Pierrot le Fou) ou la volonté de lui rendre hommage qui maintient l’illusion que Godard est un Midas de l’image, faisant de l’or même avec ses erreurs.

Adieu au Langage, Jean-Luc GodardAdieu au Langage se veut être le manifeste d’une vision contemporaine du rapport à l’image : celui de l’image en soi et pour soi. Jean-Luc Godard établie alors le lien manquant entre le cinéma et l’art vidéo. Le but est alors de débarrasser l’image de son superflu, le langage, qui altère le sens de l’image. Il découpe ainsi son œuvre en deux parties : la nature, ce qu’est l’image, et la métaphore, ce que l’image peut devenir en s’associant avec d’autres. Adieu au Langage s’inscrit alors dans la lignée du cinéma soviétique de Eisenstein où l’image est à la fois le signifiant et le signifié. Godard retourne  à une sorte de genèse poétique du cinéma où l’image n’est plus qu’un moyen d’illustrer un scénario mais est pleinement l’expression d’un mouvement et d’une force propre au cinéma. Le projet filmique se résume parfaitement dans l’unique audace de Godard : la captation 3D reposant sur deux caméras, il filme une scène où deux personnages parlent lorsque l’un bouge et est suivit par l’une des caméras ; se superpose à l’écran les deux images supprimant pour la première fois dans la vie du spectateur le hors-champs d’une conversation habituellement tributaire du champs/contre-champs. L’image est alors supérieure au récit, supérieur à l’esthétique.  Le projet est honorable, ambitieux et surtout aurait pu être captivant. Alors, qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans Adieu au Langage ?

Adieu au Langage, Jean-Luc GodardC’est d’abord le manque de radicalité qu’assume Godard. S’il détruit le récit classique (« je hais les personnages » scande la femme), le cinéaste ne peut s’empêcher de superposer à ses images un récit ubuesque – voire ridicule – pour amener ses thématiques. Il échoue alors à sa propre pensée ne pouvant finalement pas se résoudre à la simple signification que procure le montage. S’installe alors une « romance » métaphysique entre un homme et une femme avec en toile de fond l’errance d’un chien abandonné par ce même couple à une station essence. Il ne peut se découdre à complètement détruire la structure même du cinéma et se heurte ainsi à l’idée paradoxale de faire fusionner au sein d’une même image un concept et la critique de ce dernier.

Adieu au Langage, Jean-Luc GodardJean-Luc Godard critique ainsi le rapport de l’homme au langage : la supériorité de l’homme, si elle existe, ne tient pas dans le langage comme semble le montrer les multiples (et lassantes) scènes portant sur le chien, symbole d’une animalité bienveillante. Cependant comment prendre au sérieux un destructeur du langage qui n’use finalement que de citations ? Entendons-nous bien qu’il est possible de critiquer le langage par le langage, c’est ce qu’à admirablement réussi Ozu dans son sublime Bonjour (1959) dans laquelle il montre l’uniformisation, et donc la fadeur, du langage dans les sociétés modernes. Dans le cas de Godard, cela ne peut fonctionner car il déconstruit le langage au profit de quelque chose, l’image, et que finalement il ne peut se résoudre qu’à déblatérer des citations philosophiques pseudo-provocatrices dans un souci de provoquer un choc qui n’arrivera jamais tant la contradiction d’Adieu au Langage est présente.

Adieu au Langage, Jean-Luc Godard

Enfin, l’erreur de Godard est de toujours chercher la provocation par le subversif. Adieu au Langage devient ainsi un fourre-tout de ce qu’on ne voit habituellement pas au cinéma mais que Godard ose, quant à lui avec l’audace qu’il pense avoir, montrer à un spectateur qui doit tressaillir de voir enfin l’indicible. Or l’échec est double ! D’un côté parce que le subversif ne l’est finalement pas : l’ombre d’une caméra sur un parking, l’utilisation de mauvais rushs, la fin de la netteté de l’image, le rapport à la nudité. Rien ne prend puisque finalement rien n’est très novateur pour le spectateur contemporain. D’un autre, parce que la gratuité de son procédé détruit l’envergure de ces critiques notamment celles sur l’égalité entre les sexes proférées par une actrice devenue une femme-objet toujours nue contrairement à son homologue masculin qui bien que nu ne dispose pas de la même attention de la part de la caméra de Godard.

Adieu au Langage, Jean-Luc Godard

L’œuvre de Godard peut se résumer par ces scènes où le couple discute pendant que l’homme défèque. Le « maître » se rapproche alors plus du subversif bas-de-gamme des comédies américaines que des manifestes artistiques. Adieu au Langage est une masturbation intellectuelle qui amène l’idée justement que le langage est la clé, au moins celle qui permet de ne pas perdre Godard.

Le Cinéma du Spectateur
✖✖✖✖✖ – Nul

Tom à la ferme : le tango macabre

Tom à la ferme, Xavier Dolan

70e Mostra de Venise
Prix FIPRESCI

Avec Tom à la ferme, l’œuvre de Xavier Dolan se confronte aux limites de son propre habitus. Ce quatrième long-métrage marque le glissement de son cinéma citadin vers la ruralité. Cependant, le cinéaste québécois n’essaye pas d’en copier les codes, il se joue de cet antagonisme criant. Dès les premières images, c’est toute la filmographie léchée de Dolan qui parcourt les paysages pastoraux dans une voiture bercée par la musique populaire de Kathleen Fortin, « Les moulins de mon cœur ». Dans ce nouvel environnement, l’alter ego de Dolan, Tom, est complètement isolé et bouscule par son corps en mouvement l’immobilité des cadres et des décors. Sa lente immersion conduit à sa première rencontre avec un autre corps, celui d’Agathe (Lise Roy) la mère de Guillaume, le petit-ami défunt de Tom. Par un habile jeu de cadre, Dolan fait disparaître son personnage derrière une cloison, la fondant dans cet intérieur paysan, et laisse Tom comme le seul élément étranger de l’image. Ne cherchant pas à réaliser un petit précis de la vie à la ferme, l’œuvre se veut la confrontation de deux entités (rurale, citadine) qui apprendront, à la manière des livres pour enfants au titre simpliste dont s’inspire Tom à la ferme, à coexister. 

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L’expatriation du cinéma de Dolan engendre une modification des codes même de son cinéma. Ses habitudes formelles issues d’un microcosme arty-bourgeois ne peuvent s’appliquer à ce monde agricole qu’il doit maintenant dompter. De ce déracinement naissant du drame originel de l’intrigue, Tom à la ferme tire une violence et un déchirement qui installent les caractéristiques du thriller psychologique. En conservant quelques reliques esthétiques de son cinéma (des ralentis aux plan-séquence suivant la marche des personnages), le cinéma de Xavier Dolan s’imprègne de celui d’Alfred Hitchcock. Du maître britannique, il reproduit et réinvente deux scènes mythiques : la douche de Psychose (1960) et la course dans le champ de maïs de La Mort aux trousses (1959). À l’instar de ces deux séquences, le cinéaste québécois repose ses effets sur un lien ténu entre tension et corporéité. C’est dans le corps de Tom, dans son rapport à la chair – la sienne comme celle des autres – que se joue Tom à la ferme. Flirtant avec les passions, le cinéma de Dolan se focalise sur les moments d’exaltation dans lesquels les personnages cessent d’être des citoyen.ne.s régi.e.s par des conventions et des codes sociaux.

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La force du Dolan est ne pas utiliser les confrontations comme un moyen didactique d’expliquer le récit. Les protagonistes n’existent que dans une temporalité présente, réglée par une mise à mal physique, qui proscrit toutes explications du passé. Tom à la ferme part d’une situation initiale simple : Guillaume est mort, son petit-ami Tom se rend à son enterrement auprès de sa famille, les Longchamps, dont la mère ignore son existence. Francis (Pierre-Yves Cardinal) – le frère aîné – maintient l’illusion de l’hétérosexualité de son frère par le biais d’une copine fictive : Sarah. Agathe, la mère, désespère de l’absence de cette dernière pourtant présent(e). Cette ignorance mutuelle entre les personnages, que partage le spectateur, entraîne rapidement une suite des mensonges. Tom à la ferme devient alors un micro-théâtre où les personnages usent de faux semblants pour correspondre aux directives du violent Francis s’octroyant le costume du metteur en scène. La complexité de la position de Tom entraîne chez ce dernier une sorte de délire schizophrénique : il est Tom, la véritable Sarah ; il doit être Tom, l’ami de Guillaume. Une schizophrénie qui se complexifie lorsqu’il prend progressivement la place de Guillaume – s’installant dans sa chambre, portant ses vêtements et devenant un membre fictif de la famille Longchamps. Le personnage de Tom pose la question de la frontière entre acteur et personnage, entre être et paraître.

Tom à la ferme, Xavier Dolan (Canada)

Or, la fascination malsaine de quatrième long-métrage de Xavier Dolan réside encore ailleurs : dans la relation ambiguë qui se noue entre Tom et Francis. Une confrontation, sur fond de masochisme, qui oscille entre violence et séduction toxique. Francis décide, Tom exécute. La partition des rôles est définie dès la première scène qu’ils partagent lorsque dans la nuit Francis étrangle Tom afin que ce dernier ne fasse pas tomber la supercherie mise en place depuis des années. Cette relation n’aurait pu être qu’un simple va-et-vient violent entre des personnages monolithiques, mais elle se complexifie au contact de l’identité trouble de Tom. Francis modifie alors son comportement suivant le rôle que joue Tom : de la violence pour ce corps étranger qui menace un secret ; de la bienveillance pour ce substitut de « Guillaume » ; et de l’attirance pour Tom en tant que corps homosexuel. À partir d’une sublime séquence de tango, Tom à la ferme bascule vers une réflexion sur le refoulement. Les non-dits sont comblés par une tension sexuelle, voire sentimentale, qui synthétise les frustrations de Francis. La violence, comme moyen d’expression, devient alors la réponse à une vision machiste dans laquelle Francis se complaît – devenu le seul « homme » de la maison suite au départ de Guillaume. Tom à la ferme est une danse masochiste, autant physique que morale, se nourrissant de l’instabilité psychologique de l’ensemble de ses protagonistes.

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Tom à la ferme démontre la grandeur du cinéma de Xavier Dolan et sa capacité à se transfigurer. Dénonciation de l’homophobie ordinaire, cette adaptation de la pièce éponyme de Michel Marc Bouchard (2009) invoque sa propre noirceur pour troubler et enchevêtrer les identités. Dans ce brouillard, seules pèsent l’intolérance et l’incommunicabilité.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Noé : L’Illusion tragique

Noe, Darren Aronofsky

Il y avait une certaine attente derrière le projet de Noé attisé par le fait de voir un roi donner vie à un prophète. Pourtant, deux éléments dérivent : l’arche et Darren Aronofksy. Il ne livre qu’un énième blockbuster sans saveur à une industrie cinématographique déjà noyée. Le réalisateur américain fait de Noé l’illustration d’un postulat qui gangrène Hollywood, la primauté de l’action sur la parole. Cela aurait pu être une extension du savoir-faire d’Aronofsky – cinéaste obnubilé par le rythme au sein même de l’image (des shoots de Requiem for a Dream aux entraînements de Black Swan), il n’en résulte qu’une suite d’actions sans contexte. Les scènes ne trouvent leur légitimité uniquement dans le spectaculaire. Cette vision d’un cinéma seulement tourné vers le divertissement et le grandiose n’est paradoxalement qu’un moyen de l’enfermer dans une uniformisation des schémas narratifs et des codes visuels. Comment expliquer autrement que Noé se farde, comme toutes les autres productions du moment, de géants de pierre (les Veilleurs) être grognant (le spectaculaire) puis parlant simplement la langue des hommes (le scénario). Aronofsky s’attarde (trop) longuement sur les guerres entre les hommes dans l’unique but d’offrir des batailles épiques, même redondantes. C’est la limite, voire l’épuisement, de l’action-spectacle qui se joue ainsi dans Noé.

Noé, Darren Aronofsky

Le film semble être alors une anomalie dans la filmographie de Darren Arrofnosky livrant à un spectateur las ce que n’importe quelle production à gros budget peut lui apporter. Il ne s’accroche pas aux penchants psychotiques des personnages qui font habituellement la richesse de son cinéma : la drogue (Requiem for a Dream), le masochisme (The Wrestler) ou la paranoïa (Black Swan). Pourtant, l’épisode biblique de l’arche de Noé était un terreau fertile de dilemmes cornéliens sous forme d’un huit clos questionnant la foi. Tout cela est balayé par une quête, creuse, d’une épopée rabâchée. Le scénario, écrit par Aronofsky et Handel, oublie de s’intéresser aux évolutions caractérielles de ces personnages – du choix de Noé, à la frustration de Cham en passant par le désintéressement de Naameh ou le renoncement d’Ila – en faisant le choix absurde de l’ellipse permettant de donner plus de place au navrant récit visuel. Néanmoins, l’ellipse ne peut être viable que dans un environnement narratif qui n’est pas didactique ce qui n’est pas le cas de Noé.

Noé, Darren Aronofsky

Il n’y a dans Noé aucune illusion de vie. Le spectateur est face à des images plus qu’à des personnages. Ces derniers ne semblent se préoccuper des troubles qui les agitent seulement dans des scènes précises face à la caméra. Le personnage d’Ila (Emma Watson) est assez signifiant. D’abord petite-fille agonisante et stérile, elle se retrouve après une première ellipse d’une dizaine d’années une femme. Une évolution corporelle sur le long-terme rendu factice par le dialogue qu’elle échange avec Noé (Russel Crowe) où elle semble prendre conscience seulement maintenant de ce changement. Faisant fit de la vraisemblance, la scène a uniquement un but didactique. Lors de la 3e ellipse (allant de l’annonce de sa maternité à l’accouchement), Aronofsky fait le choix de mettre sous silence les mois les plus intéressants psychologiquement renfermant à eux-seuls l’attente du malheur, le bras de fer entre Shem et Noé et le délitement du couple Noé/Naameh. Le cinéaste fige ses personnages à des situations, des moments donnés, ne leur donnant pas la possibilité d’évoluer en dehors du temps filmique.

Noé, Darren Aronofsky

Si l’illusion cinématographique ne prend pas, c’est également parce que Darren Aronofsky transpose l’épisode biblique de Noé sans modification de sa grandiloquence et de ses choix narratifs. Alourdi d’une théâtralité supplémentaire, Noé s’enlise dans un langage écrit sans aucune légèreté. Le cinéaste donne l’impression d’une mise en scène pseudo-intimiste de la Bible avec des tirades d’un autre âge. Une histoire théologique, ou même fantastique, doit toujours tendre vers une vraisemblance, une sorte de cohérence interne qui permet d’accrocher le spectateur. Tout le problème de Noé est là, dans l’artificialité d’une réalité même différente à la nôtre.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Her : A la recherche de la Perfection perdue

Her, Spike Jonze

Si Spike Jonze est souvent qualifié de réalisateur visionnaire, c’est paradoxalement dans une recherche minutieuse de réalisme qu’il excelle. Her subjugue par la dualité de sa temporalité : d’un côté un futur tourné vers les nouvelles technologies ; de l’autre la sensation de regarder notre propre réalité. Il amène le cinéma d’anticipation au plus proche de l’homme. Il déconstruit alors totalement les caractéristiques d’appropriation du futur par les cinéastes : pas d’actions, pas d’effets spéciaux à outrance. Spike Jonze ne s’intéressent pas au mouvement mais à une ambiance, celle de la romance. Le choix du futur n’est qu’une caractéristique parmi d’autres, mais n’est aucunement un aboutissant du film. Si le futur de Her semble proche, le réalisateur nous transporte dans un Los Angeles fantasmé, un monde libéré de tous problèmes (aucune question de guerre, d’environnement, de politique). Il enrobe alors son utopie d’une photographie pastel et séduisante, comme sortie d’Instagram ou d’une publicité pour Apple. C’est justement dans cette recherche de la perfection que réside le point de société du film, et non dans la solitude de l’homme face à la machine comme je l’ai souvent lu. L’isolement des individus est bien présent lors des scènes de rue dans laquelle les hommes se croisent, semblent parler, mais n’ont aucune interaction avec leurs congénères. Spike Jonze montre, avec brio, cette dématérialisation des relations humaines qui, bien que toujours existantes, utilisent la technologie comme intermédiaire. C’est le renforcement de la place de la machine dans notre quotidien qui rend possible, et plausible, la romance qui naît entre un homme, Théodore Twombly (Joaquin Phoenix, toujours époustouflant) et un système d’exploitation, Samantha (Scarlett Johansson, qui trouve ici son plus beau rôle).

Her, Spike Jonze

Her est une œuvre sur les dérives de la recherche absolue du bonheur parfait. Les hommes, chez Spike Jonze, sont obnubilés par le fantasme qu’ils ont de leur propre vie. C’est seulement selon ce prisme que les flashbacks sur le mariage de Théodore et Catherine ont un sens. Théodore est bloqué dans la vision utopique qu’il s’est fait de son passé dans laquelle il ne garde que les plus beaux moments de sa relations avec son ex-femme : des moments quasiment sans parole célébrant la beauté de vire ensemble. Cependant, il ne suffira que des quelques minutes en face de la vraie Catherine pour que le spectateur comprenne qu’il s’agissait d’une relation rendue bancale par l’exigence des deux partenaires à faire correspondre l’autre à la perfection qu’il ambitionne. Samantha prophétisera : « Le passé, c’est l’histoire que tu te racontes ». On retrouve cette recherche de la plénitude à travers le projet artistique d’Amy (Amy Adams) qui consiste à filmer sa mère entrain de dormir pour rendre compte du moment où l’homme semble le plus en paix avec lui-même. C’est ainsi cette quête vaine de l’hédonisme qui conduit à ce décrochement du réel. Le travail de Théodore – il écrit des lettres personnels à la place de l’expéditeur initial – n’est qu’un autre exemple de cela. Il ne faut pas y voir une dépersonnalisation du sentiment mais justement sa sublimation poussée par la volonté de décupler le bonheur. Spike Jonze ne critique d’ailleurs en rien ce « nouveau » métier puisqu’il en fait même une forme d’art, un nouveau genre littéraire.

Her, Spike Jonze

La solitude des personnages n’est finalement que la conséquence de cette vaine recherche : Théodore est bloqué dans son passé ; Amy cherche sa liberté ; le rencard de Théodore (Oliva Wilde) préfère mettre fin à une idylle naissante par recherche du grand amour. C’est cela qui les pousse vers la technologie créée par et pour les hommes. Les systèmes d’exploitation (OS) répondent à l’utopie voulue par leur propriétaire : ils seront la meilleure amie (Amy) ou l’amante (Théodore). Ils comblent un vide qui n’est que le fruit d’une frustration vis-à-vis de la réalité. Les OS représentent une humanité magnifiée qui répond aux attentes des hommes et permet de renouer avec le bonheur.

Her, Spike Jonze

L’intelligence et la complexité de l’écriture de Spike Jonze est de ne pas focaliser son attention sur les humains dont la réalité se délite mais également de donner une importance croissante à ces OS. Her bascule progressivement vers le récit initiatique d’un être normalement sans vie faisant de Samantha une sorte de Pinocchio moderne. Les OS sont d’abord perçus seulement à travers leurs capacités de machine : le temps de recherches rapides, la capacité de trouver une information. Mais l’évolution de la comparaison entre les hommes et ces systèmes d’exploitation évolue en deux temps. Premièrement, elle est mise en place par Samantha qui jalouse le corps des hommes et la possibilité de toucher et de (res)sentir. Une faiblesse qui lui permet néanmoins de s’affirmer en tant que machine autonome et de créer des émotions. Deuxièmement, Spike Jonze tourne la position de l’homme en défaveur : le corps se fait lourd et obstacle ; les besoins physiologiques problématiques (Samantha devant trouver à s’occuper pendant que Théodore dort) ; sa supériorité intellectuelle. La scène clé de ce dépassement de l’homme par la machine à lieu pourtant lorsque Samantha est plus intégrée que jamais dans la société des hommes : lors du piquenique avec le couple du collègue de Théodore durant lequel elle applique sa théorie sur la mort certaine de l’homme. Les OS développent alors une contre-société dans laquelle ils perdent les codes moraux de celles des hommes comme la question de la fidélité.

Her, Spike JonzeLes hommes finissent abandonnés, mmais le constat n’est pas si pessimiste puisqu’il leur permet de comprendre que cette quête du bonheur parfait est vaine. Le génie de Spike Jonze est présent dans cette conclusion qui aurait tout aussi bien pu déboucher sur la prise de contrôle de la machine comme l’avait prophétisée James Cameron dans Terminator (1984). Mais le cinéaste prend le parti-pris de la psychologie plutôt que celui de l’action à outrance. Il voit juste et signe sa plus belle œuvre.

☆☆☆☆✖ – Excellent
Le Cinéma du Spectateur

La Belle et la Bête : Le Kitsch à son paroxysme

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête façon Gans est l’illustration même la paupérisation du cinéma familiale français. L’échec cuisant de cette nouvelle adaptation était à prévoir mais qui en est responsable ? L’appât de gain des producteurs/distributeurs qui supplante la question de la redondance filmique ? Le réalisateur qui préfère tomber dans le pompiérisme visuel plutôt que dans la simplicité ? Les acteurs qui, en plus d’oser prêter leur nom au naufrage, rajoutent par un jeu outrancier une couche d’artificialité ? Comment l’idée d’une nouvelle adaptation de ce classique du conte a-t-elle pu paraître raisonnable face à déjà deux traitements grandioses : l’onirisme surréaliste de Cocteau (1946) et le romantisme absolu de Disney (1991). Il aurait fallu pour que le film ait un intérêt que Christophe Gans trouve une nouvelle manière de narrer les aventures de Belle, cette jeune femme prisonnière d’un homme devenu animal. Or cette version ne se veut différente que par un travail lourd sur la forme.

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête semble être plus proche du film publicitaire vantant les mérites des effets spéciaux français que d’une véritable œuvre enchanteresse. Le film de Christophe Gans rencontre, à un dégrée encore plus important encore, le même problème que le Alice au pays des merveilles de Tim Burton : celui de l’artificialité de l’image. Les personnages avancent dans un décor duquel ils sont détachés entraînant alors un décalage gênant entre deux échelles de réalité : celle du moment du tournage – propre à l’idée même de cinéma et celle de l’ajout technologique. Or l’erreur est justement de faire prévaloir la deuxième. Mais la superficialité de La Belle et la Bête s’étend aussi à la mise en scène de Christophe Gans qui (ab)use du ralenti, effet à double tranchant que seul le génie permet d’utiliser, et des jeux de focaux (ce qui entraîne le flou dans une image). La réalisation tombe alors dans une navrante formalité pensant que l’effet se base sur sa mise en scène plutôt que sur son apport scénaristique. Il faut répondre à ce postulat que le brouillard ne fait pas entièrement le suspense, que la musique ne crée pas à elle seule le fantastique et surtout que les effets spéciaux ne sont pas les uniques responsables de la magie d’une histoire.

La Belle et la Bête, Christophe GansL’autre énorme défaut de cette nouvelle version de La Belle et la Bête est de prendre le parti-pris du didactisme, sans doute pour répondre à l’image familiale à laquelle il souhaite correspondre. Le choix de l’explication outrancière n’est jamais bénéfique à un film, mais c’est ici une décision profondément contre-productive. Qui ne connait pas de nos jours, même parmi les plus jeunes d’entre nous, l’histoire de la Belle et la Bête ? A quoi bon nous laisser le mystère de qui narre le film en ne voyant que des lèvres prononcer des mots quand d’un côté nous savons que la Belle et la Bête « vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » et de l’autre que nous reconnaissons la voix de Léa Seydoux ? Il aurait justement fallu jouer des ellipses et se concentrer sur l’évolution des sentiments puisque chaque flou scénaristique sera rempli chez le spectateur par sa propre connaissance de l’œuvre, voire par le fantasme qu’il en a fait. Christophe Gans, lui-même, ne semble pas à l’aise avec le didactisme du film ne sachant pas comment rattacher autre que de manière bancale le récit de la Princesse : les rêves de Belle. C’est d’ailleurs durant ce moment que la stupidité de l’explication absolue se fait la plus forte. Chaque nuit des féériques lumières permettent à Belle de pénétrer dans la réalité passée du royaume. Là où il y aurait pu avoir de la magie – cette dernière reposant toujours sur une part de mystère –, l’explication l’a réduit à néant puisqu’elles arrivent en susurrant « nous sommes des lucioles ». 

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête est coincé dans sa volonté de séduire un public familiale large, et donc hétéroclite. Christophe Gans se perd dans une adaptation trop grande pour lui. Il livre l’un des plus grands échecs du cinéma français donnant raison aux détracteurs des effets spéciaux annonçant qu’ils marquent la fin du rapport « personnel » à l’image.

Le Cinéma du Spectateur
✖✖✖✖✖ – Nul

Wrong Cops : la Glorification du Rire Gras

Wrong Cops, Quentin Dupieux39e Festival du Film Américain de Deauville
Premières

La mode est au subversif : lesbianisme chez Kechiche, lieux de drague chez Guiraudie, sadomasochisme/nymphomanie chez Lars Van Trier. Dans une période où le cinéma est en pleine révolution sexuelle (et donc en plein questionnement du rapport à l’image), l’éclectique Quentin Dupieux nous rappelle que la subversion se décline également par le biais de l’humour. Wrong Cops est une œuvre complètement jouissive tournée vers le renversement des codes sociaux, mais surtout moraux des sociétés occidentales représentées par l’ « universelle » société américaine. Le réalisateur français pousse à son paroxysme le personnage-type du mauvais flic (wrong cop). Il tire de ses personnages presque burlesques un foisonnement de situations comiques (voire hilarantes) qui tutoient le culte : si la génération précédente citaient les répliques de La Cité de la Peur ou des Bronzées, nous réciteront religieusement les sketchs de Wrong Cops au sein d’une culture mondialisée. Quentin Dupieux n’est ni un auteur mainstream, ni un réalisateur qui doit prouver son talent (Rubber, Wrong) : c’est par cette liberté absolue dans le processus de création qu’il maîtrise entièrement – il est réalisateur, monteur, directeur de la photographie et compositeur de la musique de ses films – qui lui permet, justement, de tout se permettre. Aucun tabou, pas de politiquement correct ; l’hilarité est là ! Wrong Cops livre la vision d’un cinéma entièrement débridée, qui plus qu’une œuvre non-sérieuse se révèle anti-sérieux.

Wrong Cops, Quentin DupieuxTout l’art de Dupieux réside dans une traque des représentations conventionnelles, et donc du sérieux,  par le prisme de l’absurde. Après l’introspection psychologique dans le délire sociopathe d’un pneu (Rubber) et la télékinésie entre un chien et son maître (Wrong), c’est à la nature vicieuse et destructrice de l’homme que s’attaque le réalisateur. Il renverse, avec délice, la question de l’éthique morale des hommes de lois – généralement déshumanisés et réduits au rang de vertus vivantes. Ici, ce sont les citoyens lambda qui tentent de freiner les électrons libres que sont les wrong cops. Ces derniers profitent de l’impunité gagnée par leurs badges pour commettre leurs exactions : Duke (Mark Burnham, excellent) est trafiquant de drogue qu’il cache avec délectation dans des rats ou des poissons morts (génialissime scène d’ouverture) ; Shirley (Arden Myrin) est maître-chanteur ; Renato (Eric Wareheim) est un pervers sexuel. Dans cet environnement absurde, Quentin Dupieux rajoute des gags percutants comme un homme blessé par balle qui ne meurt jamais, une policier sans talent qui se rêve DJ.

Wrong Cops, Quentin DupieuxMais la limite de Wrong Cops est peut-être justement là, dans ce trop-plein de gags dans lequel se perd un peu l’œuvre de Dupieux. Moins percutantes et réfléchies que ces précédentes œuvres, ce long-métrage est tiraillé entre deux volontés : celle de faire un bad­ movie absolu, et celle de faire une réflexion aussi bien sur les sociétés contemporaines que sur le cinéma en général. En choisissant de se focaliser sur la première, Dupieux fait tomber son œuvre dans une suite de scènes cultes, une suite de sketchs sans véritable finalité aux premiers abords.

Wrong Cops, Quentin DupieuxNéanmoins malgré ce bémol, Wrong Cops est une œuvre qui se doit d’exister et qui se doit d’être vu. Le style inimitable de Dupieux permet de montrer la pluralité du cinéma, et d’autant plus du cinéma comique écrasé par les insipides super-comédies américaines ou françaises. C’est jouissif, c’est bon, c’est « contre-la-crise » !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Only Lovers Left Alive : Le Vertige Eternel

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschLe cinéphile apprécie l’audace, aime les prises de risques et glorifie les auteurs qui osent bousculer les codes propres à certain genre. Comment alors ne pas se laisser séduire par le regard sur l’homme et le temps que pose Jim Jarmusch à travers les longues canines de son couple de vampires bibliques ? On aurait pourtant pu penser à un désastre, que celui qui ne pensait pas les films de vampires aussi âcre qu’une gousse d’ail me jette la première pierre. Mais, c’est justement en s’attaquant à des sujets fantastiques éculés que les (vrais) réalisateurs déploient leur maestria. Ils ont compris qu’une histoire fantastique n’a pas besoin de fioritures visuelles ou scénaristiques pour le devenir et que, sans paraître trop intellectualisant, seules les réflexions sur des enjeux universels permettaient à un film de devenir une œuvre. Exit les scènes d’actions pyrotechniques, les romances à l’eau de rose, et voire même les pouvoirs qui n’apparaissent que subitement dans les moments de tension.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschLes vampires de Jarmusch tendent plus vers l’homme marginal que la créature surnaturelle. Chaque élément fantastique est contrebalancé par un équivalent humain : ils vivent la nuit, mais sont tiraillés par la mortelle fatigue le jour ; ils sont des êtres solitaires, mais également contraints à une problématique vie familiale ; ils boivent du sang, mais il est assimilé à une drogue permettant de s’échapper quelques instants d’une réalité insensible. Jarmusch égratigne surtout le fantasme ultime de l’homme : l’éternité. Only Lovers Lefts Alive pourrait illustrer une phrase ironique de Woody Allen, « l’éternité c’est long, surtout vers la fin ». Qu’est-ce que l’éternité sinon que d’être prisonnier d’une temporalité incessamment vouée à se répéter ? Adam (Tom Hiddleston) et Ève (Tilda Swinton) ne sont plus sacrés, ils sont des êtres fatalement obligés de vivre en assistant, tels des martyrs mythologiques, au délitement de l’univers orchestré par les « zombies » : ces mortels qui puisqu’ils ne sont que de passages ne tentent pas combattre leur nocivité. Chez Jarmusch, ce sont finalement les vampires qui sont les plus humains et qui se séparent au moyen d’une paire de gants des maux des « zombies ».

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschOnly Lovers Left Alive est l’illustration même du spleen baudelairien. Le mélancolique Adam, en alter-égo du poète français, souffre d’une angoisse de vivre face à l’écrasante fatalité d’une temporalité cyclique entraînant de sempiternels problèmes. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs de manière doublement signifiante. D’abord, les personnages isolés et allongés en croix tel le Christ sont écrasés par le rapprochement de la caméra virtuose de Jarmusch symbolisant le mouvement cyclique (et redondant) de la vie et de l’univers. De plus, les scènes en montage alternées (tantôt Adam, tantôt Ève) appellent par le synchronisme des actions à une union des deux protagonistes que le réalisateur retarde savamment. Leur fusion est inévitable tant ils semblent liés à la manière de deux particules d’atomes qui selon la théorie d’Einstein énoncée dans le film continuent de subir les variations de l’autres même séparés. Si la première fatalité qui touche les deux vampires paraît bénéfique, voire salvatrice, c’est pour devenir progressivement de plus en plus étouffante. Se profile alors le personnage d’antéchrist d’Ava (Mia Wasikowska), sœur d’Eve, qui amène de manière itérative une instabilité nocive. Il ne sert à rien d’espère lui échapper puisqu’elle aura l’éternité pour les retrouver : on apprend alors qu’il lui aura cette fois-ci fallu 87 ans. Elle est, pour rester dans la pensée d’Einstein, un atome instable qui entraîne avec elle Eve comme-ci le lien de sang interférait dans l’union des deux amants. Ava souffre du mal de sa « génération » : elle cherche la sensation, transgresse les règles, et amène le chaos en prétextant d’avoir seulement voulu mordre la vie à pleine dent. Elle est le lien avec ces « zombies », ces êtres instables et inconscients qui dérèglent le monde.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschOnly Lovers Left Alive exprime l’effondrement de la société des hommes sur plusieurs plans. Jim Jarmusch choisit d’insérer son décor dans un Détroit presque post-apocalyptique. Affaiblie elle aussi par le mouvement cyclique du temps, la ville est l’exemple même du dérèglement d’un monde où l’économie est morte (les usines délabrées autrefois prospères), le patrimoine abandonné (le théâtre devenu parking) et surtout où la nature – nouvelle maîtresse de l’ancien ville industrielle – se détraque (chiens sauvages, champignons en avance). Si l’œuvre de Jarmusch semble concrète, c’est parce qu’elle utilise à des fins fictionnelles une réalité désolante : le déclin, voire la mort, de la ville de Détroit fatalement appelé à devenir une ville fantôme. A travers ces vampires, le réalisateur livre une pensée environnementaliste fataliste tournée vers les conséquences : la destruction par l’insouciance de l’homme de son environnement extérieur (eau, air) et intérieur (sang).

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschDe plus, le spleen de Jarmusch se diffuse même au sein de la sacro-sainte culture. L’ennuie des protagonistes est le fruit de la lassitude face à une connaissance finie et cyclique. Il n’y a aucune surprise possible dans un esprit qui catalogue toutes les informations à la manière d’Eve qui date tout ce qu’elle touche ou voit. Cette connaissance se conjugue avec le mouvement cyclique qui touche l’environnement qu’ils détaillent en latin (langue absolue de l’érudition). Les protagonistes ont fait le tour de leur domaine de prédilection : Adam sait jouer de tous les instruments, Eve connaît toutes les langues et semble réciter les livres (en voix-off) plutôt que de les lire et donc de les découvrir, Marlowe (John Hurt) a déjà tout écrit. Se dégage d’Only Lovers Left Alive l’idée que l’art n’est finalement qu’une répétition des œuvres d’un homme par domaine qui par le biais de l’éternité se révèle être le même : le musicien Adam a donné ses œuvres à Schubert, Marlowe a écrit Hamlet et n’est autre que le dramaturge élisabéthain de Faust. Jarmusch ajoute ainsi une dernière fatalité en faisant des intellectuels une « race » à part, non-humaine et donc inatteignable.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschFaisant de son œuvre une spirale rythmique et visuelle, Jim Jarmusch amène une notion de régression qui touche même les êtres saints que sont ses vampires qui ne pourront s’empêcher à la manière de drogués en manque de retourner à leur bestialité première. La dernière phrase d’Only Lovers Left Alive sera « c’est tellement 15e siècle » reculant la temporalité de l’œuvre une dernière fois.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Le Vent se lève : Un monde désenchanté

Le Vent se Lève, Hayao Miyazaki

Tandis que la voix de Yumi Araï accompagne le générique, des applaudissements retentissent dans la salle. Une démonstration d’affection assez rare dans les salles françaises plutôt habituées à un élégant silence monacale. Mais il est nécessaire de déroger à la règle pour saluer une dernière fois l’un des plus brillants conteurs du cinéma mondial. Hayao Miyazaki est incontestablement une figure majeure du cinéma, pas seulement de l’animation, dont les œuvres intemporelles ont bercées des générations d’enfants et d’adultes souhaitant retrouvés la magie perdue. Maître de la poésie et de l’onirisme, l’animateur japonais semble signer une œuvre en totale contradiction avec sa filmographie : un ovni réaliste. Mais Le Vent se lève n’est-il pas justement la meilleure manière de clore son œuvre ?

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève marque l’inattendue incursion du cinéma de Miyazaki dans la réalité historique : il y narre, librement, la vie de l’ingénieur aéronautique japonais Jiro Horikoshi qui a mis au point l’avion de chasse Mitsusbishi A6M utilisé durant la Seconde Guerre Mondiale. Ce dernier se débat face à un environnement hostile qui ne cesse de lui montrer les limites : d’abord  celles de son propre corps puisque sa vue l’empêche de devenir pilote d’avion, puis celles d’un monde fragile lors de l’incroyable scène du tremblement de terre qui secoua le Japon en 1923. Seul un élément le guide tout au long de sa vie : le Vent. Un vent rédempteur qui lui permet un détachement total d’une réalité souvent triste empreinte de miasmes (épidémie, montée des nationalismes). Un vent divinisé qui sert à Miyazaki de deus ex machina : n’est-ce pas ce dernier qui sert perpétuellement d’entremetteur entre Jiro et Nahoko en faisant s’envoler le chapeau de Jiro puis le parasol de Nahoko ?

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève s’inscrit alors pleinement dans la filmographie de Miyazaki en partageant ce souffle libertaire qui s’exprime par la nécessité de conquérir le ciel afin d’atteindre une utopique pureté (Le château dans le ciel, 1986), de se démarquer de l’humanité (Kiki la petite sorcière, 1989) ou de retrouver une plénitude perdue (Porco Rosso, 1992).  Ici, le rôle du ciel est double : d’un côté lieu métaphorique à conquérir, de l’autre expression même du génie humain. Jiro ne voit alors dans l’aviation qu’un moyen d’y parvenir et permettre à l’homme d’atteindre une certaine utopie du perfectionnement.

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève est ainsi une œuvre doucement cynique sur l’aveuglement d’un homme par sa propre passion. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs sur un rêve qui agite un Jiro enfant comme pour montrer au spectateur qu’il va suivre une histoire certes « historique » mais d’après le point de vu d’un homme qui vit en dehors du monde qui l’entoure trop occupé à suivre son rêve. L’aviation pour Jiro est, comme il l’a déjà été dit, l’expression du génie de l’homme qui arrive à faire d’un rêve (celui de voler) une réalité. Jamais l’ingénieur ne se pose la question de l’utilisation de sa création, il vit dans une utopie idyllique à l’image de ses rêves dans lesquels l’aviation n’a pour finalité que le transport d’hommes personnifié par l’ingénieur Caproni. Miyazaki réussit alors brillamment à montrer le détachement de Jiro face au monde qui l’entoure : il ne sera pas secouer par les montées dangereuses du nationalisme qu’il voit au Japon et lors de son voyage en Allemagne. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que l’union germano-nipponne ne s’illustre seulement que par la connaissance d’une chanson allemande chantée dans une bucolique auberge japonaise.

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiC’est ce détachement d’une réalité pourtant en plein délitement qui entraîne Jiro a focalisé sa vie sur la création de son avion au détriment de son entourage : une sœur perpétuellement oubliée et une épouse martyr. Le Vent se lève dégage une mélancolie intense que Miyazaki parvient à atteindre par la dure réalité psychologique de ses personnages qui pêche bien trop souvent dans l’animation. L’histoire d’amour entre Jiro et Nahoko est certes un peu (trop) romancée dans ses débuts mais elle reflète par la suite totalement l’immuabilité psychologique des personnages : l’unilatérale dépendance de Nahoko à Jiro tandis que ce dernier reste focalisé sur l’aviation. La mort de cette dernière ne deviendra d’ailleurs palpable seulement lors d’une immersion de cette réalité dans les rêves de Jiro. 

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève est une œuvre doublement mémorable qui s’inscrit tout simplement dans la mémoire du spectateur et qui entraîne une longue réflexion sur l’œuvre en elle-même et aussi sur la place de l’animation dans le cinéma qui n’est plus seulement cantonnée au divertissement des enfants.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre

Jacky au Royaume des Filles : l’arroseur arrosé

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Projection Presse
Critique-Ouverte

La naissance de Riad Sattouf en tant que réalisateur (Les Beaux Gosses, 2009) s’est faite sous les meilleurs auspices : une présentation à Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs, près d’un million d’entrées et le César du Meilleur Premier Film. Il signait une comédie atypique trouvant ses meilleurs ressorts comiques dans l’exacerbée banalité d’un adolescent de 15 ans. Il signait un film ingrat sur l’âge ingrat. Une œuvre qui plaçait Riad Sattouf parmi les plus beaux espoirs du cinéma français. Un titre qu’il ne conforte pas avec Jacky au Royaume des Filles : comédie plus futile que politique.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

L’œuvre de Riad Sattouf est, comme la précédente, un ovni cinématographique. Un fourmillement de détails qui donne corps au loufoque monde de Bubunne, dictature matriarcale. Une société inversée dans laquelle les hommes affublés de voileries s’occupent des tâches domestiques pendant que les femmes tiennent les magasins, dirigent l’armée ou paradent sur des motos. C’est d’ailleurs sur ce renversement de nos images sociales que repose l’intégralité comique du film : le père de Jacky mort en l’éjaculant, les avances sexuelles des femmes, les rivalités sororales. Jacky au Royaume des Filles n’est autre qu’une réécriture foutraque du mythe de Cendrillon. Un rôle que tient Jacky (Vincent Lacoste) rêvant de se rendre au Bal des Gueux durant lequel la magnifique Colonelle (Charlotte Gainsbourg) choisira son époux.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

L’œuvre se veut cependant réflective sur la question de la soumission et de son intériorisation. Riad Sattouf cherche à comprendre ce qui empêche sa Cendrillon de se rebeller contre un monde qui le met à mal. Il fait alors de son récit une farce politique pour montrer l’évidence : les rêves des individus sont le fruit des conventions sociales ce qui explique que Jacky préfère devenir le Gueux suprême plutôt que de fuir avec son oncle vers la liberté. La dictature est un état de fait qu’il est impensable de surmonter pour la majorité des gens qui se complaisent alors dans un enfermement physique (les voileries) et mentale (la peur, les conventions). Riad Sattouf s’attaque également aux institutions religieuses qui abaissent les hommes à croire au grotesque. Bubunne sanctifie les cheveux et les poneys qui auraient des dons télépathiques.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Cependant, le projet philosophique de l’œuvre est affadi par une perpétuelle course aux gags qui entraîne parfois l’œuvre dans des scènes manquant de subtilités. De plus, l’inversion homme/femme est mise à mal par la figure subversive de l’oncle Julin (Michel Hazanavicius). Il n’est pas le lien souhaité entre notre monde et celui de Bubunne mais semble plutôt un individu anachronique à l’univers du film notamment sur sa façon de se prostituer qui ne différent en rien du gigolo que nous connaissons au sein de nos sociétés. D’ailleurs, la mise en scène de Riad Sattouf manque d’audace ; n’aurait-il pas pu créer également une manière de filmer proche du cinéma soviétique pour rentre compte même dans le traitement de l’image du formatage de Bubune ? Il y a certes un travail énorme de création d’un point de vue plastique (entre Corée du Nord et la Russie de Staline), mais qui s’oppose à un certain académisme filmique.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Enfin, Jacky au Royaume des Filles se confronte à des problèmes de méthode philosophique. Inverser une situation de manière grotesque est-il véritablement un moyen suffisant pour dénoncer un état de fait ? Si les sexes échangent leur place, les caractéristiques des domines et des dominants restent les mêmes. Le regard de Sattouf n’est alors qu’une transposition du problème sans regard novateur. L’originalité qu’on pouvait trouver à l’œuvre devient discutable. De plus, poser une critique du réel dans un lieu fictif ne dénaturerait-il pas le propos que cherche à défendre le réalisateur ? Certes le film s’inscrit dans une réalité de décors édifiante avec cette ville géorgienne qui applique à la lettre l’idéologie égalitaire communiste, mais Bubunne est un lieu qui n’est pas palpable dans l’esprit du spectateur. Le projet politique devient une simple farce altérée par le caractère fictif de l’œuvre.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Le deuxième long-métrage de Riad Sattouf laisse le spectateur sur la touche. Les images sont plaisantes, certaines moments décrochent un rire, mais l’ambition du réalisateur se noie dans trop plein d’intentions.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆✖✖✖ – Moyen