Une histoire à soi : La parole manquante

Sortie nationale le 23 juin 2021

Dans la France des années 1950, des enfants passent à travers les différentes étapes de l’adoption au sein d’une institution d’État jusqu’à l’arrivée, tels des sauveurs de la conformité, d’un couple « bien comme il faut » qui donne un foyer aimant à l’un des enfants. En ouvrant Une histoire à soi par cette archive pédagogique, Amandine Gay confronte directement le spectateur à son propre biais sur l’adoption envisagée et déformée via le syndrome du sauveur blanc. Ici, il n’est pas question de parler de la « chance des adopté.e.s » – d’autant plus dans un contexte international d’adoption confortant la domination occidentale et/ou coloniale –, mais de donner la parole aux adopté.e.s pour comprendre ce qu’a été l’adoption pour eux. L’un des adoptés explique que « grâce à eux, nous avons une famille ; mais grâce à nous, ils ont un enfant ». Il s’agit de rééquilibrer le discours entre adoptant.e.s et adopté.e.s pour sortir d’un schéma qui, s’il continue d’être envisagé uniquement par le prisme des adoptant.e.s, efface les histoires antérieures à l’adoption et uniformise les vécus postérieurs à l’adoption des adopté.e.s. 

Pour illustrer les entretiens réalisés auprès de cinq adopté.e.s (Joohee, Mathieu, Anne-Charlotte, Niyongira/Nicolas et Céline) qu’elle utilise exclusivement en voix-off, Amandine Gay parcourt leurs archives familiales, photographies et vidéos amateures, immergeant le spectateur dans l’intimité des familles. La force d’Une histoire à soi est de s’opposer, même dans sa forme, à une histoire institutionnelle. En sanctuarisant l’intime, la réalisatrice propose un récit émotionnel et (donc) politique qui témoigne des violences de la société française. L’œuvre permet aussi de réinterpréter l’image policée des portraits de famille. En accolant les images d’une enfance en apparence forcément heureuse puisqu’immortalisée dans cette volonté et les souvenirs racontés par les adopté.e.s, le documentaire permet à ces derniers de se réapproprier le propre récit de leur enfance et témoigne de la nécessité d’avoir une histoire à soi et pour soi. Adopté originaire du Brésil, Mathieu s’est d’ailleurs construit son identité à travers le dessin, espace où il avait la liberté de s’inventer, et ensuite à travers ses tatouages. Dans l’imagination débordante des enfants adoptés comblant un flou omniprésent, Amandine Gay décèle la présence d’une violence sous-jacente qui n’attend que d’être verbalisée. 

Dans ce récit choral allant du Rwanda à l’Australie qui exprime des trajectoires multiples, une quête identitaire commune émerge qu’iDans ce récit choral allant du Rwanda à l’Australie, une quête identitaire commune émerge malgré des trajectoires multiples. Cette quête, apparaissant à des âges divers, est une première confrontation avec une altérité intérieure primitivement rejetée. Une histoire à soi interroge cette identité double de l’enfant adopté qui oscille entre une famille d’accueil à laquelle il doit se conformer et une famille biologique dont il doit renier l’héritage. Transfuge de race, l’enfant joue alors le rôle du blanc comme le révèle Niyongira/Nicolas qui se disait enfant « je vais tuer le petit rwandais [en moi] ». Dans un aveuglement (in)conscient de la différence raciale, l’enfant se construit alors dans la vision de l’homme blanc. Au moment de découvrir les pays dont ils sont originaires, les adopté.e.s issu.e.s des pays dit « du Sud » manifestent une même crainte face à la précarité mythifiée de leur pays respectif. Au Sri Lanka, Céline avoue qu’elle avait peur de la misère. Au Brésil, Mathieu est le seul adolescent « comme lui » qui n’est pas de l’autre côté du miroir (serveur, cireur de chaussures). En Corée du Sud, Joohee se rassure de voir, ayant intériorisé des préjugés racistes, que tous les Coréens ne lui ressemblent pas.

Éminemment politique, Une histoire à soi devient au fur et à mesure une œuvre militante. Les mots des adopté.e.s se transforment en acte pour défendre une dignité de l’adoption. Chacun.e partage une même volonté de reconstruire un héritage et de transmettre, notamment à la génération suivante, une culture plurielle. Face à la violence du déracinement, Mathieu questionne les rouages administratifs de l’adoption mondiale et prône la mise en place d’une adoption uniquement à une échelle nationale. Les adopté.e.s écouté.e.s par Amandine Gay réclament avant tout une transparence dans ces processus mondiaux d’adoption. Longtemps réduit.e.s au silence, iels sont maintenant les porte-paroles flamboyants de la justice usant des privilèges acquis par l’adoption pour exiger la vérité sur de nombreux trafics d’enfants comme cela fut le cas au Sri Lanka ou en Corée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Gagarine : La Banlieue Céleste

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 23 juin 2021

En 1963, le cosmonaute Youri Gagarine inaugure la cité d’Ivry-sur-Seine qui porte son nom. Le monumental bâtiment de briques rouges est l’un des joyaux architecturaux du bastion communiste de la banlieue parisienne, la « ceinture rouge », qui atteint son apogée politique entre les années 50 et les années 70. À travers ce détour initial par l’archive, Gagarine remémore les liens étroits entre le territoire et le politique qui accompagnaient l’émergence d’une banlieue vue comme un espace brut où se rencontraient l’urbanisme et le socialisme marxiste. Au même titre que la conquête spatiale nourrissant l’imaginaire des habitant.e.s, la cité Gagarine se dresse triomphalement vers le ciel et se veut le symbole d’un progrès social inarrêtable. Cinq décennies plus tard, le dépérissement des structures et le mépris des classes dirigeantes envers la banlieue ont inversé le paradigme. Si l’analogie avec l’astronomie persiste, elle renvoie maintenant à une notion de déclassement via les mots de Youri (Alseni Bathily), un adolescent de 16 ans, qui explique que les banlieues célestes, bien qu’elles brillent moins intensément qu’une étoile, sont nécessaires et vitales à sa survie. 

À l’opposé des rêves en apesanteur de Youri, les habitant.e.s de Gagarine sont immuablement maintenu.e.s sur la terre ferme : littéralement, par les ascenseurs en panne perpétuelle ; structurellement, par leur condition de banlieusard.e. Face à l’abandon politique de l’État, la communauté est le seul moyen d’exister et de lutter. La première partie de Gagarine est une déclaration d’amour, solaire et sincère, à cette utopie sociale de substitution, succédant à celle idéologique des Grands Ensembles, où la solidarité et la débrouillardise règnent en maîtresse. Fanny Liatard et Jérémy Trouilh font le portrait, nécessaire et revigorant, d’une banlieue où les thématiques fétichisées par le cinéma français (la drogue, la violence, la prostitution), tout en n’étant pas niées, ne sont pas constitutives du territoire. Alors que la menace de la destruction s’intensifie, la vie fleurit grâce à un tissu associatif et communautaire qui s’empare de l’espace, des cours (où les résident.e.s se joignent pour admirer une éclipse solaire) aux toits (où se retrouvent des femmes pour danser). Arpentant la cité depuis plusieurs années, les deux cinéastes invitent de véritables ancien.ne.s habitant.e.s à se réemparer de Gagarine et à inscrire dans la postérité de l’image cinématographique la générosité du monde qu’iels s’étaient créé.e.s. 

Dans Gagarine, un adolescent abandonné par sa mère fait office de soleil. Irradiant par sa détermination à sauver ce qui pour lui fait famille (la cité), Youri polarise les espoirs collectifs d’un avenir pour la cité de briques rouges et prêche pour la perpétuation de ce vivre-ensemble. Autour de lui, des personnes en manque d’horizon gravitent : un ami fidèle rempli de bonhomie (Jamil McCraven), une Rom brisant sa solitude (Lyna Khoudri) et un dealer sans futur (Finnegan Oldfield). Face à l’insalubrité généralisée, ils construisent, sous l’impulsion (et l’obsession) de Youri, une autre réalité en mettant à profit les objets laissés par les habitants déjà expulsés. Les appartements vides de Gagarine se métamorphosent en vaisseau spatial. À la manière du John From de João Nicolau (Portugal, 2016), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh invoquent le Réalisme Magique, concept originellement rattaché à la littérature sud-américaine des années 1950 qui figure une construction narrative qui s’amorce dans le réel pour accueillir en son sein un élément irréductible de magie. Là où seul l’amour de Rita permettait de transformer Lisbonne en jungle, c’est la sueur et la résilience de Youri qui permet ce glissement vers une poésie teintée de mélancolie. Gagarine est une œuvre au service de la psyché de son protagoniste.

Par leur mise en scène, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh épousent le désir de Youri de décoller vers les étoiles. Muni.e.s de leur caméra, iels parcourent la cité d’Ivry-sur-Seine pour créer des analogies visuelles entre un solide bâtiment de briques et un aérien vaisseau spatial. Ici, des paraboles pour la télévision deviennent des moyens de garder un contact avec la terre. Là, un habile mouvement de caméra crée la sensation d’un décollage. Ils construisent un nouveau vocabulaire graphique qui permet de réinventer totalement la perception de la banlieue. Soutenus par un remarquable travail sonore, les deux cinéastes extraient l’imposante cité de sa pesante réalité pour lui offrir, le temps d’une dernière aventure, une vie dans les étoiles. À travers cette expédition référencée au sein de l’univers de la science-fiction, Gagarine inscrit la cité éponyme dans l’histoire du cinéma français. Ne pouvant aller à l’encontre de son irrémédiable destruction (amiante), Gagarine est néanmoins sauvée de l’oubli. À l’égal des images d’archive qui l’ouvre, le long-métrage forge une mémoire du collectif atteignant par le biais de la fiction des horizons insoupçonnés. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

143 Rue du Désert : La Gardienne du vide

72e Festival International de Locarno
Prix du meilleur réalisateur émergent
Sortie nationale le 16 juin 2021

Au bord de la route nationale Transsaharienne, un café-restaurant se dresse telle une forteresse. Il s’agit du « royaume de Malika » comme le proclame Maya, une motarde polonaise qui traverse l’Algérie. À l’intérieur, le modique royaume se compose d’une table et de quelques chaises offrant une protection opportune contre la rudesse du désert. Assise avec ses chats, Malika attend patiemment de voir émerger ses clients d’un horizon brouillé par le vent et le sable. À quelques kilomètres de la ville d’El Menia (Algérie), l’exigu commerce est un relais où une majorité d’hommes, routier ou voyageur, peuvent boire un café, acheter du tabac à chiquer ou encore manger une omelette. Au milieu de la pierre environnante, ses quatre murs recueillent les histoires de ces hommes de passages qui disparaissent à nouveau dans le désert algérien. Ils trouvent ici une oreille attentive, celle de Malika que la caméra de Hassen Ferhani ne quitte jamais.

143 Rue du Désert est une déclaration d’amour et de cinéma à cette femme qui irradie par l’énigme de son existence au milieu du vide. « On m’a laissé une place dans ce monde, évidemment que je suis là » rétorque-t-elle à ceux qui posent trop de questions. Depuis 1994, la détermination sans borne de Malika permet à cette oasis de sociabilité de survivre et de traverser l’histoire algérienne, même les années de braise (1991-2002) vécues sous la protection tacite du Borgne qui parlait d’elle comme d’une « sainte ». Dans ce monde d’hommes, elle brille par son indépendance face à toutes formes de domination, patriarcale et/ou capitaliste. Si elle « déteste » les femmes, elle haït encore plus ceux qui les méprisent et les contraignent. Son existence, à elle seule, est un souffle politique. Souveraine incontestable du désert, Malika peuple son royaume de son allégresse et de ses éclats de voix. Elle lutte sans relâche, mais non sans crainte, contre la globalisation qui se profile, depuis l’encadrement de sa porte, par l’immersion des engins de chantier annonçant la construction d’une station-service.

Alors que la concurrence économique s’immisce dans les confins du désert, Malika démontre qu’elle est le centre de cet univers de sable. Depuis sa chaise, elle donne une identité et une histoire à tous ces véhicules anonymes qui parcourt inlassablement les routes algériennes. Chez elle, l’Algérie s’invite tout entière : musiciens, imams, routiers ou simplement des hommes en quête d’espoir. Le 143 rue du désert devient alors le cœur bouillonnant d’une Algérie des oubliés, qui abreuvent de leurs récits et de leurs souvenirs les terres arides du Grand Erg occidental. Depuis la brève apparition du président Boumédiène à la fin des années 1970 lors de l’inauguration de la route, le monde politique a complètement abandonné ce territoire. L’histoire collective qui s’écrit dans 143 Rue du Désert est celle de la précarité généralisée de toute cette classe rurale algérienne. Face à l’augmentation du prix du carburant et la raréfaction du travail, ils en appellent à la providence pour améliorer la situation ou du moins pour empêcher qu’elle ne périclite encore plus. 

 Après les peines et les rêves des hommes travaillant dans les abattoirs d’Alger de Dans ma tête un rond-point (2015), Hassen Ferhani trouve un lieu qui cristallise la résistance populaire d’une Algérie à deux vitesses. 143 Rue du Désert tisse, voire provoque, les liens d’une communauté luttant contre les affres de la mondialisation. Comme Malika, elle existe politiquement par le fait d’être là. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Sound of Metal : Appréhender le « silence »

93e Cérémonie des Oscars
Oscars du meilleur montage et du meilleur son
Sortie nationale le 16 juin 2021

Dès les premières secondes, Sound of Metal justifie son titre par une scène de concert d’un duo métal composé de Ruben (Riz Ahmed) et Lou (Olivia Cook). Dans cette petite salle plongée dans la pénombre, la caméra de Darius Marder se concentre sur les deux artistes. Plaçant dans un quasi hors-champ les spectateurs, elle se focalise de manière organique sur les deux éléments qui composent principalement ce « sound of metal », la batterie frappée par le corps de Ruben et la bouche de Lou d’où sortent les paroles. La musique est envisagée comme un espace personnel qui n’appartient qu’à eux. Ruben et Lou forment sur scène, comme à la vie, un couple fusionnel ayant trouvé dans le nomadisme qu’impose leur profession la manière de se construire un mode de vie bohémien et alternatif dans un van aménagé. Par la séquence idyllique qui accompagne la routine matinale de Ruben – déconstruisant déjà les stéréotypes attachés à l’univers du métal, Marder entame le récit de son looser magnifique : un ancien drogué résolu à la souffrance et résigné à être une victime (de la société et de la vie). 

En s’ouvrant sur un univers profondément sonore, Sound of Metal marque une rupture nette avec la perte d’audition qui émerge dans la vie de Ruben (et par extension dans celle du spectateur). L’œuvre est profondément novatrice dans l’approche de ce double silence frappant le batteur, celui entraîné par la perte auditive et celui imposé par la non-connaissance de la culture sourde. Par sa réclusion dans le foyer créé par Joe (Paul Raci), il amorce une réappropriation sensorielle du monde. Les vibrations parcourant un toboggan permettent, par exemple, un moment de connexion avec un enfant. De même, la musique resurgit par le biais d’une expérience sensible basée sur la cohésion et le mimétisme. Sound of Metal est un récit initiatique sur la nécessité d’ « apprendre à être sourd ». En prenant le temps de construire cet entre-deux entre la culture entendante et la culture sourde, Darius Marder se dresse contre une vision réductrice attachée à cette dernière. Ici, les personnages clament qu’ils ne sont pas handicapés et surtout qu’ils n’ont pas besoin d’être réparés. 

Avec justesse, l’œuvre pose la question du dilemme propre aux nouveaux sourds : l’acceptation plénière de sa condition de sourd ou la possibilité d’une opération amenant l’espoir d’entendre à nouveau. Le « sound of metal » n’est alors plus celui de la musique jouée avec sa bien-aimée, mais ce son robotique et métallique reconstitué par ondes électriques. Alors que ce dilemme aurait été une fin suffisante répondant à cette volonté de portraitiser une multiplicité des destins de la communauté sourde, Sound of Metal s’affadit dans une ultime partie complexifiant inutilement le récit. Dans une tentative de reconquête sentimentale, Ruben se heurte au microcosme bourgeois dans lequel a évolué Lou par le biais de son père (Mathieu Amalric). Dénaturant la première partie romantisée du film, ces enjeux classistes apportent une dramatisation exacerbée doublant la distance « auditive » entre les personnages d’une distance économique non-nécessaire (faisant de la pratique musicale une « lubie »).

Malgré cette dernière partie, Sound of Metal reste une œuvre essentielle dans sa magnifique appréhension de la culture sourde, de ses difficultés comme de ses joies. Entouré d’acteurs et d’actrices étant membres de la sourde, Riz Ahmed accompagne, par la richesse infinie de son jeu, cette incursion cinématographique bâtie sur l’introspection de l’âme et sur l’expérience du corps. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

The Last Hillbilly : Histoire de la violence

ACID Cannes 2020
Sortie nationale le 9 juin 2021

Au cœur des Appalaches, le présent est embourbé dans un passé tenace incrusté par les vestiges rouillés d’une vie industrielle. Dans le nord du Kentucky, un siècle d’extraction du charbon a radicalement défiguré l’horizon. Avec ses enfants, Brian Ritchie décrit le paysage en citant les différentes mines où se sont esquintées plusieurs générations d’hommes de sa famille. Il est le « dernier » des Hillbillies, ces « péquenauds » caricaturés par leur manque d’éducation et rendus responsables de la montée au pouvoir de Donald Trump en 2016. Déserté par les siens et abandonné par les pouvoirs publics américains, le Kentucky – signifiant cruellement « terre de demain » en iroquois – repose, comme l’histoire du reste des Etats-Unis, sur un génocide : « nos ancêtres tuèrent plus que des âmes » avertit Brian. La terre s’est gorgée de cette violence et de cette hostilité. Dans The Last Hillbilly, la mort n’est jamais loin qu’il s’agisse d’une épidémie touchant les cervidés à l’été 2016, d’un veau noyé dans une mare, d’un poisson nommé post-mortem « Edward III » ou d’un frère perdu trop tôt. 

Dans cet environnement menaçant, le hillbilly est obligé de survivre. Lorsqu’une bûche casse le pied du jeune Austin, Brian répète inlassablement « je sais que ça fait mal, mais il faut que tu sois fort ». Être « fort », c’est savoir endurer dans sa chair, et dans la continuité de ses ancêtres, la dureté de la vie. Le format carré choisi par Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe neutralise l’immensité de la nature ambiante et se concentre sur les corps, en attente et en souffrance. Alors que Brian raconte les multiples récits de ses amis marqués par la violence (domestique et/ou psychologiques), son corps se découvre et se présente couvert de cicatrices multiples. « On ne devrait pas être en vie, on devrait être morts » clament-ils avec un ami devant une paroi rocheuse escarpée qu’ils avaient l’habitude de grimper étant enfant. Face à la pierre, la mémoire physique a gardé le souvenir des gestes que leurs corps abîmés ne peuvent plus accomplir. Ces hommes sont issus d’un monde différent, unique à l’échelle nationale, où il était encore nécessaire de cultiver et de chasser sa propre nourriture dans les années 1990. Se décrivant comme « caveman » (homme préhistorique), ils sacralisent les trophées de chasse qui ornent la maison et qui rappellent la trace de ceux qui les ont précédés.

Dans ces vies précaires où le nous est primordial qu’il symbolise la famille ou le groupe sociologique, l’héritage est un fardeau forgé dans la peur, l’inquiétude et la perte. « Que je sois celui qui s’inquiète en silence pendant qu’ils rêvent » confesse avec douceur Brian lorsqu’il envisage l’avenir de ses enfants. La voix de Brian habite chaque parcelle de The Last Hillbilly, devenant aussi familier que les cris des coyotes se répondant en écho à travers les vallées des Appalaches. La beauté et la force de l’œuvre de Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe résident dans la mise en exergue, et en images, de cette voix profonde et mélodieuse qui chante le destin tragique d’une population oubliée de l’Amérique blanche. Poète du néant, Brian livre un portrait mélancolique et sensible d’une existence où la liberté et la violence s’entrechoquent immuablement. Les cinéastes offrent un écrin cinématographique à cette parole singulière, appuyant par la richesse de la production sonore et par la délicatesse de la mise en scène cette atmosphère en constant basculement entre le bouillonnement de la vie et la langueur de la monotonie.   

Cette « terre de demain » est aussi celle de la génération en devenir composée des enfants des Ritchie qui parcourent le troisième et dernier chapitre de The Last Hillbilly. Ils tentent de se réapproprier cet espace marqué du sceau de l’ « ennuyation éternelle » où leur père dit avoir été « le dernier enfant libre en Amérique », livré à la nature et la communauté. Or, cette nouvelle génération souffre de la facture technologique née avec eux et qui comble les silences de l’autarcie. Lorsqu’ils ne sont pas rivés sur leurs écrans, ils partent à l’assaut du territoire, plongeant dans ses eaux fraîches, et des possibilités agricoles, cherchant les miettes d’un amusement jamais vraiment là dans une benne à grains malheureusement déjà vide. Dans cet endroit où les deux seules activités sont « marcher et dormir », l’avenir devient un horizon flou et limité à quelques métiers énoncés sans conviction (serveuse, institutrice, pharmacienne ou avocate). Alors que la réussite n’est envisagée qu’à travers la fuite de ce microcosme, ils ne leur restent qu’à canaliser leur colère et leur frustration comme cet enfant hurlant aux étoiles sous un orage qu’il « [emmerde] les extraterrestres ». 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Week-end : Quand Russell rencontre Glen

Sortie nationale le 28 mars 2012

Par la rencontre à priori anodine entre deux homosexuels dans un club gay, Andrew Haigh expose ce point d’impact, qui laisse émerger toutes les failles, entre l’intime et le social au sein de l’identité homosexuelle. À travers les deux personnages de Russell (Tom Cullen) et Glen (Chris New), Week-end renvoie à la dichotomie qui travaille les personnes LGBTQIA+. Il effleure, avec douceur, ce rapport ténu à la norme étant à la fois, pour Russell, un moyen d’appartenir à la société – d’y être accepté du moins – et, pour Glen, un moyen de construire justement une autre logique d’appartenance en conflit frontal avec l’hétéronormativité. Sans complaisance ni jugement pour l’un des deux comportements sociétaux, le cinéaste britannique présente d’ailleurs une communauté gay n’allant pas de soi, mais construite uniquement par une violente histoire oppressive commune. « En gros, ce sont des crétins comme les autres » annonce Glen au fil d’une discussion sur le fait d’être et de faire communauté.  

En superposant les deux trajectoires gays, Week-end dédouble sa réflexion sur l’intime (l’identité propre) et le social (le masque social). Entre les murs rassurant d’un appartement surplombant la ville de Nottingham, le cinéaste queer présente le « chez-soi » homosexuel comme un espace sacré, un lieu d’expression pour et par soi. En oscillant entre des séquences intimistes sur l’oreiller et d’autres triviales au travail, l’œuvre témoigne de la manière dont l’homme homosexuel assimile un processus de domination dans lequel il tente de s’inscrire par ses silences (cf. Russell ne contredisant pas la logorrhée machiste de ses collègues) ou par un jeu de mimétisme social. Assumé ou non, chacun défend une même quête avec ou sans regard critique : celle d’un bonheur capitalisé et défini par la « religion » hétérosexuelle. Souffle libertaire limité par ses propres névroses, le personnage de Glen déconstruit même la notion d’attachement amical/familial/amoureux qui, pour lui, n’entraîne qu’immobilisme et impossibilité de changement. En effet, l’autre n’autorise l’individu qu’à être ce qu’il est déjà. 

Ce rapport politique à l’intime se retrouve également dans le choix d’Andrew Haigh de situer, et de nommer, son scénario le temps d’un week-end – moment social propice à la désinhibition. Le cinéaste propose deux manières de représenter ses personnages. D’une part, il les accompagne au plus près de leur corps et de leur tendresse lors de scènes témoignant d’un accès à la vulnérabilité de l’autre, par la parole ou par des gestes. Entre ces deux inconnus réunis par le destin, il est question d’être, avant la séparation inévitable, disponible et perméable de manière totale à l’autre, à son récit, son identité et son corps. Le discours autour de la pénétration, qu’on retrouve également dans la série Looking (2014-2016), renvoie d’ailleurs – au-delà de la perception (in)consciemment intégrée de la pénétration comme acte dégradant de soumission prônée par la société patriarcale à l’encontre des femmes et des hommes gays – à ce dernier palier d’une intimité absolue et entière. 

De l’autre, Andrew Haigh inscrit ses deux protagonistes dans l’espace public, en plan large ou dissimulés par des représentant.e.s de la société hétéronormée. Derrière la simplicité d’un plan de métro où la caméra est obstruée par d’autres usagers ou d’une séquence de dialogue dans la rue entourés de gens, la force politique de Week-end est justement de les faire exister (et coexister) dans un espace public habituellement hostile. Andrew Haigh insère Russell et Glen dans le brouhaha collectif orchestré par les personnes hétérosexuelles. Il faut occuper l’espace et la parole, voir le vacarme comme un moyen d’action à l’instar de cette scène dans un bar « normal » (donc hétérosexuel) où un autre client vient se plaindre auprès de Glen du bruit des récits de la sexualité gay. Ne pas se taire, ne pas s’invisibiliser soi-même ! De là, les séquences de l’œuvre se répondent entre elles afin de mieux montrer l’écart entre la place donnée aux anecdotes sexuelles hétérosexuelles (cf. la discussion des collègues de Russell sur cette femme qu’il a doigté, mais « qu’[il] n’a même pas réussi à baiser » et celles des homosexuels réduites au silence). Andrew Haigh critique alors l’affiliation, toujours courante, entre obscénité et homosexualité. Ainsi, le baiser entre les deux hommes à la fenêtre de l’immeuble populaire de Russell, filmé depuis l’extérieur, devient une revendication politique irradiant dans la nuit et survolant une ville endormie.

Comme le cinéaste, les deux personnages sont des collecteurs (et des passeurs) de récits homosexuels : les entretiens post-coïts de Glen ; les écrits personnels de Russell. En recueillant ces témoignages ou ces impressions normalement voués à rester tus, ils explorent l’intime pour comprendre les enjeux transversaux habitant l’identité gay (le coming out, la question du tabou – cf. le récit de cet homme marié dans un sauna –, le rapport au sexe, celui à la honte, etc.). Les réflexions d’Andrew Haigh autour de l’attente de sexualité autour des récits gays sont édifiantes. Lorsque Russell demande à Glen comment il exploitera ses enregistrements audio et s’il en fera une exposition, ce dernier lui rétorque que « les homos viendront pour voir de la bite, et ils seront déçus. Et les hétéros ne viendront pas, parce que ce n’est pas leur univers ». La première partie de sa réponse manifeste de la sexualisation à outrance des corps gays imposant une idée de dépravation (doublée d’un discours médical homophobe) par les hétérosexuels et une pression sociale liée au sexe par les homosexuels – comme si l’homosexualité se découvrait et se construisait par et pour le sexe. Le reste atteste d’une ghettoïsation des récits gays, et queers par extension, dont la société nie tout caractère universel et qui ne sont entrevues que par le prisme minoritaire qui les définit. 

En contrepoint de l’analyse de Glen, Andrew Haigh réalise avec Week-end un droit à la romance gay. Lors d’une discussion à la fête foraine, Glen explique qu’avant l’ère d’Internet, durant son enfance, il faisait pause sur la cassette VHS de Chambre avec vue (James Ivory, 1986) qui appartenait à sa mère pour s’exciter sur le corps nu de Rupert Graves dont la course effrénée floutait le sexe. Dans la même logique que ses personnages occupent l’espace public, le cinéma de Andrew Haigh occupe politiquement l’espace cinématographique en (re)construisant un imaginaire gay. Le cinéaste détourne et déconstruit les poncifs de la comédie romantique hétérosexuelle – de la séquence de rencontre à celle finale sur un quai de gare –  par le biais de l’homosexualité et de la vraisemblable réalité (jouant sur la tendre beauté du quotidien). Dans une scène, Russell explique qu’il préfère ce qui provient des charity shops et invente le récit d’une tasse aimée par une grand-mère, qui voyait en elle son bien le plus précieux, mais que ces petits-enfants ont trouvé laide et vendue. Cette théâtralisation de l’anodin fait écho à Week-end qui réenchante l’objet, qu’il soit tasse ou film, pour construire une poésie dont l’existence même est politique. 

« On croirait Coup de foudre à Notting Hill », ironise à la fin Glen durant la séquence finale, « ou ils nous applaudissent, ou ils nous jettent sous le train ». Cette scène marque la confrontation finale entre l’intime (la romance gay) et le social (l’homophobie de la société). Alors qu’elle est d’abord rendue inaudible par la cacophonie du réel, la voix des deux amants émerge pour un dernier adieu, une dernière déclaration. Les deux corps s’enlacent dans un ultime souffle abîmé par l’immersion d’insultes homophobes (« tarlouzes ») hors-champ. De la sorte, Week-end se clôt sur un geste politique : contrecarrer l’écrasante domination hétérosexuelle par le simple fait d’être là. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Possessor : Un tueur dans la peau

Festival international du film fantastique de Gérardmer 2021
Grand Prix
Sortie nationale (VOD) le 14 avril 2021

Huit ans après le prometteur Antiviral (2013), Brandon Cronenberg replonge dans son obsession pour le body horror et réhabilite la chair, et l’hémoglobine qui en sort, comme axe narratif. Au-delà des incubations de virus provenant de célébrités de son premier long-métrage, il poursuit ses interrogations philosophiques et horrifiques sur la transmission et la contamination. Ici, Tasya Vos (Andrea Riseborough) est l’agente d’une organisation secrète qui s’approprie le corps d’innocent.e.s pour assassiner des cibles choisies par des client.e.s fortuné.e.s. Le cinéaste canadien déforme ainsi par le biais d’une pensée capitaliste des avancées médico-technologiques fictives. Il contourne la question artificielle de la technique pour proposer une réflexion en filigrane sur l’immersion d’un corps étranger dans son environnement – à travers cette société chargée de surveiller et d’analyser les intérieurs des consommateur.trice.s à leur insu – ou plus littéralement dans sa propre psyché.

Dans une temporalité indistincte mêlant rétro et futurisme, Possessor livre une variation vertigineuse sur l’identité, sa quête comme sa perte. Bien qu’elle subisse des interrogatoires mémoriels cliniques où un champ-contrechamp désaxé devient le symbole d’une communication rendue aveugle par la bureaucratie et le rendement économique, la propre personnalité de Tasya se parasite et se dénature. Dans une séquence signifiante, l’agente s’arrête devant chez elle, où l’attendent son mari et son fils, et se réapproprie sa manière de parler et d’articuler. Brandon Cronenberg dissèque les comportements linguistiques et sociaux afin de construire une étrangeté autour même des comportements jugés naturels. Il déconstruit l’humanité pour la rendre pathologique et pour annihiler toute forme de compassion. Par l’intermédiaire du cinéma, le cinéaste édifie un médium absolu pour figurer une schizophrénie narrative et figurative. Le corps de Tasya et celui de son hôte Colin Tate (Christopher Abbott) forment le territoire d’une lutte psychique « invisible ». Littéralement habité.e.s, les comédien.ne.s fusionnent des approches de jeu antithétiques, primitive et viscérale, et laissent la caméra de Brandon Cronenberg saisir les imperceptibles variations identitaires. 

Toutefois, cet espace de possession permet à Brandon Cronenberg de façonner et de boursoufler la matière même de l’image cinématographique. Autant pour figurer cet entre-monde métaphysique que pour dépeindre une réalité constamment fuyante, il expérimente avec Karim Hussain, directeur de la photographique, des (très) gros plans utilisant le flou et la compartimentation du corps humain pour amener une certaine abstraction. Dans une quête figurative bouillonnante, Possessor cherche sans relâche à déposséder l’image d’un sens simplement figuratif. Privilégiant les effets mécaniques à la facilité des effets numériques (néanmoins présents partiellement), le cinéaste canadien témoigne au cœur même de l’image de la cohabitation schizophrénie entre Tasya et Colin en démultipliant, décomposant, superposant, saturant. De manière quasi-chirurgicale, il construit un répertoire visuel cauchemardesque atteignant son paroxysme dans un masque de peau déformé dans lequel l’humanité n’est plus qu’évoquée. Frankenstein formel, Possessor veut créer de l’impact et habiter l’imaginaire cinématographique de son spectateur à l’instar de cette séquence splendide de transplantation psychique rappelant, à l’inverse, la séquence d’ouverture de Under the Skin (Jonathan Glazer, 2014). 

Le dépouillement des enjeux narratifs de Possessor sert de soupape aux expérimentations baroques et horrifiques. Chez Brandon Cronenberg comme chez ses personnages, le geste accède à une forme d’épure. La violence qui accompagne ce geste se meut en une pulsion naturelle, sous-jacente chez l’être humain, qui reste l’unique arme (pour et contre soi) pour dérégler les engrenages d’un monde asservi et aseptisé.  

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Les 10 films de 2020 : L’exaltation du Présent

L’analyse du TOP 10 de 2019 se clôturait sur la cristallisation d’un désir cinématographique, doublé d’une urgence sociale, de voir émerger une résistance politique et poétique. Le cinéma aura auguré l’ampleur nouveau des frictions sociales en cours et fantasmer la réussite, libératrice et vengeresse, des luttes à venir. L’année 2020, marquant le déclassement politique de la culture orchestré par un gouvernement aveugle, entraîne le glissement des luttes de l’écran à la rue, dans une même ardeur et autour de figures révolutionnaires issues du rang des dominé.e.s. Le monde du cinéma a connu le même basculement vers les voix dominées : lorsqu’il n’aura pas été contraint de s’exporter vers des plateformes VOD ou de streaming, le cinéma s’est maintenu derrière l’étendard de l’indépendance. Dépouillé des mastodontes, il a brillé à travers des ilots artistiques alternatifs – sortant des habituels cadres de production, de distribution et surtout de médiatisation. Il aura fallu attendre le silence forcé des blockbusters pour voir émerger, auprès du grand public, une myriade de distributeurs indépendants acharnés, de premiers long-métrages remplis de vie et d’œuvres réalisées par des femmes. 2020 n’est pas une année oubliable, mais bien une année où les dominé.e.s ont fait exister, par leurs voix et leurs imaginaires, une vitalité politique et culturelle.

Les discours cinématographiques en 2020 se sont resserrés, à l’instar de nos réalités confinées sans horizon, sur le temps présent pour en célébrer la beauté existentielle (Eva en Août de Jonás Trueba), l’absurdité politique (Énorme de Sophie Letourneur) ou encore l’implacable vérité (Days de Tsai Ming-liang). La fiction cinématographique a réinterprété son rapport au présent, comme temporalité inflexible et oppressive par essence – notamment pour les femmes, d’Eliza Hittman (Never Rarely Sometimes Always) à Melina León (Canción sin nombre). À partir de ce constat, le présent s’appréhende soit comme une mécanique impitoyable (Uncut Gems des frères Safdie) soit comme une parenthèse émancipatrice du réel (La femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo). Dans cette minutieuse dissection de notre époque, le présent renoue enfin avec sa force incontestable et son souffle contestataire occultés par la morosité fascisante imposée par les gouvernants. Les luttes populaires (Un pays qui se tient sage de David Dufresne), politiques (City Hall de Frederick Wiseman) et personnelles (Petite fille de Sébastien Lifschitz) ont su mettre en lumière et en actes les utopies qui les traversent. Se réconciliant avec une corporéité égarée, ces luttes ont interrogé politiquement le corps comme espace dichotomique entre désir sexuel et lieu d’oppression économique (Douze Mille de Nadège Trebal), comme espace de vulnérabilité sensorielle et mentale (Si c’était de l’amour de Patric Chiha) ou encore comme espace d’une vitale et protéiforme socialisation (Playing men de Matjaž Ivanišin).

Dans le lien implicite que l’esprit humain construit entre présent et réel, le cinéma trouve sa vocation première en transcendant les deux dans une quête émancipatrice vers le poétique. Ce ré-enchantement se caractérise par la capacité de l’art cinématographique à mettre en images (et donc à rendre tangible) les interstices du réel où spiritualité (Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav) et surnaturel (Ondine de Christian Petzold) se brouillent et apposent ensemble un mystère propice à la réflexion sur les strates du présent. Or, c’est justement par cette conscience du présent, comme temps qui s’écoule inlassablement, que l’être humain écrit et planifie sa propre existence – à l’instar de la malédiction affectant le protagoniste de Tu mourras à 20 ans d’Amjad Abu Alala. De ces récits mémoriels, les cinéastes construisent des œuvres poétiques, car libérées de toute contrainte réaliste (annihilant tout discours idéaliste ou métaphysique), qui réinvestissent le passé (La Métamorphose des oiseaux de Catarina Vasconcelos) ou la psyché (Los Conductos de Camilo Restrepo) de toute sa puissance signifiante.

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2020 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine.

10. La femme qui s’est enfuie,
Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

La femme qui s'est enfuie, Hong Sang-soo (Corée du Sud)

9. City Hall,
Frederick Wiseman
(États-Unis)

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8. Ondine,
Christian Petzold
(Allemagne)

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7. Si c’était de l’amour,
Patric Chiha
(France)

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6. Séjour dans les monts Fuchun,
Gu Xioagang
(Chine)

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5. Los Conductos,
Camilo Restrepo
(France, Colombie)

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4. Kongo,
Hadrien La Vapeur & Corto Vaclav
(France, République du Congo)

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3. Douze Mille,
Nadège Trebal
(France)

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2. Eva en Août,
Jonás Trueba
(Espagne)

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1. La Métamorphose des oiseaux,
Catarina Vasconcelos
(Portugal)

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Le Cinéma du Spectateur

No Way : La (sur)vie pastorale

Visions du réel 2019
Grand Angle
Sortie nationale le 14 octobre 2020

Alors que les premières lueurs du jour naissent à l’horizon, les landes néerlandaises sont encore couvertes d’une brume matinale. Dans cette quiétude automnale, Stijn Hilgers s’éveille aux côtés de son troupeau de moutons. Sillonnant des paysages aux allures de paradis perdus, l’un des derniers bergers traditionnels des Pays-Bas évoque la mélancolie d’une vie simple, aspirant à une liberté absolue, jadis atteignable. Il amorce ainsi le désenchantement d’un monde pastoral voué à disparaître au profit d’une industrialisation croissante anéantissant, sous les vrombissements d’un excavateur, la sérénité immémoriale de ce tableau bucolique. Épaulé par sa femme Anna, Stijn lutte au quotidien contre des lobbies capitalistes incitant à la surproduction et contre des décrets administratifs accélérant l’éviction de la figure du berger.

Cette rupture dissonante entre monde citadin et monde paysan se cristallise autour d’une séquence aux atours burlesques : la traversée des villages voisins pour atteindre un nouveau lieu de pacage. Face à la colère d’habitants obnubilés par l’ordre et la propreté, le visage de Stijn se crispe, ses yeux deviennent menaçant et ses lèvres dessinent un rictus. La caméra de Ton van Zantvoort enserre son visage, y notant à même la peau les moindres attaques à un enthousiasme de façade dissimulant un entêtement aveugle dans une profession érigée en art de vivre. Le berger retrouve un statut social qu’à partir du moment où il devient folklore, c’est-à-dire un ensemble de souvenirs pittoresques et capitalisables pensés pour, et finalement par, les citadins. Une situation dont le cynisme atteint son paroxysme lors du passage de Stijn dans l’émission néerlandaise « Les Chelous », entérinant un déclassement sociétal et politique. 

Captivé par le personnage de cow-boy maudit que représente Stijn, No Way s’écarte des sentiers tracés de la lutte écologique pour dresser le portrait d’un monde agricole désillusionné et rongé lentement par l’amertume – à l’instar de cette séquence désabusée où Stijn regarde des tutoriels pour apprendre à désosser un mouton le soir de la Saint-Nicolas. Néanmoins, la centralité de Stijn, comme porte-étendard d’une marginalité paysanne, estompe les tenants et les aboutissants d’un combat politique dont les contours restent flous. Composant la figure d’un martyr résistant à l’anachronisme, Ton van Zantvoort se désintéresse des mécanismes de domination et des discours idéologiques dont les suites façonnent pourtant le chemin de croix vécu par Stijn.  

À la frontière de l’anecdote, No Way reste constamment à hauteur de son personnage – ancré dans une réalité dont la rudesse éprouve les corps et les esprits. Ton van Zantvoort tisse, à la manière des peintres romantiques, un lien souverain entre le berger et le territoire, unis par le déclin symbolique d’une lumière hivernale laissant les landes néerlandaises orphelines. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Relic : Les nécroses de la peur

L’Étrange Festival 2020
En compétition
Sortie nationale le 7 octobre 2020

Creswick, Australie. Dans une vieille maison familiale, trois générations de femmes se retrouvent suite à la disparition alarmante d’Edna (Robyn Nevin), une grand-mère en proie à la démence. Des troubles psychotiques liés à l’âge à la perte de sa propre identité, Relic de Natalie Erika James questionne, dans une première partie, le rapport à l’âge dans les sociétés occidentales contemporaines à travers le prisme du cinéma horrifique. Face aux non-dits et à la fissuration du lien familial par le temps (l’excuse proférée à mi-mot au commissariat d’être « trop occupée » pour prendre des nouvelles), les trois femmes – Edna, sa fille Kay et sa petite-fille Sam – explorent les névroses collectives face au désarroi d’une disparition inévitable et à venir, celle d’Edna et les leurs par extension. Centré autour de la question de la prise en charge médicale ou non d’Edna, le dilemme porte ainsi sur la volonté d’invisibiliser le déclin des personnes âgées entre la peur indicible de sa propre mort (Kay) et la nécessité de ressouder une dernière fois un tissu familial distendu (Sam). 

L’incursion de la thématique de la sénescence dans le genre horrifique, où il joue à travers la figure de la vieille femme (rattachée à celle fantasmée de la sorcière) déjà un rôle prépondérant, est novatrice chez Natalie Erika James parce qu’elle repose justement sur une mise en scène minutieuse du réel. Bien loin des jump score accoutumés du genre, la cinéaste australienne distend la temporalité, prône le présent et sa lenteur monotone. Elle construit ainsi préalablement un territoire horrifique clos autour de cette maison de famille, habitée par les différentes mémoires qui s’y sont succédées, donnée à voir via la lente réappropriation de l’espace par Kay (Emily Mortimer) et Sam. La démence d’Edna, illustrée par des changements d’humeur et accentuée par le mystère qui plane autour de sa disparition, est le réceptacle des peurs des protagonistes et du spectateur. Et, le partage de cette phobie systémique du vieillissement permet à Relic, par le détournement des codes horrifiques, de construire ses séquences les plus intéressantes. 

Mettant en scène la démence, Natalie Erika James impose la perception malléable d’Edna, telle sa mémoire fuyante, à celles de Kay, Sam et du spectateur. Pour cela, la cinéaste disjoint le son et l’image par un travail de montage qui consiste à faire démarrer la bande sonore des scènes à venir sur l’image de la séquence encore en cours. Cette légère disjonction permet de créer des interstices riches de sens, à l’instar des cris de la battue organisée pour retrouver Edna commençant sur les images vides de la maison – de laquelle Edna n’est finalement jamais sortie. Ces espaces créés par la mise en scène composent un deuxième microcosme domestique où erre une forme humanoïde inconnue dont la présence constitue l’acmé horrifique de Relic. Ce monstre sous-jacent entraîne le glissement de l’œuvre vers une deuxième partie jouant, malheureusement, sur des codes plus convenus du cinéma d’horreur. 

Cette deuxième partie, commençant lorsque Sam (Bella Heathcote) se perd dans les dédales labyrinthiques de la maison familiale, se détache ainsi de la démence d’Edna et devient contre-productive avec les ambitions premières de Natalie Erika James. D’une part, elle annihile la construction d’une horreur basée sur une expérience du réel (et du vieillissement), en faisant du corps jusque-là humain d’Edna un pantin désarticulé puis un monstre sans peau – dont le basculement de l’un à l’autre reste ténu. D’autre part, elle dédouble l’espace horrifique : la maison emprisonnant Sam ; « Edna » pourchassant Kay. En faisant de la maison un nouveau terrain d’effroi, la cinéaste s’oppose à la singularité même de son œuvre qui faisait d’un corps vieillissant, et des troubles psychotiques l’accompagnant, un enjeu de réflexion sur la peur. Seule la beauté esthétique de l’ultime séquence apaisée entre les trois femmes sauve la mise en place d’une implacable malédiction familiale, dont l’ignorance apparente semble peu vraisemblable.  

Relic se scinde donc en deux parties inégales : la montée en puissance d’un thriller horrifique jouant sur l’intime et le corps ; et la descente aux enfers d’un cinéma de genre gangrené par ses propres effets. Cette volonté d’ajouter un spectaculaire malvenu, répondant aux attentes usuelles des spectateurs vis-à-vis d’un genre qui tend à réinventer, noie les efforts d’une cinéaste dont le premier long-métrage reste néanmoins singulier. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen