Valérian : Un futur à éviter

Valérian et la Cité des Mille Planètes, Luc Besson

L’évincement du personnage de Laureline du titre de Valérian et la Cité des Milles Planètes est symptomatique de la place réservée aux femmes dans les blockbusters. Bien que les aventures imaginées par Pierre Christin et Jean-Claude Mezières ne s’intitulent Valérian et Laureline qu’à partir de la célébration du 40e anniversaire de la série en 2007, le choix de Luc Besson impose à Laureline un rôle de subalterne. Si le personnage de Cara Delevingne tente d’apparaître comme une femme forte (puisqu’elle utilise ses poings) et moderne (puisqu’elle répond aux hommes), elle reste la marionnette de Valérien (Dane DeHaan) et par extension de Besson. Comme une poupée – qu’on habille et déshabille littéralement à sa guise dans le film –, elle ne traverse (ou plutôt défile) l’espace que pour suivre Valérian qu’il soit maître de ses actions (« je suis un soldat ») ou de son courage (qu’il le met en danger). Par opposition, elle ne sera pas victime de son courage, mais de sa naïveté, piégée par un appât en forme de papillon, pour porter l’éternel costume de la belle femme à sauver des griffes des monstres.

Valérian et la Cité des Mille Planètes, Luc Besson

La psychologie de Laureline est entachée par un processus de stéréotypisation qui la rend interchangeable avec toutes les autres femmes, notamment celles du tableau de chasse qu’arbore le personnage de Valérian au début du film. Cette « playlist » établit d’ailleurs, dans son traitement par Laureline et Valérian, une distinction entre une sexualité masculine prônant le plaisir charnel et une sexualité féminine restreinte par l’horizon marital. Le fil conducteur de Valérian repose sur la capacité d’une femme à changer un Don Juan en mari idéal (« celui qui effacera sa playlist pour moi »). Mais, l’apothéose de la vision dénaturante de la femme provient de la reconnaissance de Laureline par son caractère hystérique. Alors que Valérian et Laureline tentent de joindre le QG depuis une capsule spatiale de notre époque, elle est reconnue par ses supérieurs uniquement par son manque de contenance. La vision de la femme qui se dégage de l’œuvre est d’autant plus douteuse que Luc Besson se sert du second degré – montrant ainsi qu’il en a lui-même conscience – pour cacher son sexisme.

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Valérian est un long-métrage à paradoxe présentant à la surface des valeurs que son traitement scénaristique déconstruit. La seconde partie du titre, « la cité aux mille planètes », prédit une effervescence d’espèces chacune accompagnée de ses propres caractéristiques physiques et culturelles. Pourtant, l’œuvre se révèle humano-centrée tant dans son scénario que par ses codes de représentations. La séquence d’ouverture – censée présentée l’union des peuples de l’espace autour de la station spatiale internationale – amorce, par le geste de la poignée de main, l’anthropomorphisme qui aplanira les richesses d’un espace longuement fantasmé. Il suffit de se pencher sur l’apparence des « Pearls », chaînon manquant entre les Na’vi de James Cameron (Avatar, 2009) et l’homme, pour entériner le manque d’audace de l’univers de Valérian.

Valérian et la Cité des Mille Planètes, Luc Besson

Ce modelage de l’Autre sur les codes humains est problématique quand il reproduit les schémas racistes de nos sociétés contemporaines. L’exotisme, même dans l’espace, s’inspire des sociétés arabes à l’instar du marché gigantesque et chaotique offrant une scène d’actions sur plusieurs dégrées de réalité visuellement maîtrisée. Ce rapprochement entre arabe et barbare s’intensifie, jusqu’au malaise, lorsque la musique (composée par Alexandre Desplat) emprunte des sonorités arabes pour accompagner le portrait d’une société – la no-go zone d’Alpha – dictatoriale, sanguinaire et arriérée. Cet humano-centrisme est d’autant plus navrant que Valérian et la Cité des Mille Planètes ne trouve un intérêt qu’à travers le seul personnage qui s’en écarte : Bubble (Rihanna, rafraîchissante), une extraterrestre strip-teaseuse pouvant changer d’apparences. À travers cette capacité, Luc Besson questionne l’identité dans un univers qui, sur le papier uniquement, voit ses moyens et ses formes de représentations décuplés.

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Il faut dire que Valérian est une œuvre superficielle qui ne se focalise que sur le rendu technique de ses images. Luc Besson se ressaisit de ce sens du détail visuel qui avait fait son succès, public, dans Le Cinquième Élément (1997). L’œuvre fourmille de couleurs et de mouvements (et de ralentis) en oubliant le principal : une intrigue. Le réalisateur français peine à créer du sens sans doute trop consacré à offrir des effets spéciaux à la hauteur des rivaux américains – que le film cherche constamment à combattre -. Cette vision d’un cinéma strictement pour les yeux se synthétise autour d’une phrase prononcée par le personnage d’une touriste rapportant des souvenirs du marché galactique : « c’est de la décoration, sois civilisé ». Il est vrai que le cinéma de Besson a tout de la babiole, un objet sans valeur à consommer instantanément avant qu’il ne soit oublié.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

La Région Sauvage : Pénétrer ses désirs

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73e Mostra de Venise
Lion d’Argent du Meilleur Réalisateur
Sortie nationale : 19 juillet 2017

La Région Sauvage prétend, instantanément, au statut d’icône en s’ouvrant par un long plan fixe sur une météorite. Sans détour, Amat Escalante fournit les clés de son œuvre reposant sur la durée et l’étrangeté. Par cette simple occurrence, il propose à son spectateur de s’engouffrer dans un monde qui n’est déjà plus le sien, un monde aux confins de l’univers et de ses habitudes. De plus, il en profite pour évoquer la genèse même de son récit : l’arrivée sur terre d’une créature extraterrestre – littéralement orgasmique – munie de tentacules se terminant par des sortes de glands génitaux préhenseurs. Acquérant un statut divin par sa venue du ciel, cette altérité érotique apporte aux espèces terrestres un nouvel Éden inversé : une ode aux plaisirs de la chair. Une autre séquence-manifeste révèle ainsi différents couples d’animaux, référence évidente au mythe chrétien de Noé, copulant dans le cratère laissé par cette même météorite qui ouvrait l’œuvre.

La Région Sauvage, Amat Escalante

La Région Sauvage intrigue par son imbrication d’une lubricité, extrinsèque à l’espèce humaine, dans une société mexicaine profondément catholique. En choisissant de mettre en scène un personnage ouvertement homosexuel (Fabian, joué par Edén Villavicencio), Amat Escalante démontre la persistance d’une homophobie exacerbée dans un pays qui a pourtant commencé à légiférer pour « le mariage pour tous » dès 2010. L’intelligence du réalisateur mexicain est de traiter cette homophobie à travers les regards des neveux de Fabian cherchant à tout prix à savoir si leur oncle a été victime du courroux de Dieu. Ces idées sont perpétuées par une ancienne génération bigote symbolisée par la mère d’Angel (Jésus Meza), leur père, qui entretient d’ailleurs une liaison avec Fabian. Dans les espaces privés de La Région Sauvage, la chrétienté ne tient plus qu’un rôle de bibelot, réduite à n’être qu’un crucifix accroché au mur.

La Région Sauvage, Amat Escalante

Dans une conception platonicienne de l’être humain, le débarquement de cette créature érotique entraîne une sortie des codes moraux et sociétaux prônés par la Bible pour entrer dans une ère de l’assouvissement des plaisirs. Les personnages de La Région Sauvage ne vivent que par et pour leurs désirs même s’ils mettent en péril leur propre environnement social. Par exemple, le carcan familial du couple formé par Angel et Alejandra (Ruth Jazmin Ramos) est ainsi constamment perturbé par leurs attirances sexuelles (homosexuelle pour le premier, extraterrestre pour la deuxième). Le plaisir, chez Amat Escalante, ne peut alors se concevoir sans une notion de danger et de souffrance. Ce sadomasochisme, autant émotionnel que physique, atteint son paroxysme avec le rôle de Veronica (Simone Bucio) qui, à la manière de Scarlett Johansson dans Under the Skin (Jonathan Glazer, 2013), apporte sur sa moto des nouveaux amants à l’objet de ses fantasmes.

La Région Sauvage, Amat Escalante

Or, ce comportement bestial, prônant un assouvissement des passions en dehors de toute rationalité, n’est pas uniquement à imputer à l’apparition de l’Alien puisqu’il se manifeste durant l’enfance. En effet, le réalisateur le démontre au détour d’une scène paraissant anodine : Jacobo, l’un des enfants d’Angel et d’Alejandra, urine dans la piscine à boules (entrainant une burlesque fuite des autres enfants) pour ne pas avoir à arrêter de jouer. Grondé, il est contraint d’intérioriser la répression de ces désirs que la société lui impose. Dans La Région Sauvage, l’Homme est réduit à n’être qu’un animal désirant, une victime – au sens propre comme au figuré – de ses propres passions. Amat Escalante est d’ailleurs lui-même victime de ses propres passions tant l’œuvre tend à n’être qu’une surenchère d’images « choc » pour les cinéphiles bourgeois (cf. sexe, urine).

La Région Sauvage, Amat Escalante

De la sorte, le principal problème de La Région Sauvage est qu’il s’inscrit dans une cinématographie, celle mexicaine, qui n’existe qu’à travers la violence et le scandale. Aux pays des provocations ostentatoires, l’œuvre d’Amat Escalante s’affadit sous le poids d’un enlaidissement constant (donc redondant) de l’image. Il faut dire que le cinéma mexicain – celui que l’on voit en festivals – peine à dépasser le premier degré de la métonymie visuelle en pensant que la laideur des images doit forcément faire écho à celle des âmes. Par ce procédé simplificateur, les cinéastes imposent, inconsciemment, une moralité. En dehors des esbroufes de mises en scène, La Région Sauvage porte un triste constat sur la sexualité : d’abord en ne la pensant que par l’acte animal de la pénétration ; ensuite en pensant la femme comme victime perpétuelle (choisie ?) de ce corps pénétrant.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Lettres de la guerre : Les images de l’immontrable 

Lettres de la guerre, Ivo M. Ferreira

66e Festival de Berlin
Compétition officielle
Sortie nationale : 12 avril 2017

Le Portugal peine à figurer sa guerre coloniale qui a duré de 1961 à 1974, contre l’Angola, le Mozambique, la Guinée-Bissau et le Cap-Vert. La dernière génération de cinéastes portugais a questionné les représentations du colonialisme (Tabou, Miguel Gomes, 2012), des figures du salazarisme – à travers celle de Saint-Antoine (L’Ornithologue, João Pedro Rodrigues, 2016) – ou encore l’ailleurs (John From, João Nicaulau, 2016). Cependant, celle du conflit colonial reste un tabou à évincer du discours social tant pour oublier le traumatisme des mobilisations (moins d’un million d’hommes pour dix millions d’habitants) que les exactions de la plus tardive nation ouvertement impériale européenne. Ce silence, Edouardo Lourenço – philosophe portugais – l’explique par la concentration d’un effort national à montrer sa capacité révolutionnaire à travers la mythification de la Révolution des Œillets qui met fin, le 25 avril 1974, à deux caractéristiques intrinsèques de sa propre représentation, politique et sociale, durant le XXème siècle : l’autoritarisme et l’impérialisme.

Lettres de la guerre, Ivo M. Ferreira

Pour comprendre l’importance de Lettres de la guerre d’Ivo M. Ferreira, il faut l’inscrire pleinement dans l’historiographie portugaise de la représentation de la guerre coloniale. Le dévoilement d’une histoire déformée par le pouvoir autoritaire de Marcello Caetano (1968-1974) ne se fait qu’à partir de 1980 par le biais du documentaire Actes commis en Guinée [Actos dos feitos da Guiné, Fernando Matos Silva, 1980]. Pour que les cinéastes donnent un corps fictionnel au conflit, et par la même extension au soldat portugais, il faut attendre João Botelho avec son Un adieu portugais (1986). Lettres de la guerre s’inscrit plutôt, par son dispositif même, dans l’histoire littéraire en adaptant les lettres écrites à sa femme par António Lobo Antunes – l’un des plus grands romanciers portugais –, durant sa mobilisation en tant que médecin militaire en Angola entre 1971 et 1973. Ce dernier est « l’un des premiers romanciers à débattre de la guerre coloniale et de ses effets sur la société portugaise », comme le souligne Adriana Martins au sujet de son ouvrage Le Cul de Judas paru en 1979.

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Lettres de la guerre est la première œuvre de fiction à appréhender de manière frontale la violence militaire de l’armée portugaise. Le long-métrage expose cette violence au sein même du camp militaire par le biais d’une scène de torture – certes entraperçue dans l’encadrement d’une porte à l’arrière d’un plan – ou encore par une scène de mise à mort – certes distanciée par le choix d’un plan de demi-ensemble –. Ivo M. Ferreira brouille d’ailleurs la notion de « camp » portugais en montrant les scissions opérées par les Portugais parmi les Africains – comme ces nombreux soldats noirs parcourant les plans en défendant un gouvernement impérial qui les écrasent –. L’exemple le plus saisissant est l’aveu d’un chef africain, « j’ai tué mon père qui était un turra, un rebelle » faisant d’ailleurs un signe de croix, symbole d’une colonisation des esprits.

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Toutefois, Lettres de la guerre est surtout novateur dans sa manière de rendre compte de la violence militaire faite aux civils. Dans une séquence de nuit, les soldats se détachent du plan par le brasier qui crépite derrière eux. A la beauté picturale de ce plan, il oppose ensuite le village saccagé, les corps noirs ensanglantés gisant sur le sol tandis qu’un soldat portugais, noir, fait une pile d’oreilles découpées. Ivo M. Ferreira signale également que la violence se joue dans le corps même des femmes noires. Dans une scène sur la terrasse d’un restaurant-épicerie tenu par un colon portugais, une serveuse noire, Maria Cristina, se fait attoucher en arrière-plan par un client, un militaire, qui lui susurre des choses à l’oreille – sans que le spectateur ne puisse l’entendre –. Pourtant, le cinéaste inscrit cette violence militaire dans la continuité d’une violence faite aux femmes noires issue de la colonisation en juxtaposant le dialogue de la table qui se trouve au premier plan où le commandant du camp dit : « un patron doit se farcir son employée pour qu’elle aime la maison, c’est une action psychosociale ». De plus, si Maria Cristina sort avec une certaine dignité (« Moi, Maria Christina. Mettre ta bite qui baise dans ma bouche qui mange ? Pas même si t’étais lieutenant »), Ivo M. Ferreira ne laisse pas autant de chance à la Noire baisée par un soldat portugais – de dos, donc rendu anonyme – au détour d’un plan où António, joué par Miguel Nunes, marche à travers le camp militaire de Chiúme.

Lettres de la guerre, Ivo M. Ferreira

Néanmoins, toutes ces exactions montrées à travers la fiction sont distanciées par une même constante : elles ne sont jamais commises par les protagonistes, personnages majoritairement positifs, auxquels le spectateur portugais est amené à s’identifier. Dans son ouvrage Identity and Difference, Carolin Overhoff Ferreira mentionne un processus de colonisation portugais perçu comme « guidé par la religion plutôt que l’intérêt économique » et « conduit de manière non-violente ». Lettres de la guerre ne déroge pas à cette vision philanthropique d’une colonisation portugaise sacralisée par le rôle du médecin. Ce positivisme colonial est glorifié, de manière presque imperceptible, lorsqu’António Lobo Antunes écrit « pardonne-moi » à sa femme. Le réalisateur décide de l’illustrer par les premiers plans où il montre le médecin, avant le soldat, prodiguer des soins à des enfants, des femmes et des vieillards noirs.

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De la même manière que ce film à l’image saccadée et au son tordu sans cesse montré aux soldats, Ivo M. Ferreira illustre la dureté du quotidien de ces hommes dont l’attente est la principale activité (bien loin de l’héroïsme à l’américaine). Présences fantomatiques à l’instar de ce corps se détachant du paysage par un éclair, les soldats sont en survivance. Ils oscillent d’un état à l’autre en espérant se tenir aussi éloignés que possible de la folie, l’un disparaissant nu dans la forêt, l’autre cherchant son briquet de manière compulsive. Néanmoins, cette façon de montrer la guerre comme des scènes de genre, appuyées par la gracieuse photographie de João Ribeiro, est le symptôme du formalisme d’Ivo M. Ferreira qui enlise occasionnellement l’œuvre. Lettres de la guerre donne l’impression d’être une illustration, parfois aléatoire, des lettres d’António Lobo Antunes sans réussir à devenir un récit organique et singulier – hanté par la réussite de Tabou de Miguel Gomes dont le film s’inspire ouvertement dans sa forme.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Silence : Apocalypse Past

Silence, Martin Scorsese

Avec Silence, Martin Scorsese laisse derrière lui l’ère DiCaprio chargée de fureur, sombre (Shutter Island, 2010) ou baroque (Le Loup de Wall-Street, 2013). Il marque une rupture nette avec ce long-métrage austère centré sur la recherche spirituelle d’un sens. Il renoue alors avec la dimension religieuse, et surtout christique, de son cinéma entraperçue dans La Dernière Tentation du Christ (1988) ou Kundun (1997). En adaptant le roman de Shūsaku Endō, Scorsese narre le destin de deux jeunes missionnaires portugais, le père Sebastian (Andrew Garfield) et le père Francisco Garupe (Adam Driver), partant à la recherche de leur mentor (Liam Neeson) disparu au Japon au XVIIe siècle. Le cinéaste s’intéresse alors à cette période troublée de l’histoire nippone marquée par la répression violente des chrétiens dès l’interdiction de cette religion en 1613. Dans ce contexte, les Chrétiens n’ont plus que deux possibilités : renier leur foi ou affronter la mort.

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L’intérêt de Silence réside justement dans ce choix cornélien entre la foi ou la vie, entre mourir selon ses principes et vivre en tant qu’apostat. Face à l’assourdissant débat des Hommes, Scorsese impose un silence divin. Un mutisme qu’il réaffirme par l’absence totale de musique ou même de son extra-diégétique. Il place son spectateur, par essence même, du côté des hommes perdus au cœur de la nature nippone. L’œuvre questionne alors sur les moyens de garder sa foi face à une situation d’injustice dans laquelle Dieu devrait prendre parti ou du moins se signifier. Silence, en se centrant sur la vie du père Sebastian, devient alors un « chemin de croix » dans lequel son protagoniste oscille entre désespoir et folie – allant jusqu’à même se prendre pour le Christ au détour d’une flaque d’eau –. Néanmoins, le film trouve essentiellement son intérêt dans l’arrivée des missionnaires sur les côtes japonaises apportant aux chrétiens locaux, contraints à la clandestinité et à la misère, une réponse à leur propre silence. Ils font de chaque représentation visible de Dieu, des objets de culte au corps même des prêtres, un objet d’idolâtrie. Les plus belles séquences de Silence sont les confessions frénétiques de ces derniers professées de nuit en japonais à des missionnaires portugais incapables de les comprendre.

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En choisissant comme séquence d’ouverture une scène de torture à l’eau bouillante, Scorsese détermine Silence à être un récit de martyrs, occidentaux et japonais, succombant aux sirènes de l’hagiographie. Par sa forme, il impose à son spectateur une radicalité, voire un ascétisme, qui préconise la lenteur pour l’immerger dans une expérience métaphysique qui se marque également dans la chair humaine. L’œuvre alterne, sans surprise, entre des scènes de tortures physiques et des scènes d’enfermement psychologique dans lesquelles un Andrew Garfield, larmoyant, ressasse son éternelle peur du blasphème et de la pénitence. Rythmé par la répression nippone, Silence s’enlise dans une redondance accentuée par les comportements monolithiques des différents personnages – présents uniquement pour exprimer une seule idée –. Scorsese idéalise ses martyrs, qu’il salue d’ailleurs dans le générique final, et les dépeint seulement à travers des vertus chrétiennes simplifiées et simplifiantes, de la fidélité aux engagements à la piété. Cherchant à créer absolument des martyrs de cinéma, Scorsese tombe dans un prosélytisme et un manichéisme démontrant un cruel manque de contextualisation.

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En effet, le cinéaste débute son récit dans une temporalité qui lui sied. En plaçant son récit au cœur même des répressions envers les Chrétiens, il opère une automatique victimisation de ses personnages. Il néglige alors les raisons de cette politique ne voyant pas dans l’évangélisation une forme archaïque de colonisation et d’acculturation. Silence entre alors dans une logique de désapprentissage, ponctuée à de rares moments de lumière historique, faisant du Japon un « marécage » plutôt qu’une culture simplement autre. Ce christianocentrisme a des conséquences dans la représentation même des personnes à l’instar de l’Inquisiteur Inoue (Issey Ogata), symbole du pouvoir punitif nippon. Scorsese en fait un être burlesque – ridicule et barbare – en le présentant affaissé, gémissant aux moindres gestes et rempli de tics corporels.

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Silence aurait pu être une œuvre contemplative et métaphysique tant Scorsese parvient à saisir le mystère et la beauté de la nature japonaise. Néanmoins, le cinéaste la contraint à n’être qu’un récit victimaire et hagiographique. Le « silence » est celui de l’histoire instrumentalisée encore une fois au service des Occidentaux !

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Un jour mon prince : Renouveler avec modération

Un jour mon prince, Flavia Coste

Alors que l’ultimatum de cent ans laissé par Maléfique touche à sa fin, La Belle au Bois dormant n’a toujours pas été réveillée par son prince charmant. Pour sauver le royaume des fées d’une disparation certaine, la Reine Titiana (Catherine Jacob, peu subtile) envoie deux fées à Paris pour lui trouver un homme étiquetable « prince charmant ». Pour son premier long-métrage, Flavia Coste plonge donc dans l’univers prolifique des contes de fées. Mais, comme le personnage de la fée Mélusine (Mylène Saint-Sauveur), elle clame qu’ « il est temps de changer les règles ». Avec ces deux fées délurées, elle entend bien bousculer les attentes des hommes et surtout des femmes face à la grande question de l’amour. A l’inverse des (vrais) contes de fées, il lui semble nécessaire de sortir du mythe du prince charmant, comme figure providentiel, et partir soi-même à la recherche d’un partenaire, charmant ou non.

Un jour mon prince, Flavia Coste

En réadaptant la légende d’Aurore, Flavia Coste ne peut pas contourner le fait que la femme désirée est un corps endormi. Pourtant, c’est justement dans le traitement de ce personnage qu’elle distille un certain féminisme – léger, mais revigorant –. En effet, la plus belle idée du film est de donner une conscience à ce personnage voué à n’être que passif. Chaque fois qu’un prétendant tente de la réveiller, la princesse parle en voix-off pour donner ses impressions sur ce dernier. Mais surtout, la réalisatrice lui octroie une part de libre-arbitre en lui faisant refuser certains hommes comme lorsqu’elle tourne la tête pour éviter les lèvres du comédien chauve envoyé par Blondine. Enfin, les deux fées parlent avec empathie de la condition d’objet d’Aurore notamment lorsque Blondine (Sarah-Jeanne Labrosse) envoie trop de prétendants ce qui pousse Mélusine à dire « tu crois que c’est plaisant de se faire embrasser par cent mecs ».

Un jour mon prince, Flavia Coste

Un jour mon prince s’intéresse également, (trop) rapidement, à la problématique centrale de la recherche d’une âme sœur dans nos sociétés contemporaines. Le film dresse un parallèle entre les catégories désuètes des contes que les deux fées posent aux hommes dans Paris – blond, beau, riche, sachant monter à cheval… –  et celles presque similaires utilisées pour dégrossir les choix des sites ou des applications de rencontres. La révolution relationnelle qu’ont apportée ces derniers ne peut ainsi se défaire d’une œillère enfermant la personne recherchée dans une représentation mentale sans surprise. En dehors de ce regard (presque) critique sur une industrialisation de la drague, le reste du monde réel, comme la précarité ou l’homosexualité, n’est vu qu’avec une naïveté au mieux sympathique au pire sans substance.

Un jour mon prince, Flavia Coste

De la même manière que dans les contes, l’humanité se scindent en deux groupes : d’un côté, les gens bien habités par des valeurs – l’amitié, la famille, le travail – : de l’autre, les gens mauvais pervertis, et pervertissant, par l’ivresse des substances illicites. Dans cette schématisation primaire, les personnages des fées sont voués à être des individus monolithiques – et ce malgré l’inversion attendue des comportements à la moitié du film – qui errent dans une conception simplifiée du monde. Il manque à Un jour mon prince une dimension plus corrosive qui permettrait de dépasser le premier degré. En effet, si les fées découvrent et apprivoisent notre monde, il est nécessaire – voire obligatoire – de dépasser le constat pour un spectateur voyant finalement que son quotidien. Les Rois Mages des Inconnus (France, 2001) avait en partie réussi ce défi dans le même genre de l’humour.

Un jour mon prince, Flavia Coste

Un jour mon prince cherche à moderniser les contes de fées. Néanmoins, le film reprend progressivement les travers de ce genre de récit. Il apporte finalement pour seule originalité par rapport aux productions Disney, reines du genre, la décision de faire des personnages drôles des protagonistes et non des acolytes. Une sage décision face à la fadeur du « prince » joué par Hugo Becker – pas convaincant –. En voulant réaliser un film « Tout Public », Flavia Coste affadie ses propos pour obtenir un consensus générationnel. Mais en agissant de la sorte, elle ne pourra jamais dépasser l’adjectif sympathique malheureusement souvent accompagné en filigrane de celui d’oubliable.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Tu ne tueras point : American Savior

Tu ne tueras point, Mel Gibson

73e Mostra de Venise
Hors Compétition
Sortie nationale le 9 Novembre 2016

Dans la thématique éculée des films américains sur l’héroïsme militaire, Tu ne tueras point tiendra assurément une place singulière. S’il s’inscrit dans la longue lignée des films antimilitaristes du métaphysique La Ligne Rouge (Malick, 1998) au burlesque Docteur Folamour (Kubrick, 1964), Mel Gibson substitue à la figure habituelle du militaire détruit – mais destructeur – celle d’un non-soldat pacifiste. Par ce biais, il synthétise ainsi un nouvel horizon pour la place des Etats-Unis sur l’échiquier politique mondiale : un interventionnisme humanitaire, loin des bourbiers qu’ont été l’Irak ou l’Afghanistan. En appliquant le sixième commandement au champ militaire, le réalisateur s’oppose à l’American Sniper de Clint Eastwood. Il impose, en effet, un changement radical dans la perception américaine du courage : il ne faudra pas récompenser celui qui a pris le plus de vies, mais celui qui en aura sauvé le plus.

Tu ne tueras point, Mel Gibson

Desmond Doss (Andrew Garfield) s’engage dans l’armée après le traumatisme civil qu’a été l’attaque contre Pearl Harbor. Cependant, il refuse de manière catégorique de toucher un fusil. En tant qu’objecteur de conscience, il ne peut concevoir uniquement de mettre son sursaut patriotique qu’à profit des équipes médicales. Par ce choix, il modifie doublement le rapport au corps. Le sien déjà, jugé frêle, ne rentre pas dans le moule de l’usine formatrice de l’armée. Il est dévirilisé par ce rejet de l’arme pour n’être qu’un parasite dont la chair doit subir les marques de l’exclusion (cf. la mise à tabac). Une situation qu’il inversera sur le champ de bataille à propos des corps des blessés qu’il ré-humanise. Il prononce leur prénom, voire même la proximité affectueuse d’un surnom, pour les faire sortir de la dimension d’objet à transporter ou laisser qui leur convient habituellement. Il s’oppose d’ailleurs, par sentimentalisme, à penser d’abord par le critère binaire, objectif et impersonnel de vivant ou mort dans le cas de Smitty Ryker (Luke Bracey).

Tu ne tueras point, Mel Gibson

En narrant cette histoire vraie, Mel Gibson questionne la temporalité et la spatialité même du combat. S’il filme l’assaut sur Hacksaw Ridge – une crête stratégique à prendre aux Japonais –, le réalisateur se focalise principalement sur les lignes américaines. Il les filme au rythme des balles nipponnes par un montage rapide brouillant les repères. Par les plans rapprochés qu’il utilise à foison, Gibson s’attache à donner une image aléatoire des morts en leur rendant un dernier hommage alors que la barbarie fait rage. Il se concentre également sur les détails, à l’instar des corps déchiquetés ou dévorés par les rats, pour placer le spectateur dans la même logique traumatique que les soldats. Néanmoins, le véritable combat de Tu ne tueras point se joue une fois la confrontation finie, à la nuit tombée, lorsque Doss parcourt cette antichambre de l’enfer à la recherche de soldats vivants, américains et japonais.

Tu ne tueras point, Mel Gibson

En les maintenant du côté des vivants, le personnage interprété par Andrew Garfield se rapproche d’une figure christique. Une dimension religieuse présente dès le début du film par ce commandement « tu ne tueras point » que le personnage se répète comme un mantra. Mel Gibson joue avec ce messianisme d’abord dans la partie du baraquement en faisant de Doss un martyr. Le cinéaste continue ensuite à se référer à cette imagerie, de manière appuyée, par la douche qui lui est octroyée par un autre soldat et surtout par ce plan sur le brancard semblant voler dans les airs. Néanmoins, le scénario s’emmêle dans cette métaphore christique en proposant – dans sa volonté de grandiloquence – deux moments d’épiphanie : le coup réel porté à son frère et celui mental à son père.

Tu ne tueras point, Mel Gibson

Il faut dire que tout l’intérêt de Tu ne tueras point exprimé jusqu’à présent ne tient finalement que dans le dernier tiers de l’œuvre. A l’inverse de son propos, Mel Gibson ne parvient à filmer que la guerre, un monde brut et physique. Dans la sphère intime, il se retrouve à son tour sans arme choisissant – de manière automatique – toujours le ralenti pour exprimer un sentiment. De plus, il ne parvient pas à sortir des voies ancestrales du biopic américain. Il noie son récit d’une redondance de scènes misérabilistes, mélangeant alcoolisme et violence, qu’il cache sous une photographie doucereuse. Il impose à son spectateur un étirement des intrigues sentimentales et familiales pour montrer ce qu’Andrew Doss a à perdre sans prendre en compte les capacités, inhérentes à l’être humain, d’être empathique et clairvoyant.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Mademoiselle : Cinquante nuances de Park Chan-Wook

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69e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie nationale le 1 Novembre 2016

En transposant le roman Du bout des doigts de Sarah Waters dans la Corée colonisée des années 1930, Park Chan-Wook se hasarde pour la première fois dans le genre du film d’époque. Une incursion qui pourrait paraître étonnante, si elle ne répondait pas à l’inclinaison du cinéaste pour un certain sadisme corporel et spirituel. Une position sur l’échiquier cinéphile qui le place comme le maître d’une cinématographie, celle sud-coréenne, déjà bien tourmentée. Il trouve, en effet, chez la romancière galloise les ingrédients nécessaires à ses obsessions sous les traits des différents personnages : Sookee (Kim Tae-ri), une jeune pickpocket virtuose qui entre au service d’une riche héritière japonaise ; Hideki (Kim Min-hee), cette envoutante maîtresse emprisonnée par un oncle lubrique ; et le « Comte » (Ha Jeong-woo) tirant les ficelles d’une machination visant à s’emparer, avec l’aide de sa complice Sookee, du magot.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Par son ampleur (2h25), Mademoiselle s’affilie au classicisme des grandes sagas qui avaient périclité à la fin des années 1970 dans une société visant, même dans le domaine cinématographique, à une plus grande efficacité. La durée est ici perçue comme un moyen d’expression propre qui permet, paradoxalement, aussi bien de perdre que de guider le spectateur dans les différents degrés du complot. A l’instar de Rashomon (Kurosowa, 1950), le film multiplie ainsi les regards en changeant brusquement à deux reprises de points de vue – Sookee, Hideko et le Comte – pour faire émerger dans la répétition des scènes une vérité suprême. Néanmoins, le fonctionnement autarcique de chaque récit rend aride le procédé pour ne laisser qu’une sensation de déjà-vu. Park Chan-Wook tente alors, tant bien que mal, de sauver ce scénario finalement assez classique par sa mise en scène.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Le cinéaste sud-coréen instrumentalise sa réalisation pour participer, lui aussi, à cette partie de manipulation. Il enferme ses personnages dans une maison de poupée perdue architecturalement entre les traditions anglaise et japonaise. Il en étire les perspectives par des travellings, assez impressionnants, pour construire une sorte de sarcophage labyrinthique. Les protagonistes sont réduits à des figurines qui se regardent en chiens de faïence. Ils sont les pions du théâtre de Park Chan-Wook qui se dédouble au sein des lectures sadiennes organisées par l’oncle. Le spectateur devient alors le témoin d’un jeu de regards altéré par les véritables désirs charnels des personnages. Ainsi la relation saphique entre les deux actrices repose sur un rapport au double, comme lors de la scène où Hideko habille Sookee de ses vêtements, qui conduit à la fusion complète des corps. Au moment du rapport sexuel, Park Chan-Wook joue alors sur la symétrie des corps pour faire disparaître les visages des actrices.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Cependant, le cinéaste apparaît dans Mademoiselle comme un marionnettiste libidineux se jouant de ses personnages pour répondre au cahier des charges de ses propres névroses. Ce thriller verbeux s’impose comme une projection, vulgairement esthétisée, d’un fantasme lesbien dirigé par et pour un public masculin hétérosexuel. Park Chan-Wook fait du désir féminin une sorte de perversion ne pouvant trouver sa jouissance que dans les multiples références phalliques comme cette fellation faite sur le doigt de Sookee par Hideko. Le réalisateur renoue ainsi avec les récits érotiques de l’ère Meiji que l’oncle orchestre : des boules de geisha à l’inculcation d’une culture du viol. Cette subversion est d’autant plus dérangeante qu’elle semble se restreindre lorsqu’un désir uniquement féminin éclate pour rester, par autocensure, dans une normalité machiste face à la sexualité.

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Enfin, Park Chan-Wook écrase son récit par son besoin de montrer, de manière ostentatoire, son rôle de réalisateur. Il se contente de créer des effets de cinéma, parfois remarquablement pensés, plutôt que de tenter d’accompagner – voire même simplement de représenter – les motivations et les désirs de ses personnages. Ne voyant qu’un soucis plastique, il s’embourbe dans le décorum pesant du film d’époque. Le cinéaste ne parvient pas, pareillement à un Hou Hsiao-Hsien (The Assassin), à saisir les détails presque cachés qui permettent de faire frémir un plan et de sublimer les enjeux sentimentaux et sensoriels du temps qui s’écoule.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Divines : Banlieue-land

Divines, Houda Benyamina

69e Festival de Cannes
Caméra d’Or
Sortie nationale le 31 Août 2016

Le cinéma français contemporain, d’Audiard (Dheepan) à Sciamma (Bandes de Filles), tente de construire un regard sur la banlieue. Il cherche à s’accaparer cet univers qui, pour beaucoup, à commencer pleinement à exister par la médiatisation des émeutes de 2005. La périphérie devient paradoxalement le centre (d’intérêt) par une volonté sociale d’un cinéma français soi-disant républicain, mais qui ne cherche finalement qu’à reproduire cet espace à « nettoyer au karcher » comme le disait Sarkozy. On renoue ici avec la tradition des Apaches du début du XXe siècle, cette catégorie sociale – faite d’habitants des faubourgs – inventée par la littérature et le cinéma pour menacer l’ordre bourgeois. La banlieue est présentée, dans la même logique de recherche du sensationnel que les chaînes d’informations continues, comme une « no go zone » où se rencontrent des destins cinématographiques empruntés à Scarface.

Divines, Houda Benyamina

Divines d’Houda Benyamina semble pourtant cerner la banlieue dans son essence même en décidant d’ouvrir son film avec un générique présentant en fond des Snaps de Dounia (Oulaya Amamra, épatante) et Maimouna (Déborah Lukumuena, irrésistible). Par cela, la réalisatrice pénètre alors pleinement dans le « film de banlieue » en collant à la récurrence interactionnelle de l’amitié comme valeur absolue. Mais surtout, elle capte la force de représentation de cette jeunesse qui parvient à exister par les réseaux sociaux, vus comme accès démocratique à la production et à la diffusion d’images. Une façon de survivre, au même titre que la religion présente dans le film, dans un environnement en plein délitement. Le capitalisme a transformé le rêve urbain des Trente Glorieuses en un cauchemar que Benyamina saisit par sa caméra en se focalisant frontalement sur des tours en ruine et particulièrement en ponctuant ses plans de grilles de chantier – vestige d’une action étatique –. Dounia s’insère dans cet espace en survivance en se présentant derrière ces dernières ou en les caressant tel des barreaux de prison.

Divines, Houda Benyamina

Divines présente également en sous-texte la faillite du rêve républicain : les institutions sont devenues les ennemies irréductibles des Banlieusards en participant à la création de cette marginalité précaire et ethnique. L’école ne s’incarne plus que dans son arrêt puisque Dounia la quitte, par choix, après une altercation avec une professeure de BEP Métiers de la Relation aux Clients et Usagers. La force de cette scène est de participer aux cris d’une génération dont l’Etat attend qu’elle se batte, avec entrain, pour atteindre uniquement le bas de l’échelle salariale. Ces jeunes veulent se battre non pas pour un SMIC, mais pour un ailleurs. Un ailleurs d’autant plus politique dans le film qu’il consiste à une sortie totale de la France – chacun rêvant de la Thaïlande –. Marianne perd sa dimension de patrie maternelle aux profits des phares du capitalisme. Benyamina comprend bien que la banlieue est surtout un microcosme mort d’imaginaires qu’il faut apprendre à reconstruire à l’instar de cette scène, la plus belle du film, où Dounia et Maimouna miment un trajet en Ferrari sur la côte thaïlandaise. Par leur fougue, elles prennent le contrôle de la caméra et de la bande son pour s’échapper d’un monde où le sable est du béton.

Divines, Houda Benyamina

Un horizon qui paraît atteignable seulement, aux yeux de Dounia, par le cercle vicieux de drogue de la même manière que dans Bande de Filles de Sciamma – dont le film reprend clairement la trame –. Par ce choix, Houda Benyamina tombe dans le piège de la représentation de la banlieue comme exotisme morbide pour son spectateur. En effet, elle pousse ses faits à l’extrême pour tenter de trouver un sensationnel qui la distinguerait de ses prédécesseurs. Dans un souci misérabiliste, elle exile sa protagoniste – arabe – de la banlieue vers un camp de Roms pour filmer une misère plus forte médiatiquement, celle du tiers-monde. Divines veut également se présenter comme une œuvre féministe en mettant à l’écran un monde de femmes régenté par un slogan réussi, « T’as du clitoris » annoncé par Rebecca (Jisca Kalvanda), la caïd du quartier. Néanmoins, le vrai féministe aurait été de sortir pleinement des cadres de pensée masculins : ne pas créer un jugement sur cette mère enfantant une « bâtarde » ou encore ne pas voir dans la romance – et les codes éculés de la comédie romantique – la seule échappatoire d’une femme.

Divines, Houda Benyamina

Cependant, le principal problème discursif de Divines est le besoin d’avoir recours à la « Grande Culture » pour légitimer son propos. En dehors de la place donnée de manière bancale à la danse contemporaine, c’est l’utilisation de la musique qui synthétise principalement cette nécessité de se rapprocher d’un regard extérieur pour englober le plus de spectateurs possible. Comme si ces derniers devaient être protégés d’une immersion totale. La scène avec Diamonds de Rihanna chez Sciamma était forte, car elle se plaçait au niveau de ses protagonistes pour écouter les idoles qui façonnent leurs imaginaires et rendent possible une sortie de la précarité. Benyamina donne l’impression que l’émotion devrait être uniformisée à la manière des classes supérieures. Elle ne laisse affleurer le sentiment que sous les sons d’instrument légitimes pensés par Mozart ou Vivaldi. La musique originale de Demusmaker ne déroge pas à la règle en proposant une transcription sonore à base de violons pour les moments tristes ou de guitares électriques pour les moments de rage. Divines réduit la musique urbaine – présente à travers Azealia Banks et le rappeur Siboy – à n’être qu’une musique de boîte de nuit.

Divines, Houda Benyamina

Avec son premier long-métrage, Houda Benyamina montre ainsi un véritable potentiel cinématographique. Néanmoins, elle fait de la banlieue un Disneyland pour festivaliers. Elle en reproduit les archétypes médiatiques en se choisissant un réalisme trafiqué pour répondre à son besoin de sensationnel. Une position d’autant plus alarmante qu’elle provient, pour une fois, d’une voix interne de la culture urbaine.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Toni Erdmann : Déguiser le réel

Toni Erdmann, Maren Ade

69e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Dans la pesanteur du climat actuel, Toni Erdmann s’affirme pleinement comme une solution, politique et cinématographique, en présentant une alternative : la quête d’un ailleurs non-géographique ancré dans la chair même des hommes. Si la mort est présente chez Maren Ade, elle ne l’est jamais de manière frontale. Elle se vit de loin, cachée dans un arrière-plan ou dans un cercueil en bois. La réalisatrice allemande a pour philosophie de se focaliser sur le vivant ou sur les marques, les souvenirs, qu’il laisse. L’individu ne pourra exister que s’il sort du réel, s’il assume ses lubies, ses à-côtés. De ce récit d’apprentissage d’un père (professeur de musique) à sa fille (femme d’affaires), Maren Ade ne fait pas une énième thérapie familiale. Elle l’utilise pour bousculer le réel, celui de ses personnages comme du nôtre ; à confronter, par la poésie de la simplicité, deux visions du monde, hédoniste et capitaliste. Il y a dans Toni Erdmann le retour à un humour primaire, de farces et attrapes, où le discours ne peut finalement passer que par des perruques mal ajustées, des fausses dents grotesques ou un coussin péteur.

Toni Erdmann, Maren Ade

Le déguisement joue justement un rôle paradoxal, cherchant en même temps à réduire le rapport à l’autre autant que le rapport à soi. Il marque le seuil d’un autre niveau de réalité duquel aurait été absent le personnage, l’environnement entrepreneurial d’Ines (Sandra Hüller, merveilleuse) autant que celui familial porté par son père, Wilfried (Peter Simonischek, éblouissant). Le long-métrage tire d’ailleurs son titre d’un des personnages créés par ce dernier donnant ainsi comme une existence propre au mensonge. Maren Ade prône une recherche du vrai – de la sensation, du souvenir – même s’il doit passer par des détours. Le personnage de Wilfried se présente comme un dérivé moderne d’un Docteur Jekyll et M. Hyde : il s’invente, de manière monstrueuse et grotesque, en dehors de sa réalité pour toucher celle des autres de l’intérieur. Il transforme son apparence pour faire triompher son univers poétique allant jusqu’à n’être qu’un amas de poils, une créature protectrice provenant de la mythologie bulgare. Le déguisement semble même acquérir une force pour celui qui le porte, diluant son présent (le tensiomètre donnant presque l’impression dans la scène d’ouverture d’être un gadget de plus) et assurant son souvenir (à l’instar de la grand-mère dont la vie tient dans une fantasque collection de chapeaux).

Toni Erdmann, Maren Ade

Le corps comme outil de transformation est à prendre au sens littéral dans le cas d’Ines. Elle doit ressentir les choses dans sa chair comme le montre ce qui pourrait n’être qu’un anecdotique énervement contre une masseuse pas assez efficace. Maren Ade cherche à jouer avec le corps même de son personnage pour montrer son inadéquation avec son propre environnement. L’incident où elle se heurte violemment le pied dans un canapé-lit est ainsi primordial, car il permet d’entamer un processus dans lequel ses propres tenues deviennent comme des déguisements interchangeables. Qu’elle change de chemisier tâché par son propre sang ou qu’elle retire ses talons à la fin d’une réunion, Ines libère son corps pour trouver dans l’essence même de sa nudité une deuxième naissance. Ses vêtements, symbole de son ascension, sont devenus comme une carapace qu’elle ne peut ni fermer ni enlever à l’image de la robe qu’elle essaye de porter pour son anniversaire. Dans une vision néo-féministe, elle prend pleinement possession de son corps dans une scène sexuelle, complètement désabusée, durant laquelle elle revendique de manière presque agressive une sexualité « autre » où elle désacralise son propre corps pour en faire un objet et réceptacle – par le sperme – de domination.

Toni Erdmann, Maren Ade

La force de Toni Erdmann est de toujours donner l’impression que les rebondissements sont le produit direct des personnages qui se ré-apprivoisent sans cesse leur espace pour créer des possibles. Le mensonge, ou plutôt le déguisement de la vérité, est alors la clé dans une société qui ne regarde plus les gens – personne ne remarquant véritablement le côté ubuesque du physique des identités de Wilfried –, mais seulement les titres devant se résumer sur une carte de visite – dont l’absence, elle, est constatée. L’incorporation de Toni Erdmann dans le monde d’Ines n’aboutit qu’au dévoilement d’une réalité sombre, celle des conséquences du travail de cette dernière, symbolisée par le licenciement non-voulu d’un ouvrier, un peu négligeant sur sa sécurité, par Toni lors de la visite d’un chantier. Un aperçu qui trouve une résonnance dans le langage corporel de Wilfried qui ne peut s’empêcher d’avoir envie de déféquer. Un geste animal, en dehors des règles édictées par l’homme, qui le rapproche paradoxalement de l’humanité. Les mensonges loufoques de Wilfried n’ont pour finalité que la recherche d’un vrai véritable qui se retrouve dans cette maison au bord du chantier ou dans cette cérémonie pascale avec une famille roumaine qui décore des œufs à la cire.

Toni Erdmann, Maren Ade

Maren Ade propose également, en filigrane de cette relation père-fille, un acerbe discours politique statuant sur la distanciation entre le projet européen et sa réalité concrète sur le plan économique, social et culturel. La réalisatrice allemande fait de ses décideurs étrangers de la Roumanie de demain des êtres coincés dans une tour d’argent. Après avoir proposé l’externalisation de l’entreprise (soit des licenciements), Ines regarde par la fenêtre découvrant ainsi une Roumanie scindée en deux par un mur avec d’un côté un pays miséreux et de l’autre cette enclave normalisée par Bruxelles. Néanmoins, l’appauvrissement est surtout culturel dans un pays arpenté uniquement par ces décisionnaires politiques et économiques à travers des hôtels, des réceptions ou des boîtes de nuit. Maren Ade dénonce surtout la perte d’une unicité culturelle de la Roumanie en reprenant les arguments capitalistes qui saluent le pays pour son « plus grand centre commercial d’Europe » plutôt que pour son Palais de Ceausescu et ses habitants pour leur culture internationale acquise à l’étranger. Le refus des Roumain.e.s de participer à leur propre destruction est alors la seule barrière possible d’un peuple qui ne sera, de toute manière, pas pris en compte.

Toni Erdmann, Maren Ade

Avec Toni Erdmann, Maren Ade offre une alternative. Elle prône le rire qui affleure souvent comme unique moyen d’expression valable à la vie humaine. Elle fait des écarts de ses personnages, de ces moments libérés d’une rationalité économique, les seuls dignes de générer du souvenir. Mais surtout, elle parvient à exorciser les démons d’un cinéma dit « social » qui ne jure que par le misérabilisme, à redire les conséquences sans prendre en compte le politique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Poesia Sin Fin : L’art pour les Nuls

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

69e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
69e Festival de Locarno
Concorso Internazionale
Sortie nationale: 5 Octobre 2016

Avec Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky poursuit le tournant autobiographique de sa cinématographie déjà entamé avec sa Danza de la Realidad (2013). En plus de faire corps l’une avec l’autre – comme le montre la répétition de la scène finale de cette dernière en ouverture de celle-ci –, les deux œuvres sont nourries par un même regard vers l’inconnu qu’il soit géographique (Santiago), artistique (la Poésie) ou mental (le passage à l’âge adulte). Poesia Sin Fin est le chapitre de la réalisation de soi impliquant ainsi la nécessaire disparition des parents auparavant omniprésents : il faudra tuer le père et dépasser la mère qui, en figure œdipienne, devient une muse et une amante jouée par la même actrice, Pamela Flores. L’entrée de Jodorowsky dans l’âge adulte n’est pas l’occasion d’un récit initiatique classique – puisque les questionnements intimes propres à l’adolescence sont évoqués puis omis au détour d’une ellipse –, mais plutôt un conte sur l’émergence de la création chez l’auteur. Pourtant, la poésie en tant qu’art littéraire est absente de Poesia Sin Fin, seulement entraperçue à travers des vers inventés « sur le terrain ». La poétique, chez Jodorowsky, est uniquement un acte synthétisé par l’envie de ses personnages de marcher droit coûte que coûte et quels que soient les obstacles.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Le cinéma du réalisateur chilien se veut être un acte – dans une acception philosophique –, une capacité d’agir sur la mémoire pour prôner une guérison mentale. Il pose alors la problématique du souvenir, comme résurgence impossible du passé dans un présent fluctuant, en décidant de tourner sur les lieux exacts des évènements qu’il présente ici. Jodorowky choisit judicieusement de ne pas tomber dans l’illusion de la reconstitution dès les premières images de Poesia Sin Fin en tendant des photographies en noir et blanc sur les façades pour montrer le passé. Il joue ainsi sur la superposition des temporalités en ayant pleinement conscience de la limite du cinéma : son incapacité à (re)créer un réel dans son entièreté. Il démontre une croyance dans un au-delà de l’image à l’instar d’un Rohmer dans Perceval le Gallois (1978) qui refusait de présenter des arbres qui n’auraient pas assisté véritablement aux faits. En conséquence, Jodorowsky organise plutôt un jeu sur la mémoire en préconisant un embellissement du réel, de son réel, pour retranscrire non plus le véridique, mais le souvenir. Une volonté amplifiée dès la production en se voulant une entreprise familiale. En jouant respectivement leur grand-père (Brontis Jodorowsky, excellent) et leur père (Adan Jodorowsky, hésitant), les fils du cinéaste ajoute une nouvelle couche mémorielle, celle générationnelle.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

« Sans être beau, tout devient beau » annonce Jodorowsky dans le livret du film pour montrer que son cinéma doit provoquer une crise positive, une sublimation de la conscience de soi. Or le soi ne peut être ici, par le principe même du film, que Jodorowsky lui-même. Sans tomber dans un narcissisme gratuit – notamment en prenant une position de conteur de sa propre vie en apparaissant âgé –, le cinéaste fait de Poesia Sin Fin un univers mental personnel, voire individuel, qui ne se laisse que faussement pénétrer. Il troque le sens de son récit contre un pseudo-manifeste artistique qui ne fonctionne pas. Le personnage de Stella Diaz (Pamela Flores), muse-poétesse, affirme qu’ « un poète n’a pas à se justifier ». Or la question n’est pas à la justification, mais la capacité à rendre englobant un monde personnel. En voulant apporter du poétique au réel, Jodorowsky oublie que la poésie n’est pas uniquement un cheminement en dehors du sens – comme faculté de percevoir – et encore moins une position apolitique (d’autant plus s’il veut se jouer de la norme) opposée catégoriquement au réel qui n’apparaît que finalement dans la marche, hitlérienne, d’Ibanez sur la capitale chilienne.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Poesia Sin Fin se lit progressivement alors comme une sorte de sacrifice artistique sur l’autel du surréalisme. Jodorowsky canonise, à tort, la provocation comme un acte poétique. Il est navrant de voir le cinéaste chercher par tous les moyens une position d’artiste contestataire d’une norme qu’il s’impose paradoxalement lui-même. Il affadit ainsi son potentiel discours en cherchant l’effet, celui de provoquer, avant même d’en comprendre la cause. Jodorowsky se noie dans une surenchère d’effets comme le montre le rapport, faussement débridé, à la sexualité dans le film qui additionne une tentative de viol sur le poète par des hommes, un rapport avec une naine ayant ses règles, une nudité gratuite des multiples acteurs ou encore des symboles phalliques sur-signifiants – à l’instar du pénis en néon –. Poesia Sin Fin est, par conséquent, à l’image du personnage de Stella Diaz : une entité travestie – voire clownesque – plus qu’originale, une œuvre dénaturée plus que poétique.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

De la même manière que dans La Danza de la Realidad où la mère – toujours présente – chantait au lieu de parler, Poesia Sin Fin se pressent comme un film-manifeste défendant un art total. Jodorowsky réalise une œuvre fourre-tout dans laquelle il tente, tant bien que mal, de caser une multitude de mini-représentations à la manière, dépassée, des vaudevilles américains. Il présente ainsi un ballet durant une séance de tarot, un spectacle de marionnettes, un carnaval ou encore une performance de clowns. Néanmoins, l’entreprise est factice en cherchant le spectaculaire, voire un insolite exacerbé, plus que l’art en lui-même. Il serait, cependant, injuste de ne pas remarquer un concept intéressant dans ses silhouettes noires, inspirées du théâtre kabuki, qui apportent aux personnages les objets dont ils ont besoin. Mais, le principal danger de Poesia Sin Fin est de promouvoir paradoxalement un affadissement de l’artiste, et de sa posture, en affirmant une vision caricaturale de l’artiste. Cela se joue principalement dans la séquence de présentation des locataires de la maison des artistes de Santiago qui prône un artiste forcément sexué (le peintre baisant littéralement avec la peinture) et destructeur (le pianiste anéantissant son instrument).

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

A la manière de ces artistes – « poly-peintre » ou « ultra-pianiste » – de pellicule, Jodorowsky s’octroie sa propre unicité. Il se focalise alors uniquement sur l’apparence que prendra son « coup d’éclat » pour ne livrer qu’une œuvre certes léchée, mais finalement assez vide.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais