Shokuzai – celles qui voulaient se souvenir/celles qui voulaient oublier : Déclinaisons Mortifères

Shokuzai, Kyoshi KurosawaShokuzai, Kyoshi Kurosawa

Projeté lors du 15e Festival de Deauville

Le documentariste français Oliver Meyrou ironisait sur la place de la télévision dans l’art en disant « Le cinéma est un art, la télévision est un meuble ». Il met alors en place une frontière nette entre les deux supports oubliant les passerelles qui les lient : les Séries. Les réalisateurs sont de plus en plus nombreux à tenter l’aventure télévisuelle comme Scorsese (Broadwalk Empire), Assayas (Carlos) ou plus récemment Campion (Top of the Lake). La qualité de l’offre télévisuelle permet même aux réalisateurs d’obtenir des sélections dans les Festivals : Carlos à Cannes, Top of the Lake à Sundance, Berlin et Cannes ainsi que Venise et Deauville pour Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa. Œuvre de plus de 4h30 transformer en France en un dytique savamment coupé (celles voulaient se souvenir/celle qui voulaient oublier), Shokuzai est avant tout une série en 5 épisodes réalisée pour la chaîne nippone WOWOW. Le passage par le petit écran permet de dilater le temps et ainsi de construire une narration fine sans se poser forcément la question de la nécessité. Il n’y a plus de question de coût/gain de l’image. Jamais Kiyoshi Kurosawa n’aurait pu livrer une si grande fresque sur la culpabilité et la rédemption sans utiliser les codes de la série. Il dit d’ailleurs que c’est avec Shokuzai qu’il saisit « ce qu’est la tragédie pour la première fois ».

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

L’œuvre de Kurosawa naît de l’envie de narrer les changements perceptibles dus à un traumatisme. L’auteur est travaillé par la question du vide ; dans Shokuzai c’est le vide de la vie dont le souffle s’échappe dans l’horreur. L’horreur est le viol et le meurtre d’Emili par un homme dont l’identification est impossible par le blocage mémoriel des 4 fillettes qui l’ont vu. L’intrigue glisse alors dans la culpabilité et la quête de rédemption suite à la promesse macabre d’une mère vengeresse, Asako. Elle représente le fantôme du passé attendant même Sae, dans le premier épisode, sous un pont à la manière des esprits dans la tradition japonaise. Kurosawa met alors en image les séquelles du passé qui forment le présent.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Chacune est une facette de la réaction à l’horreur, à cette incursion soudaine dans le monde dur des adultes mais surtout au monde sexué de la gente masculine. Sae (1er Episode) a ainsi développé une peur panique du contact et a mentalement bloqué son corps dans l’enfance s’interdisant la fertilité. Elle se déshumanise sous les traits d’une poupée fantasmée par son mari. Cette stagnation de l’enfance se retrouve avec Akiko (3e Episode) mais Kurosawa la pousse à l’extrême (voire au fantastique) avec cette « femme-ourse », sorte d’adolescente éternelle au comportement animal. Elle s’exclue de la communauté des hommes qu’elle ne retrouvera seulement pour revivre une enfance à travers la fille de la copine de son frère. Pour Maki (2e Episode), c’est dans la rigueur d’un cadre scolaire qu’elle tente d’inculquer les valeurs qui auraient sans doute pu empêcher le drame. Elle se protège par des cours de Kendo qu’elle mettra en pratique lors d’une scène mémorable d’attaque dans une piscine devant ainsi l’héroïne qu’elle n’a pas pu être. C’est comme ça qu’elle paye sa dette. Enfin, Mayu (4e Episode) se détache un peu des 3 autres protagonistes. Elle est sans doute celle à qui le sous-titre celles qui oublient va le mieux. Cependant son comportement de fille volage repose belle et bien sur la perte d’opinion du corps et des atouts féminins.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Cette dénaturation de l’homme est aussi visuelle. Si le film s’ouvre sur les couleurs douces et colorés de la campagne japonaise dans laquelle les robes des fillettes sont comme des coups de pinceaux. De l’après-midi ensoleillé, le film bascule soudainement dans la nuit noire symbolisant le voile épais de l’horreur qui s’abat sur le film dont seule la lumière rouge des voitures de police amène la lueur macabre. Le rouge chez Kurosawa est la couleur de l’au-delà, c’est ainsi le fantôme d’Emili qui couvre les visages et les culpabilisent. Puis, la photographie bascule dans des couleurs pastelles et dénaturés symbolisant le voile de l’évènement sur les vies brisées que Kurosawa dépeint.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est également un regard sur la société japonaise. Une société profondément atomisée qui met en exergue la solitude des Hommes. Le vide se comble par le biais de réseaux de connaissances, mais jamais par le hasard des rencontres. Ce vide moral trouve écho dans l’image de dépeuplement qui se dégage des lieux : maisons abandonnées, gymnases vides. De plus, se dégage de l’œuvre de Kurosawa un certain machisme social avec des mariages arrangés, des femmes-objets. Les hommes sont réduits à des archétypes qui regroupent les malversations souvent attribuées au sexe masculin. Cependant la rédemption de l’homme est progressive : d’abord par l’ambiguïté du frère d’Akiko (3e Episode). Le rôle du père d’Emili pourtant malsain parvient à dégager une certaine pitié bienveillante excusant presque son geste.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est une fresque psychologique intéressante, mais elle repose néanmoins sur une longueur et sur une exagération des situations qui perd parfois le spectateur. Kiyoshi Kurosawa montre son talent de réalisateur mais s’autorise parfois des envolés très « télévisuelles ». Shokuzai fascine tout de même dans ses incursions au bord de l’irréel.

Shokuzaicelles qui voulaient se souvenir – sortie le 29 Mai 2013.
Shokuzai, celles qui voulaient oublier – sortie le 5 Juin 2013.

Le Cinéma Du Spectateur
☆☆☆ – Bien

The Land of Hope : La beauté du geste

The Land of Hope, Sono Sion

Projeté au 15e Festival Asiatique de Deauville

Depuis les années 1980, Sono Sion est un cinéaste singulier dont la filmographie est le point de rencontre entre les séries B flirtant avec une sorte de porno-gore et un cinéma d’auteur croquant les disfonctionnements de la structure familiale nippone. Au sein du cinéma japonais, il est à la fois un tout (pluridisciplinaire) et une alternative (mésestimée). Parfois cinéaste de l’outrance comme avec la vague de sang déferlant sur le quai du métro de Tokyo en ouverture de Suicidal Club (2001), il filme les perversions humaines afin de déceler celle qui appartiennent à l’Homme et celles qui appartiennent à la société. Avec The Land Of Hope, il marque une rupture formelle (arborant un réalisme plus frontal). Cependant, il explore toujours cette thématique de la violence qui n’a plus ici le statut d’épiphénomène social, mais devient le cadre prédominant de l’intrigue. Engendrée par la catastrophe de Fukushima, la violence devient extra-humaine et questionne le cinéaste qui a entamé depuis 2011 sa « Trilogie du Chaos » (avec Himizu en 2011, puis The Land of Hope en 2013).

The Land of Hope, Sono Sion

En mettant en scène un deuxième accident nucléaire (Nagashima), Sono Sion se fait le porte-parole d’un Japon à la fois meurtri et fragilisé. Il critique les erreurs commises et surtout la tendance à l’inaction des pouvoirs publics lors de Fukushima qui sont alors responsables de ce second fléau. The Land of Hope interroge justement le rapport entre la population et les pouvoirs publics au Japon : peut-on encore croire en ceux qui ont menti ? Jusqu’où la peur d’une sanction électorale est plus importante que la sûreté civile ? Face aux discours incohérents sur les caractéristiques mouvantes des radiations, le cinéaste répond par la mise en place dans son œuvre d’une barrière de fortune censée délimiter, voire contenir, la zone de contamination. En la plaçant dans un village, il met en exergue l’absurdité des discours. « Donc là, on est en danger ; et là, en sécurité » prononce incrédule Yasuhiko (Isao Natsuyagi) en voyant que sa maison est saine, mais que ses voisins sont en danger. Pour les autorités, le maintien de l’ordre est la clé de voûte d’un salut nucléaire à venir. Alors, pour pallier à la panique, les médias de masse répètent sans cesse « vivez sereinement, consommez sereinement, achetez sereinement ».

The Land of Hope, Sono Sion

Par son manque de rationalité et d’affect, le discours officiel crée à l’inverse une dissension avec une partie de la population qui choisit de ne plus être aveugle face à la menace. C’est le cas du personnage de Yoko (Hikari Kajiwara) qui devient une représentation du Japon et de l’avenir à travers l’enfant qu’elle porte. Cette dernière devient paranoïaque des ondes radioactives et se recouvre d’une combinaison jaune dénotant face à l’inconscience collective (souhaitée par les pouvoirs publics). Mélange d’un burlesque attachant et d’une anxiété maladive, elle devient le manifeste de The Land of Hope. Car, c’est justement par le traitement scénaristique et formel de la peur que Sono Sion atteint un certain lyrisme. Jouant avec les perceptions multiples que permet le médium cinéma, il juxtapose le réel et la peur. Lorsque Yoko cherche à sortir de l’hôpital et qu’elle s’arrête tétanisée devant les portes vitrées, son angoisse conquiert le réel. Une fumée rouge envahit alors l’espace et rend visible cette peur de la radioactivité.

The Land of Hope, Sono Sion

The Land of Hope repose sur l’ironie de son titre. Le cinéaste joue constamment sur l’ambivalence de ses personnages et de ses situations. Pour exemple, il utilise à la fois un compteur geyser comme sommet de comédie lors d’une séance photo atypique et comme moyen de rendre tangible, puisqu’audible par les bruits de l’appareil, cette peur de l’invisible. Sono Sion tend vers la pluralité, et par extension vers l’universalité, en explorant les multiples facettes d’une catastrophe (deuil, perte, isolement). Les destins se retrouvent autour de la question du déracinement qui ponctue chaque plan de l’œuvre. Avec simplicité et empathie, le cinéaste témoigne sans misérabilisme d’un territoire où l’horreur a déjà frappé.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆ – Excellent

The Grandmaster : Combats visuels

The Grandmaster, Wong Kar-Wai

Projeté au 15e Festival Asiatique de Deauville

Estomper la démarcation entre concret et irréel pour former une autre réalité, c’est la volonté du cinéma de Wong Kar-Wai. S’il s’attaque (étonnement) au film de Kung-Fu, il le fait pour accoucher d’une nouvelle vision : un renouveau qui tend autant d’un retour au réalisme que d’une façon nouvelle d’amener la dimension chimérique et onirique qui fait le succès du genre. The Grandmaster se veut être le pionner du « vrai » kung-fu comme le montre son sous-titre : « il était une fois le Kung-Fu ». Wong Kar-Wai s’entoure du Maître Woo-Ping Yuen pour livrer une œuvre sans artifice. Finit les fantaisies visuelles avec des individus combattants dans les airs ou courant sur les murs. Jamais le sang ne jaillit. Un adversaire ne meurt pas, il disparaît derrière les panneaux de bois détruits. L’œuvre de Wong Kar-Wai marque ainsi un retour à la beauté même du combat sans la glorifier et sans lui rendre un côté trash : seule la beauté du geste compte. Cependant, Wong Kar-Wai reste un cinéaste de l’esthétique. Cette réalité lui permet alors de décaler l’intérêt des gestes des combattants à leur répercussion sur l’environnement. The Grandmaster est une œuvre minérale : ce n’est plus le coup porté qui est le centre de l’image, mais la poussière qui se soulève, la neige qui glisse, le bois qui se fissure. On glisse alors en quelque sorte d’un microcosme à un macrocosme. Et c’est dans ce décalage que la beauté visuel de Wong Kar-Wai fait des miracles. C’est d’ailleurs l’extérieur qui se charge des fantaisies : un train qui passe sans fin lors du combat entre Gong Er (Zhang Ziyi) et Ma san (Jin Zhang), un jardin enneigé peuplé de cerisiers en fleur.

The Grandmaster, Wong Kar-Wai

Si The Grandmaster se donne une dimension historique, c’est pour mieux la transgresser. Wong Kar-Wai inscrit son film dans l’ombre d’Ip Man : l’illustre maître formateur de Bruce Lee. Il s’immisce alors obligatoirement dans un contexte, celui de l’humiliation d’une Chine désemparée et désunie. L’invasion japonaise de 1937 marque ainsi le passage de dominant à dominé. Ainsi, les différents maîtres d’arts martiaux sont les échos des membres du Guomindang, le parti communiste chinois, incapable de s’unir et luttant les uns contre les autres pour assoir les suprématies de clans. Mais Wong Kar-Wai se dissocie rapidement de l’Histoire puisque seul le personnage d’Ip Man n’est pas fictifs. Tous les autres sont le fruit d’une recherche sur des personnalités du champ des Art martiaux, mais aucun n’est une transposition directe.

The Grandmaster, Wong Kar-Wai

C’est par ces transgressions que Wong Kar-Wai inscrit The Grandmaster en continuateur de ses propres thématiques. L’œuvre répond toujours à cette nostalgie pesant pour un temps passé. D’abord, la nostalgie du réalisateur pour la beauté visuelle du fantasme des années 30/40 ; ensuite celle de ses personnages pour un temps de paix déjà oublié. Au-delà de l’image « Vertical/horizontal » – symbole du vainqueur et du perdant – que prône Ip Man (Tony Leung Chiu Wai) lorsqu’il explique son art, on retrouve également l’obsession des personnages de de Wong Kar-Wai pour la droiture morale.  Cette droiture résonne surtout dans les amours impossibles que le réalisateur hongkongais affectionne (In the Mood for Love, 2000) avec ici Ip Man et Gong Er dont l’ambition et l’amour se peuvent coïncider.  Cette dernière symbolisant les relations humaines par l’implacable froideur d’un jeu d’échec. C’est dans cette quête perpétuelle d’un idéal perdu que les éléments visuels de Wong Kar-Wai prennent leur sens. Les travellings saccadés et les ralentissements de l’image marquent la suspension du temps, d’un présent non-désiré loin des joies du passé et du rayonnement d’un futur lointain. Les jeux de focal isolent les personnages pour les montrer dans leur solitude souhaitée ou non, dicté par la droiture moral qui parcoure l’œuvre de Wong Kar-Wai.

The Grandmaster, Wong Kar-Wai

Face à la maestria de The Grandmaster, face à son immense travail technique (création de tous les décors, plus de 360 jours de tournage), comment expliquer que le film n’est pas une œuvre majeure dans la filmographie de Wong Kar-Wai ? Le spectateur est émerveillé par la forme, mais moins par le fond. Il faut dire que le film fonctionne par un incessant travail de voix-off qui a tendance à laisser un peu le spectateur de côté. De plus le scénario est décousu fonctionnant sans logique dans une temporalité déconcertante à laquelle s’associent des personnages sans fondement comme La Lame qui n’est jamais rattaché à aucun des personnages. Cela s’explique par la rumeur (rêvée sans doute) de l’existence d’un film de 4 heures pour les marchés asiatiques. Enfin, si Wong Kar-Wai parvient à séduire les non-adeptes des films d’arts martiaux, il reste tout de même un certain hermétisme tenace au genre.

The Grandmaster, Wong Kar-Wai

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

Pieta : Indigestion coréenne

Pieta, Kim Ki-Duk

Projeté au 15e Festival Asiatique de Deauville

Le cinéma sud-coréen est-il redondant dans son cycle de violence ? C’est le questionnement qui suit la projection de Pieta de Kim Ki-Duk présenté Hors-compétition à Deauville après son triomphe (surprenant) au Festival de Venise, Lion d’Or. Le cinéma sud-coréen contemporain dispose d’un double visage. Il montre côté face un cinéma asiatique plus conventionnel avec le partage de la contemplation, avec la glorification du détail pour montrer la généralité et une certaine volonté romantique de faire jouer la nature dans l’échantillon sentimentale de l’homme. Mais côté pile, c’est la spécificité de l’horreur-thriller hémophile qui prime. C’est par le second que le cinéma sud-coréen est parvenu à exploser sur les écrans internationaux (exception faite d’Hong Sang-Soo) en livrant tant des chefs d’œuvres (Mother de Joon-Ho Bong en 2010) que des premiers films magistraux (The Chaser de Hong-Ji Na en 2009). Cependant, le cinéma sud-coréen tourne à vide et s’essouffle dans une surenchère visuel du malsain qui n’est digne ni des réalisateurs ni des spectateurs. Il est étonnant d’ailleurs que ce soit seulement maintenant que le cinéma sud-coréen est récompensé dans l’un des grands festivals européens (Venise, Berlin, Cannes). C’est par une œuvre qui accumule les limites et les travers du cinéma de genre que les couleurs du pays sont glorifiées.

Pieta, Kim Ki-Duk

Le plus navrant, c’est que Kim Ki-Duk passe ainsi à côté d’un scénario brillant jouant sur  les notions de bourreau et de victime : comment expliquer le passage de l’un à l’autre ? Le manque, la famille, la solitude. Pour Kang-Do (Lee Jung-Jin) se sera l’absence maternelle qui l’amène dans l’engrenage de l’horreur et de la perte de l’humanité. Il est une machine sans sentiment qui estropie pour le compte de la mafia des artisans sans le sous qui survivent seulement par l’emprunt illégal. Ses victimes deviennent alors, dans un décor froid et métallique, les représentants d’une Corée du Sud (a)vide dont seul les fraudes à l’assurance assure une subsistance voire un avenir. L’image est poussée à son paroxysme lorsque Kang-Do se voit proposer par une jeune victime d’être rendu invalide « accidentellement » des deux bras pour toucher une plus grosse assurance et ainsi pouvoir enfin offrir un avenir à son fils naissant. Kim Ki-Duk semble réussir son film seulement dans cette dimension sociale et tacite. Ce n’est pas là que seul le réalisme social fonctionne au cinéma (au contraire, c’est une overdose) mais Kim Ki-Duk donne ainsi une finalité à un film vain.

Pieta, Kim Ki-Duk

La Pieta est ici ironique avec un glissement du bien vers le mal : le Christ devient un orphelin sans humanité, et la Vierge une simple femme nourrit par la vengeance. Seule la force de la présence maternelle allie les deux opposés. La mère, jouée par la magistrale Cho Min-Soo, aurait pu être une porte de sortie pour Kim Ki-Duk. Mais plutôt que d’utiliser sa trame narrative, il se vautre dans la complaisance et dans la gratuité. Pieta, c’est le paroxysme de la surenchère visuelle. Il suffit de laisser les premières minutes du long-métrage s’écouler pour comprendre le principe de Kim Ki-Duk : mettre à mal le spectateur coûte que coûte, quitte à faire un film « too much ». On accumule alors bêtement les vices : la violence des nombreuses exactions, le morbide des viscères animales placés nonchalamment sur le carrelage de la salle de bain, et les symboles de vanités artistiques. Mais là où le film tend vers le risible, c’est lorsqu’il prend un tournant sexuel morbide entre un fils et sa mère. Bousculer le spectateur est une bonne chose, mais le faire gratuitement en instaurant une sexualité inutile juste pout grossir les traits d’un personnage ou la noirceur d’un film, non ! Tout est gratuit dans Pieta, et donc tout est finalement vain.

Pieta, Kim Ki-Duk

Kim Ki-Duk représente alors les limites du cinéma sud-coréen dont les codes et les ficelles ne surprennent plus un spectateur habitué à l’horreur est au gore. C’est sans doute l’overdose d’une façon de faire qui ne varie pas ou peu. La question est donc : pourquoi célébrer maintenant le cinéma coréen ?

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆✖✖✖ – Moyen

Festival du Film Asiatique de Deauville, 15e Edition : Le Compte-Rendu (Hors-Compétition)

15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville

Le Festival du Film Asiatique de Deauville est double. D’un côté, la sélection officielle se veut porte-parole de l’effervescence de la jeunesse asiatique en privilégiant (justement ou non) des réalisateurs novices qui partagent leurs premières œuvres. De l’autre, c’est le rendez-vous des (très) grandes figures du cinéma asiatique dont Sono Sion et Wong Kar-Wai qu’honorent cette année le Festival. En 15 ans, Deauville a réussi à devenir l’un des points de convergence de la pensée filmique asiatique et ainsi arrive à extraire les fluctuations d’un cinéma autre pour ce qu’il est de différent dans sa forme, sa maîtrise et ses codes. Cependant, cette année est charnière puisqu’elle montre un bouleversement : les réalisateurs sortent de leurs codes ou de leur univers pour créer un cinéma asiatique nouveau. Le drame devient une comédie, le long-métrage devient un feuilleton fleuve. C’est en se jouant des frontières que l’Asie se réinvente pouvant laisser parfois des spectateurs déçus du changement sur son passage. C’est sur toutes ses modifications que nous allons nous appuyer.

Hors-Compétition : Les grandes figures (ré)inventent le cinéma asiatique

L’innovation au sein d’une filmographie ne peut avoir lieu que par une altération des codes et thèmes chers à son réalisateur. Ainsi Chen Kaige se sépare de toutes ses caractéristiques de l’épopée historique plus ou moins récente qui lui avait permis la consécration cannoise en 1993 avec Adieu ma concubine. Le réalisateur chinois se veut à l’image de son pays : moderne, vivant, cinglant. Caught in the web est tout simplement le miroir (fantasmé) d’un pays technologique, capitalisé, moderne et même peoplisé. Kaige conçoit un artéfact social dans lequel l’image (voire l’e-image) est reine. Ne serait-ce pas ce que tente si naïvement de faire la Chine : créer une image d’un état démocratique et social pour plaire aux marchés occidentaux ? Caught in the Web, c’est le cinéma chinois 2.0 : l’Empereur devient patron de multinationale, les serviteurs se transforment en journalistes. Seuls l’amour et la réputation traversent ce bond dans le cinéma moderne.

Caught in the web, Chen Kaige

Caught in the Web (Chen Kaige, Chine)

Chez Sono Sion, ce ne sera pas un virage radical mais une simple évolution dictée par des enjeux extérieurs au cinéma. Le cinéaste japonais est l’un des fers de lance d’un cinéma japonais indépendant et déluré depuis le milieu des années 1980. Il délaisse l’horreur jouissive créée et mise en scène – comme dans Suicide Club (2001) qui s’ouvre par le suicide collectif de 54 jeunes lycéennes sur les rails d’un métro – pour s’immiscer dans l’horreur de la vie, l’horreur des hommes et l’horreur du quotidien. Profondément marqué par les évènements de Fukushima, Sono Sion matérialise cette peur au travers d’une trilogie, celle « du chaos », dont The Land of Hope est le deuxième long-métrage. La violence extrême de l’épisode nucléaire est telle qu’il en deviendrait dérisoire d’apporter une horreur factice. Cette œuvre dénonce la possibilité d’un nouvel cataclysme que met en scène Sono Sion puisque le Japon n’a aucunement remis en cause son schéma énergétique. The Land of Hope n’est finalement pas véritablement une terre d’espoir, mais seulement une façon de s’accrocher à la vie (radioactive ou non). Sono Sion ne délaisse pas son style et son humour mordant, mais s’assagit à contrario des éléments.

The land of Hope, Sono Sion

The Land of Hope (Sono Sion, Japon)

Avec The Grandmaster, Wong Kar-Wai fait le pari audacieux de rendre à un genre son essence même. Jamais il ne délaisse son style : sa façon de filmer les imperceptibles mouvements du corps pourtant fort de sens, sa façon de suspendre avec grâce le temps et de modifier les espaces pour en faire les cocons malléables de sa virtuosité. Le cinéaste hongkongais supprime la superficialité des films des arts martiaux pour accoucher d’une œuvre semi-historique sur le maître Ip. Son maître mot est l’authenticité des combats : plus personne ne volent, ne court sur les murs ou réalise des prouesses surhumaines. The Grandmaster se doit d’être la face réaliste des films de genre. Wong Kar-Wai se détache même des corps en lutte pour se focaliser sur les détails naturels : ce n’est plus le coup porté qui est le centre de l’image, mais la poussière qui se soulève, la neige qui glisse, le bois qui se fissure. C’est en cela qu’on pourrait voir dans les plus belles images du Festival une pensée naturelle voire minéral. En apportant sa finesse et sa maîtrise, Wong Kar-Wai révolutionne un genre assez hermétique que seul Tsui Hark avait réussi à bousculer légèrement par l’incursion fantastique.

The Grandmaster, Wong Kar-Wai

The Grandmaster (Wong Kar-Wai, Hong-Kong-Chine)

C’est ensuite la structure, même, du cinéma qui est bouleversée par les réalisateurs asiatiques. Kiyoshi Kurosawa estompe, comme le Carlos d’Assayas, la démarcation entre la télévision et le cinéma. En effet, le Festival de Deauville présente sa série Shokuzai comme un diptyque Celles qui voulaient se souvenir/Celles qui voulaient oublier. De série télévisuelle, nous passons à un film fleuve complet et qui permet à Kurosawa de délivrer sa finesse psychologique avec une lenteur et un détail que le cinéma n’aurait pas permis. Mais le véritable bouleversement de la matière cinématographique réside dans l’œuvre du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Son Mekong Hotel oscille avec notre perception de l’image jouant avec le spectateur : Est-ce qu’il filme son histoire, ou est-ce que son histoire n’est finalement que le fruit d’un montage de rushs qui deviennent sens par la magie de l’image ? Son œuvre de 57 minutes n’est finalement que les répétitions pour un autre film (Ectasy Garden), mais il s’en dégage une unité, une force et une présence mystique indéniable qui font de Mekong Hotel une réussite, un bijou de contemplation, de paganisme et de douceur.

Mekong Hotel, Apichatpong Weerasethakul

Mekon Hotel (Apichatpong Weerasethakul, Tahïlande)

Comme toujours d’irréductibles cinéastes se conforment à leur savoir-faire et à leur univers. C’est le cas de Kim Ki-Duk et de son Pieta (récompensé du Lion d’Or à Venise) qui ne varie pas du cinéma sud-coréen sale « classique ». Brillante Ma. Mendoza apporte une joie et des couleurs nouvelles à son œuvre. Thy Womb montre toujours ce don de filmer la vie, le temps et les hommes. Le réalisateur philippin sonde l’âme humaine au plus près pour accoucher d’un long-métrage empreint de sagesse, de force, de douceur. Le cinéma est émotion, le cinéma est vie, et le cinéma est celui de Brillante Ma. Mendoza.

Thy Womb, Brillante Ma. Mendoza

Thy Womb (Brillante Ma. Mendoza, Philippines)

Le 15e Festival du Film Asiatique de Deauville aura ainsi mis en avant un cinéma asiatique en pleine ébullition avec des jeunes cinéastes prometteurs mais surtout un renouveau de la manière de faire des films et de voir les œuvres. L’Asie est à l’image de ces films oscillant entre tradition ancestrale et recherche d’une modernité non-calqué sur les modèles européens et surtout américain.

Le Cinéma du Spectateur