Un cinéma désenchanté

Le « désenchantement du monde » théorisé par Max Weber marque le recul de la superstition, des croyances et de la religiosité des sociétés occidentales. Le cinéma n’a pas attendu 2012 pour traiter la question de la religion. Cependant, c’est dans le fond de la critique qu’il faut voir un renouveau. M.A.S.H (1970) de Robert Altman ironisait sur l’apport illusoire de la Religion dans le milieu humain qu’est la guerre, mais ce n’est qu’un épisode presque mineur de cette satire. On peut également penser à Amen (2002) dans lequel Costa-Gavras s’attaque à l’inaction de la Chrétienté durant le génocide juif de la Seconde Guerre mondiale, cependant ce sont les actions de la Religion et non sa nature propre qui est remise en cause. Le cinéma a été, au cours de l’année qui s’est écoulée, intransigeant envers la religion et ses conséquences dans les sociétés actuelles. Il ne faut pas voir là une émancipation ou un athéiste cinématographique mais seulement une nécessité d’analyser la société par ses éléments fondateurs. La Religion ne dispose plus de cette sacro-sainteté qui empêchait tout regard critique. Cette mise à nue permet d’ouvrir les yeux sur les dérives de la religion, mais surtout sur le leitmotiv lancé par le cinéma : la Religion est obsolète !

Le Cinéma, comme la Religion, trouve son essence dans l’auditoire présent. Un auditoire fidèle et discipliné qui accepte de recevoir la Parole sans chercher la vraisemblance du récit. C’est sur cet aveuglement que fonctionne L’Odyssée de Pi (2012) d’Ang Lee qui montre au travers de sa beauté visuelle une présence divine. « Vous croirez en Dieu après que je vous ai raconté mon histoire » avertie même le narrateur. Ang Lee crée une symbiose entre le Céleste et le Terrestre par le biais d’une mer-miroir qui permet au récit de s’engouffrer dans les confins de l’imaginaire. Cependant notre intérêt se porte sur la première partie du film, c’est-à-dire sur les péripéties religieuses et formatrices du jeune Pi qui se conclue d’une manière cocasse: « Je suis un bouddhiste-musulman-chrétien ». De cet amalgame d’histoires religieuses sort des recoupements et des similitudes qui ancrent la Religion dans une logique de contes multiples. Ainsi, elle se place seulement au rang de croyance et non de vérité. Cette pensée est personnifiée à travers le rationalisme du Père qui prône une croyance en la Science. La Mère ne défend d’ailleurs que la Religion pour ce qu’elle apporte à l’imagerie de l’enfant : « C’est bon pour lui à son âge ». De son côté, Abel Ferrara réduit dans son film apocalyptique 4h44, Dernier jour sur terre (2012) la religion à la masse ne montrant non plus des figures humaines mais des ouailles regroupées dans les clôtures que forment les lieux saints. Le réalisateur américain dépeint une humanité qui ne voit dans la religion que le moyen d’assouvir sa soif d’immortalité et ne trouve donc là qu’une solution pour l’au-delà. Même ses personnages marginaux tombent dans les affres du spirituel s’enlaçant une dernière fois bordés par le serpent ancestral qui marque les confins du monde.

4h44, Dernier jour sur Terre - Abel Ferrara

4h44, Dernier jour sur terre, Abel Ferrara (Etats-Unis, 2012)

De la puissance coercitive de la Religion, Rachid Djaïdani tire une histoire d’amour maudite entre un chrétien noir et une musulmane par une religion castratrice et dominante. Le problème n’est plus la croyance mais le sectarisme qui en découle dans nos sociétés. Rengaine (2012) est donc le symbole de ce communautarisme extrême qui empêche l’émergence d’une culture multi-ethnique à l’identité propre. Il tourne alors en dérision la rengaine française : Liberté, Egalité, Fraternité. Cristian Mungiu (Au-Delà des Collines, 2012) s’insurge aussi de voir une Orthodoxie dictatoriale et réfractaire bloquer la quête de rationalité de son pays, la Roumanie. Si le village aux allures de vestiges médiévaux est « au-delà des collines », c’est pour mieux montrer que la Religion ne doit plus faire partie de la vie civique. Elle est attachée à l’obscurantisme passé faisant des protagonistes les véritables martyres. L’aberration saisit le spectateur lorsqu’un médecin propose de soigner une malade non pas par la médecine mais par la lecture de psaumes. Mungiu clôt son film sur la mise en accusation d’un Religion trop souvent blanchie. Une scène du long-métrage Les Hauts du Hurlevent (2012) d’Andrea Arnold fait d’ailleurs un intéressant rapprochement entre la Religion et l’esclavage. Modifiant l’histoire en faisant d’Heatcliff un jeune noir probablement ancien esclave, la réalisatrice britannique montre la violence par laquelle la religion s’impose dans la vie des hommes. Ce baptême forcé lors duquel Heatcliff est violemment pris par le cou, plongé et maintenu dans l’eau bénite fait alors échos à ses précédentes tortures. La Religion n’est souvent pas un choix volontaire mais le fruit d’une socialisation dans le domaine privé. Les membres spirituels contraignent alors à la croyance et place sous le drapeau de la religion de nombreuses exactions : les croisades évangélistes, massacres orchestrés pour et par la Religion.

Au-delà des Collines - Cristian Mungiu

Au-delà des Collines, Cristian Mungiu (Roumanie, 2012)

Néanmoins, le Cinéma ne tente nullement de prendre la place de la Religion en devenant un médium divinatoire qui prônerait une attitude à suivre. Il ne constate que les carences de l’immuable institution religieuse. Certes à travers Prometheus (2012), Ridley Scott crée sa propre théologie partant à la recherche de nos créateurs. Il survole alors les débats pour nous proposer sa version de la création de l’homme. Il s’inscrit donc dans la lignée des faiseurs de mythe en privilégiant le fantastique. Ce qu’il faudrait retenir de cette année anticléricale, c’est une réflexion sur la place qu’occupe la religion dans nos sociétés. Elle est nécessaire à l’homme qui se rattache tant bien que mal à sa condition de mortels comme chez Ferrara, mais elle ne doit plus être un des piliers de notre culture. Il faut enclencher un basculement de la sphère publique à la sphère privée.

Main dans la Main: La Fantaisie est déclarée

Main dans la Main, Valérie Donzelli

Dans un cinéma mondial prototypé, il n’y a qu’un nombre limité de réalisateurs dont l’identité propre transperce l’écran. Certes l’imagerie reconnaissable de Donzelli repose en partie sur ses figures immuables que sont ses acteurs fétiches (elle-même, Jérémie Elkaïm, Béatrice de Staël), mais en seulement trois films en quatre ans Valérie Donzelli a réussi à crée un univers identifiable qui repose sur les acquis de la Nouvelle Vague. Ce rapprochement n’est ni présomptueux ni vide si l’on considère la Nouvelle Vague comme un état d’esprit et une façon de se libérer d’un cinéma « académique ». D’ailleurs, chaque réalisateur a exprimé ce vent de liberté à sa façon en se dissociant de ses collègues : des similitudes grotesques entre un Godard ou un Rohmer ?  Valérie Donzelli ne conçoit pas ses long-métrages dans un but de plaire à la totalité des français, mais dans le partage avec son public d’instantanées souvent autobiographiques. Pour Main dans la Main, Valérie Donzelli se plonge une nouvelle fois dans sa relation fusionnelle avec son « compagnon »-collègue Jérémie Elkaïm. Bien que leur relation s’exprime dans ce long-métrage sous des traits fraternels, les deux êtres liés –ne serait-ce pas eux qui sont même contre leur volonté main dans la main ? – ne peuvent se séparer vivant sous un même toit. « Nous ne pouvons plus vivre comme çà » annonce Valérie Donzelli donnant ensuite accès à une scène de renvoie de politesse sur la gêne occasionnée par cette cohabitation dont personne ne veut véritablement la fin. De plus, Valérie Donzelli choisit une façon de faire proche d’un théâtre filmé dans lequel ses dialogues ne cherchent pas une réalité de diction mais ornent ses propos d’une note fragile et poétique. Dans Main dans la Main, elle y ajoute une voix-off inspirée surement de celle du Jules et Jim de Truffaut. Elle réussit le pari d’inclure un procédé dépassé à son film : il faut dire que la voix-off extérieure et omnisciente est un peu obsolète pour le spectateur « moderne ». La réalisatrice ajoute sa fantaisie en faisant de cette voix-off un lieu de dialogue entre des personnages devenus narrateur qui valsent entre les pronoms personnelles ne sachant plus s’ils racontent des faits ou s’ils se racontent eux-mêmes. La voix-off devient un lieu d’échange où chacun à sa part et répond pour corriger les erreurs.

Main dans la Main, Valérie DonzelliLes héros de Donzelli aussi s’inscrivent dans une Nouvelle Vague, certes un peu affaiblie par le temps. Si l’autorité n’est pas ce qui arrête les héros « made in » Nouvelle Vague à l’image du meurtre d’un policier commis par Michel Poincard chez Godard (A bout de souffle), Hélène Marchal (Valérie Lemercier) et Joachim Fox (Jérémie Elkaïm) s’opposent à cette autorité à leur niveau. D’un côté, le personnage de Valérie Lemercier se joue de la figure de la Police l’utilisant à son gré pour se sortir de ses tracas quotidiens : la cour incessante d’un Ministre libidineux. La rencontre du couple liée s’ensuit d’une course poursuite qui se clôturera par la mise en scène d’un faux viol. De l’autre, le personnage de Jérémie Elkaïm s’émancipe de tout poids social en quittant son travail dans une miroiterie lorsqu’on lui propose de reprendre la tête de l’entreprise. C’est peut-être cela le courage moderne : s’opposer à son patron ou son supérieur qui par la conjecture retrouve une position dominante et castratrice sur ses subordonnées en menaçant de renvoie n’importe quelles incartade. De plus les héros donzelliens, n’étant pas des exemples d’altruisme, vivent leur vie en tentant de la rendre la moins compliqué possible. Cependant, ils sont plus ou moins en quête d’amour. Dans Main dans la Main, l’amour n’est pas voulu mais subi. Cette rencontre révèle la solitude de deux êtres.

Main dans la Main, Valérie DonzelliLa singularité du cinéma de Donzelli repose, à la manière de Godard, à sa capacité à inculquer une sorte d’illogisme ou d’absurde dans une réalité de vie noircie ou maussade. « Il y a une différence entre la vie que l’on fantasme et la vie qui nous correspond » déclame le personnage de Valérie Donzelli. C’est de cette vie fantasmée que son cinéma tente de se rapprocher. Déjà dans La Reine des Pommes – son premier long-métrage en 2009 -, elle trouve l’idée fantasque de donner le visage de Jérémie Elkaïm à son ex et ses prétendants nouveaux. Ensuite avec La Guerre est déclarée (2011), Valérie Donzelli parvient à faire une comédie douce et touchante d’un sujet aussi grave que la maladie infantile. Elle parvient à mélanger les genres pour surprendre là où l’on ne l’attend pas. Ainsi, la réalisatrice continue son travail d’appropriation du réel avec Main dans la Main en faisant une incursion dans le domaine du fantastique. Mais il faut relativiser la dénomination de fantastique puisque bien que les deux personnages soient liés de façon inexplicable, même scientifiquement, le traitement et la volonté de la réalisatrice n’ont pas pour but d’expliquer le phénomène et de basculer dans un film fantastique mais de suivre les ressentis des personnages face à cette incursion dans l’inattendu. Après tout, Main dans la Main n’est que l’extrapolation du principe du coup de foudre. De sentimental, il devient physique et compulsif. De cette visualisation de ce qui normalement est invisible découle un humour fin de corps chorégraphiés, de danses des émotions et de jeu de miroir. C’est burlesque, chaplinesque, mais jamais grotesque. Valérie Donzelli joue, de plus, de ses propres digressions montrant aux spectateurs que les faiblesses sont présentes mais connues de sa réalisatrice. Cette annonce permet de faire du fragile une force et de changer le défaut en charme.

Main dans la Main, Valérie DonzelliMain dans la Main est une nouvelle fois une réussite, certes moins éclatante que La Guerre est déclarée ce qui sans doute explique la déception de beaucoup de critiques. Cependant, il est bon de suivre les péripéties cinématographiques de la jeune magicienne du cinéma français.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

The Impossible: le Triomphe du Pathos

The Impossible, Juan Antonio Bayona

« The Impossible » est l’exemple parfait que le traitement cinématographique hollywoodien ne convient en aucune manière au drame humain et intimiste. Il faut certes noter le courage qui anime Juan Antonio Bayona de s’attaquer de manière si frontale à la catastrophe du Tsunami. Mais courage et candeur ne s’allient pas forcément et on entre alors dans les dérives du pathétique dans lesquelles le film ne sera que réussit que lorsque par des ficelles grotesques il aura fait pleurer le spectateur. « The Impossible » s’inscrit alors dans la nouvelle étiquette du cinéma « made in Oscar » : l’Histoire vraie. Elle répond à la volonté morbide qui hante le spectateur de voir la souffrance et la misère de son prochain, rendues encore plus jouissives par leur véracité. Cependant, il serait assez naïf de ne pas poser de jugement sur l’histoire « vraie » que nous sommes censés voir. Dans cette ode au sentimentalisme mielleux, les éléments du réel sont manigancés pour décrocher la larme, petite victoire du réalisateur. Ce qui est navrant avec le film de Juan Antonio Bayona s’est qu’il se réclame autant du film de survie sur la solidarité humaine que du film catastrophe à la limite du blockbuster. Sachant que ces deux genres ont des logiques opposés, leur antagonisme dessert le film qui ne sait plus sur quel pied danser. Il est indéniable que les effets spéciaux du film sont réussis, mais cela a-t-il vraiment une importance pour le message qu’il cherche à véhiculer ?

The Impossible, Juan Antonio Bayona

Le film tend alors vers une esthétisation d’une nature décharnée par la catastrophe qui dérange. Juan Antonio Bayona tente de dégager au-delà de la souffrance humaine une beauté terrestre, tant dans la forme que dans la photographie, qui rentre en conflit avec les ruines morales et matériels dont le film se veut être le porte-parole. Cet éloge de la dévastation trouble. De plus, « The Impossible » est caricatural dans sa vision de la société thaïlandaise. Le réalisateur espagnol voit dans l’avant tsunami un paradis terrestre. Mais jamais il ne regarde en face la pauvreté de la Thaïlande cachée par l’artifice du tourisme, jamais il ne s’intéresse à la vie de ceux qui ont véritablement tout perdu et jamais il ne daigne se pencher sur la bravoure des autochtones. Le reproche que nous pouvons faire ainsi à la vision de Juan Antonio Bayona, c’est qu’elle est américano-centrée voir touristo-centrée. Il semble ingrat de vouloir émouvoir un spectateur avec l’histoire sans doute la plus banale de la catastrophe.

The Impossible, Juan Antonio Bayona

Ainsi, le film s’autorise une sentimentalité à outrance qui n’a malheureusement aucune subtilité. Outre les jérémiades de Naomi Watts et la musique appuyée de Fernando Velazquez, le film tend vers une glorification de la race humaine avec comme ficelle l’amour du prochain et l’entraide. Ce qui est dommage, c’est que le spectateur perçoit les essaies du réalisateur de sortir des clichés du film sur la solidarité humaine irréelle. Cependant, Juan Antonio Bayona n’arrive jamais à arrêter ses scènes au moment opportun. La séquence autour de l’appel téléphonique en est le plus bel exemple. Le père, Henry (Ewan McGregor), cherche à joindre sa famille restée aux Etats-Unis. Il s’oppose alors au début à la vraie solidarité humaine : je t’aiderai après que je sois moi-même sauvé et tant que je n’aurai rien à perdre. Il obtient seulement une minute d’appel, mais à la fin de cet appel Juan Antonio Bayona tombe dans le sentimentalisme. Assis en forme de cercle sectaire, il est semé de rappeler sous les larmes d’hommes qui vivent au mieux la même tragédie. Cet élan de générosité cinématographique est aucunement crédible et surtout, n’ayons pas peur des mots, niais.

The Impossible, Juan Antonio Bayona« The Impossible » a le défaut de traité la catastrophe de manière puérile. Il effleure son sujet sans jamais s’attarder sur les vrais problèmes du désastre.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆✖✖✖✖ – Mauvais

Tabou: les Revers du Colonialisme

Tabou, Michel Gomez

L’évocation du colonialisme est toujours un sujet tabou dans les sociétés européennes qui s’enorgueillissent maintenant d’être des modèles d’égalité entre les hommes. Dans les faits « les hommes naissent et demeurent libre et égaux en droit », cependant comment le faire comprendre à une génération vieillissante, dernier vestige de ce passé coloniale, pour laquelle la domination des hommes noirs étaient une banalité. Il serait réducteur de catégoriser ce comportement sous un pur racisme, puisqu’ils découlent non pas d’une pensée pseudo-naturaliste mais d’un mode de vie qu’ils ont toujours connu. En effet, comme pour le personnage d’Aurora (Laura Soreval), ce racisme lattant (« négresse », « maudit vaudou ») est la conséquence même d’une enfance où la hiérarchisation était visible et donc indiscutable : le maître était blanc, et les domestiques noirs. D’ailleurs, Miguel Gomes continue cette hiérarchisation à travers le personnage de Santa, une bonne noire cap-verdienne. Si la supériorité blanche ne se base plus sur la « race », c’est maintenant le facteur économique qui maintient les anciennes populations colonisées dans une autre forme d’infériorité. Les bases d’éducation qu’Aurora a reçues ne sont alors plus en accord avec le monde dans lequel elle vit maintenant : un Portugal appauvri. Nous avons toujours du mal à imaginer le Portugal comme une puissante nation coloniale. Le film nous plonge alors dans la nostalgie d’une sorte d’âge d’or dont le Portugal doit faire son deuil. Ce « Paradis perdu », en référence à l’appellation de la première partie du film, était une porte ouverte sur l’exotisme et sur la richesse. Des notions que Miguel Gomes transforment et incorporent dans la société portugaise appauvrie avec une certaine ironie. La luxuriance des terres africaines ne se résume maintenant qu’à la végétation factice d’un centre commercial.

Tabou, Michel GomezSi « Tabou » se permet de replonger dans ce passé d’un autre-temps et pourtant proche, c’est qu’il utilise la vieillesse de son personnage pour basculer dans les souvenirs et les révélations d’une Aurora qui n’a plus rien à perdre. C’est de ses délires de crocodiles que part un récit captivant. Miguel Gomes joue de la polysémie qu’il crée autour du mot même de « Tabou ». Il ajoute alors la désignation d’un Mont d’Afrique imaginaire. Mais surtout  il rajoute au tabou du colonialisme, les tabous moraux ancrés par la religion que représente le personnage de la pieuse Pilar. Le réalisateur garde la même forme du noir et blanc de manière judicieuse. D’un côté, le noir et blanc est le moment des souvenirs d’un passé figé. De l’autre, il exprime un présent terni par la quête d’un retour à un âge d’or inatteignable. Aurora ne vit plus dans son présent, elle survit rongée par les remords. Miguel Gomes le montre par les différentes perceptions temporelles par lesquelles il définit les deux parties. Pendant que le présent bloqué s’écoule avec lenteur de jours en jours, le passé glorieux se consume à la rapidité des mois accéléré par la passion et l’effervescence de la jeunesse. La poésie des images est accentuée par l’audace du réalisateur dans son traitement des souvenirs. En effet, il exclue toutes formes de dialogues. Il y a ici une logique et une cohérence puisque rajouter des dialogues seraient presque mensonger vu la distance de temps qui sépare le moment où les actions ont été vécues et le moment où on en fait le récit. Miguel Gomes se rapproche alors au plus près des procédés de mémorisation du cerveau. Il ne retient que des ambiances, des détails comme la chaleur ou le bruit de la savane environnante. Le spectateur entre alors entièrement, presque physiquement, dans ce passé qui pourtant n’est pas le sien. Il ressent la chaleur étouffante de l’Afrique, l’ambiance festive et l’amour naissant.

Tabou, Michel Gomez« Tabou » est un film sensoriel parfaitement maîtrisé qui dévoile un profond amour pour le cinéma et qui représente également le meilleur de ce dernier. Une réussite plastique et scénaristique hors du temps.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Cogan, Killing Them Softly: la Violence Fade

Cogan, Andrew Dominik

Le Festival de Cannes s’est souvent fait le porte-parole d’un cinéma américain faussement indépendant qui défend une narration subversive superficielle. Cette année,  les représentants ont été « Paperboy » de Lee Daniels et « Cogan :Killing Them Softly » de Andrew Dominik. Deux films ratés qui ne se pensent que par des effets stylistiques pompeux et non à travers un scénario – malheureusement faiblard. Ils utilisent la violence sans aucun traitement cinématographique, le but étant d’essayer de choquer un spectateur en lui montrant une violence brute et directe. Ce sera à celui qui montrera les scènes les plus trash, à celui qui prônera un cinéma « libre » et exempt de toutes règles morales. Sauf que les deux cinéastes confondent subversif et vulgaire. Ainsi, les films ne sont qu’un simple assemblage de discours sexo-provocateurs incohérents et inutiles. Dans un « alcool, sexe et prostitués » bien fade, les stéréotypes de gangsters endimanchés se croisent et s’entretuent – ne cherchez pas pourquoi, le but est de faire des morts. Andrew Dominik ne dispose ni de la mise en scène ni de l’approche cinématographique nécessaires pour donner à son film une identité propre. Il ne s’inspire pas de ses pairs : Tarantino qui décomplexe la violence extrême et jouissive en la cartoonisant, ou encore des Frères Coen qui lui donnent une saveur ironique, bestiale et froide. Chez Dominik, ce n’est que l’échec d’une escalade de violence qui se révèle finalement n’être qu’une accumulation de scènes d’exécution. S’il essaye de la dynamiser par un travail de mise en scène, c’est pour nous resservir continuellement les mêmes ingrédients : ralentis et répétitions de montage. Pourquoi pas, mais la surutilisation de ces procédés fatiguent : ils font des étincelles, mais prennent vite l’eau.

Cogan, Andrew DominikDe plus, « Cogan : Killing Them Softly » se donne des allures de films « arty ». Il s’enorgueillit d’effets visuels superficiels qui n’ont aucune finalité excepté celle de faire croire au spectateur qu’il voit du grand cinéma. Tout commence durant la scène d’ouverture : le protagoniste déambule au ralenti, accompagné d’une musique expérimentale, et sa marche est entrecoupée de cartons noirs. Je ne suis pas contre une mise en scène stylisée, mais ici ce n’est que du vent puisque Andrew Dominik finit directement après cela l’expérience visuelle qu’il crée pour ouvrir son film et donc pour ancrer dans l’esprit du spectateur. Mais pourquoi essayer de faire tendre un film vers ce qu’il n’est pas ? Dans les scènes qui suivent, le réalisateur film à la manière de Quentin Dupieux, il lui emprunte ses inclusions d’absurde dans les plans faisant avancer ses personnages dans une rue peuplée de chaises vides. Mais encore une fois, ce ne sont que des effets et pas des moyens d’exprimer une pensée claire. Le réalisateur ne parvient pas à avoir des partis-pris visuels et ne fait qu’errer au gré de ses envies sans jamais faire de son film une œuvre unique et surtout cohérent. Il est étrange de voir qu’un film patine, non pas parce que son acteur ne joue pas bien, mais par ce que l’acteur dégage en lui-même. Le problème de Brad Pitt est que sa sur-médiatisation l’empêche maintenant d’être vu autrement que par ce qu’il est : c’est-à-dire Brad Pitt. Il ne dispose plus que d’une identité propre et ne peut plus dans l’esprit du spectateur devenir autre chose que lui-même.

Cogan, Andrew Dominik

« Cogan : Killing Them Softly » cherche enfin à avoir une dimension politique. Pour cela, Andrew Dominik juxtapose à son récit les discours de la campagne présidentielle de 2007. Opposant McCain (Républicain) à Obama (Démocrate), la campagne désignera celui qui reprendra les reines des ruines du pays que Bush a laissées. Si dans un premier temps, le spectateur fatigue de ce rapprochement qu’il ne comprend pas. Andrew Dominik clôt son film sur un discours politique intéressant. Brad Pitt, parrain du crime, relativise le discours d’Obama prônant l’unité de la nation. Les politiciens flattent et cherchent à faire croire que les américains forment une communauté soudées. Mais, dans la réalité il n’y a aucune solidarité dans un monde tourné exclusivement vers le Roi Dollar. Les américains sont justement les plus solitaires des citoyens. De ces derniers propos, Andrew Dominik trouve une finalité à son film. Il est juste dommage qu’il a fallu remplir 1h20 pour en arriver là.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆✖✖✖✖ – Mauvais

Anna Karenine: Défaire le cadre spatial

Anna Karenine, Joe Wrigth

Joe Wright a compris rapidement que le roman « Anne Karenine » repose sur sa trame romanesque et sur son effervescence d’actions et de personnages. L’œuvre de Tolstoï fonde sa narration sur l’ébullition de la noblesse russe du XIXe. Il met en avant le paradoxe d’une classe dominante qui prône une sacrosainteté d’apparat pour finalement assouvir ses immoralités et s’associer aux mœurs du peuple. De la volonté d’une vie sainte, les Grands de l’Empire trouvent leurs jouissances humaines au contact du peuple qui partage ses divertissements et qui lui ressemble plus qu’ils ne veulent l’accepter. Pour transposer cette émulation à l’écran, Joe Wright transforme le roman en pièce de théâtre. Le réalisateur déstructure l’espace pour donner une fluidité déconcertante à son ensemble. Certes, cela peut surprendre au début, mais la maestria avec laquelle il utilise l’espace donne un tournis vivifiant et fait des étincelles. Dans un décor totalement créé pour le film, il utilise toutes les ressources du théâtre pour magnifier une mise en scène virtuose. Il dénature la réalité, mais la magnifie en supprimant toutes distances entre les lieux créant ainsi un jeu de portes qui s’ouvrent et se ferment en écho des peines de cœurs d’une noblesse contrariée.

Anna Karenine, Joe WrightIl ne faut pas prendre au premier degré la surenchère visuelle ou encore les interprétations théâtrales. Le spectateur sera pleinement ravi que s’il accepte un contrat tacite avec Joe Wright  qui dirait que « Anna Karenine » est une œuvre visuelle et travaillée et donc qu’une recherche de réalisme et de simplicité serait vaine. Il joue avec la théâtralité du cinéma mais en dépassant les limites même de ce dernier. Wright supprime le 4ème mur et donne une force d’ouverture à un espace normalement clos. Il utilise la scène comme une fenêtre ouverte sur le monde, les murs se séparant pour laisser place tantôt à des champs de fleurs tantôt à la plaine polaire russe. La capacité imaginative des décors de théâtre est poussée à l’extrême. De plus Wright utilise tout l’ensemble théâtral : la scène aussi bien les coulisses qui deviennent des couloirs de gare par exemple. « Anne Karenine » est le reflet du fantasme du metteur en scène qui rêverait de pouvoir utiliser tous les moyens mis dans les mains de Wright. La scène est plus que jamais le lieu de l’action avec une dimension de démesure : au cinéma tout est possible et donc imaginable. La scène est alors ce que Wright veut qu’elle soit, que ce soit une gare, un hippodrome ou une salle de balle. Joe Wright ironise en montrant les acteurs invisibles du théâtre : les installateurs des décors, et surtout un balayeur donnant l’impression au spectateur d’assister à une répétition. Il faut du génie dans la décoration artistique pour réussir sans aucune faille à mettre en place un tel film. Grâce à cette mise en scène, « Anne Karenine » devient en lui-même une valse russe où la caméra tournoie et devient la véritable reine de l’œuvre. C’est donc grâce à sa forme que le film rend compte de la critique d’un monde superficiel voulu par Tolstoï : un monde dans lequel l’objectif est de montrer une irréprochable moralité de façade. Dans son livre Tolstoï dit « Toutes les familles heureuses se ressemblent ; les familles malheureuses le sont chacune à leur façon ». Le but de l’aristocratie est alors de participer à ce moule de la famille pieuse parfaite, et ainsi de ne penser qu’au profit du nom de la famille.

Anna Karenine, Joe WrightCependant, « Anna Karenine » se désagrège justement dans ce choix de mise à l’écran qui centralise l’histoire, comme Tolstoï l’a aussi fait, sur l’histoire d’Anna en oubliant l’autre intrigue de Lévine et Kitty (mise en avant dans le récit premier de Tolstoï). Ce choix radicalisé par Joe Wright donne l’impression de voir et revoir la filmographie du réalisateur qui ne fait que des variations de la même histoire et surtout avec la même figure féminine : Keira Knightley. L’actrice est devenue la figure d’un cinéma en costume où vit une romance puissante et tragique. Même si le film n’est pas de Wright, « Anne Karenine » ressemble à un « The Duchess » folklorisé par la culture russe impériale.

Anna Karenine, Joe Wright

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

Au-delà des Collines: la Foi Criminelle

Si la religion chrétienne s’était opposée à son dernier film « 4 mois, 3 semaines, 2 jours » (Palme d’Or, 60e Festival de Cannes), Cristian Mungiu avec « Au-delà des collines » se penche sur les maux qu’elle insère dans une société roumaine gangrenée. Témoin des chaînes qui bloquent le déploiement de son pays, il use alors de la puissance dénonciatrice du cinéma pour faire de son film un manifeste pour une autre Roumanie : une plus ancrée dans les progrès sociaux et économiques. Il proscrit et dénonce à la manière des Frères Dardennes maniant un réel brutal, certes plus esthétisé. « Au-delà des collines » est un film fleuve où chaque seconde converge vers la même tension et la même volonté d’une reddition du pouvoir clérical influençant la société dans son ensemble. Au sommet de la pyramide hiérarchique, la chute du communisme a redonné sa prééminence au Christianisme. Le peuple roumain reste donc servile même si l’oppresseur change de visage. Mungiu dresse ainsi le portrait sombre d’une nation éloignée de sa propre histoire par les Soviétiques. Voicheta et Anita sont alors les symboles même de cette Roumanie sans passé propre, orpheline. Pour le pays comme pour elles, la religion orthodoxe a été une institution refuge. Un abri archaïque pour un peuple désemparé et désabusé qui ne peut évoluer sous ce poids écrasant que la religion représente.

Au-delà des Collines, Cristian MungiuL’obsolescence de la religion est rendue visible par Mungiu puisqu’il ancre son récit dans un village reclus aux allures de bourg médiéval. Quasiment coupé du monde, la religion se sépare de la ville enfermée entre les collines. Toute superposition entre ville épiscopale et société roumaine est ainsi détruite. L’orthodoxie est relayée « au-delà des collines » comme hors du temps. De plus, tout comme le communisme, ce couvent prône un communautarisme absolu où l’individu perd toute individualité et s’uniformise. La seule différenciation des sœurs réside dans les corvées qui occupent leur journée: celle du puits pour Voicheta. Du petit père du peuple stalinien, la Roumanie glisse vers la figure illusoire du Prêtre comme « père »: mot attirant pour un peuple orphelin. Un chef de couvent charismatique qui fait boire ses paroles à ses ouailles qui les déblatèrent ensuite comme des paroles naturellement récitées. Le plus troublant dans « Au-delà des collines » c’est que la religion astreint la Roumanie a n’être qu’une société de superstitions et d’irrationalisme. Mungiu ne peut même pas concevoir une indépendance de la Science et de la Médecine, et le fait que la Roumanie ne le peut est inquiétant. Il suffit de voir l’absurde prescription du médecin qui ajoute aux médicaments des prières et des lectures de chapitres bibliques redonnant ainsi à la religion sa place centrale pour l’homme que cette dernière s’octroyait au Moyen-Âge.

Au-delà des Collines, Cristian MungiuAinsi dans une Roumanie contrainte à se figer dans le passé, le personnage d’Anita est le symbole de cette Roumanie qui refuse cet obscurantisme et qui souhaite aller de l’avant. Sa fuite en Allemagne ne donne en aucun cas une puissance à la société occidentale mais montre seulement que la Roumanie ne doit plus concevoir un avenir tournée vers les fantômes de l’Union soviétique. Cherchant à sauver des griffes de l’Orthodoxie son amie/amante, elle confronte alors sa propre modernité à l’archaïsme obsolète de la religion. Mungiu provoque sans doute en amenant des relations saphiques mais il montre bien que la société évolue et elle ne peut le faire pleinement en étant paralysée par des règles dictées il y a plus d’un millénaire. Voyant que ses propres contradictions sont mises à jour par cette trouble-fête indésirable, la seule solution est de la museler. Mungiu fait alors d’Anita une martyre qui prend les traits d’un christ subversif reposant enchaînée en croix sur les débris du Christianisme. Voicheta, symbole quant à elle d’une Roumanie aveuglée, renaît et se libère progressivement de l’aberration religieuse après une lente avancée dans l’horreur psychologique. Mungiu clos son film sur l’accusation de la religion faisant un parallèle entre une affaire morbide de meurtre familiale et les exactions de l’institution orthodoxe.

Au-delà des Collines, Cristian Mungiu« Au-delà des collines » est un film poignant qui cherche à montrer qu’une autre Roumanie est possible. Cristian Mungiu laisse une lueur d’espoir dans le personnage d’un médecin rationnel qui ne donne plus aucune importance à la religion et qui fait le procès d’une sphère d’influence qui pour arriver à façonner à sa propre image la société a du commettre nombre de crimes qui ne seront pourtant jamais portés devant les tribunaux. L’évolution des consciences roumaines est en marche et son leader est incontestablement Cristian Mungiu.

 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Rengaine: L’Impureté Significatrice

La France se complait dans l’illusion d’une rengaine utopique. Elle se repose sur des acquis moraux issus du XVIIIe siècle, mais qui n’ont cependant toujours pas permis d’inclure le brassage culturel qu’elle est devenue. « Liberté Egalité Fraternité » est sans doute cette phrase répétée sans cesse et qui devient la rengaine d’un pays multiethnique. Rachid Djaïdani questionne habillement les valeurs républicaines de la France et montre avec un réalisme voulu l’application du vœu constitutionnel. Dans un bar, une chanteuse ratée chante pourtant le vrai : « Je vois la mosquée de ma maison/Je vois l’église de ma maison/Je vois la synagogue de ma maison/J’entends les guerres, j’entends les guerres ». La réalité est bien là, la France est forgée non pas par un peuple mais par des peuples qui cohabitent dans un espace restreint et dont les modes de vie s’entrechoquent. La guerre n’est plus visible par les armes ou par le bruit, mais le conflit silencieux qui s’est mis en place est plus pervers et plus dangereux. La religion entraîne un communautarisme qu’il n’est pas dur de voir dans les rues parisiennes en se baladant rapidement. On se rend compte alors qu’il y a bien sur une mixité mais qu’il n’y a quasiment aucun mélange. « Rengaine » a pour but de confronter la France à ce qu’elle devrait être. En quoi l’union de Sabrina (seule fille d’une famille musulmane) et Dorcy (noir chrétien) devrait soulever tant de débats et de problèmes ? Le racisme est encore bien présent en France, mais pas forcément où l’on croit. Les conflits majorités-minorités ne sont plus d’actualité, il faut maintenant penser en minorités contre minorités. Le rejet de l’autre est perceptible seulement au moment d’une union puisque l’inclusion d’un nouvel individu au sein d’une famille est un évènement qu’il faut pouvoir encaisser. Ce raisonnement amène d’ailleurs un certain absurde lorsqu’un des frères explique à son ami noir qu’il est impossible, presque éthiquement, que sa sœur se marie avec un noir. Comment expliquer que les caractères physiques gommés pour lors de relations amicales resurgissent lors d’une relation amoureuse. La différence d’accord, mais pas dans ma famille. La religion est encore un lien social extrêmement fort qui n’est pas encore pu être dépassé. La religion apparaît ici presque comme un archaïsme séparant ces Roméo et Juliette modernes. La tradition comme frein à la solidarité et à la fraternité ?

Rengaine, Rachid DjaïdaniMais « Rengaine » se veut aussi le film d’une époque. C’est en parti par cela que la forme se justifie. Un cinéma en perpétuel mouvement qui n’a pas le temps de s’attarder sur un détail. La caméra de Rachid Djaïdani tend à la confusion avec le nouveau moyen de diffusion qu’offrent les portables. Il donne l’impression d’être lui-même un spectateur de ce qu’il nous montre, relatant des faits qui se présente au hasard à lui. Cette pensée sur l’art dénonce aussi le manque des moyens donnés à un genre de cinéma qui essaye de sortir des sentiers battus et rebattus par l’académisme. Y a-t-il encore une place pour l’innovation et l’inventivité ? « Rengaine » dégage une force créatrice, une envie de faire malgré les obstacles que le projet à du rencontrer. Les 7 ans qu’il a fallu pour le réaliser le prouve. L’art en tant qu’art, et non en tant que divertissement, est sans doute en perdition et le rapprochement de Dorcy (personnage voulant devenir acteur) et de Dorcel (réalisateur de film X), au-delà du rire, est un électrochoc sur la nouvelle vacuité de l’art populaire et popularisé par internet et la téléréalité. « Personne veut d’une tête de steak cramé comme toi », ce propos tenu à Dorcy illustre l’élitisme de l’art qui ne laisse place qu’aux stigmates. Rappelons-nous de Firmine Richard (« 8 Femmes », « ma première étoile) qui en tant que noire disait recevoir quasiment que des rôles de bonnes. Certes, c’est un fait du passé mais le nouveau cinéma ne peut-il pas en sortir et offrir des rôles non plus sur la couleur de peau. Rachid Djaïdani dresse le portrait d’une jeunesse désabusé qui n’a le choix qu’entre le « Xanax » et une « balle dans la tête ». L’avenir n’existe plus, le but de la réussite est de ne pas sombrer dans la pauvreté et non plus de participer à l’ascenseur social.

Rengaine, Rachid Djaïdani« Rengaine » est un film coup de poing qui dépasse le cinéma pour interroger directement le spectateur et la société à laquelle il appartient. C’est un film différent qui marque sans doute l’avènement d’un cinéma moderne et qui perce en dehors des voies tracées par les nombreuses comédies qui inondent les écrans. Le cinéma a une force, « Rengaine » en est la démonstration.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent 

Touristes: La cavale grotesque

Critique de la Projection Presse – Le film sort le 26 Décembre 2012
Merci au Site Critique-Ouverte qui m’a fait confiance.

Un nouvel adepte de la vulgarisation de la violence émerge cette année : Ben Wheatley. Un réalisateur au potentiel certain qui se définirait comme un Tarantino au service de sa majesté avec tout l’humour anglais qui en découle. La violence chez Ben Wheatley est une force à part entière qui germe en chaque individu mais où le passage à l’acte dépend plus de circonstances extérieures que d’une volonté intérieure. Il se sépare alors de son homologue américain qui a certes vulgarisé la violence comme un simple acte brut et animal, mais qui continue cependant à l’enfermer dans des sphères de violence prédéfinies : mafieux, tueurs. L’univers de Wheatley nous place devant la « vraie » violence, celle qui surgit sans vraiment savoir pourquoi et qui touche des gens qui en sont habituellement totalement exclus. « Kill List », son premier film parvenu en France (sortie le 11 Juillet dernier), nous permettait de suivre d’anciens agents spéciaux devenus des mercenaires. Ils font partis des sphères de violence, mais leurs actions s’expriment dans des milieux qui excluent la violence : gens lambda, milieu clérical. « Touristes » est aux antipodes de l’univers froid et sombre de « Kill List » mais la notion de violence crue et stupéfiante est poussée à l’extrême. Des personnes d’une banalité déconcertante se voient propulser dans une spirale de violence qui leur donne enfin l’impression de vivre. C’est là que l’humour anglais s‘exprime, Ben Wheatley désossant le film de cavale romanesque. Les bolides de Bonny & Clyde deviennent de dérisoires caravanes kitch au possible, l’amour passionnel et interdit de « La Ballade sauvage » de Terrence Malick est tourné en dérision à travers ce couple de ratés. La marginalisation crée autour de ces héros de cinéma une aura séduisante. Mais devenue extrême banalité, les personnages de Wheatley sont des anti-héros du quotidien.

Touristes, Ben WheatleyChris et Tina ne sont en rien des personnages de cinéma, des personnalités que le spectateur aurait envie de suivre. Pourtant, c’est avec choix étonnant que le film démarre pour se transformer en un périple macabre. L’ouverture du long-métrage est significative de l’univers insignifiant et ordinaire dans lequel nous plongeons. Une vielle femme qui aboie en hommage à sa chienne, et seule amie, morte dans une maison ensevelie sous les photographies ringardes de ce membre de la famille particulier. Entré dans la basse classe moyenne anglaise, le spectateur découvre un personnage effacé : Tina, sorte de Tanguy au féminin. 34 ans, femme-enfant, fan de tricot, et toujours sous le toit maternel : un exemple de réussite par excellence. Malgré cela, la voilà entichée d’un roux à barbe du nom de Chris. Un duo de choc parti à la conquête d’un monde réduit à la campagne anglaise à traverser en caravane pour visiter les musées du tramway ou du crayon comme on découvrirait des temples incas. Etant des clichés de touristes, ils parcourent le patrimoine anglais muni de k-ways de couleur. Le spectateur se rend alors compte qu’ils sont devenus attachants, à l’image d’enfants errant sur une aire d’autoroute et admirant la grandeur du monde. C’est une métaphore que nous retrouvons lorsque Tina achète suite à un désir enfantin un énorme crayon et écrivant une lettre comme une enfant, elle donne l’impression de n’être pas faite pour ce monde trop grand pour elle. Leur idéal est simple : devenir maître de leur destin restant d’éternels mineurs. Souhaitant « être craint et respecté » comme la représentation chevaleresque de l’homme. Mais le décalage se fait déjà par leur couple bien ancrée dans les relations sexuelles de l’âge adulte. De ce couple-là, les scénaristes en sortent des tueurs.

Touristes, Ben WheatleyLe film bascule par un accident qui coutera la vie à un de ses hommes sans conscience civique. Ceux qui dans la rue nous donne parfois des envie de meurtre. Est-il vraiment accidentel ? On ne le saura pas vu le sourire ironique qui apparaît sur le visage de Chris content d’avoir éliminé ce « porc avec des vêtements ». Chris amène ainsi la notion de meurtre, tandis Tina, par la suite, celle du chaos. Mais la justification de leur meurtre est simple, le couple est écrasé par les valeurs de respect autrui et du monde étant conditionnés par les règles qui structurent la société. C’est donc logique que pour remettre de l’ordre au chaos, il ne faut utiliser que le chaos. Ne sont-ils pas même plus courageux que nous qui rangeons nos passions meurtrières et accumulons des tensions ? Personne ne peut se targuer de ne jamais avoir eu envie de tuer quelqu’un, même un simple inconnu. Et c’est le talent de réalisateur de Ben Wheatley qui permet ce rapprochement entre ce que l’on veut faire et ce que l’on fait réellement. Il déstructure judicieusement les scènes de violence pour en accentuer une jouissance de la conscience. Il multiplie les plans, change les angles de caméra, accélère ou suspend le temps, y ajoute de la musique : il calque son modèle de perception à celui de l’esprit dans lequel tout est possible. Il suffit de voir cette course en caravane où les bruits sont exacerbés et la vitesse des « bolides » accélérée. Nous voyons la scène comme Tina et Chris la ressentent et l’imaginent sans doute quand ils y repensent, mais non comme elle s’est réellement déroulée. C’est cette exaltation de la vie, ce trouble du quotidien qui leur manquait et qui va les faire tomber dans une spirale mortifère : d’accidentel à volontaire, de motifs sociétaux à simple jalousie, de meurtres souhaités à gratuits. Une escalade de violence jouissive également pour le spectateur qui se délecte de ce passage à l’acte.

Touristes, Ben WheatleyLa réussite de « Touristes » réside surtout dans l’incursion d’un humour tourné vers l’absurde. Tout le décalage entre les actions et les personnages permet des scènes d’un humour fin et intelligent. Ces tueurs du dimanche arriveront à vous prouver que « Tuer, c’est écolo » ou que le tricot peut permettre de faire des dessous affriolants. Un humour noir et anglais qui rend à la comédie anglaise ses lettres de noblesse. « Touristes » est la mise en pratique même de la notion de catharsis de l’art d’Aristote, c’est un défouloir mental. « Touristes » ne ressemble pas à un autre film, il dégage une singularité dans son traitement des personnages et de la violence. Une réussite surprise qui devrait dynamiter les réveillons de noël bien trop tranquilles. 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien

Skyfall: Renaître des Cendres d’une Franchise

L’effondrement de l’homme-héros ébranle le cinéma actuel. Il ne suffit plus de se reposer sur des franchises obsolètes, de croire en la prédominance de l’action et en l’obligation de reproduire des schémas narratifs éculés. Il est nécessaire de se réinventer. « Hobby: résurrection » prophétise Bond/Craig. Pour cela, il faut détruire ce qui est inscrit dans l’imaginaire collectif: un héros propet et qui ne reste finalement qu’un porte-costume subissant des explosions. Les clichés n’ont plus leur place dans l’avalanche de films d’hommes forts et virils qui polluent notre champ cinématographique. La caricature étant « Expandables ». Christopher Nolan a déjà emboîté le pas de cette nécessaire destruction des héros avec « The Dark Knight Rises ». Les limites de l’homme qui se cache sous le masque. Le cinéma est immortel, mais pas les personnages portés à l’écran. Ils vivent, ils vieillissent. Ils s’inscrivent dans leur temps, et ne peuvent éternellement réussir à percer avec les mêmes ingrédients. La vision d’un Batman fatigué et incapable de se battre n’est pas choquante et ne surprend personne. Elle est le symbole d’un temps où la remise en question des vieilles franchises est une nécessité  Le cinéma masculin ne peut être complet sans James Bond, et le fait que sorte le 23e épisode d’une longue franchise rendait obligatoire ce questionnement. Les dialogues de Sam Mendes sont percutants car ils ont un double langage qui ne cesse de poser la même question: « Est-ce qu’il reste quelque chose de 007 ? ». Pouvons-nous encore innover après 22 films sur le même personnage, pouvons-nous réussir à créer une autre vision de ce héros ?

Skyfall, Sam Mendes« Skyfall » n’est autre qu’un coup porté à l’image de Bond, une action corrosive qui le détruit par ses fondements. Un mythe s’écroule. La chute est abstraite, mais elle se concrétise dans l’image. Une mort morale sublimée par une chute du corps de Bond porté par les eaux rappelle l’esthétisme d' »Ophélie » de John Everett Millais. Le cinéma d’action est un « sport de jeune » dans lequel vieillir est inconcevable. Il faut donner l’apparence que ces hommes de muscles n’ont aucune faille, on change bien les héros de ces films lorsque les aspérités du temps commencent à se faire sentir sur leur visage. L’espionnage est obsolète comme le souligne M (Judi Dench) rendant des comptes à un gouvernement qui ne cesse de souligner le fait que « L’âge d’Or de l’espionnage est révolu ». Le James Bond de Mendes est fatigué et n’est plus l’emblème de la perfection du geste. Il malmène son personnage le rendant faillible, et donc humain. Il suffit de voir ce James Bond impuissant ne pouvant même plus tirer dans une cible. Il s’essouffle, il fatigue, il vieillit tout simplement. C’est cette « ruine » que met en avant l’incroyable méchant joué par Javier Bardem. Mais le principe même de James Bond est obsolète. Il ne trouve pas sa place dans le cinéma actuel oscillant entre une volonté de réalisme et un caractère invraisemblable qu’aucun réalisateur avant Sam Mendes n’avait osé regarder en face. James Bond n’est pas crédible et ne tend pas non plus vers l’acceptation de son côté fantastique qui l’empêche de trouver une place parmi les superhéros actuels. C’est un concept des années 60 qui n’avait jusque-là tenté aucune évolution et surtout aucune révolution.

Skyfall, Sam MendesSam Mendes ne crée pas un nouveau James Bond, mais il le modernise. La destruction permet de revenir à la création même du personnage. Si le film commence par un ultra-modernité à travers les gratte-ciels de Shanghai  il garde toujours en tête a notion d’une tradition qui rattrape cette modernité. Ce n’est qu’un simple détail, mais dans cette modernité chinoise, Sam Mendes choisit de faire un combat selon les principes des ombres chinoises. Le but est revenir aux sources pour (re)comprendre l’unicité d’un personnage comme James Bond. Mendes garde les codes du succès: les voyages, les filles et les bagarres. Mais il en joue et les utilise pour faire avancer son propos. Eve (Naomie Harris) est une James Bond girl qui amène une réflexion sur Bond. Elle dira « Parfois, les vieilles méthodes sont les bonnes » en y ajoutant quelques moments plus tard « vous êtes un vieux singe aux nouvelles grimaces ». Elle montre que la nécessité de changer en gardant le socle psychologique et scénaristique est ici la finalité de l’oeuvre de Mendes. « Skyfall » ne s’attardent pas dans les lieux qu’il visite, mais si l’on regarde de plus près l’évolution géographique, on se rend compte que Mendes tente de se rapprocher des sources même du mythe de Bond. De Shanghai  on se déplace à Macao, puis à Londres pour finir dans l’enfance même de l’agent 007 en Ecosse. Un nouveau visage naît et humanise le héros de papier, Mendes lui arrachant même quelques larmes. « Remontez le temps, là ou nous avions l’avantage ». Cette action est nécessaire, mais Sam Mendes ne s’y accroche pas. Ce retour est le moyen de faire table rase sur un passé pour mieux recréer un personnage. Il suffit de voir la vieille voiture iconique de James Bond devenir une épave qu’on abandonne aux mains de méchants biens plus sadiques, bien plus cruels. Sam Mendes se moque des codes du genre par le biais d’un méchant paresseux et tranquille: « Ces cascades, ces bagarres, c’est exténuant ».

Skyfall, Sam MendesIl faut surtout mettre James Bond en conflit avec la réalité extérieure, le confronter au temps. Il ne peut plus s’opposer à des adversaires qui utilisent des techniques des années 1960. Nous sommes à l’air d’internet, dans l’air du tout numérique. Le nouvel ennemi n’a « pas de visages, pas d’uniformes, pas de drapeau » conclura M. Sam Mendes a réussi son pari de mettre à jour un héros, une franchise, qu’on croyait éculé. James Bond n’est plus un colosse, mais il est un homme qui a des failles.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien