En quête du réel ! Partie 1/2 : La « Vie documentaire »

Une quête de réel parcourt le cinéma ultra-contemporain – celui des deux dernières années. C’est avec encore plus de vigueurs que la conception qu’André Bazin donnait du cinéma résonne : « une fenêtre ouverte sur le monde ». Les cinéastes offrent aux spectateurs une authenticité, un regard sur le quotidien des autres. Ils cherchent à insuffler un supplément d’âme en donnant l’impression aux spectateurs qu’ils sont les chanceux témoins du Vrai ; qu’ils appréhendent un nouveau degré de réalité, celui de la proximité. Les spectateurs ne seront plus dans l’intimité d’un personnage, mais dans celle d’un homme, de l’un des leurs et donc d’une réalité concrète. Les cinéastes comblent alors pleinement le désir pervers de voyeurisme qui captive le spectateur. Ils font s’entrechoquer d’un côté la fascination de la fiction (le faux) et la force des faits (le vrai) pour livrer des œuvres qui questionnent l’objectivité de l’image, sa vérité aussi bien que son authenticité. Pour cela, ils utilisent des procédés scénaristiques ou filmiques. Ce sont eux qui nous intéressent dans cette plongée au cœur d’une tendance – ou plutôt d’une certaine vision du cinéma – : une quête du réel pour se rapprocher au plus près de ce qu’on pourrait appeler une « vie documentaire ».

Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh

La question de la vraisemblance se pose facilement au cinéma. Alors même que le spectateur a conscience du caractère fictif de ce qu’il voit, il souhaite paradoxalement retrouver une part de sa propre réalité. Le récit doit être vraisemblable, ou du moins cohérent dans le cas particulier du fantastique. Mais le problème se dissipe dès que surgit la sacrosainte étiquette « histoire vraie ». Le spectateur perd sa capacité de réflexion pour absorber la réalité qui s’offre à lui sans se questionner sur la part de subjectivité du conteur. Dans le cas du grandiloquent Liberace (Etats-Unis, 2013), Steven Soderbergh façonne son récit à travers le regard de Scott Thorson (Matt Damon) en se basant sur le livre écrit par ce dernier. Le spectateur prend pourtant pour « vrai » le portrait esquissé de Liberace en se basant sur l’authenticité que dégagent les images du cinéaste. Sa quête du vraisemblable est balayée par son obsession du voyeurisme : l’objectivité du récit importe peu tant qu’il assiste à la mise à nu (psychologique) de Liberace. L’image joue alors un rôle capital, celle de surimpression de la « réalité » qui dépasse la simple opposition faux/vrai.

Un Château en Italie, Valeria Bruni Tedeschi

Cet aveuglement engendré par une réalité filmique plus palpable trouve son paroxysme dans l’autofiction, une sorte de super « histoire vraie » où l’auteur transmet sa propre vérité. Une intrusion dans l’intimité que nous offre Catherine Breillat avec Abus de Faiblesse (France, 2014). La réalisatrice retrace, dans un cri libérateur, son aventure avec l’escroc Christophe Rocancourt. Elle donne de l’authenticité à son récit en cherchant à atteindre une objectivité : elle ne sera ni victime, ni complice. Elle se présente seulement comme une femme qui avait envie d’aimer. Mais notre quête d’une réalité palpable n’est pas encore complète. Puisque si Breillat dévoile son âme à la caméra, elle le fait à travers le corps d’une autre – l’épatante Isabelle Huppert. Il faut se tourner alors vers des réalisateurs-acteurs qui utilisent leur art comme catalyseur de leur propre vie. Valeria Bruni Tedeschi est l’une de leurs plus ferventes représentantes. Elle a fait de sa vie des films dont le dernier, Un Château en Italie (France, 2013), dégage un supplément d’âme en partie dû au casting sur-mesure de la jeune italo-française : Marisa Borini sera sa mère à la vie comme à l’écran, tandis que Louis Garrel en fera de même dans le rôle de l’amant. L’authentique réalité est à portée de main, mais Tedeschi est rattrapée par son style de dramédie qui atteint son acmé dans l’hilarante scène avec les nonnes italiennes. L’image devient l’expression d’un journal intime filmique grossi par la subjectivité de son auteur.

Party Girl, Marie Amachoukeli, Claire Burger, Samuel Theis

  Récemment dans le paysage français, une œuvre a réussi à conjuguer l’objectivité de Breillat et l’authenticité de Bruni Tedeschi : Party Girl (France, 2014) du trio Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger. Caméra d’Or du 67e Festival de Cannes, l’œuvre nous emmène dans l’intimité d’Angélique, une meneuse de revue franco-allemande de 60 ans tiraillée par une nécessaire reconversion. Nicole Garcia (présidente de la Caméra d’Or) présentait l’œuvre comme un « film sauvage, généreux et mal élevé ». Les adjectifs utilisés sont significatifs de la volonté des réalisateurs : réaliser une œuvre qui brouille les notions de fiction et de réalité en faisant d’une femme réelle un personnage fictif. Angélique Litzenburger existe bel et bien en dehors du cadre de Party Girl. Mère de Samuel Theis – l’un des co-réalisateurs -, cette femme de la nuit a accepté que son fils porte sa vie à l’écran. « Sauvage », l’œuvre l’est en retrouvant l’âme même du cinéma à travers son récit du réel. Il inverse la logique propre au cinéma, ce n’est plus la vraisemblance qui compte mais le vécu. « Généreux », et courageux, sont les protagonistes de l’histoire qui sont prêts à partager leurs intimités avec des inconnus. Car si Party Girl touche autant, c’est parce que les personnages ne sont pas joués mais (re)vécus. Ce sont les vraies personnes qui endossent à nouveau leur rôle (sauf exception). Les images ne sont pas fictives, elles sont uniquement le reflet du passé. C’est de ce postulat que Party Girl tire sa force et sa beauté. Les trois réalisateurs marquent la quintessence de cette « vie documentaire » mise à l’honneur ici. « Documentaire » aussi bien par sa retranscription du réel que par son caractère instructif et intrusif.

The Canyons, Paul Schrader

Party Girl montre également que l’apport d’authenticité d’une œuvre n’est pas uniquement dans les mains du réalisateur. L’étincelle du réel provient en (grande) partie d’Angélique Litzenburger qui tient littéralement le « rôle de sa vie ». Beaucoup de réalisateurs ont offert ce genre de rôle à des acteurs ou des actrices qui, en contrepartie, ont apporté une tonalité nouvelle à l’œuvre. Les personnages féminins de Sils Maria (France, 2014) d’Olivier Assayas illustrent parfaitement cela. Maria Enders fait écho à son interprète Juliette Binoche. Les deux femmes, réelle et fictive, ont suivi la même carrière. Chacune des deux a percé jeune dans un premier rôle : Sils Maria à 20 ans pour Enders, Mauvais Sang de Carax à 23 ans pour Binoche. Les deux autres actrices se reflètent dans le personnage de Jo-Ann Ellis, une superstar de blockbusters pour adolescents qui est la cible des médias. Aussi bien, son interprète (Chloë Moretz découverte dans Kick-Ass) que celle qui la défend (Kristen Stewart qui explose avec Twilight). Sils Maria gagne par ce chevauchement entre réalité et fiction un degré de lecture supplémentaire qui fascine. Paul Schrader fait, quant à lui, le buzz en offrant un rôle sur-mesure à Lindsay Lohan dans The Canyons (Etats-Unis, 2014). Le cinéaste offre une double rédemption à la jeune femme : d’abord en tant qu’actrice puisque Lohan subjugue dans ce rôle de femme à la dérive écrasée par un homme manipulateur ; ensuite en donnant une porte de sortie à son personnage dans l’espoir qu’elle s’ouvre aussi pour la véritable actrice. Cependant, c’est Ari Folman qui pousse cette logique à son paroxysme avec Le Congrès (Israël, 2013) où Robin Wright joue tout simplement Robin Wright. Dans la première partie de l’œuvre en prises de vue réelles, le cinéaste réalise une mise à nue professionnelle de l’actrice qui se penche sur la traversée du désert qui a été la sienne. Elle donne une sensibilité plus profonde à l’œuvre de Folman qui devient comme une confession.

Mange tes morts - tu ne diras point, Jean-Charles Hué

Un cinéaste va encore plus loin en ne concentrant pas son besoin d’authenticité autour de personnages précis, mais autour d’une communauté tout entière. Avec son deuxième long-métrage Mange tes morts – tu ne diras point (France, 2014), Jean-Charles Hué prolonge son immersion dans la communauté Yéniche. Quatre ans après La BM du Seigneur (France, 2010), le cinéaste dresse à nouveau le portrait sans concession de cette communauté de semi-nomades évangélistes. Il utilise la réalité pour accoucher d’œuvres fictives qui cependant permettent de cerner le mode de vie de ce peuple méconnu. Jean-Charles Hué est un capteur du réel, il pointe sa caméra sur une sorte de « vie documentaire ».

 A suivre …
Le Cinema du Spectateur

A Touch of Sin : L’Anodine Violence

A Touch of Sin, Jia Zhang-Ke

66e Festival de Cannes
Prix du Scénario

Il n’y a qu’une poignée d’œuvres comme A Touch of Sin qui témoigne du rôle essentiel que tient le cinéma dans l’éveil des consciences. Jia Zhang-Ke ne narre pas une histoire, il frappe l’inconscient du spectateur d’images aussi signifiantes que somptueuses. Le cinéaste dévoile l’ombre du géant économique qu’est la Chine contemporaine : une société écrasée par les politiques capitalistes du pouvoir central. Un portrait acerbe qui prend de l’ampleur par la multiplicité (4) des récits que propose le cinéaste. A Touch of Sin n’est pourtant pas un film choral. Il n’y a aucune volonté de créer des passerelles entre les différents récits mais bel et bien de réaliser l’ambitieux projet d’expliciter l’émergence de la violence comme moyen d’action à travers la Chine des sociétés villageoises rurales (segment de Dahai) aux mégapoles modernes (segments de Xiaoyu et de Xiaohui). L’unicité de l’œuvre tient alors dans la position sociale des individus : les laissés pour compte de la croissance économique chinoise.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLa société chinoise est fortement divisée entre les dominants goûtant à l’enrichissement rapide que permet le capitalisme et les dominés stagnant dans la précarité d’un esclavagisme économique. Les quatre protagonistes expriment chacun une facette des exploités: le travail ingrat (Dahai, Xiaohui), le sort de l’immigration (San’er), les actes dégradants (Xiaoyu, Xiaohui). La Chine devient alors le théâtre de frictions inégales entre une nouvelle élite qui s’accapare les privilèges et dispose des institutions administratives et les exclus de la croissance. Dans le premier segment, le riche PDG de la mine n’est finalement qu’un ancien camarade de classe de Dahai qui a été choisi par le village. Une nouvelle richesse qui s’appuie sur l’appropriation des richesses et la corruption des administrations (politique, police). La société chinoise se hiérarchise non pas sur la méritocratie mais sur les moyens financiers créant un déséquilibre de valeurs des individus. Une prétention qui amène les nouveaux riches à se permettre des comportements humiliants (harcèlement, prostitution) comme le montre le segment de Xiaoyu frappée par un client avec des billets.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLa violence est le seul moyen de rompre la servitude. Cette violence est pleinement ancrée dans la société chinoise. Chez Jia Zhang-Ke – maitre de la mise en scène –, la violence est nette et froide. Il ne rajoute aucun effet à la manière des productions sud-coréennes pour garder la candeur de l’image documentaire. Néanmoins, le cinéaste chinois établie des références avec d’autres genres (film de sabre dans le sauna ; western dans la mine) qui inscrivent les individus dans une imagerie ultraviolente totalement intégré par les sociétés. La violence devient hypothétiquement anodine et donc apparait presque comme une solution rationnelle. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs sur une agression, plusieurs morts, un accident et une explosion symbolisant le désagrègement de cette société.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLes protagonistes sont poussés dans leur retranchement par les dominants : Dahai est frappé pour avoir demandé publiquement au patron de tenir sa promesse ; San’er est contraint de commettre des délits pour obtenir assez d’argent ; Xiaoyu est harcelé sexuellement par un client ; Xiaohui est tenu de rembourser une dette. Ils sont des victimes aphones car ne disposant d’aucun poids social. Ils sont les parasites, les travailleurs, les serfs. L’utilisation de la violence physique (armes à feu, couteau) leur permet d’obtenir une voix. L’ironie veut même que ce n’est pas pour leur soudaine ascendance qu’ils sont écoutés, mais seulement parce que cette nouvelle élite a peur de mourir et donc de mettre fin à ses jouissances. A Touch of Sin expose alors les différentes échelles dans laquelle la violence de l’individu peut s’exprimer : comme soi-même (le suicide frontale de Xiaohui), contre une personne (Dahai), contre un comportement de classe (Xiaoyu) ou contre la société entière (la folie meurtrière de San’er pour voler). 

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeA Touch of Sin est une œuvre remarquable. Autant pour sa dénonciation des sociétés émergentes – qui superposent les sociétés traditionnelles et  les sociétés capitalistes laissant une zone d’ombre qui profite à la corruption et la violence qui en découle – que par sa mise en scène grandiose. Une claque scénaristique, une explosion visuelle : une œuvre splendide !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre

All is lost : Dériver dans l’ennui

All is Lost, J.C. Chandor

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Compétition

Il y a des œuvres dont l’intrigue est si restreinte qu’elles ne peuvent se passer  d’une approche soit conceptuelle soit esthétisante pour sortir d’une banalité suicidaire. All is lost, se penchant sur la dérive d’un homme au cœur de l’Océan Indien, ne bouscule en rien les codes scénaristiques du « survival movie » si ce n’est que par l’âge (discutable) de son protagoniste. J.C. Chandor, jeune réalisateur encensé pour Margin Call (2011) qui ne m’avait déjà pas séduit, fait alors le choix de la recherche conceptuelle d’un dépouillement cinématographique à l’extrême. All is Lost joue sur une unité de temps censé montrer l’acharnement des éléments sur l’homme. Si je salue le choix d’exclure le moindre pathos en ne donnant aucune information biographique par le biais de flash-backs, le dépouillement psychologique du personnage empêche la mise en place d’un lien entre le personnage et le spectateur. Le personnage joué par Robert Redford est tellement lisse que même l’intérêt du spectateur glisse sur lui. Ce dernier ne se souciant finalement que peu du sort de ce héros mutique.

All is Lost, J.C. ChandorJ.C. Chandor dépouille sa mise en scène pour ne garder qu’une succession de plans rapprochés qui sont inadaptés à son ambition. Il enferme le personnage dans le cadre de sa caméra sans se soucier de l’Océan, pourtant ennemi pernicieux tout au long du film. Comment le spectateur peut se rendre compte de la solitude d’un être perpétuellement proche de lui ? C’est le paradoxe d’All is Lost qui prône une solitude extrême dans son fond, mais n’y parvient pas par sa forme. Si l’œuvre de J.C. Chandor déçoit, c’est surtout car elle pourrait s’inscrire dans la renaissance des survival movies. Il n’y a pas de prouesses techniques comme dans Gravity (Alfonso Cuaron), de poésie comme dans L’Odyssée de Pi (Ang Lee), de tensions comme dans 127 Heures (Danny Boyle). Le minimalisme d’All is lost est tel que l’œuvre devient vide de sens. J.C. Chandor signe une suite de tutoriels sur la survie en pleine-mer : comment réparer son bateau, comment réparer une radio, comment ouvrir un radeau, comment trouver de l’eau…

All is Lost, J.C. ChandorUne œuvre basée sur la solitude repose intégralement sur l’aura de son protagoniste et donc sur l’acteur qui se glisse derrière. C’est sur le jeu transcendant de James Franco que repose le survival claustrophobique de Danny Boyle (127 heures) ou sur celui de  Tom Hanks chez Robert Zemeckis (Seul au monde). Or Robert Redford est un acteur vieillissant, comme réveiller d’un autre temps, qui ne parviendra jamais à devenir la bouée de sauvetage du naufrage de J.C. Chandor. Son jeu est toujours excessif – un manque de modération qui le fait tomber dans un comique clownesque qui ne sied pas à l’ambiance que tente de créer le film.

All is Lost, J.C. ChandorAll is lost est bien une œuvre de survie, celle du spectateur. L’œuvre s’enlise, traîne en longueur, pour finir dans une scène finale aberrante qui rompt totalement avec le réalisme souhaité. Un retournement de veste affligeant qui amène le navire All is lost à toucher le fond de la mer.

Le Cinéma du Spectateur
☆✖✖✖✖ – Mauvais

The Immigrant : Désillusion créatrice

The Immigrant, James Gray

The Immigrant s’ouvre, avec une féroce ironie, dans les files d’attentes d’Ellis Island, purgatoire excluant les mauvais corps (les malades) et les mauvais esprits (les pécheurs). La caméra de James Gray se pose alors sur deux sœurs fuyant une Pologne ravagée par la guerre dans l’espoir de retrouver leur tante déjà partie pour la terre promise. Dans cette antichambre déshumanisée du rêve américain, les deux sœurs semblent au premier regard avantagées par la connaissance de l’anglais d’Ewa (Marion Cotillard), mais il ne suffira que d’une toux de Magda pour enfermer les sœurs dans la spirale infernale de la misère humaine. Souffrant de la tuberculose, Madga est retirée de la file. Ewa, bouleversée, continue cependant son avancée administrative. La caméra la quitte alors brusquement pour tomber sur Bruno Weiss, un proxénète se voulant artiste, qui observe sa nouvelle proie. L’entrée aux Etats-Unis est également impossible pour Ewa qui se voit reprocher une histoire de mœurs sur le bateau qui l’a conduite ici. Le spectateur est alors subjuguer, ne sachant pas qui croire. La sanction tombe : Ewa sera expulsée. Mais c’est justement au moment précis où l’espoir disparaît que Bruno surgit et permet à Ewa de sortir d’Ellis Island.

The Immigrant, James GrayLe piège est alors complètement fermé autour d’Ewa. The Immigrant est un piège, une œuvre machiavélique qui s’étend progressivement à l’ensemble des personnages. En effet, James Gray dans la lignée des réalisateurs américains (Spielberg, Tarantino, Daniels) se penche sur la sombre histoire de son pays. Ewa se sacralise alors pour exprimer le sort de toutes ses immigrantes amenées progressivement à se prostituer. La première partie, celle sur la descente aux enfers, est brillamment écrite. Avec une incroyable subtilité, Bruno fait d’Ewa une couturière, puis une danseuse et enfin une prostitué. Cette partie fonctionne également car elle repose sur le personnage perpétuellement changeant de Bruno magistralement interprété par Joaquin Pheonix. La noirceur qui noie progressivement Ewa est également visuelle. Elle devient un oiseau de nuit qui ne voit la lumière que par le biais des reflets sur des bijoux de pacotille. Le travail de reconstruction de The Immigrant est d’ailleurs à saluer, surtout pour la magnifique lumière de Darius Khondji faisant écho aux photographies de l’époque.

The Immigrant, James GrayLa deuxième partie de l’œuvre s’attaque alors à la vie de Bruno. Ewa n’est pas pour lui une simple façon de gagner de l’argent, elle devient une obsession. Sa jalousie explose avec l’arrivée d’un personnage antithétique, l’éclatant magicien Orlando (Jeremy Renner). Démarre alors une compétition entre les deux cousins dont les conséquences dégradent la condition d’Ewa. Mais ce duel affadie les personnages en détruisant l’ambiguïté si séduisante du personnage de Bruno. Les actions des personnages deviennent redondantes, l’intrigue fait du surplace, et le spectateur découvre l’ennuie. Le principal défaut de The Immigrant réside également dans le comportement monolithique d’Ewa. Sanctifier par la caméra de James Gray qui l’entoure constamment d’une aura de lumière, la sainte Ewa fatigue par son comportement toujours mièvre. Aucun des évènements ne change un caractère puritain. Une froideur qui amorce une progressive mise à distance du personnage pour le spectateur alors que James Gray focalise de plus en plus son intrigue autour d’elle.

The Immigrant, James GrayLe spectateur se désolidarise du récit. Il ne se concentre plus que sur la mise en beauté de l’image. Il faut dire que c’est le seul aspect de l’œuvre qui reste dans l’esprit du spectateur une fois sorti de la salle. James Gray n’apporte finalement rien d’innovant au récit d’immigration dans les Etats-Unis du début du XXe. The Immigrant est une œuvre assez banale qui se délite au fur et à mesure que ses personnages deviennent caricaturaux.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆✖✖✖ – Moyen

Snowpiercer : L’art du mouvement

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Film de Clôture

Snowpiercer n’est pas une énième production américanisée (et donc aseptisée) d’un réalisateur sud-coréen en quête d’une popularité mondiale. Il faut dire que l’exportation des talents sud-coréens n’a pas fait de miracle : le « cinglé » Kim Jee-Woon s’enlise avec Schwarzy dans Le Dernier Rempart pendant que Park Chan Wook (Old Boy) signe un film mineur avec Stoker. Bong Joon-Ho, quant à lui, ne fait pas l’erreur de répondre à l’appel d’Hollywood. Le cinéaste est à la tête d’une production mondiale à l’image de son histoire. Réalisateur multifacette aussi à l’aise dans le drame psychotique (Mother) que dans la réécriture du film de monstre (The Host), Bong Joon-Ho ne tombe pas dans l’action purement pyrotechnique des Blockbusters. Snowpiecer est non seulement une réflexion sur l’humanité, mais aussi un challenge filmique que le réalisateur surmonte par la maestria de sa réalisation.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer, librement inspiré de la BD française « Le Transperceneige », est une œuvre transgenre : futuriste, apocalyptique, politique, sociale. Dans un train – réunissant les derniers hommes – lancé à vive allure autour d’une Terre gelée, une lutte des classes oppose la misère des derniers wagons (les « Queutards ») à l’opulente richesse de l’avant du train. Cet arche de Noé mécanique est alors paradoxal : symbole du génie salvateur de l’homme survivant à sa propre extinction, le train est pourtant rétrograde socialement avec le retour d’une lutte armée riche/pauvre. Métropolis (Fritz Lang) horizontal, Snowpiercer exprime la puissance du désir de l’homme de renverser les structures sociales inégalitaires. L’œuvre n’est pas réellement l’histoire d’un personnage, celui de Curtis (Chris Evans), mais plutôt d’une idée, d’un mouvement, d’une rébellion. C’est le combat du collectif contre l’individuel. Bong Joon-Ho ne se veut pas portraitiste, il ne s’attarde pas sur les caractéristiques de ses personnages. L’importance scénaristique d’un personnage ne signifie pas sa survie, c’est dans ce sens que le réalisateur séduit faisant venir la mort avec un vicieux hasard.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Mais Bong Joon-Ho ne se contente pas d’un banal récit de révolte. Le cinéaste signe une réflexion sur le pouvoir corrosive. « Contrôler la machine, c’est contrôler le monde » répète les personnages ne se rendant pas compte de l’asservissement de l’homme à la technologie. L’homme est dépassé par la propre étendue de sa connaissance, par les outils qu’il a créée. Une scène est d’ailleurs symbolique : la rébellion plongée dans le noir semble vouée à mourir quand la rétrogradation des techniques la pousse à revenir à la simple maîtrise du feu. Celui qui détient la Machine (Wilford joué par Ed Harris) détient le pouvoir suprême. Une suprématie qui lui permet d’assoir une domination qui s’appuie aussi bien sur les croyances – celle de la divine machine – et sur l’histoire. En effet, la rébellion arrive dans un wagon-école ce qui permet au réalisateur de montrer la mainmise de Wilford sur les consciences. En ayant le pouvoir, il montre le monde à sa façon : il détourne l’éducation pour en faire le moyen d’instaurer un culte personnel. Une véritable dictature obsolète qui se cristallise autour du bras droit Mason (Tilda Swinton, une nouvelle fois sublime). Un personnage qui permet à Bong Joon-Ho de montrer la lâcheté des dominants une fois qu’ils deviennent dominés.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer n’est pourtant pas une œuvre basée seulement sur son récit, mais un film qui doit tout à sa réalisation. Bong Joon-Ho se fait virtuose en composant perpétuellement avec l’espace. Il privilégie les lignes de fuite pour servir le mouvement et joue avec les angles pour multiplier l’espace confiné du train. Bong Joon-Ho donne la même importance à la lutte morale (celle issue des dialogues) qu’à celle physique qu’il chorégraphie à merveille. Il inscrit sa réalisation, perpétuellement inattendue, dans la quête du mouvement que dessine l’œuvre. Jamais la tension ne retombe dans une course effrénée pour la liberté dans laquelle le mouvement est nécessaire à la survie : s’arrêter, c’est devenir une proie. Si Snowpiercer est continuellement épique, c’est parce que les personnages participent à la création d’un mouvement multiple chacun étant une force autant unique que collective. Le ralentissement ne pourra se faire que par la violence, l’horreur ou les rebondissements scénaristiques.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer n’est pas un blockbuster, et encore moins une œuvre mineure. C’est une épopée haletante qui repose autant sur ses personnages, sa mise en scène que sur la beauté des images. Une œuvre retentissante qui donne (enfin) de l’espoir en un cinéma d’action intelligent.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Heimat : Chronique familiale

Heimat, Edgar Reitz

Les œuvres d’Edgar Reitz brouillent les distinctions entre histoire, cinéma et sociologie. En fouillant dans les moments clés de son Heimat (« patrie » en Allemand) de la défaite de 1919 à la chute du mur de Berlin en 1989, le cinéaste raconte les bouleversements historiques non pas à l’échelle d’un pays, mais à l’échelle des hommes. C’est le quotidien qui se modifie progressivement pour amener les évènements. Il replonge une nouvelle fois dans son immense travail de reconstitution et de reconstruction pour s’intéresser à la période antérieure de 1842 à 1845. Il s’attèle à la monographie de la famille Simon dans un diptyque de près de 4 heures qui lui permet une minutie psychologique, évènementielle et sociologique donnant à chaque personnage un moment d’introspection. En se focalisant non pas sur un personnage (même s’il y a la prédominance de Jakob par son rôle de narrateur) mais sur une famille, Edgar Reitz se situe dans la logique du XIXe de ne pas séparer l’individu de sa famille. Il y a une certaine fatalité d’existence et de partage de fardeau au sein de ses maisons intergénérationnelles. Première sphère de socialisation, la famille dévoile ses frictions, ses préférences, ses secrets.

Heimat, Edgar Reitz

Heimat est également une monographie de village, celui fictif de Schabbach. Edgar Reitz reste dans la logique de la période en montrant que l’homme est d’abord membre d’une famille, mais également d’un village qui est un microcosme hermétique. Lorsque Gustave déambule dans la maison en portant sa fille juste née et qu’il se retrouve face à son père, il dit : « Je te présente ton grand-père, le forgeron ». Reitz définit bien la position sociale au XIXe qui ne peut s’entrevoir en dehors de la famille (le sang) et du village (le métier). Le village est, de plus, l’antécédent à la famille puisqu’il est presque l’exclusif lieu de socialisation des habitants. Un lieu fermé par les frontières de la misère.

Heimat, Edgar Reitz

La photographie d’Heimat pourrait paraître simpliste par un traitement noir et blanc assez conventionnel pour les films historiques qui se penchent sur la misère (Le Ruban Blanc, Michael Haneke). Le directeur de la photographie, Gernot Roll, ponctue l’image par des touches symbolistes de couleurs amenant une poésie à la noirceur de l’image. Aucun échantillon de couleurs n’est mis gratuitement dans une logique esthétique, mais ils reflètent les espoirs, les rêves et les portes métaphoriques de sortie. Le vert des rondes de fleurs au mariage ou pour la naissance de l’enfant représente l’idée villageoise que le bonheur conjugal ou parental est un moyen de sauvetage social en amenant une protection et un partage de la misère. L’or du Louis d’or figure l’espoir de richesse d’une société fatiguée. Les couleurs sur les murs ou l’Agathe symbolisent un temps révolu, avant la famine et la pauvreté : un moyen d’habiller la misère. Les espérances se cristallisent autour de la patrie (le drapeau allemand) mais surtout autour de la figure tutélaire de Jakob Simon dont les yeux s’ornent soudainement de marron pour rendre palpable le changement de sa vision du monde.

Heimat, Edgar Reitz

Jakob Simon (Jan Dieter Schneider, découverte lumineuse et talentueuse) raconte sa vie, ses rêves et ses espoirs dans un journal dont la lecture ponctue l’œuvre. Il est la conscience du peuple dont il se sépare pourtant par son éducation. Il sait lire (« Moi, j’aimerai bien savoir lire » prononce Margret, sa mère) et c’est par les livres qu’il trouve une échappatoire à sa propre condition par l’espérance d’une terre promise : le Brésil. Il est « l’Indien » pour le village, un être à part. Il est un individu mental dans un milieu rural manuel qui ne peut voir en lui qu’un « bon à rien ». Il ne produit rien de tangible.

Heimat, Edgar Reitz

Il est le symbole de la mutation que vit le village de Schabbach. L’œuvre d’Edgar Reitz se situe dans une période charnière de l’Allemagne bloquée entre le passé de l’occupation napoléonienne et la montée du patriotisme en Europe qui amènera à la création de l’Empire Allemand en 1870. Il y a une progressive montée d’un patriotisme qui s’oppose au pouvoir style Ancien Régime de l’aristocratie allemande. Même si la rébellion est déclenchée par un fait tangible, et non pour une conscience politique, autour de la question du vin du Baron, elle montre les prémisses d’un peuple qui n’accepte plus d’être dominé. Une cause que Jakob rallie par dépit amoureux, mais dont il se fera avec le personnage de Franz Olm la portée politique : « La liberté n’est pas le contraire de l’emprisonnement », c’est un « droit sacrée » prononcera-t-il au fond de sa cellule. Heimat est également marqué par le désenchantement du monde (Max Weber). Même si la question de la Religion reste forte (disgrâce de Lena), l’impuissance de l’Eglise face à la misère et à la mort d’enfants amènent une réflexion de la population : « C’est Satan qui a inventé les religions » (Walter) ou encore « C’est çà votre royaume des cieux, c’est l’enfer » (Gustav).

Heimat, Edgar Reitz

Pour sortir de la misère, les protagonistes ont alors deux solutions : innover ou partir. D’un côté, c’est le rêve d’une terre lointaine qui n’attend que vous, une « terre sans hiver » dans laquelle « les gens comme vous sont riches ». La fatalité du déracinement qui touche progressivement les villages avec des somptueuses scènes de file de carrioles en partance pour le Brésil. De l’autre, la « science est le chemin de la liberté » comme le prophétise Jakob. C’est par la connaissance et l’innovation que Jakob finit de mettre en place avec la machine à vapeur une fois qu’il peut avoir une place dans la hiérarchie familiale après le départ de Gustav.

Heimat, Edgar Reitz

Heimat est une œuvre qui plaira aux amoureux des chroniques dans lesquels la suspension du temps permet une analyse fine et poussée. Edgar Reitz renoue avec le romantisme des films fleuves à la manière de David Lean (La Fille de Ryan).

Le Cinéma du Spectateur
Note : ☆☆☆☆✖ – Excellent

Gravity : La Conquête du Néant

Gravity, Alfonso Cuaron

Gravity est révolutionnaire ! Dans l’étalage d’adjectifs dithyrambiques qui couronnent l’œuvre d’Alfonso Cuaron, ceux autour de l’innovation sont indiscutables. Le long-métrage amorce un bouleversement  formel : la maîtrise des effets spéciaux, déjà irréprochables, est sublimée par une utilisation judicieuse de la 3D. Enfin, un réalisateur arrive à insérer la 3D dans le processus narratif pour la sortir de son rôle d’accessoire, voire de gadget. Gravity devient pleinement une monographie du vide spatial par le biais des techniques visuelles qui donnent à  l’image le caractère expansif et profond de l’espace. Cette impression de néant soumis aux lois de la physique s’amplifie par la caméra de Cuaron qui se déplace tel un corps céleste soumis à l’apesanteur et à la douce lenteur des actions. Gravity s’ouvre d’ailleurs sur un phénoménal plan-séquence d’une quinzaine de minutes dans lequel le réalisateur fait valser sa caméra en entrant dans le ballet qu’orchestre les personnages. Il s’inscrit alors dans une logique de durée qui amène également un réalisme de temps d’action. Fier d’un montage ingénieux – presque imperceptible –, Cuaron évite les ellipses qui dénaturent le cinéma de genre en servant de moyen de fuir les problèmes d’attente ou de cohérence. Il donne ainsi à son œuvre une temporalité singulière qui accule ses personnages dans un présent brutal duquel ils ne peuvent s’extirper. L’innovation formelle devient alors substantielle car c’est le regard qu’il faut porter sur le cinéma d’action que change Cuaron. Chez le réalisateur mexicain, l’action n’est pas faite pour surprendre mais pour amener une redéfinition de la situation par la modification des éléments, des contraintes et des portes de sortie.

Gravity, Alfonso CuaronLe son a une place primordiale dans Gravity. De la même manière que pour l’action, le traitement du son n’a pas pour but d’apporter le spectaculaire ou l’épique déjà bien présent à l’image. Il se plie à la volonté de réalisme de l’œuvre. Puisque le son ne peut se disperser dans l’espace faute de support (eau, air), Cuaron instaure une loi du silence angoissante qu’il ne brise que par le froissement des corps métalliques qui s’entrechoquent. Il touche au sublime en faisant exploser une station spatiale dans le silence glaciale de l’espace. Le spectateur se trouve dans l’impitoyable plénitude de l’espace. Cependant, Alfonse Cuaron aurait pu être plus radical en évitant d’habiller son œuvre d’une musique certes ponctuelle.

Gravity, Alfonso CuaronGravity est un film sur  le mouvement car il ne peut se fixer sur des éléments constamment variables. La caméra spiritualisée de Cuaron se meut de manière ample, presque aérienne, sans jamais s’immobiliser. Elle gravite autour de corps en mouvement perpétuel. En s’appuyant sur la gravitation des satellites autour de la Terre, Cuaron déstructure la temporalité en alternant lever et coucher de soleil  sur notre planète. S’ajoute alors la rotation des satellites formant une sorte de mobile instable dans lequel les protagonistes tentent de trouver une issue. Le chemin est incertain car toujours en mutation et bousculé par les pluies de débris qui frappent toutes les 90 minutes et donne à Gravity un fatalisme cyclique. Une situation instable dans laquelle les astronautes virevoltent en exécutant un ballet dans le néant. Les corps sont emportés, ballottés et mis à mal dans un univers hostile à l’homme. Les protagonistes perdent leur liberté d’action en devant se contraindre à la nécessité de prendre prise pour ne pas être éjecté dans le vide.

Gravity, Alfonso CuaronGravity s’inscrit dans la lignée des « survival movies » qui placent l’homme dans un milieu hostile pour faire apparaître sa nature la plus primaire, la moins conditionnée par la société. L’ouverture de l’œuvre témoigne de l’inadaptation des hommes à l’espace en ajoutant la modification de l’astronaute d’un explorateur à un scientifique. Matt Kowalski (George Clooney) est un « space cowboy » et représente le passé militaire de la NASA. Il est expérimenté se promenant à son aise autour du satellite Hubble durant la scène d’ouverture mais montre son inadaptabilité à la technologie qui l’environne. A l’inverse le Dr Ryan Stone (Sandra Bullock) est une scientifique, la nouvelle NASA. Elle dispose d’un savoir mais reste inadaptée à l’environnement spatial (nausées).

Gravity, Alfonso CuaronC’est surtout l’impression de solitude des astronautes qui frappent le spectateur. Cette impression qu’ils sont dans un univers ex-utéro puisque sortie de « Mother Earth » comme la nomme Kowalski. Cuaron établie pourtant un parallèle intéressant autour de la fécondité comme si l’apesanteur faisait écho à la flottaison prénatale de chaque être humain dans le liquide amniotique. En effet, quand le Dr Stone se met pour la première fois en sureté, elle a ce magnifique réflexe de se mettre dans la même position que le fœtus comme pour demander la protection maternelle de la Terre. Une planète nourricière qui surgit perpétuellement dans le cadre comme pour rappeler que les hommes sont sortis du terrain d’action que leur prévoyait la nature. Un statut maternel qui fait habillement écho au deuil refoulé de la maternité du Dr Stone. C’est donc paradoxalement dans l’espace qu’elle atteint une plénitude car elle se trouve littéralement au-dessus des hommes et des préoccupations sociales. Elle s’oppose une nouvelle fois à Kowalski qui reste un être terrestre en s’accrochant à ses souvenirs sur Terre. Cette plénitude de n’avoir aucun compte à rendre et aucun lien avec les hommes, en partie ceux qui sont morts, entraîne une pensée morbide : le sentiment de vouloir en finir. Cuaron se raccroche alors à la philosophie des œuvres sur la survie dont le but est de montrer que c’est par l’horreur de la survie et l’approche de la mort que le survivant comprend où réside la beauté de la vie.

Gravity, Alfonso Cuaron

Gravity d’Alfonso Cuaron marque le cinéma dans sa façon de mettre les effets visuels et la technologie au service, non pas d’une histoire, mais de la cinégénie d’un récit. Le réalisateur mexicain nous offre une œuvre autant sensorielle que sensationnelle.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

A la recherche de l’Acteur perdu !

Article rédigé pour Baz’art
Magazine culturel de Paris 1
N°1

Baz'Art

L’acteur est un être paradoxal. Il troque constamment son identité pour voyager, à sa guise, entre les époques et les genres. Il se dévoile comme personne pour montrer en somme ce qu’il n’est pas. Sa présence à l’écran, qui pourtant nous remplit totalement, ne cache finalement que son absence. L’acteur se dérobe à toute interprétation humaine, il ne se définit que par les rôles qu’il joue. Il n’est plus homme, mais image. Il est d’ailleurs, pour Joseph von Sternberg (réalisateur autrichien des années 1920-1950), qu’un « vil instrument » au service du réalisateur. L’acteur fait figure de faire-valoir esthétique au même titre qu’un costume ou qu’un décor. C’est pour lui que les studios déboursent des fortunes, mais l’acteur est le parent « pauvre » du cinéma. Adulé, mais jamais (ou trop peu) reconnu pour son apport artistique,  il n’est qu’un accessoire qui prononce des mots choisis par un scénariste de la manière voulue par un réalisateur. Rappelons que le premier entretien d’un acteur aux Cahiers du Cinéma est celui de Jane Fonda en 1963 ! Une reconnaissance tardive pour le métier d’acteur qui est, et surtout devient, bien plus qu’une image de papier-glacé. Alors, les acteurs, où en êtes-vous ? 

Josef Von SternbergIl fut un temps où la seule présence d’un acteur engendrait un succès. La célébrité outrancière des castings était, à l’instar d’un bon scénario, la préoccupation première des studios. Mais l’échec surprise de The Tourist (2010) qui réunissait pourtant les rois d’Hollywood, Angélina Jolie et Johnny Depp, marque un changement dans l’attente des spectateurs. Faire recette sur le nom d’un acteur n’est plus possible. C’est autour de Johnny Depp, célébrité adoré, que se cristallise d’ailleurs les échecs : Rhum Express (2011) ou Lone Ranger (2013) – dont les résultats déçoivent les Studios Disney. Pour Jacqueline Nacache, professeur à Paris 7, la célébrité est la faille de l’acteur. Elle écrit dans son ouvrage L’Acteur de Cinéma : « [l’acteur] n’est pas le personnage de fiction, je ne peux les confondre, surtout s’il s’agit d’un visage connu chargé de vies antérieures ». C’est la célébrité de Brad Pitt qui emprisonne le personnage de Gerry Lane dans World War Z puisque l’illusion de création ne peut fonctionner. L’acteur peut-il à un niveau excessif de célébrité encore devenir un personnage ?

Johnny Depp, Lone Ranger

L’acteur est une construction de l’image. Il est la synthèse d’un montage, d’une lumière, d’un costume et d’un maquillage. C’est par le travestissement physique que Johnny Depp tente de venir à bout de son image. Pirate, vampire, chapelier, indien, il se perd dans cette outrance et ne devient qu’un acteur clownesque sans visage. Il perd l’humanité même qui fait la beauté de l’acteur. L’adéquation parfaite entre rôle et acteur se fait autour des nouveaux visages que nous découvrons chaque année. Ces révélations nous transportent car leur corps ne prend vie que pour être un personnage précis. Il suffit de voir Isidora Simijonovic dans Clip (Maja Milos, 2013) habitée par le personnage de Jasna – archétype de la jeunesse serbe dépravée – pour comprendre que c’est justement son anonymat qui empêche de douter de sa sincérité. Jasna et Isidora ne font qu’une dans l’esprit du spectateur. C’est également le cas de Souleymane Démé dans Grigris(Mahamat Saleh Haroun) dont la véritable jambe morte ne peut qu’accentuer l’identification et lui permettre de transcender l’écran. Mais alors, faut-il être l’acteur d’un seul rôle ?

Isidora Simijonovic, Clip« Les meilleurs acteurs sont ceux qui savent le mieux ne rien faire » formulait avec ironie Alfred Hitchcock. De cette petite phrase se dégage le fait qu’une interprétation pour être juste doit paraître naturelle. Le meilleur sera celui qui parviendra alors à gommer son effort. Cette recherche d’un jeu moins théâtral est dûe à l’arrivée du parlant à la fin des années 1920. C’est la fin des héros burlesques, des comédiennes (trop) démonstratives. La parole amène une retenue qui se colle ainsi à la réalité. La façon de jouer continue cependant d’évoluer de nos jours avec l’émergence des acteurs-auteurs. Ces derniers participent grandement à la fabrication de leur personnage. La sensation de justesse tient alors d’une manière de parler moins posée et moins réfléchie. On retrouve cette fluidité notamment dans Before Midnight(2013), qui clôt la trilogie de Richard Linklater, qui réunit Julie Delpy et Ethan Hawk. Greta Gerwig, quant à elle, prend entièrement en charge l’écriture du scénario de Frances Ha (2013) avec Noah Baumbah. S’écrivant un rôle en or, elle donne sa meilleure interprétation. Elle se dévoile et irradie éloignant ainsi par son naturel la question de la justesse de jeu.

Greta Gerwig, Frances HaCette effervescence artistique des acteurs provient en partie du cinéma indépendant américain. C’est au début des années 2000 qu’apparait ce que l’on nomme le courant Mumblecore (de mumble, marmonner). Ces long-métrages fauchés favorisent l’improvisation et s’entourent souvent d’acteurs non-professionnels. L’acteur et le personnage sont unis par une réflexion identique et un même besoin viscéral de communiquer. Lynn Shelton, une des principales figures du mouvement, proposait au début de l’été Ma meilleure amie, sa sœur et moi duquel se dégage cette symbiose acteur/rôle. Le spectateur regarde véritablement des gens vivre. Le degré de jeu ne peut atteindre un degré plus haut de naturel. Où se trouve alors l’avenir des acteurs ?

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonLe Congrès d’Ari Folman s’interroge sur l’avenir droit à l’image. Robin Wright se voit proposer de vendre son image à un studio qui fera jouer cette dernière, tandis que la véritable actrice ne devra plus jamais jouer. « Nous voulons posséder une chose nommée Robin Wright » annonce le directeur montrant bien que l’acteur est une image et donc se rapproche plus d’un bien que d’un homme. C’est pourtant avec ce procédé que l’actrice vivra son plus grand succès, le fictif Robin Rebel Robots, ne pouvant plus détruire sa carrière par un mauvais libre arbitre faisant écho à sa véritable traversée du désert. Cependant, la réalité n’est pas si loin. Les grandes avancées technologiques dans le domaine des effets spéciaux amènent des nouveaux débats. Incarné quelqu’un par le biais de la motion capture doit-il être considéré comme jouer ? C’est toute la question qui a entouré les nominations ou non aux Oscars des acteurs d’Avatar (James Cameron, 2009) ou d’Andy Serkis pour le singe César dans La Planètes des Singes : les origines (2011). L’acteur devient alors complètement une image, un être sans corps. 

Robin Wright, Le Congrès Le Cinéma du Spectateur

Shérif Jackson : Un tir à blanc

Sherif Jackson, Logan & Noah Miller

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Compétition

Shérif Jackson aurait pu être une œuvre séduisante, mais ce n’est finalement qu’un film de seconde zone qui s’enlise à suivre les productions américaines de son temps. Les Frères Miller ne réalise pas une œuvre singulière, mais tente (maladroitement) de réécrire le cinéma des nouveaux chefs du cinéma américain que sont Tarentino – surtout – et les Frères Coen. Une volonté de filiation qui amène un échec et pose la question de l’assèchement de la production cinématographique américaine qui peine à se renouveler. En s’attaquant au Western, genre royal des Etats-Unis, les Miller se posent un challenge. En effet, le film de « cow-boy » dont les cinéphiles proclament la mort depuis des années ne peut sortir de sa lente agonie que par l’innovation. Les réalisateurs confirmés qui ont tenté l’expérience doivent leur réussite à la transposition de leur univers et mode de création sur le Western. Les Coen amène dans True Grit leur génie de la réplique et leur personnage clé du raté magnifique. Tarantino crée le Western « moderne » avec Django Unchained en y amenant les codes du gore de notre époque. Shérif Jackson ne dévoile aucune nouveauté et aucune réflexion propre au Western.

Sherif Jackson, Noah et Logan Miller

Les Frères Miller livrent surtout un navrant sous-Tarantino. On sent l’ombre du réalisateur dans chacun des plans. Shérif Jackson tend alors vers la même glorification de la violence en poussant encore plus à l’extrême le côté cartoon des combats. Un dépassement qui ne fait que tomber le film dans la Série B. Même l’humour qu’ils essayent d’insuffler dans les scènes de violence ne parvient pas à les sauver. Ils ne parviennent pas à saisir la justesse de la distance que met Tarantino avec la Série B, il s’en inspire sans jamais pourtant être pleinement dedans. Les personnages sont également des archétypes des héros du cinéma de Tarantino. Sarah (January Jones) est une Black Mamba (Kill Bill) en costume dont l’insipide vengeance ne permet de mettre en valeur que son manque de profondeur. Les Miller collent au sujet central du Western avec ce récit de femme vengeresse d’un mari mort pour s’être opposé au dogme du Prophète Josiah campé par un Oscar Isaacs dont le jeu est en dilettante. Le Shérif Jackson (Ed Harris) est quant à lui pompé entièrement sur le Dr King Schultz de Django. Mais encore une fois oser la comparaison avec le génie comique de Christopher Waltz est un pari risqué que perdent une nouvelle fois les deux frères.

Shérif Jackson, Noah & Logan Miller

Shérif Jackson souffre d’ailleurs de ce trop-plein de personnages centraux. En ne privilégiant pas un angle de lecture, les Miller n’amènent aucune profondeur à leur récit. Ils effleurent leurs personnages sans organiser une véritable utilisation psychologique. Sarah, Josiah ou Jackson ne sont que des pantins au service de rocambolesques saynètes. Le film avait pourtant moyen de gagner en profondeur à travers eux, et cette possibilité qui rend le spectateur encore plus amère. Sarah n’est pas la figure de femme forte qu’elle aurait pu être. Elle aurait teinté le film d’un féminisme intéressant et permit de dialoguer sur la place de la femme dans le genre. Le personnage du Prophète Josiah ne sera pas utiliser pour amener une réflexion sur le fanatisme religion aux Etats-Unis, et le poids de la religion dans les décisions politiques d’une zone dont l’Etat est absent.

Shérif Jackson, Noah & Logan Miller

Shérif Jackson est une œuvre qui souffre de ses modèles. Les Frères Miller ne peuvent avancer en étant bloqué avec tant de ferveur vers le passé cinématographique de leur idole. Ils ont tenté le duel, mais l’ont perdu.

Le Cinéma du Spectateur

Robin Miranda / ☆☆✖✖✖ – Pas Terrible
Ambre Philouze-Rousseau / ☆☆✖✖✖ – Moyen

Blue Jasmine : Welcome Back Home, Mr. Allen

Blue Jasmine, Woody Allen

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Premières

Certains réalisateurs sont incrustés à un tel point dans un milieu social ou/et géographique que la moindre tentative d’exotisme entraîne un dessèchement artistique. Une fuite en avant qui ne fait que mettre en lumière que leur talent appartient bien aux œuvres passées. Woody Allen est l’archétype même de ces derniers. Sans doute quitte-t-il le New-York bourgeois et bohème de peur de se répéter ou par pure envie d’évasion, mais c’est les meilleurs films de sa filmographie qu’il laisse derrière. Son voyage européen est allé de mal en pis : une réussite avec Match Point – son œuvre qui lui ressemble le moins –, puis le thé refroidi, le tapas se rassit (Vicky Cristina Barcelona), le pain est mangeable (Minuit à Paris) et la pizza carbonisée (In Rome with Love). Une délocalisation qui semble de plus en plus économique qu’artistique. C’est à la vue de ses dernières créations que Blue Jasmine marque son retour, voire même sa résurrection. C’est d’ailleurs le thème du « retour » qui parcoure tout le long-métrage.

Blue Jasmine, Woody Allen

Blue Jasmine marque le retour du scénario typiquement allenien : un débit de paroles frénétique, des personnages névrosés à en faire pâlir un psychologue. Il ne suffira que de la scène d’ouverture pour que les appréhensions du spectateur soient balayées. Woody Allen amène l’égocentrisme de son personnage à un tel degré que c’est seule qu’il la fait discuter. Une absurdité qui fait réapparaître son cynisme des névroses perdu depuis Whatever Works (2009). Il renoue avec ce qu’il connait le mieux – et ainsi ce qu’il critique le mieux : la (très) haute bourgeoisie newyorkaise. Grâce au personnage de Jasmine, c’est avec tout son génie qu’il se réconcilie et qu’il livre l’un de ses personnages les plus fascinants flirtant avec la folie comme jamais.

Blue Jasmine, Woody AllenRevisitant l’histoire de l’escroc Bernard Mardoff, Woody Allen s’intéresse à ceux qui survivent au naufrage : la femme délaissée et ruinée. Ex-bourgeoise quand certains sont ex-chômeur, c’est une identité que doit retrouver Jasmine. Blue Jasmine est une œuvre qui s’axe sur une double dualité : l’une temporelle avec une narration alternée entre le faste passé et le pauvre présent, l’autre sociale entre les deux sœurs. Ces miroirs inversés permettent au réalisateur d’amener un comique récurrent à travers l’inadaptation de Jasmine à sa nouvelle vie ascétique que seul des valises Vuitton, des perles et l’alcool égayent. Un retour à sa première vie, celle d’orpheline, qu’elle a oubliée dans l’opulence. La désincarnation de l’être par l’argent, Woody Allen l’amène frontalement avec le pseudonyme de Jasmine. Une perte d’identité qui se gradue à la perte des repères financiers. 

Blue Jasmine, Woody AllenSi l’univers de Jasmine est détruit, celui de sa sœur Ginger (l’adorable Sally Hawkins) le sera également toujours dans cette logique de dualité. Un dualisme qui se rejoint dans cette question perpétuelle du « retour », du passé dans un sens péjoratif. Jasmine doit reprendre à zéro une évolution sociale que la chance d’une rencontre lui avait permise. Un « retour » financier qu’elle tentera progressivement de résoudre. Celui de sa sœur, finalement bien plus grave, est sentimentale. Caissière à la vie simple dont le seul écart est un divorce, Ginger replonge dans ses rêveries chevaleresques. Elle voit dans la vie de sa sœur une possibilité de s’émanciper d’un monde qui pourtant lui convient. Elle entre alors dans un élan autodestructeur brisant son bien-être en espérant ce qu’elle ne pourra jamais avoir.  

Blue Jasmine, Woody Allen

Blue Jasmine est une réussite (surtout) grâce à Cate Blanchett. Elle livre une performance incroyable – déjà favorite pour les prochains Oscars – qui fait évidemment écho à celle de Gena Rowland dans Une Femme sous Influence (1974), le chef d’œuvre de John Cassavetes, sous Xanax. Elle ramène au sein du cinéma de Woody Allen la figure féminine : personnage fascinant et névrosée. L’actrice devient la personnification même de la muse et estompe sans vergogne les fantômes des incursions de Scarlett Johansson, et même de Penelope Cruz. Elle donne au film ses ruptures de tons, sa fragilité, son émotion. Cate Blanchett y trouve son doute son plus grand rôle et montre un talent comique inné.

Blue Jasmine, Woody AllenBlue Jasmine est bon Woody Allen, et il sera donc automatiquement adoubé par la critique française qui le suit souvent à l’aveugle. Une œuvre plaisante sublimée par Cate Blanchett. Cependant, le tableau n’est pas si idyllique. Le film pêche du côté de ses seconds leur donnant plus le rôle d’accessoires que d’entités vivantes. Ils sont conviés, mais resteront toujours les invités du personnage de Jasmine. Blue Jasmine est également un film inégal qui stagne en son milieu, un passage à vide dû surtout à l’explosion du talent scénaristique d’Allen dans les premières scènes. Mais on serait presque prêt à tout lui pardonner tant il est agréable de le retrouver. Espérons seulement que ce « Welcome Back Home » se transforme en « Home Sweet Home ». 

Le Cinéma du Spectateur

Robin Miranda / ☆☆☆✖✖ – Bien
Ambre Philouze-Rousseau / ☆☆☆✖✖ – Bien