La Cinquième Saison : Vicieuse Beauté

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

Peter Brosens et Jessica Hope Woodworth se confrontent aux périlleux exercices du film apocalyptique : un genre qui charrie aussi bien des œuvres fascinantes, comme chez Ferrara (4h44, 2012), que des blockbusters insipides et répétitifs. Le couple de cinéastes belges utilise ingénieusement le fantastique comme point de bascule d’une impitoyable dégringolade dans le chaos. Le synopsis est déjà alléchant avec ce printemps qui ne vient pas sur une petite communauté rurale. Si ce dérèglement est la conséquence des actions humaines – « nous jouons avec les saisons » prononce le personnage de Pol (Sam Louwyck) –, La Cinquième Saison n’est pas une énième satire écologiste de plus. L’œuvre tient plutôt de la tragédie divine où la nature, véritable Dieu ex-machina, répond par des actions bibliques : les abeilles ne voleront plus, les oiseaux choiront sur le sol, les poissons morts descendront les rivières et les arbres tomberont. Elégie bucolique ou poème mortifère, l’œuvre ne cherche pas des réponses à son postulat fantastique mais seulement à assister à cette spirale funeste qui pousse les hommes à se retrancher dans un instinct de survie aussi bien animal que social.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

La Cinquième Saison est une fable rurale dans laquelle des personnages-types forment à l’échelle de ce village le prototype d’une société entière. La crise écologique distribue les rôles avec ces épiciers qui se transforment en bourgeois contrôlant la vie de la communauté en contrôlant la nourriture, Pol qui endosse le costume à double tranchant de sage et d’étranger ou encore Alice (Aurélia Poirier, impressionnante révélation) et Thomas (Django Schrevens) symbolisant encore l’innocence de la sortie de l’enfance. Dès l’ouverture, les deux adolescents répondent en échos aux saynètes absurdes du coq Fred. Si le discours ne passe plus entre l’homme et l’animal quand le premier tente de domestiquer le second, il fonctionne encore de manière symbiotique en associant les chants des oiseaux et ceux de ce couple choisissant la forêt comme écrin à leur amour secret. Néanmoins, l’horreur de la situation pousse cette osmose amoureuse à se déliter sans renier son ambition de faire renaître le sublime des tragédies : Thomas s’unit avec la nature pour la sauver tandis qu’Alice se retourne vers les hommes pour survivre.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

Peter Brosens et Jessica Hope Woodworth questionne l’homme en reprenant la logique antithétique de Karl Marx selon laquelle l’homme est un animal civilisé ayant remplacé l’instinct par la culture. Jamais aucun habitant du village de La Cinquième Saison ne s’interroge sur sa possible responsabilité dans le désastre et préfère y répondre par des faits sociaux montrant sa propre faiblesse comme la xénophobie dont sont victimes Pol et son fils, leur seul tort résidant dans une coïncidence. Chez les cinéastes belges, ce n’est pas seulement la nature qui dépérit mais aussi la société des hommes. Avec l’habileté scénaristique qui les caractérise et qui privilégie l’ellipse, Brosens et Woodworth établissent une graduelle tombée dans l’extrémisme sectaire. D’abord plutôt athéiste avec des réminiscences plutôt traditionnelles (le carnaval), le village se retourne vers le divin comme la famille d’Alice qui se raccroche à un Christ cloué dans la cuisine ou à des bénédicités. Sans réponse, cette microsociété cherche alors le pardon dans l’animisme en bénissant les arbres. Dans un climat appauvri et désespéré, c’est le paganisme qui triomphe avec ces masques signifiant l’appartenance au groupe et donc le renoncement à l’identité individuelle. Les traits humains disparaissent pour laisser place à nouveau à des bêtes violentes et meurtrières faisant régner la loi du plus fort. La Cinquième Saison se clôt sur le passage d’un troupeau d’Autruches : symbole du refus de réalité et de l’animal collectif qu’est redevenu l’homme.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

La Cinquième Saison est intéressante également parce qu’elle allie l’intelligence du scénario à la maîtrise de l’image. Brosens et Woodworth insufflent un lyrisme funeste qui manquait cruellement à un cinéma qui tend de plus en plus vers la pâle copie du réel. Ils offrent aux spectateurs des parenthèses visuelles saisissantes montrant la beauté froide et morbide de la nature. Avec la temporalité si particulière de leur œuvre, ils renouent avec la temporalité même de la nature prenant parfois son temps et s’exaltant dans la passion à d’autres moments. Leur caméra virtuose semble alors se glisser dans le vent par ses mouvements lents et imperceptibles qui guident l’œil du spectateur vers les infimes détails de cette régression humaine. Alliant l’art du cadre et du montage, les cinéastes belges apportent un cynisme sans condescendance. Ils parviennent à donner la sensation paradoxale et ironique que c’est la nature justement qui regarde l’homme mourir à son tour.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

La Cinquième Saison est un chef-d’œuvre marquant la possibilité d’allier l’intelligence de l’écriture à la beauté formelle. Peter Brosens et Jessica Hope Woodworth redonne la foi en un cinéma qui n’est pas uniquement la simple captation d’un réel misérabiliste et social mais plutôt la mise en place d’une mythologie propre à l’image.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Magnifica Presenza : Une enveloppe vide

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekIl n’y a finalement pas plus ardu à mettre en scène que le genre fantastico-réaliste. Si l’épreuve est périlleuse, c’est que le réalisateur doit dans un contexte contemporain réel amener un évènement surnaturel qui doit pouvoir être vraisemblable, chose qu’il n’est pas par nature. Pour son film, le réalisateur italiano-turc Ferzan Özpetek choisit en toile de fond une Italie coloré touché néanmoins par la crise (logement, demandeurs d’emploi). Mais, ici pas de critique ou de constat de la société. Ce sont les péripéties de Pietro, jeune sicilien homosexuel partant à Rome pour devenir acteur, qui prédominent. Il achète une ancienne maison, vestige de l’aristocratie pro-Mussolini, dont le faible prix s’explique par les fantômes qui y habitent. Information qu’il ignore et qui amène sans doute les seules bonne séquences puisque Özpetek utilise autant qu’il ironise les codes du genre. Cependant, l’incursion dans le surnaturel ne semble finalement n’être qu’un gadget scénaristique pour un réalisateur superficiel. Pas de nouveauté, et donc de la fadeur, dans un film qui n’arrive pas à atteindre ni humour (le ronflement n’étant pas le summum de la finesse), ni onirisme. Le projet est pourtant ambitieux, et on sent l’influence d’Almodovar (dont les serveuses du café sont des pâles copies de l’univers du cinéaste espagnol) qui était parvenu à la maestria avec Volver (2006), drame familiale teinté de surnaturel.

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekL’autre incompréhension du film se situe autour de l’homosexualité du personnage principal. Ferzan Özpetek s’est fait, par le biais de son cinéma, un porte-parole de l’homosexualité en Italie dont son dernier film (grand succès en Italie), Le Premier qui l’a dit (2010), se penchait sur la question de l’annonce au sein de la famille. Il s’inscrit alors une nouvelle fois dans la veine du cinéma d’Almodovar mais sans jamais donner une légitimité à cette caractéristique. Magnifica Presenza ne dispose d’aucun traitement de l’homosexualité. Questionné sur l’orientation sexuel de son personnage, Elio Germano tombe alors dans le cliché justifiant cela par le fait qu’il dispose ainsi d’une sensibilité plus importante qui lui permettrait de mieux croire à ce qui se passe devant lui. Sans le génie d’un Xavier Dolan (Laurence Anyways), Ferzan Özpetek plonge dans le milieu transsexuel au cours d’une scène (celle de l’Abbesse) tape-à-l’œil et dont l’inutilité n’a d’égale que la force des clichées qui y sont présent. Une phrase du film m’a d’ailleurs choqué : « Si je crois en moi, je peux bien croire aux fantômes » dira un personnage secondaire (insipide) tailleur de pierre le jour et travesti la nuit. Ce jugement si violent sur la condition des travestis donne l’impression de retourner à l’époque de la différence sexuelle comme maladie mentale. Une faute pour un cinéaste qui semble pourtant investi par son cinéma. 

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekMagnifica Presenza, outre son côté conventionnel de dénonciation de l’homme-traître prêt à tout pour un peu de gloire, dispose cependant tout de même d’un discours intéressant et bien mené sur l’évolution de la figure de l’acteur. Se retrouve face à face dans la maison, une troupe de comédiens issus de l’âge d’or du théâtre et Pietro souhaitant devenir acteur dans une situation audiovisuel bouché. Comme dans le milieu du travail, c’est la « surqualification » des acteurs que Özpetek met habilement en scène dans un plan séquence savoureux dans lequel Pietro passe une audition pour une publicité de savon dans laquelle il doit passer par toutes émotions. Des acteurs demi-dieux des années folles, il ne reste rien pas même l’aura de la figure de l’acteur. Pietro est un simple bout de viande interchangeable qui perd son identité, les directeurs de casting changeant son nom. C’est également l’évolution de la façon de jouer qui est mis en avant faisant de la troupe des comédiens plus près du mime ou de la force que du cinéma.  

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekCependant, ce discours ne permet pas au film de décoller. Magnifica Presenza est finalement aussi consistant qu’un fantôme. Ferzan Özpetek passe à côté de son film. 

Le Cinéma du Spectateur

☆✖✖✖✖ – Mauvais

Ma Meilleure Amie, sa soeur et moi : Chronique de « Boulets »

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn Shelton

Projection Presse – Critique Ouverte

La comédie américaine est une institution, le faire valoir d’un cinéma-divertissement. Une attraction qui ne mérite pas d’avoir un fond du moment que le spectateur fait travailler ses zygomatiques. Il faut alors remercier Lynn Shelton, réalisatrice de Humpday (2009), de parvenir à faire d’une comédie une leçon de vie et de cinéma. Ma meilleure amie, sa sœur et moi est bien plus intéressant que son titre le laisse présager. Certes il y a quelques maladresses, mais Lynn Shelton parvient à « cerner la vérité de l’instant » comme le dit Rosemarie Dewitt, l’interprète d’Hannah, dans une interview. Elle parvient avec énormément de talent à retrouver les failles humaines et à créer à partir de ses personnages-« boulets » (comme le dit Iris, Emily Blunt) des situations vraisemblables et cohérentes. Il est rare de regarder un film qui ne paraît pas jouer mais vécut et ainsi de se laisser prendre au jeu non pas dans un rôle de spectateur mais dans le rôle d’un ami omniscient partageant l’aventure. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonSe plaçant comme le disciple de John Cassavetes pour qui « tout dans un film doit trouver son inspiration dans l’instant », Lynn Shelton doit la fraîcheur et l’authenticité de son œuvre à sa méthode de travail prônant l’improvisation. Si le trio Duplass/Dewitt/Blunt paraît si réel et si naturel, c’est que l’acteur occupe une place prépondérante dans le travail de création de son personnage. Pas de dialogue écrit à apprendre, le personnage se crée dans l’instant après la création de son passé, de sa vie et de son caractère par la réalisatrice et l’acteur concerné. L’improvisation est peut-être finalement ce qu’il y a de plus abouti dans l’incarnation d’un personnage car au lieu de le mimer, il faut anticiper ses réactions et le faire vivre à travers son corps et ses tripes. Si Mark Duplass est un habitué de l’improvisation, Rosemarie Dewitt et Emily Blunt étincellent pour leur premier pas. Rosemarie Dewitt – souvent reléguée au second rôle chez Gus Van Sant, Jonathan Demme ou dans de nombreuses séries – dévoile une nouvelle fois son talent à la diction si particulière. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonIl est difficile de savoir si Ma meilleure amie, sa sœur et moi est bel et bien une comédie tant le mélange de genres qu’opère Lynn Shelton est réussi. L’humour du film repose sur l’ironie tragique que le spectateur a entre ses mains : il se délecte ainsi des secrets, des situations cocasses et des dialogues à double sens. Jamais la réalisatrice ne tombe dans le gag futile ou dans un comique de situation appuyé. C’est l’art des dialogues et de la répartie qui décroche le rire. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonCependant, l’œuvre est parcouru de nombreuses ruptures de ton qui font finalement basculer le film sur une pente plus psychologique et plus dramatique. Ce huit clos forestier se penche sur les failles humaines et sur l’importance des dynamiques qui lie les hommes : la famille à travers la double fratrie, l’amitié, l’amour. Lynn Shelton écrase les frontières pour faire de ses personnages des sortes de passeurs transgressant parfois la morale mais qui ne cherche qu’à pallier la solitude et la mort. C’est sans doute pour cela que le triangle se forme autour d’un bébé (au conditionnel), symbole de la vie et du renouveau. Aucun des trois ne se voilent la face et ne tombe dans des comportements clichés et faux. La scène d’ouverture célébrant la première année du décès du frère de Jack est significative puisque Jack refuse en quelque sorte la banalité des discours de deuil dans lesquels les morts sont sanctifiés, mais il se révolte aussi de voir que son frère il ne peut le décrire que par l’enfance et non plus par ce qu’il était devenu. C’est dans ce paradoxe intéressant que commence le film et qui laisse présager la finesse psychologique du travail de Shelton.  

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonSi le film se clôt dans une sorte d’happy-end exagéré et improbable, Ma meilleure amie, sa sœur et moi est une bonne surprise. Une petite douceur de laquelle se dégage un regard sur l’homme comme « un vaisseau cabossé » (Cornel West). 

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

Before Midnight : Péroraison amoureuse

Before Midnight, Richard LinklaterAvec Before Midnight, Richard Linklater approfondie et clôt son étude de la vie de couple. De son œuvre se dégage finalement non pas forcément l’idée romantique des âmes sœurs, mais plutôt une sorte de fatalité amoureuse. Céline (Julie Delpy) et Jesse (Ethan Hawke) sont destinés à vivre une histoire malgré la rencontre furtive de Before Sunrise (1995), la vie les rattrape et les unit dans Before Sunset (2004). Before Midnight, en dernier volet de la trilogie sentimentale de Linklater, se focalise alors sur ce basculement qui fait que l’amour devient famille, et qu’aimer rime avec routinier. « C’est le début de la rupture » clame d’ailleurs Julie Delpy lors d’un long plan séquence au début du film donnant le ton au règlement de comptes et aux vieilles rancœurs emmagasinées durant les 9 ans qui ont fait de ce couple un ménage avec enfants. Cependant en gardant sa logique de « fin ouverte », le réalisateur américain ne clôt pas une histoire et laisse au spectateur le choix romantique et idéalisé du maintien du couple ou plutôt une logique de mettre la poussière sous le tapis qui fera exploser leur histoire plus tardivement.

before-midnightBefore Midnight, Richard LinklaterBefore Midnight n’est finalement pas une comédie romantique, mais plutôt un questionnement sur les relations hommes/femmes. Richard Linklater donne alors à chacun le rôle que la société souhaite lui donner : Céline s’occupe des enfants face à un Jesse, écrivain, absent et ne réussissant pas à occuper une place de père au sein de sa « deuxième » famille obsédé par les séquelles d’un premier mariage. Plus de romantisme et plus de séduction face à un être acquis : « je voulais que tu dises un truc romantique, et tu as tout foiré » définit bien cette perte de l’attention et de la recherche du mot qui plaît. La vie de famille n’est pas idyllique mais parvient seulement à occuper l’esprit empêchant alors de poser un regard critique sur un couple qui se perd et qui s’éloigne. Le temps à deux ne sera qu’un moyen de régler des comptes loin des enfants unificateurs. 

Before Midnight, Richard LinklaterSi Richard Linklater place son dernier chapitre en Grèce, ce n’est pas par pure envie de dépaysement. En effet, l’idée d’un amour éternel et des âmes sœurs se range au côté des mythes et des légendes qui parcourent le pays. La perte des croyances entraîne également une autre vision du couple. La grand-mère de Jesse et son couple de 74 ans paraît aberrant et presque impossible de nos jours. Dans une société prenant l’individualisme et la liberté, le divorce est complètement dédramatisé. Comment croire en la pérennité et la stabilité de l’amour lorsqu’un mariage sur deux finit par un divorce. L’amour, c’est finalement ce qui se rattache au passé : la rencontre, les premiers temps. C’est d’ailleurs la doyenne de la table qui décrira le mieux l’amour avec un grand A signifiant qu’il disparaît et qu’il n’est plus en adéquation avec notre société. En opposition se dresse l’amour naissant d’Anna (Ariane Labed) et d’Achilleas (Yannis Papadopoulos) : amour virtuel. La tablée se penche alors sur le devenir des relations humaines enclin à devenir de plus en plus virtuelles. L’amour véritable et passionnel serait-il mort ? 

Before Midnight, Richard Linklater

Si Before Midnight jouit d’une alchimie Delpy/Hawke et d’une fluidité de dialogues ciselés, il finit par s’enliser suite à son immobilisme : Linklater abuse du plan-séquence qu’il ponctue parfois par une alternance bien trop sage de champs/contre-champs. Sans prise de risque formelle, Before Midnight tend à devenir un peu bavard et à tomber parfois dans la gratuité d’un discours pseudo-sexuel qui finit par faire croire que le teenager américain n’est finalement que Richard Linklater. Un peu trop théâtral, Richard Linklater ne parvient pas à cerner la vérité de l’instant ou à faire basculer son récit dans une réelle pensée sur le couple : tout paraît comme millimétré, engoncé dans un mise en scène molle.

Souhaitant sans doute réaliser son Scènes de la vie conjugale (Ingmar Bergman, 1974) à lui, Richard Linklater se perd un peu dans les problèmes qui font parfois défaut au cinéma de Woody Allen. Choisissant une fausse légèreté, Before Midnight est comme une brise : douce, mais qui passe sans qu’on y fasse véritablement attention. 

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆✖✖✖ – Moyen

L’Inconnu du Lac : Conte Erotique

L'Inconnu du Lac, Alain GuiraudieAlain Guiraudie livre avec L’Inconnu du Lac le conte qu’il manquait au cinéma français. C’est par ce charme, cette dialectique enfantine, que son œuvre marque le spectateur qui se laisse presque naïvement plonger dans cette relecture des codes du conte. « L’Inconnu », c’est ce qui est extérieur au lac : lieu unique à la manière des tragédies grecques. L’Inconnu du lac ne s’inscrit dans aucune géographie, dans aucune vision politique ou idéologique. Les personnages ne s’expliquent et n’axent leur comportement qu’en fonction de ce lieu et de l’intrigue qui s’y dessine progressivement à travers la valse des voitures. Le superflues des vies, des métiers et des situations préalablement effacés permet à l’œuvre de Guiraudie d’atteindre une douceur et de focaliser le spectateur sur ce monde diurne ou nocturne qui peuple le lac.

L'Inconnu du Lac, Alain GuiraudieDu conte, Alain Guiraudie garde la dualité de la forêt, aussi bien lieu d’attraction que de danger. Côté face, l’excitation et la fascination d’un lieu caché dans lequel les hommes errent, presque de manière surnaturelle, pour assouvir leur bestialité charnelle. Côté pile, le danger morbide avec le monstre prédateur (Michel) qui rôde autour des proies. La forêt, comme le lac, dispose ainsi d’une aura séduisant mais morbide que le réalisateur unit habilement filmant de manière identique les ébats sexuels et la mise à mort. La nature, chez Guiraudie, est un personnage à part entière qui suit les âmes humaines. La lumière est maîtresse dans L’Inconnu du Lac. Le monde diurne et nocturne s’opposent. Ainsi le crépuscule devient un moment clé où les masques tombent. La nuit pour Franck signifie la fin d’une journée d’idylle et de sa relation puisque Michel n’est envisagé que par le lac et le jour ; pour Michel, c’est le réveil de ses instincts et de sa brutalité. C’est dans la pénombre que se joue le film et que le drame survient.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

La nature se quadrille alors par des frontières factices. D’abord celle du lac qui sépare ce monde érotique et enchanteur de la « normalité » des vacances familiales et dont Henri fait le lien. Puis, la limite visible et palpable du bois faisant tomber aussi bien les masques que les vêtements. A cela s’ajoute les frontières de convention humaine : celle faîte par Henri qui s’exile loin du « lieu de drague », ou encore celle du copain de Eric avec les buissons séparant les hommes volages des couples libertins. Les personnages hissent ainsi eux-mêmes des limites et des conventions dans un lieu qui pourtant en était dépourvues. En découle alors une vision pour les personnages d’un bien et d’un mal malléable à merci et répondant seulement aux envies de l’instant. C’est de ces limites qu’Alain Guiraudie tire également la partie sarcastique et humoristique de son film par le biais des décalages et des confrontations entre les différentes sphères de pensées qui s’y créent.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

L’Inconnu du Lac fonctionne également autour d’un trio de personnages rappelant les contes. Franck est le protagoniste naïf et sentimental (le seul finalement à parler d’amour ou à y croire) qui amène le spectateur dans l’histoire. Une histoire qui sera contée que par son biais, Alain Guiraudie ne se sépare jamais de son personnage principal même lors de la noyade de l’amant de Michel. Ce n’est que de derrière les buissons que le long plan séquence saisissant se déroule, et donc de Franck. La question bien/mal s’axe par le personnage enivrant de Michel, sorte de Barbe-bleue homosexuel,  qui séduit et amène Franck dans le mensonge, le déni. S’oppose alors Henri, personnage moral et docile qui tente de se faire une place d’acolyte et qui n’y parviendra que par un ultime sacrifice.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

Alain Guiraudie se rapproche, dans le traitement de la passion amoureuse, paradoxalement d’un réalisme cru. L’Inconnu du Lac se fiche de la séparation arbitraire et bien-pensante entre une passion charnelle et une passion platonique devenu le symbole d’un romantisme de papier glacé au cinéma. Plus d’ « amour-amitié » comme il la nomme, mais l’apparition (enfin) d’une passion humaine et finalement également sexuelle. L’Inconnu du Lac ne livre pas une sexualité gratuite ou outrancière mais montre la passion charnelle de deux hommes répondant aussi bien par leur corps que par leur parole à ce qui les dévore.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

L’Inconnu du Lac est une œuvre au charme fou qui subjugue et qui entraîne le spectateur dans un monde réel mais peuplé de légendes (silure) et contes. Alain Guiraudie livre un long-métrage réussi qui divertit à la manière de ses voitures sur le parking dont le spectateur tente de trouver les propriétaires se posant à son tour la question : « Michel sera-t-il là ? ».

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Epic – La Bataille du Royaume Secret : Archétype de l’Animation Américaine

Epic : La Bataille du Royaume Secret, Chris Wedge

L’animation à l’américaine se surpasse autant qu’elle se répète. Paradoxal me direz-vous, mais c’est pourtant ce qui ressort de la projection de nouvel opus des studios Blue Sky, les créateurs de l’Âge de Glace. Epic : La Bataille du Royaume Secret, dont l’originalité du nom en dit déjà long, est ainsi l’archétype d’une branche du cinéma américain qui tente de cacher un essoufflement scénaristique par une débâcle d’innovation visuelle. Il suffit de se pencher sur les dernières années dans l’animation pour se rendre compte que les perles ne sont plus américaines : Ernest et Célestine (France, 2012), Les Enfants Loups (Japon, 2012) et L’Illusionniste (France, 2010). Nous pouvons être chauvins de l’excellence de l’animation française qui séduit même la terre de Walt Disney puisque ce sont les studios Mac Guff qui ont dessiné Moi, Moche et Méchant. Seuls des réalisateurs confirmés hors de l’animation parviennent à échapper à la redondance : Gore Verbinski signe le western déjanté Rango (2011), Wes Anderson le fantasque et sucré Fantastic Mr. Fox (2009) et Tim Burton transpose son univers comico-morbide avec Les Noces Funèbres (2005) et Frankenweenie (2012). Dans l’univers formaté et redondant de l’animation américaine, seul le génie de Henry Selick amène une alternative qui allie rêve et cauchemar, beauté et laideur, enfance et adulte. On lui doit L’Etrange Noël de Monsieur Jack (1993), James et la Pêche Géante (1996), Coraline (2009).

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris WedgeEpic : La Bataille du Royaume Secret regroupe ainsi toutes les dynamiques du cinéma d’animation américain contemporain. Ce long-métrage s’inscrit dans la course à la technique des studios américains qui rivalisent entre eux pour donner au public le film le plus abouti d’un point de vue du graphisme. Epic en est alors l’apothéose. Visuellement, jamais les textures n’ont été si palpables et si abouties. Chris Wedge et son équipe cherche à ancrer son image dans une réalité répondant aux critères du réalisme. Une quête du détail qui s’exprime par un cheveu en bataille, un rayon de lumière répondant sur le miroir d’une caméra fictive. Dans cette nature trompe-l’œil, le réalisateur prend le parti-pris de suivre ses micro-personnages à la manière de Larry, le père de Mary Katherine, par le biais de plusieurs « fausses » caméras disséminées dans la forêt. Le spectateur surprend un monde plus qu’il n’y entre.

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris Wedge

Si la forme est spectaculaire oscillant entre réalité et fantasme d’une nature bien vivante, le fond condense les défauts tenaces à l’animation américaine et plus largement au cinéma américain. Tout d’abord, l’animation ne peut s’empêcher de faire de ses héros des personnages vides et sans intérêt tant la banalité de leurs sentiments bien-pensants laisse le spectateur de marbre. Seule une amourette courue d’avance égaie un peu le triste tableau de la fadeur de Mary Katherine ou de Nod. Pour intéresser le spectateur, les studios développent alors de savoureux personnages secondaires irrésistibles. Pour Epic, ce sera les gastéropodes Mud et Grub. Parfaitement réussi et extrêmement drôle, les personnages secondaires sont-ils voués au rire et les personnages principaux à la moral ? Cette distinction arbitraire entraîne le film dans un balancement fatiguant entre comédie et quête personnelle. La limace et l’escargot seront assurément les personnages qui resteront dans Epic. Seuls quelques long-métrage d’animation avaient réussi à faire de personnage principal des farces ambulantes : Kuzco (2000) et Bob Razowski (2001).

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris WedgeDe plus, la famille américaine est-elle si atomisée qu’elle ne peut se concevoir sans le deuil ou le divorce ? Epic continue cette quête familiale de la construction de l’être en dehors d’un cercle familiale qui ne peut tenir et qui n’est plus une sphère solide. Mais la névrose américaine pour le déchirement familiale forcée (deuil) ou non (divorce) n’est-elle pas trop maladive et surtout trop répétitive ? Epic fonctionne amplement sans le passé familiale de Mary Katherine dont le but ne devient ainsi que lacrymal. Il est navrant de voir que le lien qui unit les deux mondes (Mary Katherine et Nod) ce n’est finalement que la connaissance commune, et donc universelle, de la perte d’un parent. Le monde serait-il si faible en idéaux et en coutumes pour nous affliger cela ? Dans le cinéma américain, l’absence d’un parent est un passage obligé lourdingue qui par sa répétition devient un cliché qui commence à faire sourire.

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris WedgeEpic : La Bataille du Royaume Secret est une réussite visuelle reposant sur un scénario comprenant les multiples ratés de l’animation américaine. Il reste cependant un bon moment aux ficelles prévisibles.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆✖✖✖ – Moyen

Shokuzai – celles qui voulaient se souvenir/celles qui voulaient oublier : Déclinaisons Mortifères

Shokuzai, Kyoshi KurosawaShokuzai, Kyoshi Kurosawa

Projeté lors du 15e Festival de Deauville

Le documentariste français Oliver Meyrou ironisait sur la place de la télévision dans l’art en disant « Le cinéma est un art, la télévision est un meuble ». Il met alors en place une frontière nette entre les deux supports oubliant les passerelles qui les lient : les Séries. Les réalisateurs sont de plus en plus nombreux à tenter l’aventure télévisuelle comme Scorsese (Broadwalk Empire), Assayas (Carlos) ou plus récemment Campion (Top of the Lake). La qualité de l’offre télévisuelle permet même aux réalisateurs d’obtenir des sélections dans les Festivals : Carlos à Cannes, Top of the Lake à Sundance, Berlin et Cannes ainsi que Venise et Deauville pour Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa. Œuvre de plus de 4h30 transformer en France en un dytique savamment coupé (celles voulaient se souvenir/celle qui voulaient oublier), Shokuzai est avant tout une série en 5 épisodes réalisée pour la chaîne nippone WOWOW. Le passage par le petit écran permet de dilater le temps et ainsi de construire une narration fine sans se poser forcément la question de la nécessité. Il n’y a plus de question de coût/gain de l’image. Jamais Kiyoshi Kurosawa n’aurait pu livrer une si grande fresque sur la culpabilité et la rédemption sans utiliser les codes de la série. Il dit d’ailleurs que c’est avec Shokuzai qu’il saisit « ce qu’est la tragédie pour la première fois ».

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

L’œuvre de Kurosawa naît de l’envie de narrer les changements perceptibles dus à un traumatisme. L’auteur est travaillé par la question du vide ; dans Shokuzai c’est le vide de la vie dont le souffle s’échappe dans l’horreur. L’horreur est le viol et le meurtre d’Emili par un homme dont l’identification est impossible par le blocage mémoriel des 4 fillettes qui l’ont vu. L’intrigue glisse alors dans la culpabilité et la quête de rédemption suite à la promesse macabre d’une mère vengeresse, Asako. Elle représente le fantôme du passé attendant même Sae, dans le premier épisode, sous un pont à la manière des esprits dans la tradition japonaise. Kurosawa met alors en image les séquelles du passé qui forment le présent.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Chacune est une facette de la réaction à l’horreur, à cette incursion soudaine dans le monde dur des adultes mais surtout au monde sexué de la gente masculine. Sae (1er Episode) a ainsi développé une peur panique du contact et a mentalement bloqué son corps dans l’enfance s’interdisant la fertilité. Elle se déshumanise sous les traits d’une poupée fantasmée par son mari. Cette stagnation de l’enfance se retrouve avec Akiko (3e Episode) mais Kurosawa la pousse à l’extrême (voire au fantastique) avec cette « femme-ourse », sorte d’adolescente éternelle au comportement animal. Elle s’exclue de la communauté des hommes qu’elle ne retrouvera seulement pour revivre une enfance à travers la fille de la copine de son frère. Pour Maki (2e Episode), c’est dans la rigueur d’un cadre scolaire qu’elle tente d’inculquer les valeurs qui auraient sans doute pu empêcher le drame. Elle se protège par des cours de Kendo qu’elle mettra en pratique lors d’une scène mémorable d’attaque dans une piscine devant ainsi l’héroïne qu’elle n’a pas pu être. C’est comme ça qu’elle paye sa dette. Enfin, Mayu (4e Episode) se détache un peu des 3 autres protagonistes. Elle est sans doute celle à qui le sous-titre celles qui oublient va le mieux. Cependant son comportement de fille volage repose belle et bien sur la perte d’opinion du corps et des atouts féminins.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Cette dénaturation de l’homme est aussi visuelle. Si le film s’ouvre sur les couleurs douces et colorés de la campagne japonaise dans laquelle les robes des fillettes sont comme des coups de pinceaux. De l’après-midi ensoleillé, le film bascule soudainement dans la nuit noire symbolisant le voile épais de l’horreur qui s’abat sur le film dont seule la lumière rouge des voitures de police amène la lueur macabre. Le rouge chez Kurosawa est la couleur de l’au-delà, c’est ainsi le fantôme d’Emili qui couvre les visages et les culpabilisent. Puis, la photographie bascule dans des couleurs pastelles et dénaturés symbolisant le voile de l’évènement sur les vies brisées que Kurosawa dépeint.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est également un regard sur la société japonaise. Une société profondément atomisée qui met en exergue la solitude des Hommes. Le vide se comble par le biais de réseaux de connaissances, mais jamais par le hasard des rencontres. Ce vide moral trouve écho dans l’image de dépeuplement qui se dégage des lieux : maisons abandonnées, gymnases vides. De plus, se dégage de l’œuvre de Kurosawa un certain machisme social avec des mariages arrangés, des femmes-objets. Les hommes sont réduits à des archétypes qui regroupent les malversations souvent attribuées au sexe masculin. Cependant la rédemption de l’homme est progressive : d’abord par l’ambiguïté du frère d’Akiko (3e Episode). Le rôle du père d’Emili pourtant malsain parvient à dégager une certaine pitié bienveillante excusant presque son geste.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est une fresque psychologique intéressante, mais elle repose néanmoins sur une longueur et sur une exagération des situations qui perd parfois le spectateur. Kiyoshi Kurosawa montre son talent de réalisateur mais s’autorise parfois des envolés très « télévisuelles ». Shokuzai fascine tout de même dans ses incursions au bord de l’irréel.

Shokuzaicelles qui voulaient se souvenir – sortie le 29 Mai 2013.
Shokuzai, celles qui voulaient oublier – sortie le 5 Juin 2013.

Le Cinéma Du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Only God Forgives : In the Mood for Blood

Only God Forgives, Nicolas Winding Refn66e Festival de Cannes (2013)
Compétition Officielle

Only God Forgives est un film tournant. Après le sensationnel Drive (2011), Nicolas Winding Refn doit montrer qu’il n’a pas eu une fulgurance artistique mais qu’il mérite sa place de réalisateur virtuose (prix de la mise en scène au 64e Festival de Cannes) amené à devenir grand parmi les Grands. Ce qui frappait dans son précédent long-métrage outre sa mise en scène, c’est l’univers visuel qu’il avait su mettre en place pour captiver son spectateur. Conscient de la nécessité de créer un nouvel univers visuel et sonore, Winding Refn installe son film dans une Thaïlande nocturne dans laquelle les néons éclairent les dragons récurrents qui ornent les murs. Cherchant l’esthétique des lieux à la manière de Wong Kar-Wai dans In the Mood for Love (2000), le réalisateur danois crée un labyrinthe de couloirs dont les fenêtres et les portes ne sont pas des sorties mais des moyens d’enfermer ses personnages au sein même de l’image.La seule porte de sortie est celle qui mène à Dieu : la mort. Il livre des images assurément belles mais qui flirtent parfois avec la surenchère voire le bling-bling. Les images de Only God Forgives sont pesantes et enferment le film dans un cocon factice qui au lieu de servir le film perd le spectateur dans une orgie d’effets. L’alliance du kitsch asiatique et de la modernité des éclairages fascinent certes mais l’écrin à tendance à gommer le fond.

Only God Forgives, Nicolas Winding Refn

Avec son nouveau long-métrage, Nicolas Winding Refn pousse à son paroxysme le film de vengeance. La mise à mort du frère de Julian (Ryan Gosling) après qu’il est violé et tué une jeune fille de 16 ans est le point de départ d’une spirale infernale de règlement de comptes, le pardon n’étant pas terrestre (« seul Dieu pardonne »). La question de la moralité ne se pose pas et aux actes de son fils, Crystal (Kristin Scott Thomas) répondra froidement « il avait ses raisons ». L’importance n’est pas l’acte, mais celui qui l’a fait. C’est donc dans une société nocturne et violente que prend place cette valse macabre dans les bordels de Bangkok. La violence semble dans la société thaïlandaise de Winding Refn monnaie courante, les prostituées sont même mises en garde : « Gardez les yeux fermés quoi qu’il arrive ». Les yeux fermés, elles deviennent aussi impassibles que des statuts face à la souffrance humaine. Winding Refn amène un décalage burlesque avec ce policier qui après ses mises à mort chantent des chansons à l’eau dans rose dans un karaoké. C’est d’ailleurs par ce personnage de policier censé être symbole de l’ordre social que la violence semble le plus ancrée dans la société. Il prend part au règlement de compte comme un mafieux.

Only God Forgives, Nicolas Winding Refn

Le cinéaste danois se révèle brillant justement dans ces scènes de torture. Dans un cinéma et une société dans laquelle la violence est de plus en plus banalisée, il parvient à créer une tension extrême dont l’intensité est rare. La jouissance provient de sa volonté de ne pas baser sa violence sur la suggestion mais sur la vision directe des actes commis par ses personnages. Le spectateur s’accroche alors pour ne pas détourner le regard des exactions qui prennent place sur l’écran. Il distord le temps et l’allonge dans des scènes de torture qui dépasse l’entendement et qui montre le talent de mise en scène de Winding Refn. Pas de pitié et pas de dentelle, chez ses personnages. C’est cette froideur qui séduit. Une froideur à laquelle le spectateur prend part puisque le réalisateur coupe le son des supplications des victimes montrant ainsi la vacuité de demander à des bourreaux une clémence qui n’arrivera jamais.

Only God Forgives, Nicolas Winding Refn

Only God Forgives n’est pas un long-métrage à la gloire de Ryan Gosling mais plus à celle de Kristin Scott Thomas. Elle est la représentation même de ce monde violent dans laquelle la notion de justice n’est que le fruit de la parole impulsive de l’homme. Cette mère castratrice et vulgaire dont l’ambiguïté laisse présager des sorties du rôle maternel se place en caïd dans un monde d’hommes. Kristin Scott Thomas livre une prestation mémorable qui relègue Ryan Gosling à un simple rôle de gravure de mode.

Only God Forgives, Nicolas Winding Refn

Only God Forgives ne fait pas écho à la maestria de Drive car il est empreint d’une volonté palpable de faire mieux, de dépasser l’indépassable. Nicolas Winding Refn tombe dans la surenchère essayant vainement par des effets de style de mettre de la poudre aux yeux du spectateur mais celle-ci se révèle rapidement estampable. Only God Forgives est loin d’être un mauvais film, mais il repose plus sur une volonté d’aller vainement plus loin que sur une réussite scénaristique accentué par une mise en scène géniale comme pour Drive. 

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

Clip : L’habile provocation

clip, Maja Milos

Pour un premier long-métrage, il y a toujours cette excitation chez le spectateur de vivre et permettre l’émergence d’un nouveau réalisateur. Une excitation qui naît de la volonté d’un sang neuf dans un monde cinématographique qui se définit à travers les sorties calibrées des « Grands ».  Clip de Maja Milos déconcerte. On pense d’abord que pour exister, la réalisatrice serbe choisit de choquer gratuitement et de plonger son cinéma dans les abysses des comportements humains. Elle prône un voyeurisme dérangeant qui flirte avec les limites de la pornographie. Mais, Clip est finalement un film intimiste dont la provoque n’est que la réponse à la volonté de tout montrer sans rien cacher, de ne pas jouer sur un hors-champs qui ne sert finalement qu’à éviter la censure. Maja Milos s’inscrit alors dans la lignée du cinéma-vérité. Elle décuple l’interaction entre le sujet et le spectateur par le biais de ce portable qu’utilise constamment Jasna (Isidora Simijonovic). Sa caméra lie directement le spectateur et le protagoniste, dresse une connexion sensorielle qui fait que le spectateur ressent presque mimétiquement les émotions de son alter-égo filmique.

Clip, Maja Milos

Le cinéma-vérité se détermine par son inscription dans un contexte social précis. C’est un cinéma anthropologique qui capture une société à un moment donné à travers les agissements d’un personnage censé être représentatif du milieu dans lequel il évolue. Jasna est ainsi le symbole de la jeune Serbie dévastée et débridée. Ses adolescents condensent les dérives de la société post-yougoslave : nationalisme exacerbé avec la revendication du Kosovo ; violence dans la société (passage à tabac, machisme) ; population pauvre (orphelinat, maladie) ; alcoolisme et droguée. Dans cette Serbie campagnarde dévastée, ils n’essayent que d’échapper à leur condition de vie. Lorsque Jasna se libère enfin de son mutisme sur son père, Djole lui dira d’ailleurs « Je vais te remonter le moral » en préparant des rails de cocaïne montrant ainsi que les substances servent à fuir momentanément un quotidien de misère.

Clip, Maja Milos

Clip est un long-métrage trash et légèrement pornographique, mais c’est avant tout le parcours initiatique d’une jeune fille perdue. Comme cette jeunesse serbe, Jasna est en quête d’elle-même. Débridée et sexualisée à outrance, elle serait l’illustration de cette musique techno serbe profondément misogyne qui prône l’asservissement de la femme. Dans un climat culturel vantant presque la prostitution, les jeunes femmes se (dé)vêtissent et offrent leur corps aux hommes. Dans cette génération « clip », c’est par les réseaux sociaux (Facebook) et les vidéos (portables) que les histoires se font et se défont. Cependant, Jasna passe de la sexualité bestiale et débridée (fellation, coup à la va-vite) aux sentiments avec Djole. Elle est la première à prendre conscience d’un changement, elle s’ouvre par un « je t’aime, je pourrais tout faire pour toi » dont la réponse violente de Djole sera « Tu as qu’à apprendre à bien sucer ». D’un plan cul, ils deviennent petit à petit plus intime s’offrant même un premier baiser et certaines confidences. C’est du sang et des coups que surgit une dernière fois l’amour comme-ci seuls les excès pouvaient engendrer le vrai et le sincère.

Clip, Maja Milos

La vie est faite de passion à l’image du film de Maja Milos. De son radicalisme tant visuel que scénaristique, elle arrive à dégager une certaine bienveillance. Rien n’est gratuit. Clip est une expérience sur les limites du spectateur : ce qu’il peut endurer de voir, ce qu’il peut endurer de ressentir, jusqu’où peut-il y avoir une identification. Clip est une réussite, un grand coup dans le paysage cinématographique. A bientôt Maja.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆☆✖ – Excellent

L’Écume des Jours : Ciné-sthésie

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Le plus américain des cinéastes français se rappelle enfin qu’il est francophone. Il faut dire que depuis La Science des Rêves en 2006, point de Molière dans son cinéma. S’il revient, c’est pour pousser la grande porte : adapter du Boris Vian. Mais pas n’importe quelle œuvre, l’immense L’Ecume des Jours. Jugé inadaptable par le commun des mortels, le roman fantasmagorique et onirique n’avait qu’à tomber dans les mains d’un autre génie. Vian et Gondry sont des créateurs, des bricoleurs, des faiseurs de mondes. L’un est l’homologue de l’autre, chacun unique au sein de son art et pourfendeur de liberté. Pas de limite dans la littérature de Vian, s’il se heurte à un problème il le résout par un néologisme plus signifiant que tout le reste du vocabulaire français. Gondry, en magicien de l’image, libère le cinéma de son formalisme pour l’emmener dans un monde chimérique grâce à ses bricolages visuels. Ils dépassent la banalité de la convenance artistique pour accoucher d’un art onirique, poétique mais surtout singulier. L’Ecume des Jours doit se voir comme l’union de deux artistes – certes l’un est mort – dont les univers interagissent sans débat d’égo et évite ainsi la surenchère et le désastre. Il suffit de se rappeler d’Alice aux Pays des Merveilles de Burton dont les ajouts rendaient le film indigeste. C’est donc ici un judicieux partage : Vian fera le fond, Gondry la forme.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry rapproche le cinéma et la poésie. En véritable poète visuel, il amène une sorte de synesthésie que prônait Baudelaire ou Rimbaud. Un mélange des sens qui au-delà de l’absurde apporte un onirisme certain. L’exemple le plus parfait serait les rayons de lumière devenant des cordes musicales chantant le bonheur de la vie. Dans cette Ciné-sthésie, Gondry raconte une histoire à un spectateur replongeant dans son enfance. Il est un conteur qui parvient à tutoyer le merveilleux avec des choses simples comme cette histoire d’amour. Certes il s’appuie sur l’imaginaire de Vian, mais il y ajoute la fraîcheur de son cinéma « fait-maison ». L’Ecume des Jours est une bouffée d’air dans un cinéma souvent tourner vers le réalisme du misérable-sociale. Le lyrisme réapparait petit à petit à travers des cinéastes qui osent comme déjà Solveig Anspach et Queen of Montreuil sorti le 20 mars.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry prend au mot Vian. Au-delà de livrer une adaptation fidèle tant dans l’histoire que dans l’univers, Gondry ironise poétiquement des expressions françaises. Il fait « nager [ses mariés] dans le bonheur » dans une scène visuellement magnifique. Il passe ainsi en revu, tout comme Vian, plusieurs formules : « Prendre coup de vieux » avec Omar Sy, « temps partagé » dans un pic-nic que les caprices du temps fait devenir absurde ou encore « se sentir oppressé » avec la réduction des murs lorsque Romain Duris est alerté de l’état de Chloé (Audrey Tautou) au téléphone. Il suit ardemment les figures de Boris Vian donnant au film un aspect lyrique et une beauté visuelle rare.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Cependant, L’Ecume des Jours est l’histoire d’un dépérissement. Tous comme les fleurs, les vies se fanent et se rabougrissent à l’image de l’appartement. Vian faisait déjà rétrécir l’appartement suivant le niveau de vie prenant alors au pied de la lettre la « baisse du niveau de vie » pour rester dans la force du premier dégrée. Gondry apporte ce que le film ne pouvait offrir : l’image. Cette dimension nouvelle ne pouvait rester la même. Gondry décide (judicieusement) de la faire suivre le dépérissement général de l’œuvre. La photographique remonte alors le cours du temps cinématographique perdant progressivement et subtilement sa couleur (et donc sa joie, sa vie) et sa perfection numérique (la maladie). Gondry ramène le cinéma à ses origines et donne à son image les soubresauts touchants des premières pellicules. Cette remontée temporelle permet de mettre en avant la prouesse des « bricolages » visuels du réalisateur et place le cinéma contemporain sur un piédestal. Stabilité de l’image, son et couleur sont les prouesses d’un siècle.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

L’Ecume des Jours est bien plus qu’une simple adaptation. C’est un langage lyrique que développe Gondry dont l’art de la mise en scène amène le cinéma bien au-delà de ses limites. Il livre un film oscillant entre cinéma, arts plastiques et poésie. Un long-métrage unique pour un roman unique.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien