En quête du réel ! Partie 1/2 : La « Vie documentaire »

Une quête de réel parcourt le cinéma ultra-contemporain – celui des deux dernières années. C’est avec encore plus de vigueurs que la conception qu’André Bazin donnait du cinéma résonne : « une fenêtre ouverte sur le monde ». Les cinéastes offrent aux spectateurs une authenticité, un regard sur le quotidien des autres. Ils cherchent à insuffler un supplément d’âme en donnant l’impression aux spectateurs qu’ils sont les chanceux témoins du Vrai ; qu’ils appréhendent un nouveau degré de réalité, celui de la proximité. Les spectateurs ne seront plus dans l’intimité d’un personnage, mais dans celle d’un homme, de l’un des leurs et donc d’une réalité concrète. Les cinéastes comblent alors pleinement le désir pervers de voyeurisme qui captive le spectateur. Ils font s’entrechoquer d’un côté la fascination de la fiction (le faux) et la force des faits (le vrai) pour livrer des œuvres qui questionnent l’objectivité de l’image, sa vérité aussi bien que son authenticité. Pour cela, ils utilisent des procédés scénaristiques ou filmiques. Ce sont eux qui nous intéressent dans cette plongée au cœur d’une tendance – ou plutôt d’une certaine vision du cinéma – : une quête du réel pour se rapprocher au plus près de ce qu’on pourrait appeler une « vie documentaire ».

Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh

La question de la vraisemblance se pose facilement au cinéma. Alors même que le spectateur a conscience du caractère fictif de ce qu’il voit, il souhaite paradoxalement retrouver une part de sa propre réalité. Le récit doit être vraisemblable, ou du moins cohérent dans le cas particulier du fantastique. Mais le problème se dissipe dès que surgit la sacrosainte étiquette « histoire vraie ». Le spectateur perd sa capacité de réflexion pour absorber la réalité qui s’offre à lui sans se questionner sur la part de subjectivité du conteur. Dans le cas du grandiloquent Liberace (Etats-Unis, 2013), Steven Soderbergh façonne son récit à travers le regard de Scott Thorson (Matt Damon) en se basant sur le livre écrit par ce dernier. Le spectateur prend pourtant pour « vrai » le portrait esquissé de Liberace en se basant sur l’authenticité que dégagent les images du cinéaste. Sa quête du vraisemblable est balayée par son obsession du voyeurisme : l’objectivité du récit importe peu tant qu’il assiste à la mise à nu (psychologique) de Liberace. L’image joue alors un rôle capital, celle de surimpression de la « réalité » qui dépasse la simple opposition faux/vrai.

Un Château en Italie, Valeria Bruni Tedeschi

Cet aveuglement engendré par une réalité filmique plus palpable trouve son paroxysme dans l’autofiction, une sorte de super « histoire vraie » où l’auteur transmet sa propre vérité. Une intrusion dans l’intimité que nous offre Catherine Breillat avec Abus de Faiblesse (France, 2014). La réalisatrice retrace, dans un cri libérateur, son aventure avec l’escroc Christophe Rocancourt. Elle donne de l’authenticité à son récit en cherchant à atteindre une objectivité : elle ne sera ni victime, ni complice. Elle se présente seulement comme une femme qui avait envie d’aimer. Mais notre quête d’une réalité palpable n’est pas encore complète. Puisque si Breillat dévoile son âme à la caméra, elle le fait à travers le corps d’une autre – l’épatante Isabelle Huppert. Il faut se tourner alors vers des réalisateurs-acteurs qui utilisent leur art comme catalyseur de leur propre vie. Valeria Bruni Tedeschi est l’une de leurs plus ferventes représentantes. Elle a fait de sa vie des films dont le dernier, Un Château en Italie (France, 2013), dégage un supplément d’âme en partie dû au casting sur-mesure de la jeune italo-française : Marisa Borini sera sa mère à la vie comme à l’écran, tandis que Louis Garrel en fera de même dans le rôle de l’amant. L’authentique réalité est à portée de main, mais Tedeschi est rattrapée par son style de dramédie qui atteint son acmé dans l’hilarante scène avec les nonnes italiennes. L’image devient l’expression d’un journal intime filmique grossi par la subjectivité de son auteur.

Party Girl, Marie Amachoukeli, Claire Burger, Samuel Theis

  Récemment dans le paysage français, une œuvre a réussi à conjuguer l’objectivité de Breillat et l’authenticité de Bruni Tedeschi : Party Girl (France, 2014) du trio Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger. Caméra d’Or du 67e Festival de Cannes, l’œuvre nous emmène dans l’intimité d’Angélique, une meneuse de revue franco-allemande de 60 ans tiraillée par une nécessaire reconversion. Nicole Garcia (présidente de la Caméra d’Or) présentait l’œuvre comme un « film sauvage, généreux et mal élevé ». Les adjectifs utilisés sont significatifs de la volonté des réalisateurs : réaliser une œuvre qui brouille les notions de fiction et de réalité en faisant d’une femme réelle un personnage fictif. Angélique Litzenburger existe bel et bien en dehors du cadre de Party Girl. Mère de Samuel Theis – l’un des co-réalisateurs -, cette femme de la nuit a accepté que son fils porte sa vie à l’écran. « Sauvage », l’œuvre l’est en retrouvant l’âme même du cinéma à travers son récit du réel. Il inverse la logique propre au cinéma, ce n’est plus la vraisemblance qui compte mais le vécu. « Généreux », et courageux, sont les protagonistes de l’histoire qui sont prêts à partager leurs intimités avec des inconnus. Car si Party Girl touche autant, c’est parce que les personnages ne sont pas joués mais (re)vécus. Ce sont les vraies personnes qui endossent à nouveau leur rôle (sauf exception). Les images ne sont pas fictives, elles sont uniquement le reflet du passé. C’est de ce postulat que Party Girl tire sa force et sa beauté. Les trois réalisateurs marquent la quintessence de cette « vie documentaire » mise à l’honneur ici. « Documentaire » aussi bien par sa retranscription du réel que par son caractère instructif et intrusif.

The Canyons, Paul Schrader

Party Girl montre également que l’apport d’authenticité d’une œuvre n’est pas uniquement dans les mains du réalisateur. L’étincelle du réel provient en (grande) partie d’Angélique Litzenburger qui tient littéralement le « rôle de sa vie ». Beaucoup de réalisateurs ont offert ce genre de rôle à des acteurs ou des actrices qui, en contrepartie, ont apporté une tonalité nouvelle à l’œuvre. Les personnages féminins de Sils Maria (France, 2014) d’Olivier Assayas illustrent parfaitement cela. Maria Enders fait écho à son interprète Juliette Binoche. Les deux femmes, réelle et fictive, ont suivi la même carrière. Chacune des deux a percé jeune dans un premier rôle : Sils Maria à 20 ans pour Enders, Mauvais Sang de Carax à 23 ans pour Binoche. Les deux autres actrices se reflètent dans le personnage de Jo-Ann Ellis, une superstar de blockbusters pour adolescents qui est la cible des médias. Aussi bien, son interprète (Chloë Moretz découverte dans Kick-Ass) que celle qui la défend (Kristen Stewart qui explose avec Twilight). Sils Maria gagne par ce chevauchement entre réalité et fiction un degré de lecture supplémentaire qui fascine. Paul Schrader fait, quant à lui, le buzz en offrant un rôle sur-mesure à Lindsay Lohan dans The Canyons (Etats-Unis, 2014). Le cinéaste offre une double rédemption à la jeune femme : d’abord en tant qu’actrice puisque Lohan subjugue dans ce rôle de femme à la dérive écrasée par un homme manipulateur ; ensuite en donnant une porte de sortie à son personnage dans l’espoir qu’elle s’ouvre aussi pour la véritable actrice. Cependant, c’est Ari Folman qui pousse cette logique à son paroxysme avec Le Congrès (Israël, 2013) où Robin Wright joue tout simplement Robin Wright. Dans la première partie de l’œuvre en prises de vue réelles, le cinéaste réalise une mise à nue professionnelle de l’actrice qui se penche sur la traversée du désert qui a été la sienne. Elle donne une sensibilité plus profonde à l’œuvre de Folman qui devient comme une confession.

Mange tes morts - tu ne diras point, Jean-Charles Hué

Un cinéaste va encore plus loin en ne concentrant pas son besoin d’authenticité autour de personnages précis, mais autour d’une communauté tout entière. Avec son deuxième long-métrage Mange tes morts – tu ne diras point (France, 2014), Jean-Charles Hué prolonge son immersion dans la communauté Yéniche. Quatre ans après La BM du Seigneur (France, 2010), le cinéaste dresse à nouveau le portrait sans concession de cette communauté de semi-nomades évangélistes. Il utilise la réalité pour accoucher d’œuvres fictives qui cependant permettent de cerner le mode de vie de ce peuple méconnu. Jean-Charles Hué est un capteur du réel, il pointe sa caméra sur une sorte de « vie documentaire ».

 A suivre …
Le Cinema du Spectateur

Young Ones : Mordre la poussière

Young Ones, Jake Paltrow

Young Ones aurait pu marquer un renouveau dans le cinéma indépendant américain en signant une incursion dans les steppes mouvementées du fantastique. Jake Paltrow prône un cinéma d’anticipation qui ne se focalise pas autour des effets spéciaux. Le futur proche mis en scène ici n’est pas tourné vers le spectaculaire mais vers une possible évolution du présent. Le cinéaste tente de rapprocher son cinéma du maître de la science-fiction réaliste : le sud-africain Neil Blomkamp (District 9, Elysium). Dans Young Ones, c’est le rapport à l’eau qui est pris en compte : comment l’homme fera face à la disparition progressive de l’eau ? Paltrow n’essaie pas de faire une réflexion globale sur la question mais seulement de livrer un arrêt sur image des conséquences que le conflit pourrait avoir dans une bourgade des Etats-Unis. Il s’intéresse ainsi aux conflits les plus minimes, ceux qui surgissent lorsqu’une cause est perdue. La guerre de l’eau est déjà perdue entre les nations et les villes, et nous sommes du côté des perdants. C’est alors au tour des voisins, anciens amis, de se déchirer pour sauver leur peau de la poussière ambiante. Young Ones commence ainsi comme une œuvre de science-fiction à fibre environnementaliste sous l’égide d’Ernest Holm (Michael Shannon), personnage utopiste au centre du premier chapitre.

Young Ones, Jake Paltrow

Cependant, si Young Ones ne fonctionne pas c’est parce qu’il perd rapidement toute cohérence narrative en tentant de superposer deux degrés de narration qui ne peuvent se répondre. D’un côté, Jake Paltrow passe en toile de fond le récit sur l’eau qui tisse les liens entre les personnages. Dans ce monde asséché où la pierraille est reine, le réalisateur choisit habillement les codes du western. Les scènes ne sont alors que des duels entre les personnages tentant d’asseoir leur autorité sur une société décharnée en pleine survie. De l’autre, il glisse progressivement vers une sorte de tragédie grecque, entre amour et deuil, se rapprochant de la chronique familiale intimiste. Cette deuxième histoire souffre d’un surplus d’informations dramatiques (handicap, amour interdit, meurtre, jalousie) qui entraîne un détachement du spectateur n’allant pas au cinéma pour retrouver les schémas narratifs des telenovelas. Le long-métrage patine alors car il est impossible de faire coïncider ces deux histoires qui appellent des considérations contradictoires tant formelles que scénaristiques. Le réalisateur ne sait plus que faire de l’image entre les espaces ouverts que nécessitent son western et le confinement qu’appellent les luttes intérieures des personnages. Et Paltrow se perd dans son scénario ne sachant plus ce qu’il doit privilégier entre la singularité qu’il cherche à trouver dans son récit d’anticipation et l’universalité qu’il souhaite avec ses drames familiaux. Sa seule réponse est de donner un rôle principal à chacun des personnages qu’il invente. Mais au lieu de donner vie à une communauté plénière, il noie ses personnages dans une masse qui reste loin du spectateur.

Young Ones, Jake Paltrow

Les procédés narratifs que choisit Jake Paltrow pose également problème puisqu’ils sont éculés et utilisés à outrance. J’éprouve un fort scepticisme à l’encontre de la voix-off et du flashback. Très peu de cinéastes arrivent à les incorporer sans tomber dans le grotesque. Ces procédés sont en effet assez lourds car ils ne sont pas naturels et créent donc une coupure dans le récit classique, linéaire et extérieur aux personnages. Ne parvenant pas à expliciter clairement sa situation initiale par le seul biais de l’image, Jake Paltrow se sent obligé d’avoir recours à la voix-off avec les paroles de Jerome Holm (Kodi Smit-McPhee) et d’acculer le spectateur de détails par des brèves radiophoniques. En procédant ainsi, le cinéaste ne montre aucune foi dans les capacités de réflexion du spectateur. A cause de cela, il tombe dans un didactisme pesant. C’est également ce que je reproche aux flashbacks émotifs : un didactisme inutile. Si le personnage se rappelle sa vie en se replongeant dans des évènements espacés dans le temps du récit, pour le spectateur ces mêmes évènements sont rapprochés puisqu’ils renvoient au maximum à 1h30. Il est alors aberrant de lui remémorer ce qui vient de se passer. La conséquence est de surexploiter une émotion pour tomber dans le grotesque.

Young Ones, Jake Paltrow

Cette lourdeur se ressent également dans la mise en scène de Paltrow. Il tente de remettre au goût du jour le fondu-enchaîné : c’est une courte surimpression qui consiste à faire disparaître une scène A pendant qu’apparaît simultanément la scène B. Ce procédé n’est plus viable de nos jours, et surtout pas fait pour être utilisé plusieurs fois. En plus d’être peu moderne, il est visuellement lourd et ne peut fonctionner que lorsqu’un motif similaire ou un trait narratif lie les deux scènes, ce qui n’arrive pratiquement jamais chez Paltrow. A trop chercher à trouver une langue formelle propre, le cinéaste reprend ce qui se fait rare au cinéma sans réfléchir aux raisons qui ont poussé les autres réalisateurs à les supprimer de leurs films.

Young Ones, Jake Paltrow

Ajoutez à cela une utilisation outrancière de la musique comme tire-larme pour comprendre que Jake Paltrow n’évite aucun des écueils du cinéma contemporain cherchant l’émotion à tout prix. A trop vouloir en faire, le cinéaste se perd dans son propre projet qui paraissant pourtant alléchant.

Le Cinéma du Spectateur
☆✖✖✖✖ – Mauvais

Boyhood : Saisir l’instant ou être saisi par le moment !

Boyhood, Richard Linklater

Berlinale – 2014
Ours d’Argent du Meilleur Réalisateur

 La 64e Berlinale a mis à l’honneur l’un des plus fascinants cinéastes américains : Richard Linklater qui reçoit l’Ours d’argent du Meilleur Réalisateur. Pourtant, sa mise en scène n’est pas vraiment reconnaissable n’étant ni profondément audacieuse, ni véritablement novatrice. Il s’inscrit dans le cinéma contemporain que défend le Festival de Sundace. Un cinéma au raz des hommes où les répliques sont plus efficaces que les images. Ce qu’il n’a pas dans la forme, Linklater le gagne en cherchant le concept. Il fait parti des rares cinéastes qui cherchent à dépasser les limites du cinéma autre que dans l’image. C’est cette audace, rare dans le paysage cinématographique, que le jury a décidé de saluer. Boyhood est une œuvre marquante car unique. Dans une industrie chronophage au possible, le réalisateur américain décide de se poser pour filmer pendant 12 ans les aléas d’une famille. 12 ans pour tourner un film, une véritable prise de risque ! Boyhood repousse la limite entre réalité et fiction. Il brouille la frontière entre personnage et acteur. Linklater cherche à détruire l’artificialité du cinéma, celle de créer des personnages grandissant à visages multiples par faute de temps. Il se pose pour laisser grandir aussi bien Mason que son interprète, Ellar Coltrane.

Boyhood, Richard Linklater

                  Boyhood marque la quintessence du cinéma de Richard Linklater qui pêche d’habitude par ses bavardages. Toute sa filmographie s’axe autour d’un seul et même thème : le temps. Déjà, le temps de faire un film et de raconter une histoire. Il a raconté l’histoire de Céline et Jesse en 3 films et sur 18 ans dans la trilogie des Before (1995, 2004, 2013). C’est maintenant sur 12 ans qu’il raconte celle de Mason et de sa famille. Richard Linklater n’a pas peur de prendre le temps, de se poser de nombreuses années sur un projet, pour être au plus près de l’essence de la vie. Si Boyhood est largement plus réussi que ses autres long-métrages, c’est parce qu’il applique la notion de coupure au sein même de son œuvre. Les Before s’axent autour de deux coupures elliptiques, chacune entre deux films, mais chaque œuvre est un dialogue continu presque à temps réel. Richard Linklater supprime cet effet d’incursion massive dans l’intimité de ses personnages en amenant l’ellipse au sein même de son scénario. Il suit Mason années après années mais en se focalisant sur des bribes, des moments de vie. Il ne cherche pas forcément la scène maîtresse et donc à multiplier les climax à outrance. Il cherche plutôt à plonger au plus profond de la mémoire de ce petit garçon pour faire voguer le spectateur dans ses souvenirs. Le cinéaste ne raconte alors pas forcément la vie de Mason, mais il laisse Mason nous raconter sa version de sa propre vie. Les scènes entre adultes que l’enfant surprend sont alors des mises en scènes transformées ou non. C’est cette idée de distorsion de la réalité qui rend l’œuvre intéressante et fait gagner au cinéma de Linklater la légèreté qu’il lui manquait tant.

Boyhood, Richard Linklater

Si Boyhood est une œuvre si réaliste, c’est qu’elle s’inscrit dans une temporalité précise : les années 2000. Richard Linklater réalise bien plus qu’une chronique familiale atemporel, il met en scène un précis sociologique des années 2000. Et en tant que spectateur né en 1993, c’est alors tout le début de ma vie qui se redessine et ajoute à l’atmosphère sublime de Boyhood une douce nostalgie. La bande-son accompagne l’évolution des enfants. Samantha découvre son côté espiègle sur « Oops ! … I Did It Again » de Britney Spears pour finalement vivre son adolescence sous l’excentricité de Lady Gaga. Les lumineux tableaux de la vie de Mason s’accompagnent tantôt des Vampire Weekend, tantôt de Foster the People. Mais, c’est surtout les phénomènes fédérateurs de la jeunesse que met en avant Linklater avec l’apparition des jeux vidéos (GameBoy, Xbox puis WII) ou encore Harry Potter. Les enfants des années 2000 se sont construits avec la magie des productions littéraires et cinématographiques relancée par J.K. Rowling mais aussi avec la banalisation de la violence par les jeux vidéo.

Boyhood, Richard Linklater

Cette violence fait écho à la propre vie de Mason, ainsi que de sa sœur, qui se retrouve balloté suivant les relations tumultueuses de sa mère. Richard Linklater saisit parfaitement la position difficile de l’enfant, celle d’un suiveur mutique. De ces éternels déménagements se dégage une incohérence dans les propos de la mère. Elle espère toujours que ses enfants vont se sentir comme chez eux alors qu’elle est l’instigatrice même du déracinement à venir. La seule constance est alors l’arrière-plan culturel que Linklater s’efforce de faire ressortir. Samantha et Mason sont de purs produits des années 2000. L’une sera une enfant nonchalante qui se laisse porter par les modes, elle se métamorphose constamment pour correspondre à son époque. L’autre sera un électron libre. Mais la personnalité de Mason n’est finalement que le résultat des années 2000, de cette société connectée et avide de sensations. S’il fait des beaux discours sur le fait que l’homme devient progressivement un robot à cause des nouvelles technologies, il arrête sa pensée pour regarder la photographie d’un chat. Il tente de combattre ce que la société a voulu faire de lui et il y parvient seulement à travers les photographies où, comme Linklater, il replace au centre le temps et les hommes.

Boyhood, Richard Linklater

Avec Boyhood, Richard Linklater tient son chef d’œuvre sur la question du temps. Il révolutionne aussi bien son propre cinéma en le dégageant de ses défauts que le rapport à la perception de la réalité au cinéma. Et s’il fallait encore dire une seule chose, il permet de dévoiler un acteur sensationnel : Ellar Coltrane.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Sunhi : Et l’alcool eut un goût âcre …

Sunhi, Hong Sang-soo

Il est difficile d’appréhender le cinéma d’Hong Sang-soo à travers un de ses long-métrages. La filmographie du cinéaste se ressent comme une galaxie d’œuvres n’en formant finalement qu’une unique, celle d’une réalité chimérique. Le réalisateur prône un hyper-réalisme qui lui permet de transcender la question du quotidien dont il propose une constante variation. Dans l’œuvre du sud-coréen, le quotidien s’axe autour de l’homme et des relations qu’il tisse autour de lui. De cette nébuleuse relationnelle, il tire une infinie combinaison de récits où les personnages se ressemblent, appartenant tous à l’humanité qu’il façonne, tout en dégageant une unicité propre. Calquant son schéma narratif sur une étude infime de l’ordinaire, il fait des scènes de repas ou des beuveries la clé de voûte de sa temporalité : c’est là que les hommes se parlent à cœur ouvert l’esprit embué par l’alcool. Son cinéma est le fruit de rencontres hasardeuses ou non, de paroles ou de non-dits. Sa beauté réside dans cette sensation de regarder les gens vivre, de suivre des êtres qui au-delà d’être des personnages sont des hommes à part entière qui semblent pourvoir continuer à exister en dehors de l’œuvre. Il dissèque le réel, un concept constant que ses détracteurs assimilent à la « redondance », dont il livre des variations selon l’humeur qui le parcoure à un instant T.

Sunhi, Hong Sang-soo

Ce qui importe alors chez Hong Sang-soo, c’est l’humanité qu’il dépeint seulement dans deux environnements. D’un côté, tous les extérieurs (rues, parcs, monuments) où les rencontres se font soit par choix d’un des personnages soit par le hasard qui joue un rôle important chez le cinéaste. De l’autre, les intérieurs où les personnages sont enfermés dans un espace qui les pousse à la confidence aidés par l’alcool. L’unification des deux est purement formelle avec l’utilisation du plan-séquence fixe (bousculé de temps en temps par un zoom) qui apporte cette notion de réalité, de surprendre des vies humaines comme on pourrait le faire assis sur un banc ou à la terrasse d’un café. Se dégage alors une étrange théâtralité dans son dispositif visuel. Les discussions, filmées elles-aussi en plans-séquences, se font entre des personnages face à face sans aucun jeu de champs/contrechamps. Un minimalisme volontaire qui prouve que le cinéma n’est pas qu’un jeu de montage où les images sont prémâchées pour le spectateur mais bien une façon de surprendre brièvement une vie autre que la nôtre. Hong Sang-soo manipule la réalité, la facilite en quelque sorte, pour obtenir un subtil théâtre des conditions humaines.

Sunhi, Hong Sang-soo

Une vision sur l’humanité qui ne cesse de muter au fil des œuvres et qui atteint avec Sunhi une noirceur auparavant absente. Ce long-métrage est la réplique sombre d’Haewon et les hommes (2013) qui était une balade optimiste parcourue par la figure d’une jeune ingénue amoureuse. L’œuvre se terminait sur le réveil d’Haewon dans une salle de cours montrant que le rêve était encore possible dans le théâtre d’Hong Sang-soo apportant avec lui l’espérance et l’amour. L’œuvre se voilait déjà avec cette idée d’une fuite vers l’étranger (la mère déménageant au Canada) qui entachait un cocon idyllique où la vie se résumait à un simple marivaudage. Dans Sunhi, la fuite est une réalité – Sunhi ayant « disparue » pendant plusieurs années. Elle a emporté avec elle  l’insouciance qui parcourait le précédent film du cinéaste.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo livre une vision pessimiste de l’humanité ou plutôt de la société des hommes qui n’est dictée que par la rancune et les non-dits. Les personnages ne sont que des inconnus, autrefois proches, qui ne peuvent crever l’abcès de la séparation seulement par des phrases bateaux qui s’adoucissent uniquement par l’alcool. Prenons l’exemple de Sunhi décrite par les 3 hommes (Moon-soo, Jae-hak, Professeur Choi) de la même manière certes mais qui trouve son caractère mélioratif uniquement quand ces derniers voient une ouverture possible vers le cœur de la jeune femme. Qui est véritablement Sunhi ou plutôt « notre Sunhi » (titre original) ? Cherchant la contemplation plus que l’explication, Hong Sang-soo dresse le portrait de deux personnes distinctes : la Sunhi « réelle » qui sans doute se rattache à la description de la jeune femme dans la première lettre de recommandation qu’écrit le Professeur Choi – une personne avec des problèmes relationnels, lâche envers elle-même et les autres ; et la Sunhi « fantasmée » celle qui n’est finalement que la déformation d’un souvenir avant son évaporation. L’égoïsme des hommes se retrouvent une nouvelle fois dans l’épisode des lettres de recommandation où le Professeur modifie sa propre réalité, pensant atteindre une vérité à chaque fois, suivant ce qu’il obtient de Sunhi – un possible horizon avec elle.

Sunhi, Hong Sang-soo

Les hommes se complaisent dans une fausse stabilité qu’il faut plutôt comprendre comme de la lâcheté pour les autres et de la stagnation pour eux-mêmes. Les personnages fuient les explications comme le cas de l’abandon de Moon-soo qui ne peut trouver de réponse ni du côté de Sunhi ni de Jae-hak. Il doit se contenter d’un « je t’expliquerai plus tard ». Se dessine une société de l’échappatoire relationnelle où les personnages sont pourtant fatalement piégés au sein d’un plan fixe où la durée s’étire. Cependant, Sunhi semble surtout marqué par une critique acerbe d’une humanité inactive sans aucune prise de décision. Les seules avancées ont lieu sous l’alcool comme pour signifier qu’il leur est impossible de regarder la réalité en face. Ce monde n’est finalement que dicté par la prolifération de conseils vides de sens puisque seulement raccrocher à ce que cette propre société bienpensante dirait. Le théâtre d’Hong Sang-soo tourne alors à l’absurde, les personnages se renvoyant les mêmes conseils de façon mécanique. Le conseiller reçoit alors son propre conseil amenant l’idée d’une vacuité de cette entraide morale.

Sunhi, Hong Sang-soo

Que serait une œuvre d’Hong Sang-soo sans un regard sur le monde du cinéma ? Le cinéaste-professeur applique le même constat ! Les étudiants n’arrivent plus à se détacher de la rassurante structure universitaire : Moon-soo a déjà réalisé un film pourtant il préfère la stabilité de l’Université tendant vers le professorat ; Sunhi continue ses études pour trouver un prétexte de ne pas se lancer dans ses propres créations. Les personnages sont frileux, ne pouvant regarder de face un avenir incertain où l’échec pourrait être une finalité.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo se fait le prophète d’un cinéma du quotidien, et donc d’un cinéma de la vie. Il renoue avec l’illustre approche de chirurgien du réel qui faisait de Yasujiro Ozu l’un des cinéastes les plus envoûtants du XXe siècle.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Under the Skin : La quintessence du fantastique

Under the Skin, Jonathan Glazer

Mostra de Venise – 2013

En 2004, un jeune cinéaste réaffirmait que la splendeur du fantastique réside paradoxalement dans son incrustation à une réalité tangible : c’était Jonathan Glazer avec son 2e long-métrage Birth. Il renouait ainsi, dans cette quête de suppression d’un didactisme pesant, avec les grands réalisateurs américains tels Hitchcock (Vertigo, 1958) ou Mankiewicz (L’Aventure de Mme Muir, 1947). Prônant une lecture intimiste des évènements surnaturels, ces réalisateurs se concentrent sur l’universalité qui découle de leurs différents scénarii : l’obsession chez Hitchcock, les amants maudits chez Mankiewicz, le deuil amoureux chez Glazer. Ils s’inscrivent alors dans l’éternel débat fond/forme dans un genre qui s’est justement émancipé par sa forme grandiloquente. Ici, c’est la victoire de la réflexion psychologique (fond) sur le spectacle (la forme).

Under the Skin, Jonathan Glazer

Avec Under the Skin, Jonathan Glazer perfectionne davantage son schéma narratif et visuel en opposant au sein d’un même film deux environnements distincts. D’un côté, la réalité des hommes – et donc du spectateur – qu’il intensifie par l’utilisation des caméras-cachées et d’acteurs non-professionnels dans la première partie de son œuvre [la chasse]. A travers les déambulations d’un Van dans les rues d’Édimbourg, Glazer retranscrit une temporalité « authentique » puisque basée sur le ressenti du temps qui passe et donc sur la tangibilité d’une conception humaine : le Présent. De l’autre, la réalité de l’extraterrestre affranchie de tous signifiants perceptibles par l’homme, et donc le spectateur, représentée par un bloc monolithique noir où seul le reflet permet une narration (l’apparence réel de l’extraterrestre, le corps en suspension). Seule la linéarité sur laquelle déambule sensuellement Scarlett Johansson (impressionnante), tandis que s’enfonce les proies, marquent une rencontre entre ces deux temporalités. Under the Skin marque ainsi la quintessence du traitement du fantastique avec une incrustation profonde dans les attenants de notre propre réalité qui ne trouvent écho que dans la création d’une imagerie nouvelle fondée sur l’épuration plus que sur le spectaculaire.

Under the Skin, Jonathan Glazer

La richesse de l’œuvre de Jonathan Glazer réside dans la perpétuelle redéfinition qu’il donne à son titre, Under the Skin, entre la symbiose corps/conscience et leur distinction. Cette altérité corps/conscience s’observe dès la sublime scène d’ouverture à travers celle de l’image et du son. D’un côté, la formation de l’œil (et par extension du corps entier) avec ses formes géométriques s’assemblant dans une temporalité, ici une lenteur, qui renverra ultérieurement à celle du cube noire. De l’autre, la création de la voix en fond sonore où des simples sons tendent progressivement vers des syllabes puis des mots. « Sous la peau », celle d’une prostituée trouvée dans un fossé, ne représente simplement que cette supercherie d’une conscience (l’extraterrestre en lui-même) devenue autre (le genre humain). Une distinction bestiale qui s’explique dans toute la première partie de l’œuvre [la chasse], la peau n’est qu’un appât. « Sous la peau » renvoie alors à ce qui est convoité : les muscles et les organes qui seront aspirés dans une des plus envoûtantes scènes du cinéma contemporain où la peau ne sera plus qu’un emballage jeté dans l’infinité.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Privilégiant son dispositif artistique plutôt que de ménager le spectateur, Jonathan Glazer met en place une véritable « chasse à l’homme » avec ses différents procédés que l’extraterrestre doit progressivement assimiler pour se perfectionner et accroître son rendement. Le cinéaste britannique conjugue avec une habilité certaine une traque animale (observation des êtres humains, choix de la proie) et un jeu de séduction profondément humain (drague, discothèque). De la peau naît le désir, « sous la peau » devient alors la promesse d’une caresse, d’un acte sexuel qui ne viendra finalement jamais. Cette distinction prédateur/proie a tendance à se diminuer progressivement au fur et à mesure que le personnage de Scarlett Johansson s’approprie sa nouvelle enveloppe. Une scène semble alors prémonitoire de la dernière partie de l’œuvre [l’épisode forestier] : dans la nuit, le Van se retrouve assailli par des hommes – devenus animaux – faisant pour la première fois de Johansson une proie.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Under the Skin bascule vers le conte initiatique faisant passer l’extraterrestre d’une simple exécutante sans émotion (scène déchirante de l’enfant en pleur laissé sur la plage) à une entité pensante propre. La partie centrale de l’œuvre marque la symbiose entre l’enveloppe corporelle et ce qu’elle contient. Troublée par la rencontre avec un homme déformé – il ne faut pas voir dans cette scène de la pitié puisqu’elle envisage les hommes seulement pour ce qu’ils représentent et non pour leur apparence –, l’extraterrestre entame une fuite (puisque poursuivie par le mystérieux motard) vers sa conscience dans les décors sauvages de l’Ecosse. Elle envisage l’homme seulement par sa bestialité : d’abord par sa fonction alimentaire qu’elle tente de reproduire dans une scène extraordinaire en mangeant une part de gâteau ; puis par la fonction reproductrice qu’elle entreprend avec l’homme qui la recueille. Cependant, le mimétisme n’est pas viable puisque « sous la peau », elle reste un corps étranger à l’homme. Il y a néanmoins un basculement de l’altérité vers cette peau humaine devenue la métaphore de sa personnalité.

Under the Skin, Jonathan Glazer

La fuite s’intensifie avec la suppression de la société humaine de l’image, symbolisant sa détresse de n’appartenir à aucune réalité terrestre concrète. Le génie scénaristique de Glazer, qui adapte librement Sous la peau de Michel Faber, est alors de faire de l’extraterrestre une proie (sexuelle) suivant la logique qu’elle est devenue ce qu’elle chassait et donc sa propre proie. Under the Skin se clôt sur cette brutale incapacité à faire fusionner un corps et une conscience avec une image dont la beauté me hante encore de l’extraterrestre mise à nue contemplant sa propre enveloppe comprenant que son rêve est inaccessible.

Under the Skin, Jonathan Glazer

Poursuivant la thématique de la distanciation corps (apparence) / conscience entamée avec Birth, Jonathan Glazer livre un chef d’œuvre, un bijou de cinéma, dont les images resteront à jamais gravées dans la mémoire du cinéma mondial.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre

Jersey Boys : La rançon de la Gloire

Jersey Boys, Clint Eastwood

Archétype du cinéma américain, le genre du Biopic a servi de vitrine à une société capitaliste utopiste où l’argent se place (naïvement) seulement du côté du talent. En symbole de la réussite du self-made-man, ces magistra vitae apportaient le lien manquant entre l’optimiste fantasme du rêve américain pour le spectateur et sa possible réalisation illustrée par le sujet. Cependant, les stigmates de la crise marquent une nécessité de s’approprier différemment ces destins hors-normes en les détachant, consciencieusement, de la quête prophétique du happy-end si chère aux spectateurs américains tentant d’oublier la désagrégation de leur société et de ses symboles. Ainsi après le délitement affectif de Liberace (Soderbergh), le pathétique récit en miroir de Lovelace (Epstein) et la froide névrose de Llewyn Davis (Coen), c’est Clint Eastwood qui se penche sur l’envers d’un destin « à l’américaine » : celui du mythique groupe des Four Seasons.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Le Pape du « faits réels » continue ainsi la déstructuration du modèle narratif du Biopic, centré sur l’accomplissement, qu’il avait entrepris avec l’ultra-académique J. Edgar. Eastwood focalise son récit, comme le musical qu’il adapte, non pas sur l’ascension fulgurante du groupe mais sur les ressentiments de ces membres. Œuvre intimiste, Jersey Boys devient une sorte de confession touchante que le réalisateur rend palpable par les apartés des personnages s’adressant directement aux spectateurs pour raconter leur histoire sans intermédiaire. Se dégage alors une double musicalité : celle enjouée de la réussite du groupe (ponctuée de leur propre musique à travers des scènes sans faute de concerts ou d’enregistrements) ; et celle maussade, tel un requiem, des êtres qui souffrent justement de cette réussite à travers la dislocation d’un groupe en perdition, l’isolement familial ou affectif. De ce dualisme discret – puisque seulement suggérer –  émane une atmosphère nostalgique de la période pré-succès où le bonheur résidait encore dans la construction d’un foyer, et donc d’une identité. Jersey Boys dresse le portrait de techniciens, indubitablement doués, réussissant par l’amour du travail bien fait mais n’étant pas prédestinés à être des stars.

Jersey Boys, Clint Eastwood

D’une fluidité déconcertante et d’une perfection plastique, Jersey Boys ne souffrirait-il pas d’être trop lisse ? Le cas Eastwood est problématique dans l’approche que je pourrais avoir d’un bon réalisateur. Le vétéran (84 ans) est progressivement devenu la représentation même du classicisme, et donc de l’école des Oscars qui l’a déjà adoubé à deux reprises (Impitoyable en 1993, Million Dollar Baby en 2005). Il prône une mise en scène sans grandiloquence mais qui se révèlent finalement au plus proche de son sujet. Clint Eastwood ne cherche pas à faire du réalisateur un artificier en soi mais plutôt un serviteur d’un scénario (pièce angulaire de ses œuvres) porté par des acteurs toujours justes (ici, ce sont les comédiens du musical qui reprennent brillamment leur rôle). Prêchant une sorte de réalisme au sein d’un cinéma « miroir du monde », la caméra d’Eastwood évolue pourtant au contact de la musique des Four Seasons en privilégiant des longs travellings dans les rues reconstituées du New Jersey des années 1950/60 avant de se confiner progressivement dans des lieux clos. Il apporte à son cinéma un mouvement qui fait du réalisateur, ici, une entité particulière – une sorte de confident qui absorbe les apartés confessionnels de ses protagonistes.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Jamais véritablement audacieux, mais jamais dans l’erreur, que pouvons-nous réellement reprocher au plus américain des réalisateurs ? Jersey Boys est certes une œuvre assez mineure dans la filmographie d’Eastwood, mais elle reste une goûteuse balade musical, et une douce critique du star-system américain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Noé : L’Illusion tragique

Noe, Darren Aronofsky

Il y avait une certaine attente derrière le projet de Noé attisé par le fait de voir un roi donner vie à un prophète. Pourtant, deux éléments dérivent : l’arche et Darren Aronofksy. Il ne livre qu’un énième blockbuster sans saveur à une industrie cinématographique déjà noyée. Le réalisateur américain fait de Noé l’illustration d’un postulat qui gangrène Hollywood, la primauté de l’action sur la parole. Cela aurait pu être une extension du savoir-faire d’Aronofsky – cinéaste obnubilé par le rythme au sein même de l’image (des shoots de Requiem for a Dream aux entraînements de Black Swan), il n’en résulte qu’une suite d’actions sans contexte. Les scènes ne trouvent leur légitimité uniquement dans le spectaculaire. Cette vision d’un cinéma seulement tourné vers le divertissement et le grandiose n’est paradoxalement qu’un moyen de l’enfermer dans une uniformisation des schémas narratifs et des codes visuels. Comment expliquer autrement que Noé se farde, comme toutes les autres productions du moment, de géants de pierre (les Veilleurs) être grognant (le spectaculaire) puis parlant simplement la langue des hommes (le scénario). Aronofsky s’attarde (trop) longuement sur les guerres entre les hommes dans l’unique but d’offrir des batailles épiques, même redondantes. C’est la limite, voire l’épuisement, de l’action-spectacle qui se joue ainsi dans Noé.

Noé, Darren Aronofsky

Le film semble être alors une anomalie dans la filmographie de Darren Arrofnosky livrant à un spectateur las ce que n’importe quelle production à gros budget peut lui apporter. Il ne s’accroche pas aux penchants psychotiques des personnages qui font habituellement la richesse de son cinéma : la drogue (Requiem for a Dream), le masochisme (The Wrestler) ou la paranoïa (Black Swan). Pourtant, l’épisode biblique de l’arche de Noé était un terreau fertile de dilemmes cornéliens sous forme d’un huit clos questionnant la foi. Tout cela est balayé par une quête, creuse, d’une épopée rabâchée. Le scénario, écrit par Aronofsky et Handel, oublie de s’intéresser aux évolutions caractérielles de ces personnages – du choix de Noé, à la frustration de Cham en passant par le désintéressement de Naameh ou le renoncement d’Ila – en faisant le choix absurde de l’ellipse permettant de donner plus de place au navrant récit visuel. Néanmoins, l’ellipse ne peut être viable que dans un environnement narratif qui n’est pas didactique ce qui n’est pas le cas de Noé.

Noé, Darren Aronofsky

Il n’y a dans Noé aucune illusion de vie. Le spectateur est face à des images plus qu’à des personnages. Ces derniers ne semblent se préoccuper des troubles qui les agitent seulement dans des scènes précises face à la caméra. Le personnage d’Ila (Emma Watson) est assez signifiant. D’abord petite-fille agonisante et stérile, elle se retrouve après une première ellipse d’une dizaine d’années une femme. Une évolution corporelle sur le long-terme rendu factice par le dialogue qu’elle échange avec Noé (Russel Crowe) où elle semble prendre conscience seulement maintenant de ce changement. Faisant fit de la vraisemblance, la scène a uniquement un but didactique. Lors de la 3e ellipse (allant de l’annonce de sa maternité à l’accouchement), Aronofsky fait le choix de mettre sous silence les mois les plus intéressants psychologiquement renfermant à eux-seuls l’attente du malheur, le bras de fer entre Shem et Noé et le délitement du couple Noé/Naameh. Le cinéaste fige ses personnages à des situations, des moments donnés, ne leur donnant pas la possibilité d’évoluer en dehors du temps filmique.

Noé, Darren Aronofsky

Si l’illusion cinématographique ne prend pas, c’est également parce que Darren Aronofsky transpose l’épisode biblique de Noé sans modification de sa grandiloquence et de ses choix narratifs. Alourdi d’une théâtralité supplémentaire, Noé s’enlise dans un langage écrit sans aucune légèreté. Le cinéaste donne l’impression d’une mise en scène pseudo-intimiste de la Bible avec des tirades d’un autre âge. Une histoire théologique, ou même fantastique, doit toujours tendre vers une vraisemblance, une sorte de cohérence interne qui permet d’accrocher le spectateur. Tout le problème de Noé est là, dans l’artificialité d’une réalité même différente à la nôtre.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Her : A la recherche de la Perfection perdue

Her, Spike Jonze

Si Spike Jonze est souvent qualifié de réalisateur visionnaire, c’est paradoxalement dans une recherche minutieuse de réalisme qu’il excelle. Her subjugue par la dualité de sa temporalité : d’un côté un futur tourné vers les nouvelles technologies ; de l’autre la sensation de regarder notre propre réalité. Il amène le cinéma d’anticipation au plus proche de l’homme. Il déconstruit alors totalement les caractéristiques d’appropriation du futur par les cinéastes : pas d’actions, pas d’effets spéciaux à outrance. Spike Jonze ne s’intéressent pas au mouvement mais à une ambiance, celle de la romance. Le choix du futur n’est qu’une caractéristique parmi d’autres, mais n’est aucunement un aboutissant du film. Si le futur de Her semble proche, le réalisateur nous transporte dans un Los Angeles fantasmé, un monde libéré de tous problèmes (aucune question de guerre, d’environnement, de politique). Il enrobe alors son utopie d’une photographie pastel et séduisante, comme sortie d’Instagram ou d’une publicité pour Apple. C’est justement dans cette recherche de la perfection que réside le point de société du film, et non dans la solitude de l’homme face à la machine comme je l’ai souvent lu. L’isolement des individus est bien présent lors des scènes de rue dans laquelle les hommes se croisent, semblent parler, mais n’ont aucune interaction avec leurs congénères. Spike Jonze montre, avec brio, cette dématérialisation des relations humaines qui, bien que toujours existantes, utilisent la technologie comme intermédiaire. C’est le renforcement de la place de la machine dans notre quotidien qui rend possible, et plausible, la romance qui naît entre un homme, Théodore Twombly (Joaquin Phoenix, toujours époustouflant) et un système d’exploitation, Samantha (Scarlett Johansson, qui trouve ici son plus beau rôle).

Her, Spike Jonze

Her est une œuvre sur les dérives de la recherche absolue du bonheur parfait. Les hommes, chez Spike Jonze, sont obnubilés par le fantasme qu’ils ont de leur propre vie. C’est seulement selon ce prisme que les flashbacks sur le mariage de Théodore et Catherine ont un sens. Théodore est bloqué dans la vision utopique qu’il s’est fait de son passé dans laquelle il ne garde que les plus beaux moments de sa relations avec son ex-femme : des moments quasiment sans parole célébrant la beauté de vire ensemble. Cependant, il ne suffira que des quelques minutes en face de la vraie Catherine pour que le spectateur comprenne qu’il s’agissait d’une relation rendue bancale par l’exigence des deux partenaires à faire correspondre l’autre à la perfection qu’il ambitionne. Samantha prophétisera : « Le passé, c’est l’histoire que tu te racontes ». On retrouve cette recherche de la plénitude à travers le projet artistique d’Amy (Amy Adams) qui consiste à filmer sa mère entrain de dormir pour rendre compte du moment où l’homme semble le plus en paix avec lui-même. C’est ainsi cette quête vaine de l’hédonisme qui conduit à ce décrochement du réel. Le travail de Théodore – il écrit des lettres personnels à la place de l’expéditeur initial – n’est qu’un autre exemple de cela. Il ne faut pas y voir une dépersonnalisation du sentiment mais justement sa sublimation poussée par la volonté de décupler le bonheur. Spike Jonze ne critique d’ailleurs en rien ce « nouveau » métier puisqu’il en fait même une forme d’art, un nouveau genre littéraire.

Her, Spike Jonze

La solitude des personnages n’est finalement que la conséquence de cette vaine recherche : Théodore est bloqué dans son passé ; Amy cherche sa liberté ; le rencard de Théodore (Oliva Wilde) préfère mettre fin à une idylle naissante par recherche du grand amour. C’est cela qui les pousse vers la technologie créée par et pour les hommes. Les systèmes d’exploitation (OS) répondent à l’utopie voulue par leur propriétaire : ils seront la meilleure amie (Amy) ou l’amante (Théodore). Ils comblent un vide qui n’est que le fruit d’une frustration vis-à-vis de la réalité. Les OS représentent une humanité magnifiée qui répond aux attentes des hommes et permet de renouer avec le bonheur.

Her, Spike Jonze

L’intelligence et la complexité de l’écriture de Spike Jonze est de ne pas focaliser son attention sur les humains dont la réalité se délite mais également de donner une importance croissante à ces OS. Her bascule progressivement vers le récit initiatique d’un être normalement sans vie faisant de Samantha une sorte de Pinocchio moderne. Les OS sont d’abord perçus seulement à travers leurs capacités de machine : le temps de recherches rapides, la capacité de trouver une information. Mais l’évolution de la comparaison entre les hommes et ces systèmes d’exploitation évolue en deux temps. Premièrement, elle est mise en place par Samantha qui jalouse le corps des hommes et la possibilité de toucher et de (res)sentir. Une faiblesse qui lui permet néanmoins de s’affirmer en tant que machine autonome et de créer des émotions. Deuxièmement, Spike Jonze tourne la position de l’homme en défaveur : le corps se fait lourd et obstacle ; les besoins physiologiques problématiques (Samantha devant trouver à s’occuper pendant que Théodore dort) ; sa supériorité intellectuelle. La scène clé de ce dépassement de l’homme par la machine à lieu pourtant lorsque Samantha est plus intégrée que jamais dans la société des hommes : lors du piquenique avec le couple du collègue de Théodore durant lequel elle applique sa théorie sur la mort certaine de l’homme. Les OS développent alors une contre-société dans laquelle ils perdent les codes moraux de celles des hommes comme la question de la fidélité.

Her, Spike JonzeLes hommes finissent abandonnés, mmais le constat n’est pas si pessimiste puisqu’il leur permet de comprendre que cette quête du bonheur parfait est vaine. Le génie de Spike Jonze est présent dans cette conclusion qui aurait tout aussi bien pu déboucher sur la prise de contrôle de la machine comme l’avait prophétisée James Cameron dans Terminator (1984). Mais le cinéaste prend le parti-pris de la psychologie plutôt que celui de l’action à outrance. Il voit juste et signe sa plus belle œuvre.

☆☆☆☆✖ – Excellent
Le Cinéma du Spectateur

La Belle et la Bête : Le Kitsch à son paroxysme

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête façon Gans est l’illustration même la paupérisation du cinéma familiale français. L’échec cuisant de cette nouvelle adaptation était à prévoir mais qui en est responsable ? L’appât de gain des producteurs/distributeurs qui supplante la question de la redondance filmique ? Le réalisateur qui préfère tomber dans le pompiérisme visuel plutôt que dans la simplicité ? Les acteurs qui, en plus d’oser prêter leur nom au naufrage, rajoutent par un jeu outrancier une couche d’artificialité ? Comment l’idée d’une nouvelle adaptation de ce classique du conte a-t-elle pu paraître raisonnable face à déjà deux traitements grandioses : l’onirisme surréaliste de Cocteau (1946) et le romantisme absolu de Disney (1991). Il aurait fallu pour que le film ait un intérêt que Christophe Gans trouve une nouvelle manière de narrer les aventures de Belle, cette jeune femme prisonnière d’un homme devenu animal. Or cette version ne se veut différente que par un travail lourd sur la forme.

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête semble être plus proche du film publicitaire vantant les mérites des effets spéciaux français que d’une véritable œuvre enchanteresse. Le film de Christophe Gans rencontre, à un dégrée encore plus important encore, le même problème que le Alice au pays des merveilles de Tim Burton : celui de l’artificialité de l’image. Les personnages avancent dans un décor duquel ils sont détachés entraînant alors un décalage gênant entre deux échelles de réalité : celle du moment du tournage – propre à l’idée même de cinéma et celle de l’ajout technologique. Or l’erreur est justement de faire prévaloir la deuxième. Mais la superficialité de La Belle et la Bête s’étend aussi à la mise en scène de Christophe Gans qui (ab)use du ralenti, effet à double tranchant que seul le génie permet d’utiliser, et des jeux de focaux (ce qui entraîne le flou dans une image). La réalisation tombe alors dans une navrante formalité pensant que l’effet se base sur sa mise en scène plutôt que sur son apport scénaristique. Il faut répondre à ce postulat que le brouillard ne fait pas entièrement le suspense, que la musique ne crée pas à elle seule le fantastique et surtout que les effets spéciaux ne sont pas les uniques responsables de la magie d’une histoire.

La Belle et la Bête, Christophe GansL’autre énorme défaut de cette nouvelle version de La Belle et la Bête est de prendre le parti-pris du didactisme, sans doute pour répondre à l’image familiale à laquelle il souhaite correspondre. Le choix de l’explication outrancière n’est jamais bénéfique à un film, mais c’est ici une décision profondément contre-productive. Qui ne connait pas de nos jours, même parmi les plus jeunes d’entre nous, l’histoire de la Belle et la Bête ? A quoi bon nous laisser le mystère de qui narre le film en ne voyant que des lèvres prononcer des mots quand d’un côté nous savons que la Belle et la Bête « vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » et de l’autre que nous reconnaissons la voix de Léa Seydoux ? Il aurait justement fallu jouer des ellipses et se concentrer sur l’évolution des sentiments puisque chaque flou scénaristique sera rempli chez le spectateur par sa propre connaissance de l’œuvre, voire par le fantasme qu’il en a fait. Christophe Gans, lui-même, ne semble pas à l’aise avec le didactisme du film ne sachant pas comment rattacher autre que de manière bancale le récit de la Princesse : les rêves de Belle. C’est d’ailleurs durant ce moment que la stupidité de l’explication absolue se fait la plus forte. Chaque nuit des féériques lumières permettent à Belle de pénétrer dans la réalité passée du royaume. Là où il y aurait pu avoir de la magie – cette dernière reposant toujours sur une part de mystère –, l’explication l’a réduit à néant puisqu’elles arrivent en susurrant « nous sommes des lucioles ». 

La Belle et la Bête, Christophe GansLa Belle et la Bête est coincé dans sa volonté de séduire un public familiale large, et donc hétéroclite. Christophe Gans se perd dans une adaptation trop grande pour lui. Il livre l’un des plus grands échecs du cinéma français donnant raison aux détracteurs des effets spéciaux annonçant qu’ils marquent la fin du rapport « personnel » à l’image.

Le Cinéma du Spectateur
✖✖✖✖✖ – Nul

Only Lovers Left Alive : Le Vertige Eternel

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschLe cinéphile apprécie l’audace, aime les prises de risques et glorifie les auteurs qui osent bousculer les codes propres à certain genre. Comment alors ne pas se laisser séduire par le regard sur l’homme et le temps que pose Jim Jarmusch à travers les longues canines de son couple de vampires bibliques ? On aurait pourtant pu penser à un désastre, que celui qui ne pensait pas les films de vampires aussi âcre qu’une gousse d’ail me jette la première pierre. Mais, c’est justement en s’attaquant à des sujets fantastiques éculés que les (vrais) réalisateurs déploient leur maestria. Ils ont compris qu’une histoire fantastique n’a pas besoin de fioritures visuelles ou scénaristiques pour le devenir et que, sans paraître trop intellectualisant, seules les réflexions sur des enjeux universels permettaient à un film de devenir une œuvre. Exit les scènes d’actions pyrotechniques, les romances à l’eau de rose, et voire même les pouvoirs qui n’apparaissent que subitement dans les moments de tension.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschLes vampires de Jarmusch tendent plus vers l’homme marginal que la créature surnaturelle. Chaque élément fantastique est contrebalancé par un équivalent humain : ils vivent la nuit, mais sont tiraillés par la mortelle fatigue le jour ; ils sont des êtres solitaires, mais également contraints à une problématique vie familiale ; ils boivent du sang, mais il est assimilé à une drogue permettant de s’échapper quelques instants d’une réalité insensible. Jarmusch égratigne surtout le fantasme ultime de l’homme : l’éternité. Only Lovers Lefts Alive pourrait illustrer une phrase ironique de Woody Allen, « l’éternité c’est long, surtout vers la fin ». Qu’est-ce que l’éternité sinon que d’être prisonnier d’une temporalité incessamment vouée à se répéter ? Adam (Tom Hiddleston) et Ève (Tilda Swinton) ne sont plus sacrés, ils sont des êtres fatalement obligés de vivre en assistant, tels des martyrs mythologiques, au délitement de l’univers orchestré par les « zombies » : ces mortels qui puisqu’ils ne sont que de passages ne tentent pas combattre leur nocivité. Chez Jarmusch, ce sont finalement les vampires qui sont les plus humains et qui se séparent au moyen d’une paire de gants des maux des « zombies ».

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschOnly Lovers Left Alive est l’illustration même du spleen baudelairien. Le mélancolique Adam, en alter-égo du poète français, souffre d’une angoisse de vivre face à l’écrasante fatalité d’une temporalité cyclique entraînant de sempiternels problèmes. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs de manière doublement signifiante. D’abord, les personnages isolés et allongés en croix tel le Christ sont écrasés par le rapprochement de la caméra virtuose de Jarmusch symbolisant le mouvement cyclique (et redondant) de la vie et de l’univers. De plus, les scènes en montage alternées (tantôt Adam, tantôt Ève) appellent par le synchronisme des actions à une union des deux protagonistes que le réalisateur retarde savamment. Leur fusion est inévitable tant ils semblent liés à la manière de deux particules d’atomes qui selon la théorie d’Einstein énoncée dans le film continuent de subir les variations de l’autres même séparés. Si la première fatalité qui touche les deux vampires paraît bénéfique, voire salvatrice, c’est pour devenir progressivement de plus en plus étouffante. Se profile alors le personnage d’antéchrist d’Ava (Mia Wasikowska), sœur d’Eve, qui amène de manière itérative une instabilité nocive. Il ne sert à rien d’espère lui échapper puisqu’elle aura l’éternité pour les retrouver : on apprend alors qu’il lui aura cette fois-ci fallu 87 ans. Elle est, pour rester dans la pensée d’Einstein, un atome instable qui entraîne avec elle Eve comme-ci le lien de sang interférait dans l’union des deux amants. Ava souffre du mal de sa « génération » : elle cherche la sensation, transgresse les règles, et amène le chaos en prétextant d’avoir seulement voulu mordre la vie à pleine dent. Elle est le lien avec ces « zombies », ces êtres instables et inconscients qui dérèglent le monde.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschOnly Lovers Left Alive exprime l’effondrement de la société des hommes sur plusieurs plans. Jim Jarmusch choisit d’insérer son décor dans un Détroit presque post-apocalyptique. Affaiblie elle aussi par le mouvement cyclique du temps, la ville est l’exemple même du dérèglement d’un monde où l’économie est morte (les usines délabrées autrefois prospères), le patrimoine abandonné (le théâtre devenu parking) et surtout où la nature – nouvelle maîtresse de l’ancien ville industrielle – se détraque (chiens sauvages, champignons en avance). Si l’œuvre de Jarmusch semble concrète, c’est parce qu’elle utilise à des fins fictionnelles une réalité désolante : le déclin, voire la mort, de la ville de Détroit fatalement appelé à devenir une ville fantôme. A travers ces vampires, le réalisateur livre une pensée environnementaliste fataliste tournée vers les conséquences : la destruction par l’insouciance de l’homme de son environnement extérieur (eau, air) et intérieur (sang).

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschDe plus, le spleen de Jarmusch se diffuse même au sein de la sacro-sainte culture. L’ennuie des protagonistes est le fruit de la lassitude face à une connaissance finie et cyclique. Il n’y a aucune surprise possible dans un esprit qui catalogue toutes les informations à la manière d’Eve qui date tout ce qu’elle touche ou voit. Cette connaissance se conjugue avec le mouvement cyclique qui touche l’environnement qu’ils détaillent en latin (langue absolue de l’érudition). Les protagonistes ont fait le tour de leur domaine de prédilection : Adam sait jouer de tous les instruments, Eve connaît toutes les langues et semble réciter les livres (en voix-off) plutôt que de les lire et donc de les découvrir, Marlowe (John Hurt) a déjà tout écrit. Se dégage d’Only Lovers Left Alive l’idée que l’art n’est finalement qu’une répétition des œuvres d’un homme par domaine qui par le biais de l’éternité se révèle être le même : le musicien Adam a donné ses œuvres à Schubert, Marlowe a écrit Hamlet et n’est autre que le dramaturge élisabéthain de Faust. Jarmusch ajoute ainsi une dernière fatalité en faisant des intellectuels une « race » à part, non-humaine et donc inatteignable.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschFaisant de son œuvre une spirale rythmique et visuelle, Jim Jarmusch amène une notion de régression qui touche même les êtres saints que sont ses vampires qui ne pourront s’empêcher à la manière de drogués en manque de retourner à leur bestialité première. La dernière phrase d’Only Lovers Left Alive sera « c’est tellement 15e siècle » reculant la temporalité de l’œuvre une dernière fois.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent