La Loi de Téhéran : Téhéran, unité spéciale

76e Mostra de Venise
Sélection Orizzonti
Sortie nationale le 28 juillet 2021

Dans les ruelles poussiéreuses de Téhéran, une opération policière de grande ampleur tente de débusquer des trafiquants de drogue. Lors de cette séquence d’ouverture haletante, l’ensemble du discours de La Loi de Téhéran se dessine symboliquement. Il y a d’abord cet enchevêtrement de nombreuses portes à défoncer qui présage d’une enquête épineuse où chaque piste conduira à un nouveau mur ne pouvant être détruit que par l’usage de la force, physique ou psychologique. Ensuite, le suspect n’est littéralement qu’une ombre qui plane au-dessus des policiers : un corps sans visage qui se délite dans le tracé alambiqué de la capitale iranienne. Dans un régime politique et judiciaire poreux, cette identité trouble devient le terrain d’un jeu d’échecs servant le dessin à la fois des malfaiteurs intégrés au système et des policiers s’amusant de la morale. Enfin, la finalité funeste de cette course-poursuite acharnée dans Téhéran infuse le réel d’une implacable fatalité orchestrée afin de broyer la destinée des différents personnages. 

Reposant sur les codes universels du thriller, le long-métrage de Saeed Roustayi est le récit d’une enquête, plutôt limpide, allant des accros au crack stagnant dans les bidonvilles de Téhéran aux grands pontes d’un trafic pensé à l’échelle mondiale. À travers une suite d’interrogatoires et de mandats de perquisition, La Loi de Téhéran esquisse une cartographie verticale de la ville allant des quartiers les plus pauvres au sommet des gratte-ciels luxueux surplombant fastueusement la pauvreté environnante. Au fur et à mesure, l’œuvre se transforme en une critique sociale autour de l’arrestation de ce baron de la drogue (Navid Mohammadzadeh) ayant réussi à sortir de la misère. Porté par un scénario essentialiste, il devient le porte-parole des plus démuni.e.s face à des institutions moralisatrices ne pouvant que constater leur propre échec. « Vivre dans les quartiers pauvres demande de la force, ma famille n’en a pas », proclame-t-il dans un élan de justification. De là, la dogue se révèle être la seule arme possible au sein de la lutte des classes pour sortir de sa propre condition et combler la distance toujours croissante entre les Riches et les Pauvres. 

À la suite de l’enquête policière, cette dimension sociale – flirtant avec le pathos – se double d’une critique du système pénitencier et judiciaire iranien. La Loi de Téhéran se présente comme un précis de corruption (ou du moins de possibilités de corruption). La mise en scène de Saeed Roustayi construit un miroir entre les échanges de bons procédés des prisonniers agglutinés de manière inhumaine dans des cellules volontairement remplies jusqu’à leur point de rupture et ceux des policiers agissant dans l’enfilade des bureaux. Au cœur de ce lieu lugubre, s’organise un théâtre des plaintes et des délits où la vérité mute au contact des mensonges et/ou des falsifications. Pessimiste, La Loi de Téhéran dénonce l’impossibilité de ce simulacre morale à endiguer le fléau de la drogue notamment exacerbé par la décision de punir de la peine de mort la possession de drogue en Iran, quelle que soit la quantité. Alors que l’un des cerveaux du trafic est condamné à mort, une nouvelle opération de police déloge une horde de drogué.e.s (zombifié.e.s) d’un terre-plein central d’une autoroute menant à Téhéran dont les tours émergent à l’horizon.

La Loi de Téhéran est indéniablement un thriller implacable. Néanmoins, comme la bureaucratie dont Saeed Roustayi fait la critique, il ne cherche qu’à remplir un cahier des charges performatif. Programmatique, l’œuvre ne parvient pas à faire émerger une émotion autrement qu’artificielle chez ses personnages. Du cinéma social, le cinéaste iranien ne garde qu’une distance affective.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Les 10 films de 2019 : L’art de la fièvre

À l’image des plans de Vitalina Varela, une nuit éternelle s’étend insensiblement, telle une malédiction, sur les différents protagonistes de 2019. Du sombre bidonville de Fonthainas chez Pedro Costa à une cité post-industrielle grisâtre du nord de la Chine chez Hu Bo (An Elephant Sitting Still), les Hommes errent dans les nimbes labyrinthiques de villes rendues vide d’espoir. Dans l’obscurité, les martyrs des mondes contemporains surgissent pour réclamer réparation, pour les femmes abandonnées de Mati Diop (Atlantique), ou narrer leurs blessures, pour les innombrables victimes des rabbins pédophiles de Bnei Brak de Yolande Zauberman (M). Face à la colère grandissante d’un monde gangrené par des inégalités systématisées, le cinéma érige en prophète les marginaux afin de bousculer l’ordre établi. Du Joker de Todd Philips au Les Misérables de Ladj Ly, la violence devient l’unique réponse politique d’un corps-cité qui joue, de manière anarchique, avec la peur bourgeoise de la foule discutablement théorisée par Gustave Le Bon (1895) et immanquablement réactivée par des pouvoirs politiques de plus en plus autoritaires.

Sans concession politique ou idéologique, les œuvres les plus percutantes de 2019 ont décortiqué les mécanismes pervers d’une Histoire écrite par des vainqueurs amnésiques (la participation de l’État roumain à la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale dans « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares » de Radu Jude) ou par des humanistes factices (la radiographie en parallèle des sociétés israélienne et française dans Synonymes de Nadav Lapid). Dans Still Recording, Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub déconstruisent l’instrumentalisation des corps syriens, autant par le régime assadien que par les médias occidentaux, et témoignent d’une nation qui cherche avant tout à se réconcilier avec elle-même. Toutes ces œuvres cristallisent un désir, voire une urgence, de revoir émerger une résistance politique et poétique au sein d’un cinéma mondialisé souvent misérabiliste et vide.

10. Asako I&II,
Ryusuke Hamaguchi
(Japon)

Asako I&II, Ryusuke Hamaguchi (Japon)

9. Les Misérables,
Ladj Ly
(France)

Les Misérables, Ladj Ly (France)

8. Still Recording,
Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub
(Syrie)

Still Recording, Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub (Syrie)

7. Joker,
Todd Phillips
(États-Unis)

Joker, Todd Philips (États-Unis)

6. An Elephant Sitting Still,
Hu Bo
(Chine)

An Elephant Sitting Still, Hu Bo (Chine)

5. Atlantique,
Mati Diop
(Sénégal)

Atlantique, Mati Diop (Sénégal)

4. Synonymes,
Nadav Lapid
(France, Israël)

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3. « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares »,
Radu Jude
(Roumanie)

Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, Radu Jude (Roumanie)

2. M,
Yolande Zauberman
(France)

M, Yolande Zauberman (France)

1. Vitalina Varela,
Pedro Costa
(Portugal)

Vitalina Varela, Pedro Costa (Portugal)

Le Cinéma du Spectateur

 

Give Me Liberty : Les détours du rêve américain

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 24 juillet 2019

Au sein de l’Eisenhower Center, foyer de vie pour des adultes handicapés, Gregory Merzlak peint, de manière compulsive, des arbres colorés aux ramures innombrables. Pareillement, Give Me Liberty explore les décisions multiples d’un conducteur de minibus transportant des personnes handicapées auxquelles s’ajoutent un groupe de personnes âgées slaves devant se rendre aux funérailles d’une voisine. En permanence en retard, le personnage de Vic (Chris Galust) surgit perpétuellement, d’une séquence à l’autre, traçant son parcours tumultueux dans les rues de Milwaukee (Wisconsin) barricadés face aux protestations de la communauté afro-américaine. À la manière de cette séquence lyrique où le protagoniste s’égare dans un bâtiment dont les murs sont couverts des dessins de Merzlak, l’œuvre explore le labyrinthe mental et social de l’Amérique contemporaine.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Bien qu’omniprésent, le personnage de Vic est pourtant en dehors de toute narration. Kirill Mikhanosky le construit comme un pur agent de montage permettant de créer une cohésion narrative aux différentes séquences de Give Me Liberty. Le long-métrage élaborant un jeu de détours, au sens littéral comme figuré, au sein de communautés stigmatisées : la communauté noire et celle issue de l’immigration russe. D’un enterrement soviétique burlesque à un concours de talent couronné par une reprise vigoureuse de « Born in the USA » de Bruce Springsteen, l’œuvre expose, en filigrane, un regard politique sur une Amérique portée par des marginaux, déclassés ou prolétaires. Le cinéaste unit, à travers son minibus, des espaces et des individus absents, voire omis, de la société américaine particulièrement depuis le marasme entraîné par l’élection de Donald Trump.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Ainsi, Give Me Liberty offre un espace de parole, singulier dans le paysage cinématographique étatsunien, à ces corps ignorés. L’œuvre s’ouvre et se clôt d’ailleurs sur les confessions d’un homme noir tétraplégique, dont Vic allume les cigarettes, qui est à la fois une figure paternelle et philosophique. Kirill Mikhanovsky recueille la parole de ses personnages, double cinématographique de leurs interprètes non-professionnels respectifs, sans établir de hiérarchie ou imposer une certaine rentabilité narrative. De la sorte, le discours tournant à vide de l’aveugle en surpoids – premier passager de l’éreintante journée de Vic – est saisi dans son entièreté alors même que Vic quitte le plan, pour aller chercher le minibus, laissant ce personnage saisir, par son omniprésence, l’absolue attention du spectateur.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Cette liberté, réclamée dans le titre, habite également les choix formels utilisés par Kirill Mikhanosky pour raconter, à travers des bribes de récit, sa propre histoire, celle d’un jeune immigré russe dont Vic est l’avatar resplendissant de jeunesse et de vitalité. Caméra à l’épaule, le cinéaste construit une esthétique du chaos jouant sur la brutalité de l’image, comme support et moyen de la violence. Il retranscrit ainsi parfaitement l’effervescence de ces communautés fédérées par une même précarité, mais unies par une même allégresse (autour de chants folkloriques ou urbains, de beuveries). D’ailleurs, lors d’une séquence d’émeute anxiogène de la communauté noire face à l’arrestation arbitraire d’adolescents noirs, Mikhanosky déconstruit la matérialité, image, par le biais du noir et blanc, pour tendre vers une tragique abstraction harmonisant les corps dans un même mouvement et une même souffrance.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Enfin, Give Me Liberty séduit par cette volonté, trop rare, de bâtir un cinéma faisant fi d’une efficience scénaristique, à l’instar de l’intrus magnifique qu’est le personnage de Dima (Maxim Stoyanov), arnaqueur sans véritable but annoncé neutralisé par un coup de foudre à la moitié de l’œuvre. Kirill Mikhanosky propose une vision de la liberté, habituellement cantonnée – et maintes fois affadie – à un retour à la nature, ancrée dans une réalité concrète et menaçante. Il trace, dans le cinéma américain (avec le pourtant dissemblable Sorry to Bother You de Boots Riley sorti également en 2019), la voie d’un lyrisme désabusé qui révèle le maintien d’un rêve américain humaniste au sein d’une Amérique bringuebalante et bricolée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Face à la nuit : La cité des espoirs perdus

Face à la nuit, Wi-Ding Ho

11e Festival international du film policier de Beaune
Grand Prix
Sortie nationale le 10 juillet 2019

Taipei, hiver 2049. Wi-ding Ho amorce son récit par une ample contre-plongée, sur la façade d’un immeuble, dont la quiétude est brisée par le surgissement d’un corps s’écrasant à même la caméra. Par cette cocasse saynète, le cinéaste déclare ses partis pris pour dépeindre cette capitale taïwanaise futuriste. D’un point de vue scénaristique, Face à la nuit souligne – dans cette première des trois « nuits » que compte l’œuvre – la tension primaire entre une vie, promue par un État omniprésent et omniscient (par le biais de puces implantées) et artificiellement maintenue par des produits esthétiques rajeunissants (assimilés à une drogue avec son commerce parallèle et ses addictions), et une mort, prohibée ne surgissant qu’à travers les choix désespérés et désemparés d’individus (suicide, meurtre, vengeance).

Face à la nuit, Wi-ding Ho

D’un point de vue formelle, Wi-ding Ho repose sa mise en scène sur un principe de verticalité. Dans ce Taipei interlope, l’échelle sociale s’exprime de manière littérale. La narration se divisant entre la tour d’habitation surprotégée de la fille du protagoniste (Yin Shin), dernière strate nationale avant l’ultime avancée sociale que représente le départ à l’étranger, et les bas-fonds dans lesquels déambule Lao Zhang (l’impassible Jack Kao) entre prostitution et menus larcins. Cependant, le cinéaste exploite cette verticalité dichotomique pour témoigner, par un habile jeu de plongées et/ou de contre-plongées, des affres (la descente littérale du foyer familial au bordel) et des fantasmes (à l’instar la contre-plongée magnifiquement inspirée de ses strip-teaseuses dansant sur une plateforme vitrée au-dessus des badauds et des pervers) de son protagoniste.

Face à la nuit, Wi-ding Ho

Théâtre de la vengeance factuelle d’un ancien policier gangréné par la haine qu’il témoigne envers sa femme et un certain ministre alité au sommet d’un hôpital, cette première nuit est la seule à véritablement témoigner d’une pensée de la mise en scène comme entour d’une époque, anticipation des dérives technologiques et naturelles qui caractérisent l’Homme du XXIe siècle, et d’un genre, le thriller nocturne et désincarné. Les deux nuits suivantes, respectivement à l’été 2016 et au printemps 2000, laissent ainsi émerger les ficelles narratives de ce récit, tout bonnement, inversé. Triple errance nocturne, l’enchevêtrement des histoires met en exergue les moments décisifs de la vie d’un homme : celui qui l’a poussé au crime, celui qui lui a fait perdre son honneur et son intégrité, et celui qui lui impose une sorte de prophétie familiale de la délinquance.

Face à la nuit, Wi-ding Ho

Le choix du singulier dans le titre français rend compte de l’unicité d’un récit cloîtré dans la psyché ténébreux d’un seul homme. Or, la force de Face à la nuit se dissout dans cette volonté artificielle de ne créer qu’un lien scénaristique entre des histoires formellement décousues (et plus ou moins convaincantes) – le thriller, la romance et la tragédie. Visuellement inspirée par l’invention du Taipei de 2049, la caméra de Wi-ding Ho disparaît progressivement derrière une volonté marquée de privilégier un scénario, presque, rocambolesque qui impose, de manière factice, des retournements attendus. Face à la nuit peine finalement à dissimuler, par la fausse complexité de sa dramaturgie, sa propre fragilité.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen