Divines : Banlieue-land

Divines, Houda Benyamina

69e Festival de Cannes
Caméra d’Or
Sortie nationale le 31 Août 2016

Le cinéma français contemporain, d’Audiard (Dheepan) à Sciamma (Bandes de Filles), tente de construire un regard sur la banlieue. Il cherche à s’accaparer cet univers qui, pour beaucoup, à commencer pleinement à exister par la médiatisation des émeutes de 2005. La périphérie devient paradoxalement le centre (d’intérêt) par une volonté sociale d’un cinéma français soi-disant républicain, mais qui ne cherche finalement qu’à reproduire cet espace à « nettoyer au karcher » comme le disait Sarkozy. On renoue ici avec la tradition des Apaches du début du XXe siècle, cette catégorie sociale – faite d’habitants des faubourgs – inventée par la littérature et le cinéma pour menacer l’ordre bourgeois. La banlieue est présentée, dans la même logique de recherche du sensationnel que les chaînes d’informations continues, comme une « no go zone » où se rencontrent des destins cinématographiques empruntés à Scarface.

Divines, Houda Benyamina

Divines d’Houda Benyamina semble pourtant cerner la banlieue dans son essence même en décidant d’ouvrir son film avec un générique présentant en fond des Snaps de Dounia (Oulaya Amamra, épatante) et Maimouna (Déborah Lukumuena, irrésistible). Par cela, la réalisatrice pénètre alors pleinement dans le « film de banlieue » en collant à la récurrence interactionnelle de l’amitié comme valeur absolue. Mais surtout, elle capte la force de représentation de cette jeunesse qui parvient à exister par les réseaux sociaux, vus comme accès démocratique à la production et à la diffusion d’images. Une façon de survivre, au même titre que la religion présente dans le film, dans un environnement en plein délitement. Le capitalisme a transformé le rêve urbain des Trente Glorieuses en un cauchemar que Benyamina saisit par sa caméra en se focalisant frontalement sur des tours en ruine et particulièrement en ponctuant ses plans de grilles de chantier – vestige d’une action étatique –. Dounia s’insère dans cet espace en survivance en se présentant derrière ces dernières ou en les caressant tel des barreaux de prison.

Divines, Houda Benyamina

Divines présente également en sous-texte la faillite du rêve républicain : les institutions sont devenues les ennemies irréductibles des Banlieusards en participant à la création de cette marginalité précaire et ethnique. L’école ne s’incarne plus que dans son arrêt puisque Dounia la quitte, par choix, après une altercation avec une professeure de BEP Métiers de la Relation aux Clients et Usagers. La force de cette scène est de participer aux cris d’une génération dont l’Etat attend qu’elle se batte, avec entrain, pour atteindre uniquement le bas de l’échelle salariale. Ces jeunes veulent se battre non pas pour un SMIC, mais pour un ailleurs. Un ailleurs d’autant plus politique dans le film qu’il consiste à une sortie totale de la France – chacun rêvant de la Thaïlande –. Marianne perd sa dimension de patrie maternelle aux profits des phares du capitalisme. Benyamina comprend bien que la banlieue est surtout un microcosme mort d’imaginaires qu’il faut apprendre à reconstruire à l’instar de cette scène, la plus belle du film, où Dounia et Maimouna miment un trajet en Ferrari sur la côte thaïlandaise. Par leur fougue, elles prennent le contrôle de la caméra et de la bande son pour s’échapper d’un monde où le sable est du béton.

Divines, Houda Benyamina

Un horizon qui paraît atteignable seulement, aux yeux de Dounia, par le cercle vicieux de drogue de la même manière que dans Bande de Filles de Sciamma – dont le film reprend clairement la trame –. Par ce choix, Houda Benyamina tombe dans le piège de la représentation de la banlieue comme exotisme morbide pour son spectateur. En effet, elle pousse ses faits à l’extrême pour tenter de trouver un sensationnel qui la distinguerait de ses prédécesseurs. Dans un souci misérabiliste, elle exile sa protagoniste – arabe – de la banlieue vers un camp de Roms pour filmer une misère plus forte médiatiquement, celle du tiers-monde. Divines veut également se présenter comme une œuvre féministe en mettant à l’écran un monde de femmes régenté par un slogan réussi, « T’as du clitoris » annoncé par Rebecca (Jisca Kalvanda), la caïd du quartier. Néanmoins, le vrai féministe aurait été de sortir pleinement des cadres de pensée masculins : ne pas créer un jugement sur cette mère enfantant une « bâtarde » ou encore ne pas voir dans la romance – et les codes éculés de la comédie romantique – la seule échappatoire d’une femme.

Divines, Houda Benyamina

Cependant, le principal problème discursif de Divines est le besoin d’avoir recours à la « Grande Culture » pour légitimer son propos. En dehors de la place donnée de manière bancale à la danse contemporaine, c’est l’utilisation de la musique qui synthétise principalement cette nécessité de se rapprocher d’un regard extérieur pour englober le plus de spectateurs possible. Comme si ces derniers devaient être protégés d’une immersion totale. La scène avec Diamonds de Rihanna chez Sciamma était forte, car elle se plaçait au niveau de ses protagonistes pour écouter les idoles qui façonnent leurs imaginaires et rendent possible une sortie de la précarité. Benyamina donne l’impression que l’émotion devrait être uniformisée à la manière des classes supérieures. Elle ne laisse affleurer le sentiment que sous les sons d’instrument légitimes pensés par Mozart ou Vivaldi. La musique originale de Demusmaker ne déroge pas à la règle en proposant une transcription sonore à base de violons pour les moments tristes ou de guitares électriques pour les moments de rage. Divines réduit la musique urbaine – présente à travers Azealia Banks et le rappeur Siboy – à n’être qu’une musique de boîte de nuit.

Divines, Houda Benyamina

Avec son premier long-métrage, Houda Benyamina montre ainsi un véritable potentiel cinématographique. Néanmoins, elle fait de la banlieue un Disneyland pour festivaliers. Elle en reproduit les archétypes médiatiques en se choisissant un réalisme trafiqué pour répondre à son besoin de sensationnel. Une position d’autant plus alarmante qu’elle provient, pour une fois, d’une voix interne de la culture urbaine.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Toni Erdmann : Déguiser le réel

Toni Erdmann, Maren Ade

69e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Dans la pesanteur du climat actuel, Toni Erdmann s’affirme pleinement comme une solution, politique et cinématographique, en présentant une alternative : la quête d’un ailleurs non-géographique ancré dans la chair même des hommes. Si la mort est présente chez Maren Ade, elle ne l’est jamais de manière frontale. Elle se vit de loin, cachée dans un arrière-plan ou dans un cercueil en bois. La réalisatrice allemande a pour philosophie de se focaliser sur le vivant ou sur les marques, les souvenirs, qu’il laisse. L’individu ne pourra exister que s’il sort du réel, s’il assume ses lubies, ses à-côtés. De ce récit d’apprentissage d’un père (professeur de musique) à sa fille (femme d’affaires), Maren Ade ne fait pas une énième thérapie familiale. Elle l’utilise pour bousculer le réel, celui de ses personnages comme du nôtre ; à confronter, par la poésie de la simplicité, deux visions du monde, hédoniste et capitaliste. Il y a dans Toni Erdmann le retour à un humour primaire, de farces et attrapes, où le discours ne peut finalement passer que par des perruques mal ajustées, des fausses dents grotesques ou un coussin péteur.

Toni Erdmann, Maren Ade

Le déguisement joue justement un rôle paradoxal, cherchant en même temps à réduire le rapport à l’autre autant que le rapport à soi. Il marque le seuil d’un autre niveau de réalité duquel aurait été absent le personnage, l’environnement entrepreneurial d’Ines (Sandra Hüller, merveilleuse) autant que celui familial porté par son père, Wilfried (Peter Simonischek, éblouissant). Le long-métrage tire d’ailleurs son titre d’un des personnages créés par ce dernier donnant ainsi comme une existence propre au mensonge. Maren Ade prône une recherche du vrai – de la sensation, du souvenir – même s’il doit passer par des détours. Le personnage de Wilfried se présente comme un dérivé moderne d’un Docteur Jekyll et M. Hyde : il s’invente, de manière monstrueuse et grotesque, en dehors de sa réalité pour toucher celle des autres de l’intérieur. Il transforme son apparence pour faire triompher son univers poétique allant jusqu’à n’être qu’un amas de poils, une créature protectrice provenant de la mythologie bulgare. Le déguisement semble même acquérir une force pour celui qui le porte, diluant son présent (le tensiomètre donnant presque l’impression dans la scène d’ouverture d’être un gadget de plus) et assurant son souvenir (à l’instar de la grand-mère dont la vie tient dans une fantasque collection de chapeaux).

Toni Erdmann, Maren Ade

Le corps comme outil de transformation est à prendre au sens littéral dans le cas d’Ines. Elle doit ressentir les choses dans sa chair comme le montre ce qui pourrait n’être qu’un anecdotique énervement contre une masseuse pas assez efficace. Maren Ade cherche à jouer avec le corps même de son personnage pour montrer son inadéquation avec son propre environnement. L’incident où elle se heurte violemment le pied dans un canapé-lit est ainsi primordial, car il permet d’entamer un processus dans lequel ses propres tenues deviennent comme des déguisements interchangeables. Qu’elle change de chemisier tâché par son propre sang ou qu’elle retire ses talons à la fin d’une réunion, Ines libère son corps pour trouver dans l’essence même de sa nudité une deuxième naissance. Ses vêtements, symbole de son ascension, sont devenus comme une carapace qu’elle ne peut ni fermer ni enlever à l’image de la robe qu’elle essaye de porter pour son anniversaire. Dans une vision néo-féministe, elle prend pleinement possession de son corps dans une scène sexuelle, complètement désabusée, durant laquelle elle revendique de manière presque agressive une sexualité « autre » où elle désacralise son propre corps pour en faire un objet et réceptacle – par le sperme – de domination.

Toni Erdmann, Maren Ade

La force de Toni Erdmann est de toujours donner l’impression que les rebondissements sont le produit direct des personnages qui se ré-apprivoisent sans cesse leur espace pour créer des possibles. Le mensonge, ou plutôt le déguisement de la vérité, est alors la clé dans une société qui ne regarde plus les gens – personne ne remarquant véritablement le côté ubuesque du physique des identités de Wilfried –, mais seulement les titres devant se résumer sur une carte de visite – dont l’absence, elle, est constatée. L’incorporation de Toni Erdmann dans le monde d’Ines n’aboutit qu’au dévoilement d’une réalité sombre, celle des conséquences du travail de cette dernière, symbolisée par le licenciement non-voulu d’un ouvrier, un peu négligeant sur sa sécurité, par Toni lors de la visite d’un chantier. Un aperçu qui trouve une résonnance dans le langage corporel de Wilfried qui ne peut s’empêcher d’avoir envie de déféquer. Un geste animal, en dehors des règles édictées par l’homme, qui le rapproche paradoxalement de l’humanité. Les mensonges loufoques de Wilfried n’ont pour finalité que la recherche d’un vrai véritable qui se retrouve dans cette maison au bord du chantier ou dans cette cérémonie pascale avec une famille roumaine qui décore des œufs à la cire.

Toni Erdmann, Maren Ade

Maren Ade propose également, en filigrane de cette relation père-fille, un acerbe discours politique statuant sur la distanciation entre le projet européen et sa réalité concrète sur le plan économique, social et culturel. La réalisatrice allemande fait de ses décideurs étrangers de la Roumanie de demain des êtres coincés dans une tour d’argent. Après avoir proposé l’externalisation de l’entreprise (soit des licenciements), Ines regarde par la fenêtre découvrant ainsi une Roumanie scindée en deux par un mur avec d’un côté un pays miséreux et de l’autre cette enclave normalisée par Bruxelles. Néanmoins, l’appauvrissement est surtout culturel dans un pays arpenté uniquement par ces décisionnaires politiques et économiques à travers des hôtels, des réceptions ou des boîtes de nuit. Maren Ade dénonce surtout la perte d’une unicité culturelle de la Roumanie en reprenant les arguments capitalistes qui saluent le pays pour son « plus grand centre commercial d’Europe » plutôt que pour son Palais de Ceausescu et ses habitants pour leur culture internationale acquise à l’étranger. Le refus des Roumain.e.s de participer à leur propre destruction est alors la seule barrière possible d’un peuple qui ne sera, de toute manière, pas pris en compte.

Toni Erdmann, Maren Ade

Avec Toni Erdmann, Maren Ade offre une alternative. Elle prône le rire qui affleure souvent comme unique moyen d’expression valable à la vie humaine. Elle fait des écarts de ses personnages, de ces moments libérés d’une rationalité économique, les seuls dignes de générer du souvenir. Mais surtout, elle parvient à exorciser les démons d’un cinéma dit « social » qui ne jure que par le misérabilisme, à redire les conséquences sans prendre en compte le politique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Poesia Sin Fin : L’art pour les Nuls

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

69e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
69e Festival de Locarno
Concorso Internazionale
Sortie nationale: 5 Octobre 2016

Avec Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky poursuit le tournant autobiographique de sa cinématographie déjà entamé avec sa Danza de la Realidad (2013). En plus de faire corps l’une avec l’autre – comme le montre la répétition de la scène finale de cette dernière en ouverture de celle-ci –, les deux œuvres sont nourries par un même regard vers l’inconnu qu’il soit géographique (Santiago), artistique (la Poésie) ou mental (le passage à l’âge adulte). Poesia Sin Fin est le chapitre de la réalisation de soi impliquant ainsi la nécessaire disparition des parents auparavant omniprésents : il faudra tuer le père et dépasser la mère qui, en figure œdipienne, devient une muse et une amante jouée par la même actrice, Pamela Flores. L’entrée de Jodorowsky dans l’âge adulte n’est pas l’occasion d’un récit initiatique classique – puisque les questionnements intimes propres à l’adolescence sont évoqués puis omis au détour d’une ellipse –, mais plutôt un conte sur l’émergence de la création chez l’auteur. Pourtant, la poésie en tant qu’art littéraire est absente de Poesia Sin Fin, seulement entraperçue à travers des vers inventés « sur le terrain ». La poétique, chez Jodorowsky, est uniquement un acte synthétisé par l’envie de ses personnages de marcher droit coûte que coûte et quels que soient les obstacles.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Le cinéma du réalisateur chilien se veut être un acte – dans une acception philosophique –, une capacité d’agir sur la mémoire pour prôner une guérison mentale. Il pose alors la problématique du souvenir, comme résurgence impossible du passé dans un présent fluctuant, en décidant de tourner sur les lieux exacts des évènements qu’il présente ici. Jodorowky choisit judicieusement de ne pas tomber dans l’illusion de la reconstitution dès les premières images de Poesia Sin Fin en tendant des photographies en noir et blanc sur les façades pour montrer le passé. Il joue ainsi sur la superposition des temporalités en ayant pleinement conscience de la limite du cinéma : son incapacité à (re)créer un réel dans son entièreté. Il démontre une croyance dans un au-delà de l’image à l’instar d’un Rohmer dans Perceval le Gallois (1978) qui refusait de présenter des arbres qui n’auraient pas assisté véritablement aux faits. En conséquence, Jodorowsky organise plutôt un jeu sur la mémoire en préconisant un embellissement du réel, de son réel, pour retranscrire non plus le véridique, mais le souvenir. Une volonté amplifiée dès la production en se voulant une entreprise familiale. En jouant respectivement leur grand-père (Brontis Jodorowsky, excellent) et leur père (Adan Jodorowsky, hésitant), les fils du cinéaste ajoute une nouvelle couche mémorielle, celle générationnelle.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

« Sans être beau, tout devient beau » annonce Jodorowsky dans le livret du film pour montrer que son cinéma doit provoquer une crise positive, une sublimation de la conscience de soi. Or le soi ne peut être ici, par le principe même du film, que Jodorowsky lui-même. Sans tomber dans un narcissisme gratuit – notamment en prenant une position de conteur de sa propre vie en apparaissant âgé –, le cinéaste fait de Poesia Sin Fin un univers mental personnel, voire individuel, qui ne se laisse que faussement pénétrer. Il troque le sens de son récit contre un pseudo-manifeste artistique qui ne fonctionne pas. Le personnage de Stella Diaz (Pamela Flores), muse-poétesse, affirme qu’ « un poète n’a pas à se justifier ». Or la question n’est pas à la justification, mais la capacité à rendre englobant un monde personnel. En voulant apporter du poétique au réel, Jodorowsky oublie que la poésie n’est pas uniquement un cheminement en dehors du sens – comme faculté de percevoir – et encore moins une position apolitique (d’autant plus s’il veut se jouer de la norme) opposée catégoriquement au réel qui n’apparaît que finalement dans la marche, hitlérienne, d’Ibanez sur la capitale chilienne.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Poesia Sin Fin se lit progressivement alors comme une sorte de sacrifice artistique sur l’autel du surréalisme. Jodorowsky canonise, à tort, la provocation comme un acte poétique. Il est navrant de voir le cinéaste chercher par tous les moyens une position d’artiste contestataire d’une norme qu’il s’impose paradoxalement lui-même. Il affadit ainsi son potentiel discours en cherchant l’effet, celui de provoquer, avant même d’en comprendre la cause. Jodorowsky se noie dans une surenchère d’effets comme le montre le rapport, faussement débridé, à la sexualité dans le film qui additionne une tentative de viol sur le poète par des hommes, un rapport avec une naine ayant ses règles, une nudité gratuite des multiples acteurs ou encore des symboles phalliques sur-signifiants – à l’instar du pénis en néon –. Poesia Sin Fin est, par conséquent, à l’image du personnage de Stella Diaz : une entité travestie – voire clownesque – plus qu’originale, une œuvre dénaturée plus que poétique.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

De la même manière que dans La Danza de la Realidad où la mère – toujours présente – chantait au lieu de parler, Poesia Sin Fin se pressent comme un film-manifeste défendant un art total. Jodorowsky réalise une œuvre fourre-tout dans laquelle il tente, tant bien que mal, de caser une multitude de mini-représentations à la manière, dépassée, des vaudevilles américains. Il présente ainsi un ballet durant une séance de tarot, un spectacle de marionnettes, un carnaval ou encore une performance de clowns. Néanmoins, l’entreprise est factice en cherchant le spectaculaire, voire un insolite exacerbé, plus que l’art en lui-même. Il serait, cependant, injuste de ne pas remarquer un concept intéressant dans ses silhouettes noires, inspirées du théâtre kabuki, qui apportent aux personnages les objets dont ils ont besoin. Mais, le principal danger de Poesia Sin Fin est de promouvoir paradoxalement un affadissement de l’artiste, et de sa posture, en affirmant une vision caricaturale de l’artiste. Cela se joue principalement dans la séquence de présentation des locataires de la maison des artistes de Santiago qui prône un artiste forcément sexué (le peintre baisant littéralement avec la peinture) et destructeur (le pianiste anéantissant son instrument).

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

A la manière de ces artistes – « poly-peintre » ou « ultra-pianiste » – de pellicule, Jodorowsky s’octroie sa propre unicité. Il se focalise alors uniquement sur l’apparence que prendra son « coup d’éclat » pour ne livrer qu’une œuvre certes léchée, mais finalement assez vide.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

The Strangers : La mutation de l’horreur

The Strangers, Na Hong-Jin

69e Festival de Cannes
Hors Compétition
Sortie nationale : 6 Juillet 2016

En réalisant successivement deux monuments du thriller sud-coréen (The Chaser en 2008 et The Murderer en 2010), Na Hong-jin s’est imposé comme un réalisateur doublement désaxé. D’un côté, il témoigne d’une fascination viscérale pour la folie et la violence qui l’inscrit dans la lignée poisseuse et morbide des premiers films de David Fincher (Se7en, Zodiac) ou de ceux de son compatriote Bong Joon-ho (Memories of Murder). De l’autre, le cinéaste pose un regard social sur les marginaux de la société sud-coréenne : des prostituées aux immigrés clandestins, en passant par la figure de l’étranger dans The Strangers (2016). Réalisateur jusqu’alors profondément urbain, Na Hong-jin exile avec ce dernier film son cinéma dans un paysage rural avec cette série de meurtres atroces et inexplicables commis dans une communauté villageoise. Par ce déplacement géographique, les croyances et les superstitions caractéristiques de cet univers mystico-pastoral se répandent dans son cinéma. La force de The Strangers est justement de jouer habilement avec le registre de la contamination : celle des corps qui se muent en zombie sanguinaire, celle des esprits qui se déraisonnent et celle de l’image qui questionne le rapport au cinéma de genre.

The Strangers, Na Hong-Jin

Avec The Strangers, Na Hong-jin se définit d’autant plus comme un cinéaste de la matière, majoritairement humaine et/ou animale. La matière et sa lente transformation imposent au récit sa temporalité et son suspense face à des personnages qui scrutent inlassablement leur corps en espérant ne pas trouver les stigmates de la mutation mortifère qui sévit dans la bourgade. La chair s’altère et oscille entre le monde des vivants et celui des morts en rendant perméable la frontière entre réalité, mythologie et croyance. Toutefois, le trouble naît véritablement lorsque le cinéaste reproduit ce jeu corporel par sa mise en scène tantôt en imposant un regard bienveillant, dupliquant l’osculation à une échelle presque microscopique, tantôt en participant lui aussi au démembrement des corps de la même manière qu’un psychopathe prend des photographies des scènes de crime dans le film. Na Hong-jin surprend même en se laissant diriger par la manière, elle-même, en proposant une sorte de « raccord-matière » entre le corps recouvert de pustules d’une victime à un morceau de poulet en train de cuire.

The Strangers, Na Hong-Jin

Ce rapport à la matérialité participe justement aux leurres scénaristiques de The Strangers insérant progressivement un lâcher-prise du réel pour basculer vers le surnaturel. Faisant de son protagoniste – le policier-enquêteur Jong-Goo (Kwak Do-Won, brillant) – un double du spectateur, Na Hong-jin transforme son œuvre en un labyrinthe de possibles explications s’enfonçant toujours plus dans les brumes des croyances sud-coréennes et occidentales, alliant shamanisme et christianisme. Il s’appuie sur l’invraisemblance du rationnel, à savoir l’ingurgitation de champignons toxiques, pour faire lentement tomber personnages et spectateurs dans une folie paranoïaque. Néanmoins, Na Hong-jin tisse toujours son rapport à la matérialité du corps qui se définit alors paradoxalement par son absence. Invoquant les fantômes de la religion chrétienne dès l’ouverture en citant l’épisode de l’Evangile de Saint-Luc dans lequel les apôtres n’ont pas reconnu Jésus ressuscité, le cinéaste entame alors un combat avec l’invisible qui trouve son apothéose dans un grandiose plan-séquence d’exorcisme où le temps rallongé n’est plus celui des hommes, mais celui des esprits en guerre.

The Strangers, Na Hong-Jin

Cette séquence est symptomatique également de la volonté de réalisme de The Strangers présente dès le tournage en choisissant délibérément d’attendre de vraies pluies diluviennes pour créer ce climat poisseux. L’horreur se veut limitée dans un premier temps à une évocation minimaliste, du sang à l’orage. Cependant, la contamination s’opère également au sein de l’image même de l’œuvre s’affirmant comme transgenre. C’est d’ailleurs la déraison même de l’esprit du protagoniste qui impulse ce basculement vers le cinéma horrifique avec la mise en image des rumeurs plus ou moins farfelues autour de l’enquête. Nonosbtant, Na Hong-jin donne un éclat supplémentaire à son œuvre en ne terminant pas la mutation de son cinéma si sobrement. En s’inscrivant dans la tradition de l’horreur outrancière du cinéma sud-coréen, il la laisse se parer des atours de la série B notamment lors d’un combat burlesque entre des villageois et une sorte de zombie. Car si le cinéaste s’est déjà révélé précédemment comme un maître de l’horreur, il démontre avec The Strangers que son cinéma a une potentialité comique qui sert de soupapes face à la dureté du récit.

The Strangers, Na Hong-Jin

Le comique émerge à travers la figure atypique de Jong-Goo. En effet, Na Hong-jin refuse l’héroïsation de son protagoniste, que réclamerait pourtant le genre dans lequel il cherche à s’inscrire, pour en faire véritablement un relais des émotions du spectateur jeté, comme son personnage, face à des évènements qui le dépassent. En policier couard, il fait de son corps le réceptacle de l’horreur qui ne peut s’exprimer, face à son déni des évènements, que de deux manières : par la peur (hurlement, crispations corporelles) ou par la folie qui ne sont finalement que des caractéristiques de sa propre impuissance. Le talent de Na Hong-jin est donc de réussir à faire rire le spectateur de sa propre position, stérile dans son fauteuil, en lui faisant accepter ses multiples rebondissements, ses multiples climax et ses quelques faiblesses.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Ma Loute : Du Corps à l’Âne

Ma Loute, Bruno Dumont

69e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Le P’tit Quinquin (2014) a été comme une épiphanie dans la filmographie de Dumont : la mise en place d’un cinéma hors-norme, par son format et son ambition, se teintant progressivement d’un burlesque tragi-comique. Son austérité se mue et sort des diktats du réalisme pour s’enfoncer dans la voie d’un rire presque cathartique, une échappatoire face au chaos mental (Camille Claudel 1915, 2013) ou sociétal (P’tit Quinquin). Une révolution qui semble vouloir s’inscrire avec Ma Loute dans la temporalité même du cinéma de Dumont, comme une volonté de retourner aux origines de ses personnages – du duo de policiers de L’Humanité (1999) à celui de la mini-série d’Arte –. Le cinéaste nous plonge toujours dans son folklorique nord en 1910 où une maison de riches bourgeois, les Van Peteghem de Tourcoing, surplombe aussi bien les méandres de la baie de Wissant que de la société paysanne avec comme toile de fond une enquête autour de la disparition de plusieurs touristes.

Ma Loute, Bruno Dumont

Dès l’ouverture amenant la confrontation des corps inadaptés des Van Peteghem à ceux travailleurs des Brufort, Dumont assoie son dispositif filmique et scénaristique en faisant du corps le moyen unique, premier et primaire d’expression. Le corps se pense comme une entité narrative propre qui se veut en perpétuelle expansion au point d’affecter la bande-son – les bruits de ballons pour les déplacements du Commissaire Machin (Didier Després) – et de perdre sa définition propre – le caractère transgenre du personnage énigmatique de Billie (Raph). Il jouit même d’une pluralité universelle en étant à la fois un moyen (une force de travail avec l’intelligente idée de ses paysans-barques faisant traverser les notables uniquement avec leur corps) et une fin (une nourriture pour ses paysans anthropophages). Enfin, le corps symbolise la colonisation des notables aux corps désadaptés à la nature. Ils se meuvent engoncés dans leurs vêtements, à l’instar du voile d’Isabelle Van Peteghem (Valeria Bruni-Tedeschi) qui lui revient toujours sur le visage durant la « sublime » ballade, avec comme seule finalité la chute. Ces nouveaux vacanciers de proximité sont ainsi un artifice devenant au détour d’une scène une flore et une faune à part entière : André Van Peteghem (Fabrice Luchini) pointe du doigt un héron hors-champ, or pour le spectateur ce doigt montre le chapeau à plumes que porte sa sœur, Aude Van Peteghem (Juliette Binoche).

Ma Loute, Bruno Dumont

Néanmoins, Dumont ne dépasse pas les caractéristiques du vaudeville américain, ce spectacle fourre-tout réunissant différents numéros. Le Commissaire Machin et son acolyte sont réduits à tenir le rôle de « Monsieur Loyal » en rabattant par un unique gag, les chutes de Machin, les cartes d’un récit inexistant devant conjuguer des attractions diverses et disparates allant du gore (cannibalisme) au burlesque en passant par la romance. Cette dernière entre Ma Loute et Billie ne semble pas exister comme un contre-pied respiratoire, mais uniquement pour tendre à l’humiliation mentale (les commentaires des policiers ou des Van Peteghem) et physique (la scène de passage à tabac) du personnage de Billie. Dumont cherche ainsi à séduire par le rebut jouant sur la violence et la matière (crachas, sang) pour séduire un spectateur masochiste qui se complairait ainsi finalement comme lui à regarder l’homme comme une masse malléable et modulable. Il y a dans Ma Loute un goût pour un slapstick, genre d’humour impliquant la violence physique, qui devrait par essence être jubilatoire et conduire à un rire mortifère (la chute pseudo-mortelle de Luchini en char à voile). Une outrance jusque dans les corps qui tend par sa répétition affadissante plus du grand-guignol que d’une réflexion constructive sur la réhabilitation du corps comme enjeu proprement cinématographique.

Ma Loute, Bruno Dumont

Dans Ma Loute, tout n’est en effet que spectacle, une pacotille théâtrale à l’image de cette maison, ce typhonium, aux allures égyptiennes en « marbre recouvert de béton ». Les personnages sont en représentation au sein du film comme dans cette scène où les époux Van Peteghem (Bruni-Tedeschi/Luchini) admirent un marin dans sa barque au milieu d’un bassin artificiel qui leur sourit en retour mimant une fausse activité « typique ». Mais aussi malheureusement en dehors du film à l’instar de la présentation du personnage de Binoche se retournant face caméra pour saluer le public. Les acteurs professionnels, une première chez Dumont, feignent de disparaître sous des costumes tarabiscotés (Luchini) ou un sur-jeu épuisant (Binoche) pour n’exister finalement qu’en décalage du reste du casting qui les observent, comme le spectateur, comme des bêtes curieuses cherchant à remplir l’image coûte que coûte par une quête absurde du comique perpétuel. Le malaise naît surtout du fait que cette singerie consciente trouve un écho inconscient dans le physique des non-professionnels, ces gueules cassées aux phrasés particuliers devenus des objets humiliés par les personnages (les moqueries de Binoche sur le personnage de Ma Loute) et par extension par le spectateur.

Ma Loute, Bruno Dumont

Ainsi, Ma Loute entraîne un questionnement même sur notre propre rapport au spectacle. Devons-nous voir de l’audace dans la critique d’une société déjà détruite ? Devons-nous voir une accélération du masochisme raciste (au sein même de la France) dans ce rire déshumanisant et humiliateur ? Devons-nous voir du poétique dans un didactisme et un épuisement de l’image bloquant l’imaginaire à une seule possibilité (la lévitation) ?

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais