Les 10 Films de 2018 : Les Chimères du Présent

 

10. High Life, Claire Denis
(France)

Dans le cinéma de science-fiction, High Life s’affilie à un grandiose minimalisme, de Solaris (Tarkovski, 1972) à Under the Skin (Glazer, 2014), qui permet, par la pure mise en scène, une ouverture transcendantale. Prêchant l’abstraction, Claire Denis se libère d’un carcan scénaristique traditionnel pour atteindre l’hypnose. Prônant l’extase sensorielle, la cinéaste française juxtapose la fascination et la répulsion, le lyrisme et le prosaïsme, le vide et le trop-plein. Sous les enjeux de filiation de ces détenus utilisés pour des expériences de procréation en milieu spatial, High Life dresse le portrait d’une humanité sans idéal ni espérance errant dans l’espace comme dans le temps. Chérissant le détour, elle brouille la temporalité de son récit pour suivre le fil d’Ariane d’une folie latente sans cesse repoussée par un père flegmatique, Robert Pattinson, résigné à survivre sans certitude ni désir.

High Life, Claire Denis

9. Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche
(France)

Mektoub, My Love : Canto Uno est la quintessence du cinéma d’Abdellatif Kechiche : une malicieuse candeur sculptée par le cadre d’une caméra qui absorbe en permanence les corps et les émotions pour les transcender et les ennoblir. Dans ce sixième long-métrage, il se libère d’une négativité mécanique qui déterminait ses personnages à l'(auto)destruction. Sur les plages de Sète, l’art de Kechiche devient vitaliste au contact de ces adolescents, à l’hédonisme et à la sexualité assumés. Le cinéaste appréhende, avec une rare justesse, cet âge comme une perpétuelle confusion entre vacuité et sublime. Il saisit l’ivresse d’une jeunesse en quête d’un mouvement qu’il accompagne, sans cesse, jusqu’à l’enivrement à la manière de cette scène étourdissante de volupté et d’excitation dans une boîte de nuit. Ode à la sensualité, Mektoub, My Love : Canto Uno est un conte d’été sans morale puisque marchant impétueusement vers l’émancipation et la liberté.

Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche

8. Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa
(Japon)

Dans la filmographie inégale de Kiyoshi Kurosawa, le sublime émerge invariablement dans le glissement du réel dans une altération fantastique. Par ses lentes imbrications métaphysiques, le cinéaste japonais abolit les frontières avec l’au-delà, qu’il s’agisse de la mort (Vers l’autre rive, 2015) ou de l’espace (Invasion, 2018). Jouant avec les codes de la science-fiction, Avant que nous disparaissions trouve dans la subtilité de son dispositif – des extra-terrestres prenant la possession d’êtres humains pour voler les concepts créés par l’humanité avant d’annihiler la planète entière – une subtile force qui annonce la fin de la civilisation avec une mélancolique terreur plus évidente et émouvante que les efforts pyrotechniques d’Hollywood. Kiyoshi Kurosawa, par la persistante obsession de l’amour, signe une fable philosophique, ubuesque et terrifiante, sur le chaos de la société et les peurs collectives qui le nourrissent.

Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa

7. Un Couteau dans le cœur, Yann Gonzalez
(France)

Un couteau dans le cœur est une ode graphique au Giallo, ces thrillers italiens des années 1970. À la frontière entre cinéma policier, horrifique et érotique, l’œuvre utilise, à la manière du maître Dario Argento, le fil conducteur d’une enquête comme prétexte à des expérimentations tendant vers une abstraction orgiaque. Yann Gonzalez confirme, après Les Rencontres d’après-minuit (2013), un goût pour la référence, certes, mais toujours subtilement altérée, comme pour prendre à rebours son propre cadre de représentation. S’ouvrant sur le meurtre, graphiquement morbide, d’un acteur porno gay, Un couteau dans le cœur se place directement dans la marge : une marge formelle que son cinéaste dissèque et triture (comme sur une table de montage) ; et une marge scénaristique, l’univers de la pornographie homosexuelle, qu’il hante d’une pulsion de vie et d’une envie de mort. Peu de cinéastes ont encore cette confiance, presque prosaïque, dans la force de monstration de l’image – une singularité héritée justement du cinéma pornographique qui permet cette jouissance proprement cinématographique.

Un Couteau dans le coeur, Yann Gonzalez

6. Diamantino, Gabriel Abrantes & Daniel Schmidt
(Portugal)

Les expérimentations formelles de Diamantino résonnent parmi l’avant-garde portugaise qui prêche l’immersion du poétique dans le quotidien morose du Portugal. Après l’érotique João Pedro Rodrigues (O fantasma, L’Ornithologue), le mythologique Miguel Gomes (Tabou, Les Mille et une nuits) et le romantique João Nicolau (John From), le cinéma lusophone se pare des joyaux pop du duo Abrantes-Schmidt. Entre kitsch et science-fiction, Diamantino offre un manifeste baroque au brûlot politique du Portugal. Parabole drolatique, l’œuvre choisit l’exubérance, aussi bien scénaristique que visuelle, comme arme de destruction massive des maux intrinsèques de la nation portugaise. Une vision enchanteresse dans laquelle la béatitude se quantifie au nombre de chiens géants gambadant dans un stade de football, cathédrale moderne des espérances d’une nation ! (Critique)

Diamantino, Gabriel Abrantes-Daniel Schmidt (Portugal-Brésil, 2018)

5. Under the Silver Lake, David Robert Mitchell
(États-Unis)

Œuvre hallucinante et hallucinatoire, Under the Silver Lake est une double relecture cinématographique des polars californiens. D’une part, David Robert Mitchell modernise et déconstruit les codes du film noir par le biais d’une esthétique post-MTV. Le cinéaste navigue entre une parodie, teinté d’admiration, et une actualisation de ces codes face à une société, devenue un spectacle perpétuel, qui s’effondre dans l’ineptie et la bouffonnerie. D’autre part, Under the Silver Lake s’inscrit dans la lignée des œuvres à la Mulholland Drive (David Lynch, 2001) tout en écartant sa dimension métaphysique pour accoucher d’enjeux intrinsèquement contemporains : la lente apocalypse d’un monde en perte de sens. Se jouant d’un spectateur à la fois désillusionné et biberonné aux discours ontologiques, David Robert Mitchell oscille entre démence et véracité pour construire un territoire cinématographique encore vierge perdu entre le non-sens instinctif et la surinterprétation mécanique.

Under the Silver Lake, David Robert Mitchell

4. Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico
(France)

Récit homérique, Les Garçons sauvages est une épopée transgenre qui décompose et redessine, avec luxure, les repères sexuels et cinématographiques. Pour son premier long-métrage, Bertrand Mandico se joue de la matière – celle des corps de ces jeunes garçons métamorphosés en femme au contact d’une île-matrice, celle de la pellicule qui foisonne de trouvailles – pour créer un univers atypique et novateur dans un cinéma français de plus en plus frileux. Par ce tourbillon pulsionnel et onirique, le cinéaste illustre une certaine imagerie sexuelle freudienne en prônant une sexualité infantile mêlant jeu (cette décadente répétition théâtrale qui ouvre l’œuvre) et la découverte du plaisir (par cette île fantasmagorique de laquelle s’échappe une semence exquise). Expérimentation à la Georges Méliès autant que récit de piraterie à la Raoul Ruiz, Bertrand Mandico renoue avec un cinéma d’avant-garde actualisé à l’aune d’un discours politique queer et libérateur.

Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico

3. Les Âmes mortes, Wang Bing
(Chine)

Les Âmes Mortes marque la tragique mise en crise du dispositif cinématographique de Wang Bing qui, à l’accoutumée, abolit un certain didactisme documentaire (annihilation de la voix-off ou du format de l’entretien). Observateur infatigable, le cinéaste chinois expose une image sacro-sainte qui, par sa frontalité brute, révèle les gestes, au sens littéraire également, des marginaux de la Chine contemporaine. S’efforçant d’atteindre une subjectivité paroxysmique, il se heurte ici à une triple annihilation : celle des esprits orchestrés par Mao Zedong (par les mouvements antidroitiers de 1957-1958), celle des corps dans les camps de rééducation communistes, et celle de la mémoire étatique (par la destruction institutionnalisée des camps et des mémoriaux) et individuelle (par le compte à rebours biologique de ces survivants). Comment filmer ce qui n’existe plus et surtout garder ce qui est en train de disparaître ? Le documentariste façonne, à travers ses entretiens, un lieu de sépulture pour ces âmes errantes pour empêcher, indéfiniment, l’oubli souhaité par les pouvoirs politiques chinois.

Les Âmes Mortes, Wang Bing

2. Sophia Antipolis, Virgil Vernier
(France)

Dans Sophia Antipolis, Virgil Vernier traque un reliquat d’utopie dans cette réalité morose, voire sinistre. Il s’enquiert des miettes d’un paradis onirique là où l’individu, et par extension le spectateur, s’y attend le moins : dans une zone industrielle où des paons sauvages laissent derrière eux des plumes ; dans le fond d’un bus où un petit garçon propose des tours de magie ; dans une expérimentation cosmique qui se dissout dans la pellicule. En refusant tout schématisme ou misérabilisme, le cinéaste convoque les chimères du présent et renoue avec l’idéal pasolinien d’une œuvre d’intervention politique qui l’est, justement, parce qu’elle est son propre manifeste poétique. (Critique)

Sophia Antipolis, Virgil Vernier

1. Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

Les œuvres les plus sublimes d’Hong Sang-soo sont celles qu’il nimbe d’une douce, néanmoins amère, mélancolie amoureuse. Envahi par le spleen, le prolifique cinéaste sud-coréen renchérit le deuil amoureux de Young-hee (Min-hee Kim) d’un cortège d’actes de grâce, comme ses personnages s’agenouillant avant de traverser un pont. D’une poésie inextinguible, le cinéma d’Hong Sang-soo déconstruit, au moyen de frontières (scénaristiques) traversées par des fantômes, les liens entre le rêve et la réalité. Accordant une place à l’invisible, il poursuit sa fuite sentimentale vers les limbes d’une utopie amoureuse survivant dans les rêves, conscients ou non, de sa muse. Le cinéaste livre ainsi une éblouissante déclaration d’amour d’un territoire qui ne croit plus en l’amour.

Seule sur la plage, la nuit, Hong Sang-soo

Le Cinéma du Spectateur

Cinéma Français, mon amour !

Article rédigé pour Baz’art
Magazine culturel de Paris 1
N°2

Baz'ArtLe « made in France » serait-il seulement viable dans le domaine de la culture ? Il faut dire que le rayonnement de la France repose bien plus sur sa culture que sur son économie. Les cinéastes français, sélectionnés dans tous les festivals majeurs, font resplendir le savoir-faire français et la langue de Molière à travers le monde. Une vitalité qui passe autant par le nombre croissant des festivals consacrés au cinéma français à travers le monde que par le record de nominations (36) à l’Oscar du meilleur film étranger. Un cinéma aimé partout, sauf en France. Paradoxe du spectateur français qui se tourne plus vers les œuvres américaines que françaises sauf pour amener des succès programmés à des divertissements familiaux. Il est vrai qu’on pourrait dire que le cinéma français est bavard, lent ou sentimental. Mais le cinéma français est un art qui dépasse la question du divertissement. L’année 2013 est parfaite pour déclarer son amour à notre cinéma unanimement salué par une Palme d’Or à Cannes avec La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche offerte par les mains du roi d’Hollywood, Steven Spielberg.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La force du cinéma français réside dans sa liberté morale : pas d’interdiction de sujets, de scènes ou de mots. Une structure privilégiée qui l’empêche de tomber dans un puritanisme qui gangrène le cinéma américain. Un affranchissement moral qui permet au cinéma français d’être polémique comme ce fut le cas pour La Vie d’Adèle, voyeurisme ou artistique ? Kechiche n’est pas un pornographe mais un réalisateur du corps. Il inclut, par la proximité de sa caméra, le spectateur dans le jeu de séduction charnel qui s’opère entre Adèle et Emma. Une situation qui ne fait qu’accentuer la position de voyeur du spectateur. Alain Guiraudie (L’Inconnu du Lac) filme les lieux de drague homosexuelle à la manière d’une fable. Les corps se vêtissent et se dévêtissent suivant la volonté des corps. Seul le désir charnel s’exprime, une logique qui ne peut se passer de l’exultation de l’acte sexuel comme finalité des désirs. Le réalisateur suit une logique narrative dans laquelle il ne peut jouer le jeu naïf de l’amour platonique. Avec Mes séances de lutte, Jacques Doillon fait d’ailleurs de la frustration sexuelle un moyen d’intensifier la confrontation des corps. Ici, les corps s’entrechoquent dans une violence libératrice pour devenir un ballet d’émotions. Le sexe retrouve sa logique fondatrice. On retrouve également cette instrumentalisation des corps dans La Vénus à la fourrure de Polanski qui confronte deux dominateurs, un metteur en scène et une actrice, dans une valse masochiste. Le sexe devient le fruit du hasard et de la perversion de l’homme chez Yann Gonzalez, Les Rencontres d’Après-minuit, avec cette partouze Buñuelienne sans cesse reportée par les angoisses des participants.

Mes Séances de Lutte, Jacques Doillon

Si le cinéma français peut paraître cru, c’est par un mélange de genres chargé de symboles et de poésie qu’il parvient à s’extirper du simple fait de montrer gratuitement des faits. Un retour à la tradition d’un cinéma purement narratif, un glissement vers le conte. L’Inconnu du Lac n’est alors plus une œuvre homosexuelle, mais un conte sur la séduction avec une distinction entre un bien naïf (Franck) et un mal séduisant (Michel) mis en place par une conscience (Henri). Une thématique du conte qu’on retrouve chez Agnès Jaoui (Au Bout du Conte) qui met en situation des personnages caractéristiques : la princesse, le méchant loup, la marraine, le prince charmant. Des anachronismes séduisants qui amènent un humour recherché. L’humour du cinéma français se fait également par le mélange des genres. Guillaume Gallienne (Les garçons et Guillaume, à table !) signe la comédie la plus rafraîchissante de l’année en faisant de sa vie une douce farce sur la perception des genres. Admirer les femmes, induirait forcément un penchant homosexuel ? C’est dans ces questionnements qu’il parvient à tirer un humour à contre-pied, un génial comique de situations et de quiproquos. Chaque sujet peut devenir une habile farce sociale : le procès d’un globophage chez Dupontel (9 mois ferme), un commissariat et la police des polices chez Bozon (Tip Top).

Les Garçons et Guillaume à table, Guillaume Gallienne

L’onirisme à la française n’est pas seulement le fruit d’un scénario ciselé, mais d’un travail sur l’image et ses représentations. La France fourmille de réalisateurs qui sont de véritables artisans visuels. En adaptant l’œuvre de Boris Vian – L’Ecume des Jours–, Michel Gondry parvient à créer un ciné-sthésie visuel qui mélange le cinéma et les arts plastiques pour créer un monde chimérique. Une absurdité, au sens de Camus, visuelle sublimée par les bricolages de Gondry. On retrouve cette habilité dans le premier long-métrage du dessinateur Sylvain Chomet (Attila Marcel) qui narre le voyage dans la conscience de Paul à la recherche des souvenirs  de ses parents à l’aide d’un poétique potager d’appartement. Des inspirations diverses marquent alors le lyrisme à la française : La Fille du 14 Juillet d’Antonin Peretjatko fait revivre le Godard de la Nouvelle-Vague ; Queen of Montreuil de Solveig Anspach retrouve le cinéma de Méliès ; tandis que Les Rencontres d’Après-Minuit tend vers le surréaliste et les lignes de fuite du cinéma expressionniste allemand des années 1920. Un cinéma référencé mais profondément novateur.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

L’avenir du cinéma français est prometteur avec un groupe de jeunes réalisateurs ambitieux. Avec son deuxième long-métrage Grand Central, Rebecca Zlotowski irradie en signant cette histoire d’amour passionnel sur fond de nucléaire. Elle dissèque la mise en place du désir entre ses personnages pour retrouver la logique contaminatrice des particules nucléaires. Une ambition d’observation qu’on retrouve également dans La Bataille de Solférino de Justine Triet. Dans son deuxième long-métrage, la réalisatrice fait s’entrechoquer microcosme et macrocosme. Elle englobe le récit de deux divorcés se disputant les enfants de la ferveur de l’élection de François Hollande en 2012. Une ébullition sensorielle qui explose dans une hystérie populaire entre fiction et réalité. Cette recherche de saisir une réalité se retrouve chez Virgil Vernier qui lie l’histoire d’une strip-teaseuse et des cérémonies pour Jeanne d’Arc dans Orléans. Des œuvres atypiques qui brouillent les frontières entre documentaire et fiction pour amener le spectateur dans une nouvelle vision de percevoir le cinéma. Un cinéma qui se politise également chez Thierry de Peretti (Les Apaches) qui met en scène la violence chez les jeunes corses entre immigration et gangs. Le nouveau cinéma français ne se tourne pas seulement vers le réalisme social, il est aussi empreint de percées lyriques comme dans La Fille du 14 Juillet (Antonin Peretjatko), Les garçons et Guillaume, à table ! (Guillaume Gallienne) ou Les Rencontres d’Après-minuit (Yann Gonzalez).

Les rencontres d'après-minuit, Yann Gonzalez

Le cinéma français a encore de beaux jours devant lui. Une vitalité éclatante et multiple qui séduira n’importe lequel d’entre vous.

La Vie d’Adèle : L’Education Sentimentale

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

66e Festival de Cannes (Compétition)
Palme d’or

L’ouverture de La Vie d’Adèle formule les choix narratifs d’Abdellatif Kechiche. Le trajet d’Adèle jusqu’au lycée présente son corps filmique, et annonce sa présence perpétuelle à l’image. Le premier dialogue prononcé par une camarade de classe lisant un extrait de La Vie de Marianne de Marivaux, « Je suis femme et je conte mon histoire », ouvre le film-journal d’Adèle. Car si Marianne fait corps avec le roman, Adèle fait corps avec le film. De la même manière la place d’auteur de Kechiche est exactement la même que Marivaux. Les deux se glissent entièrement dans les tourments d’une femme de leur époque pour livrer les sensations et les sentiments de la manière la plus intime possible. La Vie d’Adèle est une histoire qui se raconte à regard d’homme, mais aussi à temps d’homme. C’est en cela qu’on parle de Kechiche comme d’un réalisateur naturaliste. D’abord parce qu’il ne lisse pas ses personnages pour en faire des êtres de cinéma, il plonge au plus profond de l’âme humaine pour en ressortir des hommes « humains » puisque fait de qualités mais surtout de vices. C’est par cette volonté de montrer l’homme dans sa belle laideur que Kechiche amène la question du voyeurisme. Les scènes de sexe n’ont pas l’hypocrisie de jouer le jeu de l’amour platonique du cinéma, Kechiche savoure la bestialité de l’homme usant de la durée pour mieux mettre en lumière l’unicité de la passion. Enfin, Kechiche est naturaliste dans sa position face au temps. Il est aux antipodes d’un cinéma de l’action perpétuelle. Filmer, c’est pour lui révéler la vérité de l’homme à travers la vie. Cela explique l’importance des scènes de repas dans son cinéma. C’est un moment central de la vie, un moment de socialisation qui montre les codes et les valeurs de l’individu. Il use d’ailleurs de cela pour montrer les valeurs antithétiques d’Emma et d’Adèle à travers leur famille.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

Cette dimension de l’intime, Kechiche la rend visible par l’utilisation générale du gros plan, fait rare au cinéma. Il crée alors un nouveau langage visuel qui lui permet de raconter un film à la première personne. En effet, c’est par la proximité qu’il donne entre le spectateur et ses personnages que Kechiche installe une sorte de parallélisme émotif et sensoriel. Il utilise pleinement le statut fantomatique du réalisateur suivant son personnage en étant aussi proche de l’âme que de l’épiderme. C’est à travers la peau, ses imperfections et ses mouvements, que le réalisateur dévoile pleinement – sans même avoir besoin de mots – les sentiments d’Adèle. Il ausculte ses personnages pour découvrir « la mystérieuse faiblesse des visages de l’homme » (Jean-Paul Sartre). L’exactitude de son trait repose en grande partie sur la prouesse d’interprétation de ses comédiennes. Léa Seydoux s’affirme de plus en plus comme la plus grande comédienne française de sa génération, tandis qu’Adèle Exarchopoulos irradie l’écran. Elle est au-delà de l’interprétation, elle vit un personnage pour devenir jusque dans la moindre expression faciale un atout narratif.  

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle est une œuvre double. Dans un premier temps, l’œuvre de Kechiche se rapproche d’un genre totalement littéraire : l’éducation sentimentale. Adèle découvre son corps et sa sexualité avec le spectateur. Elle s’oppose dès les premières scènes à la société lycéenne à laquelle elle appartient ne participant pas au discours sexualisé à outrance de ses amies. Actuellement, le sexe n’est plus vu comme une façon d’unir deux êtres mais comme un passage obligé pour sortir d’une enfance corporelle. Coucher est devenu une obligation sociale qui la pousse à le faire, dans un déni total de ses envies, avec Thomas (Jérémie Laheurte, convaincant). Le désarroi d’Adèle repose sur le fait que l’homosexualité est toujours un sujet tabou. Car si elle embrasse un garçon, c’est sur le fantasme d’une passante (Emma) qu’Adèle se masturbera dans sa chambre. Elle est mise face à elle-même progressivement, d’abord par un jeu (mettant ainsi l’homosexualité comme une passade aux yeux des jeunes) d’un baiser, puis par la réalité des bars homosexuels. Cependant, Kechiche réalise un basculement dans sa perception d’elle-même au sens littéral : au cours d’un repas avec ses parents, Adèle se bascule sur sa chaise et laisse découvrir son visage à l’envers comme pour nous montrer la partie d’elle-même qu’elle tente de cacher. Elle se met ainsi à l’envers du schéma familiale qui la vue naître. Un passage à l’acte qui se fait également visuellement avec la nature puisque lorsqu’elle agit pour la première fois en embrassant Emma allongée dans l’herbe, les arbres sont à l’automne, saison du changement.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

L’œuvre glisse ensuite dans une autre logique en amenant une réflexion sur l’amour comme fait social. La Vie d’Adèle peut alors être rapprochée du long-métrage magnifique et cruel de Claude Goretta La Dentellière (1976). Les deux réalisateurs amènent avec un cynique réalisme la notion d’incompatibilité sociale. Pomme (Isabelle Huppert) est une coiffeuse perdue chez un philosophe, Adèle sera une institutrice oubliée dans un monde d’artiste. L’amour est-il donc une construction sociale ?  C’est par le détail que Kechiche répond à la question. Il oppose avec humour les huîtres aux spaghettis, les tableaux à Questions pour un Champion, les visions de l’épanouissement personnel. Il est aussi signifiant de voir qu’Adèle parle aux amis d’Emma de la même manière qu’à ses enfants : « il ne vous manque rien ? ». Elle se met alors dans une logique de service ne pouvant participer à des débats qui la dépasse. Quand Schiele et Klimt s’opposent, c’est la préparation de sa sauce tomate qui lui amène enfin un sujet de conversation. Comme chez Goretta, c’est le manque d’ambition des gens simples qui amènent une incompréhension. Si Adèle et Emma sont amoureuses, il n’y a pas d’incertitude là-dessus, c’est leur rapport à la société qui les rattrape et les pousse à une rupture douloureuse.   

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle affirme une nouvelle fois le talent incroyable d’Abdellatif Kechiche. La singularité de son approche naturaliste continue d’opérer la magie du cinéma. Il ne raconte pas, il fait vivre des personnages. La Vie d’Adèle est une œuvre parfaite, une palme d’or incontestable. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre