Pierre Feuille Pistolet : Conduite accompagnée

76e Festival de Cannes 
ACID
Sortie le 8 novembre 2023

Au cœur de la guerre, un van sillonne les routes endommagées de l’Ukraine. Conduit par un Polonais polyglotte, son objectif est d’évacuer des civil·es à l’extérieur du pays. Durant ces fuites organisées, la menace de l’invasion russe est permanente, comme accrochée au pare-chocs arrière de la voiture. Depuis le cockpit, la guerre est omniprésente. Le véhicule s’avance dans un paysage apocalyptique dont les destructions alentours (immeubles éventrés, ponts détruits, voitures calcinées) témoignent de la violence des assauts passés de l’armée russe. Parmi les ruines, des explosions retentissent, indiquant autant la proximité des conflits que l’interception de missiles par l’armada antiaérienne. Les enfilades de chars d’assaut allant dans le sens inverse du van rappellent que le conflit est encore en cours. Imprévisible, la guerre force chacun·e à se tenir constamment informé·e. Le conducteur est inséparable de son téléphone qui lui indique en temps réels les modifications de la ligne de front. Détruits ou minés, les chemins se rallongent inlassablement.   

Dans l’habitacle, les esprits sont perdus dans un même labyrinthe, émotionnel. Les passagèr·es sont suspendu·es dans une temporalité entre le danger et la sécurité, dans un territoire inconnu où les corps peuvent enfin se relâcher. Refuge fragile, la voiture apporte un répit douloureux. Si certain·es dorment, d’autres commencent de difficiles deuils : une fille pleure sa mère dont le corps est introuvable ; une femme pleure son mari mort au front. Pierre Feuille Pistolet unit les destins de ses protagonistes de passage dans une même douleur. Par la présence de la caméra, Maciek Hamela donne à ses témoins, habituellement réduit·es à l’anonymat, l’opportunité de raconter leurs histoires. Libérée de la peur, cette précieuse parole permet de ressusciter, par le prisme du souvenir, l’âme de la société ukrainienne. Récit choral de la douleur d’un peuple, l’œuvre comble les interstices des destinées piétinées par la Russie. Alors que le paysage défile, iels verbalisent les traumatismes qui les suivront pour le restant de leurs jours – à l’instar de Sofia, 5 ans, qui a développé une peur panique des avions.

Mais, Pierre Feuille Pistolet n’est pas que le récit misérabiliste de l’horreur qui se joue hors-champ. Le trajet est aussi un entre-deux entre la vie perdue et celle à reconstruire. Être présent·e dans cette voiture est déjà une victoire en soi. Malheureusement, certaines histoires s’arrêtent brutalement en amont comme ce jeune garçon embrigadé de force dans l’armée russe à un contrôle. Fonçant vers la liberté, les conversations permettent de redonner un sens au réel. Sur les ruines qui les entourent, les protagonistes se réapproprient le territoire à la manière de cette fillette qui, voyant la mer, songe déjà à revenir s’y baigner l’été prochain. Iels reprennent le contrôle de leur destinée partageant leurs projets. Après quelques grossesses pour autrui, une des passagèr·es dit qu’elle pourra réaliser son rêve d’enfant : un café avec des pâtisseries. La possibilité de rêver conduit aussi une aristocrate à s’imaginer en « grenouille voyageuse », parcourant l’Europe qu’elle désirait tant découvrir. En pointant sa caméra vers le siège arrière, Maciek Hamela redonne une humanité, et donc un espoir. Il crée un espace propice aux miracles, à l’instar de cette petite fille mutique depuis une explosion qui retrouve la parole. 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Jacky Caillou : La forêt dont les miracles sont faits

75e Festival de Cannes
Programmation ACID
Sortie le 2 novembre 2022

Dans la maison rustique où il vit avec sa grand-mère, Jacky Caillou (Thomas Parigi) traverse les différentes pièces à la recherche de sons dissimulés, une marche qui craque, ou triviaux, une tronçonneuse au loin, qu’il conserve via un enregistreur cassette. Dès la séquence d’ouverture, Lucas Delangle invite ainsi le.a spectateur.rice à saisir l’infime pour dépasser la superficialité confortable du quotidien. Dans cet espace banal, l’univers de Gisèle Caillou (Edwige Blondiau) – magnétiseuse-guérisseuse – se manifeste hors-champ à travers des sons nébuleux se mouvant progressivement en prières. Alors que Jacky se rapproche de la porte fermée d’où émane la liturgie afin d’épier par le trou de la serrure, le cinéaste fait correspondre le regard, et par extension la perception du monde, du protagoniste et du spectateur.rice. Jacky Caillou sera un récit d’initiation autant pour l’un que pour l’autre menant à réécrire la simplicité du réel à l’aune du merveilleux.

Tandis que la magnétiseuse-guérisseuse laisse progressivement son petit-fils pressentir son propre don, c’est l’horizon de ce dernier qui déborde. Il envisage son propre corps d’une manière nouvelle, guettant depuis ses mains l’invisible magnétisme.  À l’instar du thérémine avec lequel il compose sa musique, Jacky doit appréhender les variations dissonantes des êtres humains en vue du retour d’une harmonie perdue.  Toutefois, Gisèle met en garde le jeune homme sur le fait qu’ « [il ne doit pas courir] après le miracle, ça n’existe pas ». Autant dans la forme pastorale que dans le fond mystique, Jacky Caillou s’inscrit dans un territoire où la nature est omnisciente. Immuable, elle semble être une sorte de passage vers les souvenirs délaissés et les vies arrêtées comme ces tombes de roche nichées au cœur des Alpes auxquels Jacky confie les mots suivants : « je devrais partir, sauf si tu me dis de rester ». Lucas Delangle signe une œuvre animiste réinsufflant une aura spirituelle dans un monde sauvage réduit, pour les villageois.es, à la peur atemporelle d’un loup. 

Elsa (Lou Lampros) – jeune femme dont le corps se couvre d’une étrange tâche – surgit d’ailleurs mystérieuse de la nature pour consulter Gisèle, comme si elle était enfantée directement par elle. Depuis les forêts environnantes, les arbres sont parti-prenantes du récit, autant dans la genèse de la malédiction qui touche Elsa (les trois peupliers disparus) que comme exutoire vital à Gisèle/Jacky afin de « se purger » des malheurs des autres oppressant jusque dans le corps même du.de la magnétiseur.se. Dans cet écrin bucolique, Lucas Delangle métamorphose peu à peu son naturalisme en fantastique allant jusqu’à déstructurer l’image lors d’un cauchemar anamorphique où les ombres des branches emprisonnent le corps d’Elsa. Le cinéaste laisse surgir la part de monstruosité, figuration des désirs et des peurs enfouis sans jamais perdre son élégante quête curative. S’il y a un miracle, il réside dans la révélation d’un amour absolu permettant aux protagonistes de vivre une vie sans limite dans une recherche inaltérable de lumière. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Magdala : Sculpter l’invisible

75e Festival de Cannes
Programmation ACID
Sortie le 20 juillet 2022

Au sein d’une forêt intemporelle, Marie-Madeleine (Elsa Wolliaston) erre, recluse, en quête d’un chemin spirituel qui la reconduira auprès de son Christ bien-aimé. Depuis la mort de Jésus, les stigmates d’un temps endeuillé se sont installés dans son cœur et dans son corps. Harassée et en haillon, elle espère une mort salvatrice. À mi-chemin entre la vie et la mort terrestres, la vieille femme parcourt une nature à la fois édénique et hostile. Dans cette cathédrale de verdure, le calvaire de Marie-Madeleine se mue en une messe sensorielle célébrant une harmonie de la résilience unissant les êtres vivants en présence. À travers le corps touché par la grâce d’Elsa Wolliaston, Damien Manivel compose, en prônant une radicalité cinématographique transcendantale, une chorégraphie de l’agonie. Figure majeure de la danse contemporaine, la danseuse ritualise, sublime et spiritualise un vocabulaire corporel prosaïque. Dans la quiétude silencieuse de la nature, le corps se fait parole et le geste se fait verbe. 

Toutefois, Magdala n’est pas qu’une œuvre survivaliste austère. Damien Manivel embrasse entièrement la psyché de sa protagoniste, épousant les contours mystérieux d’une spiritualité en construction. Alors que Marie-Madeleine enlace un arbre ordinaire, se matérialisent soudainement au bout de ses lèvres les pieds ensanglantés de Jésus sur la croix. Cette première apparition marque le basculement allégorique d’un long-métrage questionnant les représentations d’une foi chrétienne originelle. Le cinéaste ressuscite une spiritualité préchrétienne dépouillée de tout diktat ecclésiastique. Marie-Madeleine forge son propre culte christique trouvant dans son rapport intime avec Jésus une passerelle émotionnelle entre les temporalités et les réalités. Avec ardeur et délicatesse, Magdala replace l’individu au centre de la notion de spiritualité offrant à sa protagoniste, via la puissance figurative du medium cinématographique, le don de sculpter l’invisible.

Chez Damien Manivel, la dévotion de Marie-Madeleine est le fruit d’une obsession sentimentale et d’un lyrisme sensuel. Dans Magdala, la frontière entre le désir spirituel et le désir charnel est poreuse. Au crépuscule de son existence, Marie-Madeleine chérit la présence lumineuse et surtout physique d’un homme qu’elle a autant adoré que désiré. Face au vide assourdissant laissé par l’absence de Jésus, elle utilise quelques mots en araméen, « mon amour », pour énoncer ce qui serait une première prière. Face à ce mutisme, le corps de Marie-Madeleine devient le territoire même du deuil. Dans ce chemin de croix littéralement tracé par les frêles croix de bois qu’elle laisse sur son passage, elle atteint de manière absolue son statut de sainte. Jusqu’à un dernier souffle octroyé telle une caresse sous le regard compatissant d’un ange, Magdala incarne la persistance d’un souffle mythologique dans une spiritualité, chrétienne ou non, dont la beauté brute 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Ghost Song : Les Âmes errantes

74e Festival de Cannes
Programmation ACID
Sortie le 27 avril 2022

Avec exaltation, Ghost Song sillonne les rues non-touristiques de la ville d’Houston. La caméra de Nicolas Peduzzi adopte la musicalité singulière de la métropole texane, bercée par le screw – sonorité hip-hop typique de la ville qui se caractérise par un ralentissement du tempo et un jeu sur la répétition. Comme ses protagonistes, Houston apparaît alors comme une ville appesantie par ses propres démons. Le cinéaste capte un présent assujettissant l’avenir à une attente incertaine. Dans cette temporalité, un battement nerveux gronde en permanence autant par la violence inhérente au quartier de Third Ward que par le montage saccadé démultipliant les angles de caméra de Nicolas Peduzzi. Si Ghost Song virevolte, il reste constamment fixé au corps des protagonistes par lesquels surgit la musique. Du rap engagé de OMB Bloodbath (Alexandra) à la guitare teintée d’absurde de William Folzenlogen, la musique se manifeste comme une échappatoire face aux rêves engloutis par la ville. Si leurs trajectoires de vie sont opposées – la vie dans le « ghetto » pour Alexandra, l’héritage volé pour William –, iels se retrouvent dans une lutte commune pour raviver une vitalité égratignée.  

« Ville fantôme » selon les mots de William, Houston est filmé comme ville en somnolence. Nicolas Peduzzi entrecoupe les récits croisés de ses deux protagonistes de plans de rues déshumanisées où les voitures en mouvement sont le seul reliquat d’une société en vie. Les directions aléatoires des conducteur.rice.s brouillent les limites d’une ville dont le tracé devient labyrinthique. Dans les lumières artificielles des strip-clubs et des clips musicaux survit la fascination d’une Amérique fantasmée qui pourrait extirper les habitant.e.s de Third Ward de la violence permanente, oscillant entre règlements de comptes et overdoses. Faisant surface dans l’opacité de la nuit, les losers magnifiques de Nicolas Peduzzi apparaissent comme des opposant.e.s à un certain fatalisme sociétal dont les meurtrissures sont visibles au sein même de leur chair. En effet, si Houston est une ville fantôme, c’est qu’elle est habitée par le souvenir de celleux qu’elle a déjà dévoré.e.s – comme Stunt Bam assassiné à 13 ans. Entre soif de vengeance (« Pour la plupart des gens, on est des sauvages. Mais la réalité, c’est qu’on doit aussi se protéger » explique OMB Bloodbath) et résilience (« je ne veux pas être un fantôme » confesse William), Nicolas Peduzzi amplifie la portée de la voix de ces misfits déglingué.e.s par la  société elle-même – à l’instar des surdosages médicamenteux pour traiter l’hyperactivité chez les enfants pour William ou Nate Nichols.  

La malédiction d’Houston, transformant sa population en fantôme, est intensifiée par la musique originale composée par Jimmy Whoo, escorté par Verdi et Haendel. Les musiques de rap – reprises/chantées comme des mantras par les habitants de Third Ward – sont progressivement dévorées par une musique classique extradiégétique. Loin d’être un classicisme malvenu, cette musique classique s’impose comme la voix de la métropole texane. Elle submerge le réel, et les propres voix des protagonistes, comme une sorte de chœur mélodique funèbre du théâtre grec antique. De là, l’arrivée imminente de l’ouragan Harvey en 2017 acquiert une dimension quasi-biblique. Alors que l’intensité de l’ouragan croît, la caméra de Nicolas Peduzzi semble devenir le dernier rempart pour sauvegarder les traces de l’existence de ces misfits. Son regard empathique témoigne de la fragilité d’un monde crépusculaire appréhendé par sa propre beauté et non comme une description sociologique (qui imposerait une distance). Ghost Song sera l’hymne mythique d’un peuple de naufragé.e.s luttant face à l’anéantissement comme cette dernière séquence où la caméra s’éteint, balayée par le vent et l’eau.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

143 Rue du Désert : La Gardienne du vide

72e Festival International de Locarno
Prix du meilleur réalisateur émergent
Sortie nationale le 16 juin 2021

Au bord de la route nationale Transsaharienne, un café-restaurant se dresse telle une forteresse. Il s’agit du « royaume de Malika » comme le proclame Maya, une motarde polonaise qui traverse l’Algérie. À l’intérieur, le modique royaume se compose d’une table et de quelques chaises offrant une protection opportune contre la rudesse du désert. Assise avec ses chats, Malika attend patiemment de voir émerger ses clients d’un horizon brouillé par le vent et le sable. À quelques kilomètres de la ville d’El Menia (Algérie), l’exigu commerce est un relais où une majorité d’hommes, routier ou voyageur, peuvent boire un café, acheter du tabac à chiquer ou encore manger une omelette. Au milieu de la pierre environnante, ses quatre murs recueillent les histoires de ces hommes de passages qui disparaissent à nouveau dans le désert algérien. Ils trouvent ici une oreille attentive, celle de Malika que la caméra de Hassen Ferhani ne quitte jamais.

143 Rue du Désert est une déclaration d’amour et de cinéma à cette femme qui irradie par l’énigme de son existence au milieu du vide. « On m’a laissé une place dans ce monde, évidemment que je suis là » rétorque-t-elle à ceux qui posent trop de questions. Depuis 1994, la détermination sans borne de Malika permet à cette oasis de sociabilité de survivre et de traverser l’histoire algérienne, même les années de braise (1991-2002) vécues sous la protection tacite du Borgne qui parlait d’elle comme d’une « sainte ». Dans ce monde d’hommes, elle brille par son indépendance face à toutes formes de domination, patriarcale et/ou capitaliste. Si elle « déteste » les femmes, elle haït encore plus ceux qui les méprisent et les contraignent. Son existence, à elle seule, est un souffle politique. Souveraine incontestable du désert, Malika peuple son royaume de son allégresse et de ses éclats de voix. Elle lutte sans relâche, mais non sans crainte, contre la globalisation qui se profile, depuis l’encadrement de sa porte, par l’immersion des engins de chantier annonçant la construction d’une station-service.

Alors que la concurrence économique s’immisce dans les confins du désert, Malika démontre qu’elle est le centre de cet univers de sable. Depuis sa chaise, elle donne une identité et une histoire à tous ces véhicules anonymes qui parcourt inlassablement les routes algériennes. Chez elle, l’Algérie s’invite tout entière : musiciens, imams, routiers ou simplement des hommes en quête d’espoir. Le 143 rue du désert devient alors le cœur bouillonnant d’une Algérie des oubliés, qui abreuvent de leurs récits et de leurs souvenirs les terres arides du Grand Erg occidental. Depuis la brève apparition du président Boumédiène à la fin des années 1970 lors de l’inauguration de la route, le monde politique a complètement abandonné ce territoire. L’histoire collective qui s’écrit dans 143 Rue du Désert est celle de la précarité généralisée de toute cette classe rurale algérienne. Face à l’augmentation du prix du carburant et la raréfaction du travail, ils en appellent à la providence pour améliorer la situation ou du moins pour empêcher qu’elle ne périclite encore plus. 

 Après les peines et les rêves des hommes travaillant dans les abattoirs d’Alger de Dans ma tête un rond-point (2015), Hassen Ferhani trouve un lieu qui cristallise la résistance populaire d’une Algérie à deux vitesses. 143 Rue du Désert tisse, voire provoque, les liens d’une communauté luttant contre les affres de la mondialisation. Comme Malika, elle existe politiquement par le fait d’être là. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

The Last Hillbilly : Histoire de la violence

ACID Cannes 2020
Sortie nationale le 9 juin 2021

Au cœur des Appalaches, le présent est embourbé dans un passé tenace incrusté par les vestiges rouillés d’une vie industrielle. Dans le nord du Kentucky, un siècle d’extraction du charbon a radicalement défiguré l’horizon. Avec ses enfants, Brian Ritchie décrit le paysage en citant les différentes mines où se sont esquintées plusieurs générations d’hommes de sa famille. Il est le « dernier » des Hillbillies, ces « péquenauds » caricaturés par leur manque d’éducation et rendus responsables de la montée au pouvoir de Donald Trump en 2016. Déserté par les siens et abandonné par les pouvoirs publics américains, le Kentucky – signifiant cruellement « terre de demain » en iroquois – repose, comme l’histoire du reste des Etats-Unis, sur un génocide : « nos ancêtres tuèrent plus que des âmes » avertit Brian. La terre s’est gorgée de cette violence et de cette hostilité. Dans The Last Hillbilly, la mort n’est jamais loin qu’il s’agisse d’une épidémie touchant les cervidés à l’été 2016, d’un veau noyé dans une mare, d’un poisson nommé post-mortem « Edward III » ou d’un frère perdu trop tôt. 

Dans cet environnement menaçant, le hillbilly est obligé de survivre. Lorsqu’une bûche casse le pied du jeune Austin, Brian répète inlassablement « je sais que ça fait mal, mais il faut que tu sois fort ». Être « fort », c’est savoir endurer dans sa chair, et dans la continuité de ses ancêtres, la dureté de la vie. Le format carré choisi par Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe neutralise l’immensité de la nature ambiante et se concentre sur les corps, en attente et en souffrance. Alors que Brian raconte les multiples récits de ses amis marqués par la violence (domestique et/ou psychologiques), son corps se découvre et se présente couvert de cicatrices multiples. « On ne devrait pas être en vie, on devrait être morts » clament-ils avec un ami devant une paroi rocheuse escarpée qu’ils avaient l’habitude de grimper étant enfant. Face à la pierre, la mémoire physique a gardé le souvenir des gestes que leurs corps abîmés ne peuvent plus accomplir. Ces hommes sont issus d’un monde différent, unique à l’échelle nationale, où il était encore nécessaire de cultiver et de chasser sa propre nourriture dans les années 1990. Se décrivant comme « caveman » (homme préhistorique), ils sacralisent les trophées de chasse qui ornent la maison et qui rappellent la trace de ceux qui les ont précédés.

Dans ces vies précaires où le nous est primordial qu’il symbolise la famille ou le groupe sociologique, l’héritage est un fardeau forgé dans la peur, l’inquiétude et la perte. « Que je sois celui qui s’inquiète en silence pendant qu’ils rêvent » confesse avec douceur Brian lorsqu’il envisage l’avenir de ses enfants. La voix de Brian habite chaque parcelle de The Last Hillbilly, devenant aussi familier que les cris des coyotes se répondant en écho à travers les vallées des Appalaches. La beauté et la force de l’œuvre de Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe résident dans la mise en exergue, et en images, de cette voix profonde et mélodieuse qui chante le destin tragique d’une population oubliée de l’Amérique blanche. Poète du néant, Brian livre un portrait mélancolique et sensible d’une existence où la liberté et la violence s’entrechoquent immuablement. Les cinéastes offrent un écrin cinématographique à cette parole singulière, appuyant par la richesse de la production sonore et par la délicatesse de la mise en scène cette atmosphère en constant basculement entre le bouillonnement de la vie et la langueur de la monotonie.   

Cette « terre de demain » est aussi celle de la génération en devenir composée des enfants des Ritchie qui parcourent le troisième et dernier chapitre de The Last Hillbilly. Ils tentent de se réapproprier cet espace marqué du sceau de l’ « ennuyation éternelle » où leur père dit avoir été « le dernier enfant libre en Amérique », livré à la nature et la communauté. Or, cette nouvelle génération souffre de la facture technologique née avec eux et qui comble les silences de l’autarcie. Lorsqu’ils ne sont pas rivés sur leurs écrans, ils partent à l’assaut du territoire, plongeant dans ses eaux fraîches, et des possibilités agricoles, cherchant les miettes d’un amusement jamais vraiment là dans une benne à grains malheureusement déjà vide. Dans cet endroit où les deux seules activités sont « marcher et dormir », l’avenir devient un horizon flou et limité à quelques métiers énoncés sans conviction (serveuse, institutrice, pharmacienne ou avocate). Alors que la réussite n’est envisagée qu’à travers la fuite de ce microcosme, ils ne leur restent qu’à canaliser leur colère et leur frustration comme cet enfant hurlant aux étoiles sous un orage qu’il « [emmerde] les extraterrestres ». 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre