Kuessipan : Le territoire où naissent les poèmes

Sortie nationale le 7 juillet 2021

Dans l’obscurité, deux enfants fendent la nuit avec des lampes torches. Gaiement, Mikuan et Shaniss viennent pêcher des petits poissons scintillants qu’une vague ramène sur le rivage endormi. Elles regagnent ensuite leurs familles, assemblées en musique autour d’un feu crépitant, alors que s’élève hors-champ une voix évoquant les âmes des ancêtres. Cette baie, où se loge la réserve innue d’Uashat – située dans la région de la Côte-Nord au Québec –, est le « centre [de leur] monde ». Il s’agit de leur nutshimit (« territoire ») dont le sens se rapproche, pour Mikuan (Sharon Fontaine-Ishpatao), du mot liberté par l’immensité sereine qui en émane à travers une poésie de la nature rendue également par la réalisatrice Myriam Verreault. Cependant, cette impression d’infini se réduit à force que les années passent. Sous le regard d’une enfant, il s’agissait d’un vaste espace, enneigé la plupart du temps, qu’il fallait à la fois explorer et braver. Pour l’adolescente, la vie – implicitement celle partagée par les Blanc.he.s – « s’arrête là où la réserve commence ».

En dehors de la réserve, la menace capitaliste enveloppe le territoire dans sa quête de matières premières pareillement à ce cas pratique amenant un débat dans une classe entièrement innue. Dans ce contexte où il ne peut y avoir que deux identités (innue ou « québécoise »), leur rencontre se résume au conflit et suinte d’un racisme vivace. Une simple bousculade dans une boîte de nuit fait ressurgir le mot de « sauvage ». Or, cette altérité colonialiste incrustée dans les paysages québécois tels les immenses pylônes des lignes haute tension est, pour Mikuan, la première étape nécessaire pour un ailleurs encore plus vaste. Un atelier d’écriture devient un interstice menant loin des maux structurels ulcérant les Premières Nations (addiction, violence) – amplifié par la relation naissante avec un camarade blanc prénommé Francis. Lorsque Mikuan annonce son désir de poursuivre ses études en CEGEP (première étape des études supérieures) à Québec, sa mère objecte à Francis « t’en mets des choses dans la tête de ma fille ». Ce désir personnel se heurte frontalement à l’absence d’avenir intériorisée par les Innu.e.s. « Nous sommes né.e.s sans envergure » affirme Mikuan. 

Face à Mikuan se dresse le destin de Shaniss (Yamie Grégoire), sa « sœur », qui symbolise les vies chahutées des jeunes femmes issues des réserves. Mère-adolescente empêtrée dans une relation violente et précaire, sa morne résilience n’a d’égale que la soif émancipatrice de Mikuan. Les deux adolescentes, momentanément unies dans le fantasme d’un foyer à deux tracé sur le sable, s’opposent dans l’expression de leur attachement à la communauté. Kuessipan tire sa force de la nuance qu’il propose sur ces deux destinées. Sans jugement ni complaisance, la cinéaste – adaptant le roman éponyme de Naomi Fontaine – borde avec douceur ces deux existences en conflit. Chacune engendre un rayonnement de la culture innue : si Mikuan décrit, partage et transmet par la poésie l’âme de sa communauté ; « la fille au ventre rond » la fait grandir, exister et maintient en vie celleux que l’homme blanc a tant voulu décimer. Par ailleurs, l’émancipation géographique de Mikuan se heurte aussi à celle sportive de son frère, émérite hockeyeur professionnel en devenir, sur lequel repose une dramaturgie plus appuyée.

Signifiant « À toi » en innu, Kuessipan est une déclaration poétique à sa communauté par Mikuan/Naomi Fontaine. Elle témoigne, par ses mots, de la faculté de créer de la beauté dans des destins brisés par l’Histoire. Comme le « silence du ruisseau sous un mètre de neige », elle creuse doucement le sillon de la fierté innue. Entre ardeur individuelle et force collective, la communauté d’Uashat perd son invisibilité et se dresse courageusement dans un ultime regard caméra.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

L’Écume des Jours : Ciné-sthésie

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Le plus américain des cinéastes français se rappelle enfin qu’il est francophone. Il faut dire que depuis La Science des Rêves en 2006, point de Molière dans son cinéma. S’il revient, c’est pour pousser la grande porte : adapter du Boris Vian. Mais pas n’importe quelle œuvre, l’immense L’Ecume des Jours. Jugé inadaptable par le commun des mortels, le roman fantasmagorique et onirique n’avait qu’à tomber dans les mains d’un autre génie. Vian et Gondry sont des créateurs, des bricoleurs, des faiseurs de mondes. L’un est l’homologue de l’autre, chacun unique au sein de son art et pourfendeur de liberté. Pas de limite dans la littérature de Vian, s’il se heurte à un problème il le résout par un néologisme plus signifiant que tout le reste du vocabulaire français. Gondry, en magicien de l’image, libère le cinéma de son formalisme pour l’emmener dans un monde chimérique grâce à ses bricolages visuels. Ils dépassent la banalité de la convenance artistique pour accoucher d’un art onirique, poétique mais surtout singulier. L’Ecume des Jours doit se voir comme l’union de deux artistes – certes l’un est mort – dont les univers interagissent sans débat d’égo et évite ainsi la surenchère et le désastre. Il suffit de se rappeler d’Alice aux Pays des Merveilles de Burton dont les ajouts rendaient le film indigeste. C’est donc ici un judicieux partage : Vian fera le fond, Gondry la forme.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry rapproche le cinéma et la poésie. En véritable poète visuel, il amène une sorte de synesthésie que prônait Baudelaire ou Rimbaud. Un mélange des sens qui au-delà de l’absurde apporte un onirisme certain. L’exemple le plus parfait serait les rayons de lumière devenant des cordes musicales chantant le bonheur de la vie. Dans cette Ciné-sthésie, Gondry raconte une histoire à un spectateur replongeant dans son enfance. Il est un conteur qui parvient à tutoyer le merveilleux avec des choses simples comme cette histoire d’amour. Certes il s’appuie sur l’imaginaire de Vian, mais il y ajoute la fraîcheur de son cinéma « fait-maison ». L’Ecume des Jours est une bouffée d’air dans un cinéma souvent tourner vers le réalisme du misérable-sociale. Le lyrisme réapparait petit à petit à travers des cinéastes qui osent comme déjà Solveig Anspach et Queen of Montreuil sorti le 20 mars.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry prend au mot Vian. Au-delà de livrer une adaptation fidèle tant dans l’histoire que dans l’univers, Gondry ironise poétiquement des expressions françaises. Il fait « nager [ses mariés] dans le bonheur » dans une scène visuellement magnifique. Il passe ainsi en revu, tout comme Vian, plusieurs formules : « Prendre coup de vieux » avec Omar Sy, « temps partagé » dans un pic-nic que les caprices du temps fait devenir absurde ou encore « se sentir oppressé » avec la réduction des murs lorsque Romain Duris est alerté de l’état de Chloé (Audrey Tautou) au téléphone. Il suit ardemment les figures de Boris Vian donnant au film un aspect lyrique et une beauté visuelle rare.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Cependant, L’Ecume des Jours est l’histoire d’un dépérissement. Tous comme les fleurs, les vies se fanent et se rabougrissent à l’image de l’appartement. Vian faisait déjà rétrécir l’appartement suivant le niveau de vie prenant alors au pied de la lettre la « baisse du niveau de vie » pour rester dans la force du premier dégrée. Gondry apporte ce que le film ne pouvait offrir : l’image. Cette dimension nouvelle ne pouvait rester la même. Gondry décide (judicieusement) de la faire suivre le dépérissement général de l’œuvre. La photographique remonte alors le cours du temps cinématographique perdant progressivement et subtilement sa couleur (et donc sa joie, sa vie) et sa perfection numérique (la maladie). Gondry ramène le cinéma à ses origines et donne à son image les soubresauts touchants des premières pellicules. Cette remontée temporelle permet de mettre en avant la prouesse des « bricolages » visuels du réalisateur et place le cinéma contemporain sur un piédestal. Stabilité de l’image, son et couleur sont les prouesses d’un siècle.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

L’Ecume des Jours est bien plus qu’une simple adaptation. C’est un langage lyrique que développe Gondry dont l’art de la mise en scène amène le cinéma bien au-delà de ses limites. Il livre un film oscillant entre cinéma, arts plastiques et poésie. Un long-métrage unique pour un roman unique.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien