143 Rue du Désert : La Gardienne du vide

72e Festival International de Locarno
Prix du meilleur réalisateur émergent
Sortie nationale le 16 juin 2021

Au bord de la route nationale Transsaharienne, un café-restaurant se dresse telle une forteresse. Il s’agit du « royaume de Malika » comme le proclame Maya, une motarde polonaise qui traverse l’Algérie. À l’intérieur, le modique royaume se compose d’une table et de quelques chaises offrant une protection opportune contre la rudesse du désert. Assise avec ses chats, Malika attend patiemment de voir émerger ses clients d’un horizon brouillé par le vent et le sable. À quelques kilomètres de la ville d’El Menia (Algérie), l’exigu commerce est un relais où une majorité d’hommes, routier ou voyageur, peuvent boire un café, acheter du tabac à chiquer ou encore manger une omelette. Au milieu de la pierre environnante, ses quatre murs recueillent les histoires de ces hommes de passages qui disparaissent à nouveau dans le désert algérien. Ils trouvent ici une oreille attentive, celle de Malika que la caméra de Hassen Ferhani ne quitte jamais.

143 Rue du Désert est une déclaration d’amour et de cinéma à cette femme qui irradie par l’énigme de son existence au milieu du vide. « On m’a laissé une place dans ce monde, évidemment que je suis là » rétorque-t-elle à ceux qui posent trop de questions. Depuis 1994, la détermination sans borne de Malika permet à cette oasis de sociabilité de survivre et de traverser l’histoire algérienne, même les années de braise (1991-2002) vécues sous la protection tacite du Borgne qui parlait d’elle comme d’une « sainte ». Dans ce monde d’hommes, elle brille par son indépendance face à toutes formes de domination, patriarcale et/ou capitaliste. Si elle « déteste » les femmes, elle haït encore plus ceux qui les méprisent et les contraignent. Son existence, à elle seule, est un souffle politique. Souveraine incontestable du désert, Malika peuple son royaume de son allégresse et de ses éclats de voix. Elle lutte sans relâche, mais non sans crainte, contre la globalisation qui se profile, depuis l’encadrement de sa porte, par l’immersion des engins de chantier annonçant la construction d’une station-service.

Alors que la concurrence économique s’immisce dans les confins du désert, Malika démontre qu’elle est le centre de cet univers de sable. Depuis sa chaise, elle donne une identité et une histoire à tous ces véhicules anonymes qui parcourt inlassablement les routes algériennes. Chez elle, l’Algérie s’invite tout entière : musiciens, imams, routiers ou simplement des hommes en quête d’espoir. Le 143 rue du désert devient alors le cœur bouillonnant d’une Algérie des oubliés, qui abreuvent de leurs récits et de leurs souvenirs les terres arides du Grand Erg occidental. Depuis la brève apparition du président Boumédiène à la fin des années 1970 lors de l’inauguration de la route, le monde politique a complètement abandonné ce territoire. L’histoire collective qui s’écrit dans 143 Rue du Désert est celle de la précarité généralisée de toute cette classe rurale algérienne. Face à l’augmentation du prix du carburant et la raréfaction du travail, ils en appellent à la providence pour améliorer la situation ou du moins pour empêcher qu’elle ne périclite encore plus. 

 Après les peines et les rêves des hommes travaillant dans les abattoirs d’Alger de Dans ma tête un rond-point (2015), Hassen Ferhani trouve un lieu qui cristallise la résistance populaire d’une Algérie à deux vitesses. 143 Rue du Désert tisse, voire provoque, les liens d’une communauté luttant contre les affres de la mondialisation. Comme Malika, elle existe politiquement par le fait d’être là. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

En attendant les hirondelles : Le « Printemps » est suspendu

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70e Festival de Cannes
Un Certain Regard
Sortie nationale : 8 Novembre 2017

« En attendant les hirondelles », l’Algérie espère les répercussions évaporées, si ce n’est inexistantes, des soulèvements populaires des « Printemps arabes » (2011). Ces soubresauts libertaires s’inscrivent dans le paradoxal mythe du Révolutionnaire algérien, partagé entre la gloire de l’Indépendance et le déchirement des « années de plomb ». Il ne reste alors à la société algérienne qu’à se languir, écartelée entre un passé torturé – et torturant – et un futur vacillant. C’est cette incertitude vis-à-vis de la temporalité, non-linéaire, dans laquelle s’engouffre le pays qui intéresse Karim Moussaoui. En segmentant en trois parties son long-métrage, le cinéaste orchestre une réflexion sur chaque dimension temporelle : futur, présent, passé. Dans la première partie, les proches d’un prometteur immobilier (Mohamed Djouhri) subissent la conjoncture économique défavorable qui modifie leurs projets – son fils refuse d’être médecin tandis que sa nouvelle compagne, française, ne voit son avenir qu’en France. Dans la seconde partie, Djalil (Mehdi Ramdani) se voit demander par son voisin d’accompagner sa fille (Hania Amar), celle qu’il aime, épouser un homme provincial qu’elle a choisi dans l’espoir d’une vie paisible. Enfin, la troisième partie fait resurgir les stigmates de la guerre civile à travers le destin d’une femme (Nadia Kaci) violée dans le maquis qui brise son silence pour demander de l’aide à l’un des témoins de ses malheurs, un neurologue (Hassan Kachach).

En attendant les hirondelles, Karim Moussaoui

Les personnages d’En attendant les hirondelles oscillent entre une envie de lutter et une résignation mélancolique face aux multiples maux dont souffrent l’Algérie : la corruption généralisée (première histoire), la toute-puissance du patriarcat (deuxième histoire) et l’impossibilité d’assimiler les exactions de la guerre civile (troisième histoire). Ces constats, politique ou personnel, s’expriment par le traitement de Moussaoui à travers les corps des personnages. Le cinéaste emprunte la dimension fondamentale de la corporalité aux périodes révolutionnaires. Le corps est, de manière consciente ou inconsciente, la seule arme et possession du dominé. Néanmoins, il inverse cette logique pour en faire le constat d’une société déliquescente à l’instar de la cataracte aveuglant progressivement le promoteur immobilier. Un aveuglement physique doublé d’un aveuglement moral puisque ce dernier assiste, et n’agit pas, au passage à tabac d’un homme sur un terrain en construction en pleine nuit. Ce portrait de l’Algérie à travers un corps en souffrance atteint son paroxysme avec ce petit garçon, issu de viols de « terroristes » (GIA), qui ne sait pas parler malgré son âge. Longtemps présenté hors champs, il emplit néanmoins l’œuvre par ses cris stridents – presque animal –, réminiscences des tortures de la guerre civile. Le corps, comme miroir de la nation algérienne, est l’enjeu principal d’En attendant les hirondelles, il faut le soigner pour le rendre apte à renouer avec le rythme de la vie – dont les séquences dansées marquent l’apogée.

En attendant les hirondelles, Karim Moussaoui

L’imbrication des différents récits constitue une radiographie des symptômes paralysants de l’Algérie contemporaine. Par sa mise en scène, Moussaoui insuffle à cela une dimension élégiaque, à entendre aussi bien dans son rapport à la tristesse qu’à la tendresse. Ses personnages se relaient pour entreprendre une traversée sociologique et géographique du pays : d’un intérieur bourgeois aux bidonvilles, d’un hôtel à une boîte d de nuit, etc.  S’il filme le territoire, c’est qu’il est, lui aussi, représentatif de la destinée nationale à l’instar de ses immeubles figés entre construction et abandon qui peuplent les routes d’Algérie. D’Alger aux régions plus montagneuses, En attendant les hirondelles prend le temps de voyager, de se prendre lui-même dans ses propres trajectoires. Les personnages, comme le spectateur, reprennent alors son souffle bénis par des lueurs d’espoir, comme ce fruit donné aux deux tourtereaux par un jeune paysan. Proche de la logique du cadavre exquis, le premier long-métrage de Moussaoui juxtapose des destins en réussissant à donner l’impression que la vie déborde de l’écran. En décidant de finir son œuvre par l’entrée d’un nouveau personnage qu’il ne traitera pas, le cinéaste se place du côté du temps présent, symbolisé par la marche d’un homme vers l’avant – dépassant la fiction pour s’imposer dans le réel.

En attendant les hirondelles, Karim Moussaoui

En ne choisissant pas les sirènes de l’occidentalisme et/ou du misérabilisme, Moussaoui livre une première œuvre prometteuse. Cependant, en bon élève, il doit encore se séparer parfois – et surtout dans la dernière partie – d’un didactisme et d’un goût prononcé par la rétention, purement fictionnelle, d’informations. Il ne lui reste plus qu’à s’éloigner d’un timide académisme comme lors de la plus belle scène d’En attendant les hirondelles où les deux amants se séparent portés par une séquence musicale et dansante aux milieux des terres semi-arides des Aurès. Face à l’absence de politique, il ne reste à l’Algérie que la poésie pour croire aux lendemains et voir les hirondelles, enfin, arriver !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

 

Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur