Sept hivers à Téhéran : Rétablir le réel

73e Berlinale
Perspektive – Prix Compass & Prix pour la paix
En salles le 29 mars 2023

2007, Téhéran. Le nom et le visage, reconnaissable malgré une tentative d’anonymité, de Reyhaneh Jabbari apparaît à la une des journaux iraniens. La téhéranaise de 19 ans est accusée d’avoir tué, avec préméditation, le notable iranien Morteza Abdolali Sarbandi. En réalité, l’ancien agent des services secrets avait abordé la jeune décoratrice dans un café, après l’avoir entendue au téléphone, prétextant avoir besoin d’aide pour rénover son cabinet de chirurgie esthétique. Une fois le piège tendu, il avait tenté de la violer dans son appartement – avec l’aide d’un complice bloquant la porte – et elle avait pu repousser son assaillant par le biais d’un couteau laissé sur la table. À la suite d’une enquête truquée et d’un procès illusoire qui refuse de reconnaître le cas de légitime défense, Reyhaneh est condamnée à la peine de mort. Suivant les lois de Qisas [du talion], la famille de la victime peut accorder son pardon à la jeune femme murant les Jabbari dans une attente de sept ans jusqu’au 25 octobre 2014, jour où Reyhaneh est pendue à la prison de Gohardasht. 

Sept hivers à Téhéran se confronte alors au réel – celui dicté par le régime iranien – en examinant une histoire dont les traces ont été soit falsifiées soit détruites. Comment représenter ce qui ne doit pas exister ? La cinéaste allemande Steffi Niederzoll ouvre son premier long-métrage documentaire par une réponse : une maquette. Référence au travail de décoratrice à mi-temps de Reyhaneh, elle réorchestre l’espace offrant, dans ces abris en carton, une scène pour accueillir le témoignage de sa protagoniste. À travers des enregistrements audio (ou des lettres récitées par l’actrice et réalisatrice iranienne Zar Amir Ebrahimi) collectés durant sa période d’emprisonnement, la voix de Reyhaneh retrouve un auditoire qui dépasse les murs de ses prisons successives. Par des archives familiales en VHS et des cassettes mini DV, elle reprend corps affichant une vitalité ensuite volée par le régime iranien. Alors qu’un texte introductif rappelle qu’enregistrer illégalement des images et des sons en Iran est passable de cinq années d’emprisonnement, Sept hivers à Téhéran devient le plaidoyer autant d’une liberté d’expression que d’archivage des luttes populaires et contestataires. Dans les soubresauts d’un plan hésitant ou les pixels d’un téléphone portable vibre le courage politique des « anonymes » (par nécessité), notamment la famille Jabbari et leurs proches, qui se battent pour mettre en lumière la réalité du peuple iranien. 

Face au système patriarcal iranien, Reyhaneh s’insurge de l’inévitable culpabilité, légale et/ou sociale, d’une femme dans un contexte de viol : « Si tu résistes, tu es condamnée / Si tu te défends, tu es condamnée / Si tu te laisses faire, tu es condamnée ». Dans un aveu glaçant filmé en Allemagne par Steffi Niederzoll, Sharare Jabbari (l’une des deux sœurs cadettes de Reyhaneh) loue d’ailleurs le courage, qu’elle n’aurait pas eu à l’époque, de son aînée d’avoir la force de s’être défendue à seulement 19 ans, tout en confessant – qu’au regard du traitement de la légitime défense pour une femme fans la loi iranienne – qu’elle se laisserait également faire si cela se produisait maintenant. Pendant les sept hivers qu’elle passe en prison, Reyhaneh quitte son habitus, forgé dans une classe moyenne et artistique, et découvre la réalité des femmes des milieux pauvres et populaires. Parmi les prostituées et les droguées, elle déconstruit son regard biaisé, prend conscience de la caractéristique systémique de l’oppression masculine et intercède pour sauver ses sœurs. Sept hivers à Téhéran témoigne alors de la funeste beauté d’une trajectoire politique construite par et avec les opprimées. Un combat primordial qui continue de vivre à travers multiples femmes sauvées de la peine de mort par Shole Pakravan, mère de Reyhaneh, dont l’âme lumineuse parcourt ce documentaire édifiant. 

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

La Traversée : La liberté enviée des oiseaux

45e Festival international du film d’animation d’Annecy
Mention du Jury
Sortie le 29 septembre 2021

La Traversée amorce son voyage depuis un studio d’artiste où la voix adulte de la protagoniste Kyona – interprétée par la réalisatrice Florence Miailhe – entame un périple mémoriel à partir d’esquisses contenues dans son premier carnet à dessin offert par son père alors qu’elle était adolescente. Ce carnet s’inspire de celui tenu par la mère de la cinéaste, Mireille Glodek Miailhe, durant la Seconde Guerre mondiale. Dès le début, la mémoire familiale des Miailhe s’imbrique dans une histoire collective des migrations humaines. Traitée de manière intemporelle, l’œuvre unifie des destins multiples autour d’une volonté commune d’un ailleurs, espéré et fantasmé. D’origines diverses, ils parcourent les mêmes routes vers une même frontière à franchir pour goûter une liberté tant contestée. Sans universalisme, ce choix crée des résonnances, vibrant sous le pinceau de Florence Mialhe, entre des destinées plurielles et singulières unies par une tragédie partagée. En s’inspirant des contes, La Traversée devient le réceptacle des voix des oublié.e.s mélé.e.s dans le récit de cette jeune fille et de son frère, Adriel.

À travers ces deux adolescent.e.s livré.e.s à elleux-mêmes s’écrivent deux portraits contraires en quête de (sur)vie. D’une part, il y a l’indomptable Kyona dont la tenace volonté de construire sa propre voie, pour elle et pour celleux qu’elle aime, la pousse à voir le monde de manière binaire. Entre les innocentes victimes et les malfaisants bourreaux, le fait d’être en survivance brouille les limites. Face à la morale candide qu’elle lui assène, la patronne d’un cirque itinérant servant à la fois de refuge pour des migrant.e.s et de lieu de prostitution pour les milices hostiles rétorque : « la vie, c’est gris. Si tu veux t’en sortir, il faudra que tu arrives à voir en gris ». La Traversée refuse un manichéisme simplificateur à l’image du personnage d’Iskander, jeune homme se livrant à tous les trafics pour obtenir un répit, pour lui et celleux qu’il place sous sa protection (dont nos deux héros), à l’abri des puissants. D’autre part, il y a le caméléon Adriel se métamorphosant autant caractériellement que physiquement au gré de leurs tribulations. Il devient un voleur habile auprès des enfants du bidonville, un apathique garçon d’un blond innocent chez les trafiquants d’enfants ou encore un enjoué luron au sein du cirque.   

La voix adulte de Kyona qui accompagne l’œuvre double le récit d’un regard rétrospectif empreint d’une maturité nouvelle lui permettant de comprendre et de pardonner le comportement de son frère. À travers ses souvenirs, elle réinterprète cette histoire afin de ne pas l’oublier et surtout de ne pas faire disparaître éternellement celleux disparu.e.s en chemin. La Traversée se compose d’impressions comme lorsque Kyona raconte sa vie à la vieille femme qui la recueille dans la forêt et qu’elle prend pour une Baba Yaga. La mémoire est une fumée dans laquelle se façonnent les émotions traversées par l’adolescente. L’œuvre est une réécriture lyrique de la cruelle réalité des migrations humaines. Du malheur, Florence Miailhe extrait une poésie, voire une grâce, qui prend pleinement son envol dans la thématique des oiseaux parcourant le long-métrage : de ces enfants voleurs – nommés « les Corbeaux » – dont les capes se muent en ailes ; de ces perroquets multicolores délivrés de leur captivité ; de cette trapéziste distrayant la foule en s’envolant comme elle espérerait tant pouvoir le faire ; ou de ces pies accompagnant et aidant Kyona. 

Dès la séquence d’ouverture, La Traversée construit un dialogue d’où émerge cette poésie entre Kyona et Florence Miailhe, entre le personnage et l’artisane. Ici, l’animation est un prolongement du souvenir, une manière d’authentifier la singularité d’un vécu partagé par ces femmes et celles qui les ont précédées – pour la cinéaste, il s’agit de son arrière-grand-mère fuyant Odessa au début du XXème siècle et de sa mère rejoignant la zone libre en 1940. Le geste de la dessinatrice devient un espace d’expression et d’appropriation. Par cette technique de la peinture animée, La Traversée est œuvre organique qui prône l’intuition du corps. C’est dans cette célébration de l’artisanat que le premier long-métrage de Florence Miailhe vient nous toucher en plein cœur : quand on devine dans l’épaisseur d’un brouillard l’agitation du pinceau tourmenté ; quand on ressent dans la finesse d’une représentation de cirque une tendresse envers une liberté qui n’arrivera sans doute jamais. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Fritzi : L’Éveil d’une conscience politique

Sortie nationale le 7 juillet 2021

Fritzi éclot sous le charme bucolique des contes pour enfants, des animaux parcourant la forêt saxonne accompagnés par une musique disneyenne. Au sein de cette nature immuable, un mouvement de caméra laisse apparaître le rideau de fer qui sépare la RDA et la RFA. Frontière retenant les aspirations libertaires des Est-allemands, son caractère infranchissable s’impose tragiquement par un coup de feu entendu au loin qui étrangle la quiétude originelle. La réalité rattrape cette utopie sylvestre et impose une temporalité lugubre : celle de l’été 1989 dans une RDA paranoïaque. Malgré cela, l’Allemagne de l’Est se dessine ensuite sous les yeux candides de Fritzi, jeune collégienne à la sortie d’une enfance pure et innocente. Avec sa meilleure amie Sophie, elles vivent encore dans le cocon de l’âge tendre ne voyant dans l’Ouest que la possibilité d’obtenir du Coca-Cola. 

Fritzi bascule lorsque l’inséparable duo se dissout dans les aléas de l’Histoire. Pour les vacances d’été, la famille de Sophie quitte Leipzig en direction de la Hongrie et confie leur chien Spoutnik – ajouté dans l’adaptation du roman illustré Fritzi war dabei signé par Hanna Schott et Gerda Raidt – à la famille de Fritzi. Néanmoins, à la rentrée scolaire, Sophie est toujours absente. Alors que les rumeurs grossissent autour d’une fuite à l’Ouest, le monde de Fritzi s’écroule progressivement. Dans l’univers de la jeune fille, apparaissent alors des personnages hostiles comme la professeure sévère et injuste Mme Liesegang ou les sournois agents de la Stasi, soigneusement représentés sous les traits d’une seule et même personne au visage passe-partout. Par ces personnages, le film d’animation explicite avec habilité les mécanismes de contrôle sociétal d’un régime totalitaire transformant le réel à sa guise, à l’instar de cette frontière servant à « empêcher les gens de rentrer en RDA ». 

Face à la propagande de ces personnages antagonistes, la quête individualiste de Fritzi cherchant à revoir son amie Sophie se meut au fur et à mesure en un combat populaire pour la liberté. Fritzi est avant tout l’histoire d’une révolution où le destin d’une pré-adolescente rentre en écho avec les vies sacrifiées de milliers d’habitant.e.s de Leipzig. À travers son camarade Bela, Fritzi découvre les réunions politiques clandestines de l’église Nicolas. Retraçant l’histoire de la révolte populaire de Leipzig, l’œuvre de Matthias Bruhn et Ralf Kukula place son intrépide protagoniste au cœur de l’action. Elle devient le symbole d’un peuple allemand uni dans une aspiration commune à une vie meilleure. Les deux réalisateurs procurent à la jeunesse une héroïne à laquelle s’identifier, offrant par sa perspicacité et sa fougue une manière ludique d’appréhender le politique.

Ode à la nécessité d’un combat pour et par le peuple, Fritzi est une œuvre intelligente et ambitieuse qui permet aux jeunes spectateur.rice.s (dès 10 ans) de s’emparer de l’histoire européenne contemporaine. Sans manichéisme, le long-métrage d’animation perçoit avec justesse l’ambivalence des comportements humains, notamment au sein de la familiale de Fritzi perdue entre une nécessaire sécurité dictée par la peur et une vitale envie de liberté inspirée par la témérité de la jeune adolescente. Un goût de révolution pour toute la famille !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Les 10 films de 2020 : L’exaltation du Présent

L’analyse du TOP 10 de 2019 se clôturait sur la cristallisation d’un désir cinématographique, doublé d’une urgence sociale, de voir émerger une résistance politique et poétique. Le cinéma aura auguré l’ampleur nouveau des frictions sociales en cours et fantasmer la réussite, libératrice et vengeresse, des luttes à venir. L’année 2020, marquant le déclassement politique de la culture orchestré par un gouvernement aveugle, entraîne le glissement des luttes de l’écran à la rue, dans une même ardeur et autour de figures révolutionnaires issues du rang des dominé.e.s. Le monde du cinéma a connu le même basculement vers les voix dominées : lorsqu’il n’aura pas été contraint de s’exporter vers des plateformes VOD ou de streaming, le cinéma s’est maintenu derrière l’étendard de l’indépendance. Dépouillé des mastodontes, il a brillé à travers des ilots artistiques alternatifs – sortant des habituels cadres de production, de distribution et surtout de médiatisation. Il aura fallu attendre le silence forcé des blockbusters pour voir émerger, auprès du grand public, une myriade de distributeurs indépendants acharnés, de premiers long-métrages remplis de vie et d’œuvres réalisées par des femmes. 2020 n’est pas une année oubliable, mais bien une année où les dominé.e.s ont fait exister, par leurs voix et leurs imaginaires, une vitalité politique et culturelle.

Les discours cinématographiques en 2020 se sont resserrés, à l’instar de nos réalités confinées sans horizon, sur le temps présent pour en célébrer la beauté existentielle (Eva en Août de Jonás Trueba), l’absurdité politique (Énorme de Sophie Letourneur) ou encore l’implacable vérité (Days de Tsai Ming-liang). La fiction cinématographique a réinterprété son rapport au présent, comme temporalité inflexible et oppressive par essence – notamment pour les femmes, d’Eliza Hittman (Never Rarely Sometimes Always) à Melina León (Canción sin nombre). À partir de ce constat, le présent s’appréhende soit comme une mécanique impitoyable (Uncut Gems des frères Safdie) soit comme une parenthèse émancipatrice du réel (La femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo). Dans cette minutieuse dissection de notre époque, le présent renoue enfin avec sa force incontestable et son souffle contestataire occultés par la morosité fascisante imposée par les gouvernants. Les luttes populaires (Un pays qui se tient sage de David Dufresne), politiques (City Hall de Frederick Wiseman) et personnelles (Petite fille de Sébastien Lifschitz) ont su mettre en lumière et en actes les utopies qui les traversent. Se réconciliant avec une corporéité égarée, ces luttes ont interrogé politiquement le corps comme espace dichotomique entre désir sexuel et lieu d’oppression économique (Douze Mille de Nadège Trebal), comme espace de vulnérabilité sensorielle et mentale (Si c’était de l’amour de Patric Chiha) ou encore comme espace d’une vitale et protéiforme socialisation (Playing men de Matjaž Ivanišin).

Dans le lien implicite que l’esprit humain construit entre présent et réel, le cinéma trouve sa vocation première en transcendant les deux dans une quête émancipatrice vers le poétique. Ce ré-enchantement se caractérise par la capacité de l’art cinématographique à mettre en images (et donc à rendre tangible) les interstices du réel où spiritualité (Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav) et surnaturel (Ondine de Christian Petzold) se brouillent et apposent ensemble un mystère propice à la réflexion sur les strates du présent. Or, c’est justement par cette conscience du présent, comme temps qui s’écoule inlassablement, que l’être humain écrit et planifie sa propre existence – à l’instar de la malédiction affectant le protagoniste de Tu mourras à 20 ans d’Amjad Abu Alala. De ces récits mémoriels, les cinéastes construisent des œuvres poétiques, car libérées de toute contrainte réaliste (annihilant tout discours idéaliste ou métaphysique), qui réinvestissent le passé (La Métamorphose des oiseaux de Catarina Vasconcelos) ou la psyché (Los Conductos de Camilo Restrepo) de toute sa puissance signifiante.

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2020 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine.

10. La femme qui s’est enfuie,
Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

La femme qui s'est enfuie, Hong Sang-soo (Corée du Sud)

9. City Hall,
Frederick Wiseman
(États-Unis)

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8. Ondine,
Christian Petzold
(Allemagne)

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7. Si c’était de l’amour,
Patric Chiha
(France)

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6. Séjour dans les monts Fuchun,
Gu Xioagang
(Chine)

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5. Los Conductos,
Camilo Restrepo
(France, Colombie)

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4. Kongo,
Hadrien La Vapeur & Corto Vaclav
(France, République du Congo)

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3. Douze Mille,
Nadège Trebal
(France)

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2. Eva en Août,
Jonás Trueba
(Espagne)

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1. La Métamorphose des oiseaux,
Catarina Vasconcelos
(Portugal)

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Le Cinéma du Spectateur

Toni Erdmann : Déguiser le réel

Toni Erdmann, Maren Ade

69e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Dans la pesanteur du climat actuel, Toni Erdmann s’affirme pleinement comme une solution, politique et cinématographique, en présentant une alternative : la quête d’un ailleurs non-géographique ancré dans la chair même des hommes. Si la mort est présente chez Maren Ade, elle ne l’est jamais de manière frontale. Elle se vit de loin, cachée dans un arrière-plan ou dans un cercueil en bois. La réalisatrice allemande a pour philosophie de se focaliser sur le vivant ou sur les marques, les souvenirs, qu’il laisse. L’individu ne pourra exister que s’il sort du réel, s’il assume ses lubies, ses à-côtés. De ce récit d’apprentissage d’un père (professeur de musique) à sa fille (femme d’affaires), Maren Ade ne fait pas une énième thérapie familiale. Elle l’utilise pour bousculer le réel, celui de ses personnages comme du nôtre ; à confronter, par la poésie de la simplicité, deux visions du monde, hédoniste et capitaliste. Il y a dans Toni Erdmann le retour à un humour primaire, de farces et attrapes, où le discours ne peut finalement passer que par des perruques mal ajustées, des fausses dents grotesques ou un coussin péteur.

Toni Erdmann, Maren Ade

Le déguisement joue justement un rôle paradoxal, cherchant en même temps à réduire le rapport à l’autre autant que le rapport à soi. Il marque le seuil d’un autre niveau de réalité duquel aurait été absent le personnage, l’environnement entrepreneurial d’Ines (Sandra Hüller, merveilleuse) autant que celui familial porté par son père, Wilfried (Peter Simonischek, éblouissant). Le long-métrage tire d’ailleurs son titre d’un des personnages créés par ce dernier donnant ainsi comme une existence propre au mensonge. Maren Ade prône une recherche du vrai – de la sensation, du souvenir – même s’il doit passer par des détours. Le personnage de Wilfried se présente comme un dérivé moderne d’un Docteur Jekyll et M. Hyde : il s’invente, de manière monstrueuse et grotesque, en dehors de sa réalité pour toucher celle des autres de l’intérieur. Il transforme son apparence pour faire triompher son univers poétique allant jusqu’à n’être qu’un amas de poils, une créature protectrice provenant de la mythologie bulgare. Le déguisement semble même acquérir une force pour celui qui le porte, diluant son présent (le tensiomètre donnant presque l’impression dans la scène d’ouverture d’être un gadget de plus) et assurant son souvenir (à l’instar de la grand-mère dont la vie tient dans une fantasque collection de chapeaux).

Toni Erdmann, Maren Ade

Le corps comme outil de transformation est à prendre au sens littéral dans le cas d’Ines. Elle doit ressentir les choses dans sa chair comme le montre ce qui pourrait n’être qu’un anecdotique énervement contre une masseuse pas assez efficace. Maren Ade cherche à jouer avec le corps même de son personnage pour montrer son inadéquation avec son propre environnement. L’incident où elle se heurte violemment le pied dans un canapé-lit est ainsi primordial, car il permet d’entamer un processus dans lequel ses propres tenues deviennent comme des déguisements interchangeables. Qu’elle change de chemisier tâché par son propre sang ou qu’elle retire ses talons à la fin d’une réunion, Ines libère son corps pour trouver dans l’essence même de sa nudité une deuxième naissance. Ses vêtements, symbole de son ascension, sont devenus comme une carapace qu’elle ne peut ni fermer ni enlever à l’image de la robe qu’elle essaye de porter pour son anniversaire. Dans une vision néo-féministe, elle prend pleinement possession de son corps dans une scène sexuelle, complètement désabusée, durant laquelle elle revendique de manière presque agressive une sexualité « autre » où elle désacralise son propre corps pour en faire un objet et réceptacle – par le sperme – de domination.

Toni Erdmann, Maren Ade

La force de Toni Erdmann est de toujours donner l’impression que les rebondissements sont le produit direct des personnages qui se ré-apprivoisent sans cesse leur espace pour créer des possibles. Le mensonge, ou plutôt le déguisement de la vérité, est alors la clé dans une société qui ne regarde plus les gens – personne ne remarquant véritablement le côté ubuesque du physique des identités de Wilfried –, mais seulement les titres devant se résumer sur une carte de visite – dont l’absence, elle, est constatée. L’incorporation de Toni Erdmann dans le monde d’Ines n’aboutit qu’au dévoilement d’une réalité sombre, celle des conséquences du travail de cette dernière, symbolisée par le licenciement non-voulu d’un ouvrier, un peu négligeant sur sa sécurité, par Toni lors de la visite d’un chantier. Un aperçu qui trouve une résonnance dans le langage corporel de Wilfried qui ne peut s’empêcher d’avoir envie de déféquer. Un geste animal, en dehors des règles édictées par l’homme, qui le rapproche paradoxalement de l’humanité. Les mensonges loufoques de Wilfried n’ont pour finalité que la recherche d’un vrai véritable qui se retrouve dans cette maison au bord du chantier ou dans cette cérémonie pascale avec une famille roumaine qui décore des œufs à la cire.

Toni Erdmann, Maren Ade

Maren Ade propose également, en filigrane de cette relation père-fille, un acerbe discours politique statuant sur la distanciation entre le projet européen et sa réalité concrète sur le plan économique, social et culturel. La réalisatrice allemande fait de ses décideurs étrangers de la Roumanie de demain des êtres coincés dans une tour d’argent. Après avoir proposé l’externalisation de l’entreprise (soit des licenciements), Ines regarde par la fenêtre découvrant ainsi une Roumanie scindée en deux par un mur avec d’un côté un pays miséreux et de l’autre cette enclave normalisée par Bruxelles. Néanmoins, l’appauvrissement est surtout culturel dans un pays arpenté uniquement par ces décisionnaires politiques et économiques à travers des hôtels, des réceptions ou des boîtes de nuit. Maren Ade dénonce surtout la perte d’une unicité culturelle de la Roumanie en reprenant les arguments capitalistes qui saluent le pays pour son « plus grand centre commercial d’Europe » plutôt que pour son Palais de Ceausescu et ses habitants pour leur culture internationale acquise à l’étranger. Le refus des Roumain.e.s de participer à leur propre destruction est alors la seule barrière possible d’un peuple qui ne sera, de toute manière, pas pris en compte.

Toni Erdmann, Maren Ade

Avec Toni Erdmann, Maren Ade offre une alternative. Elle prône le rire qui affleure souvent comme unique moyen d’expression valable à la vie humaine. Elle fait des écarts de ses personnages, de ces moments libérés d’une rationalité économique, les seuls dignes de générer du souvenir. Mais surtout, elle parvient à exorciser les démons d’un cinéma dit « social » qui ne jure que par le misérabilisme, à redire les conséquences sans prendre en compte le politique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Victoria : Braquage dans le réalisme allemand

Victoria, Sebastian Schipper

65e Festival de Berlin
Ours d’Argent de la Meilleure Contribution Artistique

Victoria se présente comme un « film événement » se targuant de dépasser les limites formelles du cinéma. Sebastian Schipper livre une œuvre à dispositif : suivre, en un seul et unique plan-séquence de près de 2h14, le moment où bascule la vie de Victoria – une jeune espagnole à Berlin –. Le cinéaste allemand s’inscrit alors dans la surenchère au plan-séquence le plus long lancée par celui bricolé dans Birdman (Alejandro Gonzalez Inarritu). Par ce biais, c’est toute une vision du réalisateur qui cherche à s’imposer. Celle d’un cinéaste qui se dit virtuose pour justifier son omniprésence. Il s’affirme aux yeux des spectateurs par des effets de caméra parfois ostentatoires avec l’idée que du mouvement naît forcément le rythme. Néanmoins, ces « orfèvres » autoproclamés oublient que la mise en scène peut se diluer dans l’image pour faire véritablement corps avec le récit. Être un réalisateur de l’invisible, à la manière d’Apichatpong Weerasethakul, nécessite justement de savoir porter un regard sur le cinéma en remplaçant ses effets par ses ressentis.

Victoria, Sebastian Schipper

Pourtant, Victoria évite les écueils qui coulaient Birdman : la gratuité d’un dispositif non obligatoire. Le choix du plan-séquence est judicieux pour un scénario dont l’intérêt primordial réside dans le basculement d’un simple after alcoolisé à un braquage en bande organisée. Schipper fait ainsi de l’immersion en temps réel un moyen de narration liant le sort de Victoria au sort du spectateur. En cela, le début de l’œuvre répond parfaitement aux cahiers des charges avec sa temporalité lancinante focalisée sur le jeu de séduction entre Victoria (Laia Costa, agréable découverte) et Sonne (Frederick Lau, époustouflant). Faisant véritablement vivre ses personnages, le cinéaste s’installe dans l’instantanéité des relations humaines dans laquelle le silence des regards a autant de force que les phrases jetées par des personnages cherchant à se découvrir. La force de Victoria est alors d’avoir su, jusque là, toucher aussi bien dans la forme que dans son écriture la force du temps présent sans aucune surenchère d’effets scénaristiques.

Victoria, Sebastian Schipper

Dans la seconde partie, Victoria se heurte à son propre dispositif. Il rompt avec sa volonté de réel pour amener, quel qu’en soit le prix, le basculement tant attendu. Les effets de réels de la première partie et les accélérations fictionnelles de la seconde partie entrent alors en conflit annihilant toute vraisemblance. Ne pouvant pleinement rester dans le cadre de sa temporalité, il paraît assez peu crédible – et sot pour les personnages – que tout le caractère rocambolesque du scénario imaginé par Schipper prenne place dans un même quartier. Dans cette incohérence se dissolvent la langueur et la force d’une œuvre qui arrivait à dépasser son simple statut de « film à dispositif ». Victoria se transforme alors progressivement en un énième film de braquage, certes renforcé par cette sensation de réalité toujours un peu palpable, dont les scènes sont prévisibles. C’est alors la direction d’acteurs qui permet à cette œuvre allemande de garder une constance et un certain brio.

Victoria, Sebastian Schipper

Victoria se révèle alors être une œuvre millimétrée rattrapée par ses enjeux de scénario. Elle garde néanmoins l’intérêt d’essayer de sortir des carcans habituels du cinéma ce qui lui vaut, peut-être un peu facilement, l’Ours d’Argent de la meilleure contribution technique lors du dernier Festival de Berlin.

Sortie le 1er Juillet

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Only Lovers Left Alive : Le Vertige Eternel

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschLe cinéphile apprécie l’audace, aime les prises de risques et glorifie les auteurs qui osent bousculer les codes propres à certain genre. Comment alors ne pas se laisser séduire par le regard sur l’homme et le temps que pose Jim Jarmusch à travers les longues canines de son couple de vampires bibliques ? On aurait pourtant pu penser à un désastre, que celui qui ne pensait pas les films de vampires aussi âcre qu’une gousse d’ail me jette la première pierre. Mais, c’est justement en s’attaquant à des sujets fantastiques éculés que les (vrais) réalisateurs déploient leur maestria. Ils ont compris qu’une histoire fantastique n’a pas besoin de fioritures visuelles ou scénaristiques pour le devenir et que, sans paraître trop intellectualisant, seules les réflexions sur des enjeux universels permettaient à un film de devenir une œuvre. Exit les scènes d’actions pyrotechniques, les romances à l’eau de rose, et voire même les pouvoirs qui n’apparaissent que subitement dans les moments de tension.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschLes vampires de Jarmusch tendent plus vers l’homme marginal que la créature surnaturelle. Chaque élément fantastique est contrebalancé par un équivalent humain : ils vivent la nuit, mais sont tiraillés par la mortelle fatigue le jour ; ils sont des êtres solitaires, mais également contraints à une problématique vie familiale ; ils boivent du sang, mais il est assimilé à une drogue permettant de s’échapper quelques instants d’une réalité insensible. Jarmusch égratigne surtout le fantasme ultime de l’homme : l’éternité. Only Lovers Lefts Alive pourrait illustrer une phrase ironique de Woody Allen, « l’éternité c’est long, surtout vers la fin ». Qu’est-ce que l’éternité sinon que d’être prisonnier d’une temporalité incessamment vouée à se répéter ? Adam (Tom Hiddleston) et Ève (Tilda Swinton) ne sont plus sacrés, ils sont des êtres fatalement obligés de vivre en assistant, tels des martyrs mythologiques, au délitement de l’univers orchestré par les « zombies » : ces mortels qui puisqu’ils ne sont que de passages ne tentent pas combattre leur nocivité. Chez Jarmusch, ce sont finalement les vampires qui sont les plus humains et qui se séparent au moyen d’une paire de gants des maux des « zombies ».

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschOnly Lovers Left Alive est l’illustration même du spleen baudelairien. Le mélancolique Adam, en alter-égo du poète français, souffre d’une angoisse de vivre face à l’écrasante fatalité d’une temporalité cyclique entraînant de sempiternels problèmes. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs de manière doublement signifiante. D’abord, les personnages isolés et allongés en croix tel le Christ sont écrasés par le rapprochement de la caméra virtuose de Jarmusch symbolisant le mouvement cyclique (et redondant) de la vie et de l’univers. De plus, les scènes en montage alternées (tantôt Adam, tantôt Ève) appellent par le synchronisme des actions à une union des deux protagonistes que le réalisateur retarde savamment. Leur fusion est inévitable tant ils semblent liés à la manière de deux particules d’atomes qui selon la théorie d’Einstein énoncée dans le film continuent de subir les variations de l’autres même séparés. Si la première fatalité qui touche les deux vampires paraît bénéfique, voire salvatrice, c’est pour devenir progressivement de plus en plus étouffante. Se profile alors le personnage d’antéchrist d’Ava (Mia Wasikowska), sœur d’Eve, qui amène de manière itérative une instabilité nocive. Il ne sert à rien d’espère lui échapper puisqu’elle aura l’éternité pour les retrouver : on apprend alors qu’il lui aura cette fois-ci fallu 87 ans. Elle est, pour rester dans la pensée d’Einstein, un atome instable qui entraîne avec elle Eve comme-ci le lien de sang interférait dans l’union des deux amants. Ava souffre du mal de sa « génération » : elle cherche la sensation, transgresse les règles, et amène le chaos en prétextant d’avoir seulement voulu mordre la vie à pleine dent. Elle est le lien avec ces « zombies », ces êtres instables et inconscients qui dérèglent le monde.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschOnly Lovers Left Alive exprime l’effondrement de la société des hommes sur plusieurs plans. Jim Jarmusch choisit d’insérer son décor dans un Détroit presque post-apocalyptique. Affaiblie elle aussi par le mouvement cyclique du temps, la ville est l’exemple même du dérèglement d’un monde où l’économie est morte (les usines délabrées autrefois prospères), le patrimoine abandonné (le théâtre devenu parking) et surtout où la nature – nouvelle maîtresse de l’ancien ville industrielle – se détraque (chiens sauvages, champignons en avance). Si l’œuvre de Jarmusch semble concrète, c’est parce qu’elle utilise à des fins fictionnelles une réalité désolante : le déclin, voire la mort, de la ville de Détroit fatalement appelé à devenir une ville fantôme. A travers ces vampires, le réalisateur livre une pensée environnementaliste fataliste tournée vers les conséquences : la destruction par l’insouciance de l’homme de son environnement extérieur (eau, air) et intérieur (sang).

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschDe plus, le spleen de Jarmusch se diffuse même au sein de la sacro-sainte culture. L’ennuie des protagonistes est le fruit de la lassitude face à une connaissance finie et cyclique. Il n’y a aucune surprise possible dans un esprit qui catalogue toutes les informations à la manière d’Eve qui date tout ce qu’elle touche ou voit. Cette connaissance se conjugue avec le mouvement cyclique qui touche l’environnement qu’ils détaillent en latin (langue absolue de l’érudition). Les protagonistes ont fait le tour de leur domaine de prédilection : Adam sait jouer de tous les instruments, Eve connaît toutes les langues et semble réciter les livres (en voix-off) plutôt que de les lire et donc de les découvrir, Marlowe (John Hurt) a déjà tout écrit. Se dégage d’Only Lovers Left Alive l’idée que l’art n’est finalement qu’une répétition des œuvres d’un homme par domaine qui par le biais de l’éternité se révèle être le même : le musicien Adam a donné ses œuvres à Schubert, Marlowe a écrit Hamlet et n’est autre que le dramaturge élisabéthain de Faust. Jarmusch ajoute ainsi une dernière fatalité en faisant des intellectuels une « race » à part, non-humaine et donc inatteignable.

Only Lovers Left Alive, Jim JarmuschFaisant de son œuvre une spirale rythmique et visuelle, Jim Jarmusch amène une notion de régression qui touche même les êtres saints que sont ses vampires qui ne pourront s’empêcher à la manière de drogués en manque de retourner à leur bestialité première. La dernière phrase d’Only Lovers Left Alive sera « c’est tellement 15e siècle » reculant la temporalité de l’œuvre une dernière fois.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Heimat : Chronique familiale

Heimat, Edgar Reitz

Les œuvres d’Edgar Reitz brouillent les distinctions entre histoire, cinéma et sociologie. En fouillant dans les moments clés de son Heimat (« patrie » en Allemand) de la défaite de 1919 à la chute du mur de Berlin en 1989, le cinéaste raconte les bouleversements historiques non pas à l’échelle d’un pays, mais à l’échelle des hommes. C’est le quotidien qui se modifie progressivement pour amener les évènements. Il replonge une nouvelle fois dans son immense travail de reconstitution et de reconstruction pour s’intéresser à la période antérieure de 1842 à 1845. Il s’attèle à la monographie de la famille Simon dans un diptyque de près de 4 heures qui lui permet une minutie psychologique, évènementielle et sociologique donnant à chaque personnage un moment d’introspection. En se focalisant non pas sur un personnage (même s’il y a la prédominance de Jakob par son rôle de narrateur) mais sur une famille, Edgar Reitz se situe dans la logique du XIXe de ne pas séparer l’individu de sa famille. Il y a une certaine fatalité d’existence et de partage de fardeau au sein de ses maisons intergénérationnelles. Première sphère de socialisation, la famille dévoile ses frictions, ses préférences, ses secrets.

Heimat, Edgar Reitz

Heimat est également une monographie de village, celui fictif de Schabbach. Edgar Reitz reste dans la logique de la période en montrant que l’homme est d’abord membre d’une famille, mais également d’un village qui est un microcosme hermétique. Lorsque Gustave déambule dans la maison en portant sa fille juste née et qu’il se retrouve face à son père, il dit : « Je te présente ton grand-père, le forgeron ». Reitz définit bien la position sociale au XIXe qui ne peut s’entrevoir en dehors de la famille (le sang) et du village (le métier). Le village est, de plus, l’antécédent à la famille puisqu’il est presque l’exclusif lieu de socialisation des habitants. Un lieu fermé par les frontières de la misère.

Heimat, Edgar Reitz

La photographie d’Heimat pourrait paraître simpliste par un traitement noir et blanc assez conventionnel pour les films historiques qui se penchent sur la misère (Le Ruban Blanc, Michael Haneke). Le directeur de la photographie, Gernot Roll, ponctue l’image par des touches symbolistes de couleurs amenant une poésie à la noirceur de l’image. Aucun échantillon de couleurs n’est mis gratuitement dans une logique esthétique, mais ils reflètent les espoirs, les rêves et les portes métaphoriques de sortie. Le vert des rondes de fleurs au mariage ou pour la naissance de l’enfant représente l’idée villageoise que le bonheur conjugal ou parental est un moyen de sauvetage social en amenant une protection et un partage de la misère. L’or du Louis d’or figure l’espoir de richesse d’une société fatiguée. Les couleurs sur les murs ou l’Agathe symbolisent un temps révolu, avant la famine et la pauvreté : un moyen d’habiller la misère. Les espérances se cristallisent autour de la patrie (le drapeau allemand) mais surtout autour de la figure tutélaire de Jakob Simon dont les yeux s’ornent soudainement de marron pour rendre palpable le changement de sa vision du monde.

Heimat, Edgar Reitz

Jakob Simon (Jan Dieter Schneider, découverte lumineuse et talentueuse) raconte sa vie, ses rêves et ses espoirs dans un journal dont la lecture ponctue l’œuvre. Il est la conscience du peuple dont il se sépare pourtant par son éducation. Il sait lire (« Moi, j’aimerai bien savoir lire » prononce Margret, sa mère) et c’est par les livres qu’il trouve une échappatoire à sa propre condition par l’espérance d’une terre promise : le Brésil. Il est « l’Indien » pour le village, un être à part. Il est un individu mental dans un milieu rural manuel qui ne peut voir en lui qu’un « bon à rien ». Il ne produit rien de tangible.

Heimat, Edgar Reitz

Il est le symbole de la mutation que vit le village de Schabbach. L’œuvre d’Edgar Reitz se situe dans une période charnière de l’Allemagne bloquée entre le passé de l’occupation napoléonienne et la montée du patriotisme en Europe qui amènera à la création de l’Empire Allemand en 1870. Il y a une progressive montée d’un patriotisme qui s’oppose au pouvoir style Ancien Régime de l’aristocratie allemande. Même si la rébellion est déclenchée par un fait tangible, et non pour une conscience politique, autour de la question du vin du Baron, elle montre les prémisses d’un peuple qui n’accepte plus d’être dominé. Une cause que Jakob rallie par dépit amoureux, mais dont il se fera avec le personnage de Franz Olm la portée politique : « La liberté n’est pas le contraire de l’emprisonnement », c’est un « droit sacrée » prononcera-t-il au fond de sa cellule. Heimat est également marqué par le désenchantement du monde (Max Weber). Même si la question de la Religion reste forte (disgrâce de Lena), l’impuissance de l’Eglise face à la misère et à la mort d’enfants amènent une réflexion de la population : « C’est Satan qui a inventé les religions » (Walter) ou encore « C’est çà votre royaume des cieux, c’est l’enfer » (Gustav).

Heimat, Edgar Reitz

Pour sortir de la misère, les protagonistes ont alors deux solutions : innover ou partir. D’un côté, c’est le rêve d’une terre lointaine qui n’attend que vous, une « terre sans hiver » dans laquelle « les gens comme vous sont riches ». La fatalité du déracinement qui touche progressivement les villages avec des somptueuses scènes de file de carrioles en partance pour le Brésil. De l’autre, la « science est le chemin de la liberté » comme le prophétise Jakob. C’est par la connaissance et l’innovation que Jakob finit de mettre en place avec la machine à vapeur une fois qu’il peut avoir une place dans la hiérarchie familiale après le départ de Gustav.

Heimat, Edgar Reitz

Heimat est une œuvre qui plaira aux amoureux des chroniques dans lesquels la suspension du temps permet une analyse fine et poussée. Edgar Reitz renoue avec le romantisme des films fleuves à la manière de David Lean (La Fille de Ryan).

Le Cinéma du Spectateur
Note : ☆☆☆☆✖ – Excellent

Paradis-Amour : Le Paradis devint Enfer

Paradis:Amour, Ulrich Seidl

Le malaise peut être créé par un réalisateur de plusieurs manières. D’un côté, il peut amplifier ses images et ses propos en cherchant l’insoutenable, cependant il ne doit pas tomber dans le malaise gratuit. De l’autre et c’est le chemin que prend Ulrich Seidl, un réalisateur peut prendre le parti d’une mise en scène épurée, voire clinique, pour amener son spectateur dans une vision d’une réalité presque documentaire. L’avantage principal étant de rendre plus tangible la critique que le réalisateur cherche à faire. Dans sa trilogie Paradis, dont Amour en est la première partie, Ulrich Seidl fait le croquis de l’utilisation d’un pays par une Europe qui, même si elle ne contrôle plus les espaces émergeant, garde une puissance économique et culturelle. Il s’appuie alors sur l’exemple du Kenya et son image d’exotisme paradisiaque. Ulrich Seidl ironise sur la dénomination de « paradis terrestre » de ce pays qui ne montre qu’une fausse façade occidentalisée et taillée dans le rêve des touristes. Il suffit de voir le folklore hôtelier  passant de l’orchestre ressassant la même chanson dans des tenues zébrées à la décoration des chambres peuplées d’animaux exotiques. Mais Ulrich Seidl ne participe à l’émerveillement ambiant, il blâme ce tourisme artificiel. Du tourisme-usine, il montre le nombre des transats, un employé qui met des serviettes sur des sièges avec la même gestuelle du travail à la chaîne. Du tourisme d’hôtel, il place dans ses seconds plans des couples qui stagnent sur les balcons. Par des jeux de parallélisme et de miroir, le réalisateur autrichien ironise froidement de la rupture entre le Kenya créé pour les Occidentaux et la réalité miséreuse d’un peuple qui ne touche quasiment aucun retour de son attrait touristique. Ainsi, d’un côté de son plan le spectateur voit une rangée de chaises longues sur lesquelles se panent des touristes ; et de l’autre, des kenyans prêt à tout pour gagner quelques sous. Pour les séparer, ne se dresse qu’une pauvre cordelette rendue infranchissable par des militaires armés. Ainsi à l’image de « gated communities », l’hôtel s’ouvre par un check point. Ce qui dérange chez Seidl, c’est son aisance à créer des plans frôlant l’absurde de composition pour exprimer une réalité troublante et dérangeante. Sa caméra se pose comme un observateur immuable et impuissant regardant ce qui se présente devant lui comme un spectacle. Le soudain assourdissement qui entoure Teresa – incarnée par le talent de Margarete Tiesel – lorsqu’elle enjambe la cordelette pour entrer dans le véritable Kenya. L’un des autochtones dit alors en montrant l’hôtel « Là, Europe. Ici, Afrique » donnant alors au tourisme une impression de supercherie.

Paradis:Amour, Ulrich SeidlDe la sollicitation du peuple kenyan découle un sentiment de domination et de supériorité qui fait écho à un racisme lattant fruit de la colonisation et des théories de classification des espèces. Apparaît alors un racisme basé sur un exotisme cliché : « les Nègres sentent la noix de coco » prononce Tereseas/Inge Maux. Mais aussi sur l’image qu’en a donné la société puisque dans une scène affligeante Teresa/Margarete Tiesel et une autre touriste autrichienne avilissent le barman en lui faisant répéter tel un singe savant des mots allemands sans sens pour lui dire au final : « Tu ressembles au bonhomme de Banania » symbole d’un racisme colonial. L’amalgame animal/noir continue à travers une discussion entre les deux Teresa(s) qui parle des Noirs comme on parle d’animaux au zoo : « Ils se ressemblent tous », « moi, c’est la taille qui me permet de les distinguer ». Du racisme, le personnage tire également la méfiance et la peur de la saleté en nettoyant à son arrivée sa chambre de fond en comble au désinfectant.

Paradis:Amour, Ulrich SeidlCette surpuissance n’est pourtant qu’imposture puisque la docilité des Kenyans, ainsi que leur gentillesse envers les touristes, n’est pas dénoué d’intérêt. Les « sugar mama » – ces femmes quadra ou quinquagénaire qui viennent au Kenya pour faire du tourisme sexuel – sont des proies faciles. Petites gens chez elles, les « sugar mama » sont ici désirées et draguées comme elles ne le seront sans doute jamais en Europe.  Elle ne réclame que de l’attention, de l’intérêt et du sexe que les escrocs donnent audacieusement cachant dans un premier temps la soif d’argent. Face à la misère qui leur est montré, les touristes sexuelles donnent des sommes rendues peu compréhensible par la conversion monétaire. Mais d’une excitation émotionnelle et sexuelle dont Ulrich Seidl tire des scènes cocasses comme lorsque Teresa apprend à son amant à malaxer un sein à « l’européenne », le réalisateur emprunt son film d’une solitude dévastatrice résultat de la désillusion. Certes la « sugar mama » à ce qu’elle veut, mais ce n’est qu’un subterfuge pour lui soutirer de l’argent. Les relations ne sont pas réelles et la découverte des regards fuyants et des mensonges est presque impossible à dépasser. « Je veux qu’il me regarde dans les yeux, qu’il voit en moi l’être humain » soupire Teresa. Paradis : amour se révèle finalement un long-métrage parcouru par une solitude à l’image des lits vides qui se succèdent ou dans lesquels les amants se séparent et qu’Ulrich Seidl unit que rarement.

Paradis:Amour, Ulrich Seidl« C’est ça l’Afrique » dit Teresas/inge Maux en désignant un strip-teaseur africain dansant nu sur le lit de la chambre d’hôtel. De ce triste constat d’un tourisme à l’inverse de la découverte ethnique, Ulrich Seidl signe un long-métrage corrosif. La raison lui aurait cependant évité de faire parfois tomber Paradis : Amour dans un malaise visuel gratuit et pornographique. Il est maintenant attendu de voir l’œuvre de Paradis dans son ensemble.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien