Possessor : Un tueur dans la peau

Festival international du film fantastique de Gérardmer 2021
Grand Prix
Sortie nationale (VOD) le 14 avril 2021

Huit ans après le prometteur Antiviral (2013), Brandon Cronenberg replonge dans son obsession pour le body horror et réhabilite la chair, et l’hémoglobine qui en sort, comme axe narratif. Au-delà des incubations de virus provenant de célébrités de son premier long-métrage, il poursuit ses interrogations philosophiques et horrifiques sur la transmission et la contamination. Ici, Tasya Vos (Andrea Riseborough) est l’agente d’une organisation secrète qui s’approprie le corps d’innocent.e.s pour assassiner des cibles choisies par des client.e.s fortuné.e.s. Le cinéaste canadien déforme ainsi par le biais d’une pensée capitaliste des avancées médico-technologiques fictives. Il contourne la question artificielle de la technique pour proposer une réflexion en filigrane sur l’immersion d’un corps étranger dans son environnement – à travers cette société chargée de surveiller et d’analyser les intérieurs des consommateur.trice.s à leur insu – ou plus littéralement dans sa propre psyché.

Dans une temporalité indistincte mêlant rétro et futurisme, Possessor livre une variation vertigineuse sur l’identité, sa quête comme sa perte. Bien qu’elle subisse des interrogatoires mémoriels cliniques où un champ-contrechamp désaxé devient le symbole d’une communication rendue aveugle par la bureaucratie et le rendement économique, la propre personnalité de Tasya se parasite et se dénature. Dans une séquence signifiante, l’agente s’arrête devant chez elle, où l’attendent son mari et son fils, et se réapproprie sa manière de parler et d’articuler. Brandon Cronenberg dissèque les comportements linguistiques et sociaux afin de construire une étrangeté autour même des comportements jugés naturels. Il déconstruit l’humanité pour la rendre pathologique et pour annihiler toute forme de compassion. Par l’intermédiaire du cinéma, le cinéaste édifie un médium absolu pour figurer une schizophrénie narrative et figurative. Le corps de Tasya et celui de son hôte Colin Tate (Christopher Abbott) forment le territoire d’une lutte psychique « invisible ». Littéralement habité.e.s, les comédien.ne.s fusionnent des approches de jeu antithétiques, primitive et viscérale, et laissent la caméra de Brandon Cronenberg saisir les imperceptibles variations identitaires. 

Toutefois, cet espace de possession permet à Brandon Cronenberg de façonner et de boursoufler la matière même de l’image cinématographique. Autant pour figurer cet entre-monde métaphysique que pour dépeindre une réalité constamment fuyante, il expérimente avec Karim Hussain, directeur de la photographique, des (très) gros plans utilisant le flou et la compartimentation du corps humain pour amener une certaine abstraction. Dans une quête figurative bouillonnante, Possessor cherche sans relâche à déposséder l’image d’un sens simplement figuratif. Privilégiant les effets mécaniques à la facilité des effets numériques (néanmoins présents partiellement), le cinéaste canadien témoigne au cœur même de l’image de la cohabitation schizophrénie entre Tasya et Colin en démultipliant, décomposant, superposant, saturant. De manière quasi-chirurgicale, il construit un répertoire visuel cauchemardesque atteignant son paroxysme dans un masque de peau déformé dans lequel l’humanité n’est plus qu’évoquée. Frankenstein formel, Possessor veut créer de l’impact et habiter l’imaginaire cinématographique de son spectateur à l’instar de cette séquence splendide de transplantation psychique rappelant, à l’inverse, la séquence d’ouverture de Under the Skin (Jonathan Glazer, 2014). 

Le dépouillement des enjeux narratifs de Possessor sert de soupape aux expérimentations baroques et horrifiques. Chez Brandon Cronenberg comme chez ses personnages, le geste accède à une forme d’épure. La violence qui accompagne ce geste se meut en une pulsion naturelle, sous-jacente chez l’être humain, qui reste l’unique arme (pour et contre soi) pour dérégler les engrenages d’un monde asservi et aseptisé.  

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Birdman : la Vertu de la Performance

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Oscar du Meilleur Film 2015

La victoire de Birdman aux Oscars illustre parfaitement le narcissisme du cinéma américain récompensant une œuvre, lisse et fade, qui le brosse dans le sens du poil. Avec ce parcours quasi-biographique d’un Michael Keaton has-been coincé dans un rôle de superhéros lointain (Batman ou Birdman), Iñarritu cherche à renouer avec les grandes œuvres américaines sur la déchéance et l’hystérie du star-system respectivement sacralisée par Boulevard du Crépuscule (Wilder, 1950) et Opening Nights (Cassavetes, 1977). Cependant, il se brûle les ailes aux travers d’un moralisme rendant impossible la moindre envolée d’un long-métrage dont la seule folie réside dans une mise en scène millimétrée étouffante. Le principal problème de Birdman est justement de vouloir être un double manifeste, visuel et scénaristique, cherchant à nouer un lien entre un cinéma populaire (forcément débile, selon lui) et un cinéma d’auteur (pompeux).

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Lors d’une scène d’interview, Michael Keaton (Riggan Thomson) se retrouve face à des journalistes renvoyant chacun à un reflet qu’auraient les médias au XXIe siècle : l’intellectualisme exacerbé (posant des questions sur Roland Barthes), la bouffonnerie du people (déblatérant sur l’utilisation ou non de sperme de bébés porcs pour rester jeune) et le profiteur (entendant ce qu’il veut pour affirmer qu’il y aura un nouveau volet de Birdman). Avec cette scène, Iãrritu dévoile aussi bien sa principale critique, l’écart incommensurable entre divertissement et intellectualité dans l’art, que sa méthode critique, les gros sabots du stéréotype. Il renoue ainsi avec la pensée passéiste d’un critique comme « faiseur d’artistes » dont l’essence même serait, dans une optique de manque de talent, d’empêcher la souillure d’un art qu’il prend pour le sien. Le réalisateur mexicain fait de Tabitah, une critique ubuesque, la pierre angulaire de sa condamnation des étiquettes. Le passé de superhéros de Riggan Thomson comme seule raison de son acharnement est néanmoins un peu exagéré et tend plutôt de la naïveté de croire que la réputation se construit par la volonté de faire et non par le résultat du travail. Il fait des médias, et surtout de la figure du critique, les responsables d’une situation amorcée justement par l’ambition de divertissement à tout prix d’Hollywood. Birdman confronte alors deux visions : le cinéma grand public de la côte Ouest (symbolisé par une explosion dans l’œuvre, montrant assez bien la fadeur du propos) et le théâtre élitiste de la côte Est. Mais, il tombe dans les préjugés ne faisant ainsi qu’une sociologie du survol oubliant les ambitions de réalisateurs reconnus comme Spielberg à ses débuts (E.T., Les Dents de la Mer) ou Wes Anderson (Fantastic Mr. Fox, The Grand Budapest Hotel).

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Birdman aurait été plus intéressant en axant son propos avec plus de vigueur sur la question de la performance. Riggan Thomson représente un ancien star-system qui prônait l’action, le jeu, comme principal étalon de la célébrité. Une idée simple qu’Iñarritu surexploite en ajoutant les pouvoirs de Birdman (ou la schizophrénie de Thomson) montrant bien que même ses capacités, extraordinaires, ne sont plus suffisantes pour lui valoir une place : à l’instar des rois du box-office qu’étaient Arnold Schwarzenegger et Bruce Willis dans les années 1980 et 1990. S’ajoute à cela le comédien Mike Shiner (Edward Norton, impressionnant) qui préconise une vision de l’art pour l’art en tendant vers un réalisme à tout prix, voire un super-réalisme. L’acteur ne doit plus jouer pour être mais vivre pour être : il boit vraiment, il couche vraiment. Face à ces deux performeurs, Sam (Emma Stone, affirmant son talent) – la fille de Riggan Thomson – amène par sa jeunesse une nouvelle condition de la célébrité : la représentation. La performance n’est plus scénique, elle doit déborder sur la vie même du comédien qui doit avoir une personnalité virtuelle. L’existence est uniquement tangible par le biais des réseaux sociaux. Un constat, assez banal, qu’Iñarritu adoube par la scène où Riggan se retrouve en slip sur Time Square qui marque sa renaissance dans les médias. Birdman tente de se présenter comme l’œuvre de l’anti-performance.

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Si l’œuvre d’Iñarritu enfonce des portes ouvertes sur le fond, la forme contredit l’idée d’une mort de la performance. Ce qui est gênant avec Birdman, c’est qu’il est une mise en avant ostentatoire du rôle du réalisateur. En faux prodige, le réalisateur mexicain livre une mise en scène fonctionnant en circuit fermé sans véritable finalité. Cela fonctionnait dans Gravity justement parce qu’elle amenait les personnages à repenser le vide de l’espace et à marquer une certaine vacuité de leurs efforts dans un macrocosme en constant chamboulement. Le mouvement, incessant, ne fait pas le réalisateur en ressemblant plutôt à un exercice raté d’un film de fin d’études. Le rythme qu’il apporte par sa circularité entre justement en conflit avec un scénario qui se présente plus comme une suite de saynètes entrecoupées de coupures journalières. La redondance des dispositifs de mise en scène n’a d’égal que celle du travail sonore avec une batterie constante. Les deux se rejoignent dans la volonté de créer un rythme effréné. Néanmoins, cette sur-utilisation d’effets met plutôt en avant la faiblesse de l’image et du scénario qui n’arrivent jamais à atteindre la vitesse et l’euphorie qu’Iñarritu aurait souhaité.

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Birdman synthétise, à lui seul, le too much du divertissement hollywoodien en lui donnant les traits d’une critique faussement corrosive de la négation du cinéma populaire. En affadissant aussi bien le « cinéma d’auteur » que le cinéma qu’il semble défendre, Alejandro Gonzalez Iñarritu agrandie ironiquement cette frontière.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais