Marcel le coquillage (avec ses chaussures) : Sortir de sa coquille

95e Cérémonie des Oscars
Nommé dans la catégorie Meilleur Film d’Animation
Sortie le 14 juin 2023

Dans une maison en images réelles, une balle de tennis avance et dévale les escaliers comme ensorcelée. Bercée par les tendres lumières de la Californie, cette étrangeté se manifeste dans une inhérente douceur. Il s’agit du véhicule, passablement furtif, de Marcel – un coquillage, animé, d’un centimètre – que découvre Dean, le réalisateur à et hors de l’écran, dans l’Airbnb qu’il loue alors que son mariage prend fin. Par cette ouverture insolite, Dean Fleischer Camp énonce les deux réalités qui s’entrechoquent dans Marcel le coquillage (avec ses chaussures) : celle de Dean, que partage le·a spectateur·rice, et celle de cet attachant mollusque paré de chaussures orange. À travers la vie bricolée de Marcel et de sa grand-mère Connie, le cinéaste aspire à réenchanter un réel foncièrement trivial, celui de l’espace domestique. 

Brutalement séparé·e·s de leurs congénères lors de la séparation des propriétaires de la maison, les deux coquillages ont dû appréhender leur environnement pour survivre. Tandis que notre regard – guidé par la caméra de Dean Fleischer Camp – change d’échelle, les objets trouvent de nouveaux usages : un poudrier se transforme en lit ; un pain à hot-dog en canapé ; une pâte crue en instrument à vent. Ce contre-emploi poétique des résidus des vies humaines atteint son paroxysme dans le traitement de la poussière opéré dans Marcel le coquillage (avec ses chaussures). Pour Marcel, un amas de fibres est devenu Alan – sa balle en peluche de compagnie. Pour Connie, la poussière symbolise la nostalgie de son enfance passée dans le garage avant d’immigrer dans la maison. Cette maison se révèle être le sanctuaire d’existences simultanées, humaine et invertébrée, unies dans un processus de perte similaire. À la photographie du couple enlacé – trace d’un amour révolu – répondent les portraits des proches disparus de Marcel gravés à l’arrière du miroir de la coiffeuse en bois. 

D’une curiosité propre à l’enfance, Marcel est la passerelle entre les deux mondes. Dépassant le simple récit initiatique, Marcel le coquillage (avec ses chaussures) « redonne du sens aux concepts les plus simples » pour reprendre les mots de la journaliste de l’émission 60 minutes Lesley Stahl, idole des deux rescapé·e·s, lors du reportage fictif qu’elle dédie à Marcel. Le jeune mollusque célèbre la communauté qu’on tisse autour de soi. Il conteste la facticité que peut revêtir une audience virtuelle, acquise par les vidéos virales que publie Dean. Avec candeur, Marcel s’interroge sur la réalité qui se cache sous les images ou sous la technologie. S’il devine que Dean se dissimule émotionnellement derrière sa caméra, il ne se dérobe pas au fait que l’action de filmer modifie intrinsèquement le réel. Dans ce faux documentaire, il « en rajoute un peu pour [Dean] » comme le remarque avec tendresse Connie. Métafilm, Marcel le coquillage (avec ses chaussures) est un premier long-métrage hybride qui exalte une liberté d’être, pour soi et avec les autres. Depuis son coquillage, Marcel devient le représentant d’une résilience solaire.

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

La Traversée : La liberté enviée des oiseaux

45e Festival international du film d’animation d’Annecy
Mention du Jury
Sortie le 29 septembre 2021

La Traversée amorce son voyage depuis un studio d’artiste où la voix adulte de la protagoniste Kyona – interprétée par la réalisatrice Florence Miailhe – entame un périple mémoriel à partir d’esquisses contenues dans son premier carnet à dessin offert par son père alors qu’elle était adolescente. Ce carnet s’inspire de celui tenu par la mère de la cinéaste, Mireille Glodek Miailhe, durant la Seconde Guerre mondiale. Dès le début, la mémoire familiale des Miailhe s’imbrique dans une histoire collective des migrations humaines. Traitée de manière intemporelle, l’œuvre unifie des destins multiples autour d’une volonté commune d’un ailleurs, espéré et fantasmé. D’origines diverses, ils parcourent les mêmes routes vers une même frontière à franchir pour goûter une liberté tant contestée. Sans universalisme, ce choix crée des résonnances, vibrant sous le pinceau de Florence Mialhe, entre des destinées plurielles et singulières unies par une tragédie partagée. En s’inspirant des contes, La Traversée devient le réceptacle des voix des oublié.e.s mélé.e.s dans le récit de cette jeune fille et de son frère, Adriel.

À travers ces deux adolescent.e.s livré.e.s à elleux-mêmes s’écrivent deux portraits contraires en quête de (sur)vie. D’une part, il y a l’indomptable Kyona dont la tenace volonté de construire sa propre voie, pour elle et pour celleux qu’elle aime, la pousse à voir le monde de manière binaire. Entre les innocentes victimes et les malfaisants bourreaux, le fait d’être en survivance brouille les limites. Face à la morale candide qu’elle lui assène, la patronne d’un cirque itinérant servant à la fois de refuge pour des migrant.e.s et de lieu de prostitution pour les milices hostiles rétorque : « la vie, c’est gris. Si tu veux t’en sortir, il faudra que tu arrives à voir en gris ». La Traversée refuse un manichéisme simplificateur à l’image du personnage d’Iskander, jeune homme se livrant à tous les trafics pour obtenir un répit, pour lui et celleux qu’il place sous sa protection (dont nos deux héros), à l’abri des puissants. D’autre part, il y a le caméléon Adriel se métamorphosant autant caractériellement que physiquement au gré de leurs tribulations. Il devient un voleur habile auprès des enfants du bidonville, un apathique garçon d’un blond innocent chez les trafiquants d’enfants ou encore un enjoué luron au sein du cirque.   

La voix adulte de Kyona qui accompagne l’œuvre double le récit d’un regard rétrospectif empreint d’une maturité nouvelle lui permettant de comprendre et de pardonner le comportement de son frère. À travers ses souvenirs, elle réinterprète cette histoire afin de ne pas l’oublier et surtout de ne pas faire disparaître éternellement celleux disparu.e.s en chemin. La Traversée se compose d’impressions comme lorsque Kyona raconte sa vie à la vieille femme qui la recueille dans la forêt et qu’elle prend pour une Baba Yaga. La mémoire est une fumée dans laquelle se façonnent les émotions traversées par l’adolescente. L’œuvre est une réécriture lyrique de la cruelle réalité des migrations humaines. Du malheur, Florence Miailhe extrait une poésie, voire une grâce, qui prend pleinement son envol dans la thématique des oiseaux parcourant le long-métrage : de ces enfants voleurs – nommés « les Corbeaux » – dont les capes se muent en ailes ; de ces perroquets multicolores délivrés de leur captivité ; de cette trapéziste distrayant la foule en s’envolant comme elle espérerait tant pouvoir le faire ; ou de ces pies accompagnant et aidant Kyona. 

Dès la séquence d’ouverture, La Traversée construit un dialogue d’où émerge cette poésie entre Kyona et Florence Miailhe, entre le personnage et l’artisane. Ici, l’animation est un prolongement du souvenir, une manière d’authentifier la singularité d’un vécu partagé par ces femmes et celles qui les ont précédées – pour la cinéaste, il s’agit de son arrière-grand-mère fuyant Odessa au début du XXème siècle et de sa mère rejoignant la zone libre en 1940. Le geste de la dessinatrice devient un espace d’expression et d’appropriation. Par cette technique de la peinture animée, La Traversée est œuvre organique qui prône l’intuition du corps. C’est dans cette célébration de l’artisanat que le premier long-métrage de Florence Miailhe vient nous toucher en plein cœur : quand on devine dans l’épaisseur d’un brouillard l’agitation du pinceau tourmenté ; quand on ressent dans la finesse d’une représentation de cirque une tendresse envers une liberté qui n’arrivera sans doute jamais. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Fritzi : L’Éveil d’une conscience politique

Sortie nationale le 7 juillet 2021

Fritzi éclot sous le charme bucolique des contes pour enfants, des animaux parcourant la forêt saxonne accompagnés par une musique disneyenne. Au sein de cette nature immuable, un mouvement de caméra laisse apparaître le rideau de fer qui sépare la RDA et la RFA. Frontière retenant les aspirations libertaires des Est-allemands, son caractère infranchissable s’impose tragiquement par un coup de feu entendu au loin qui étrangle la quiétude originelle. La réalité rattrape cette utopie sylvestre et impose une temporalité lugubre : celle de l’été 1989 dans une RDA paranoïaque. Malgré cela, l’Allemagne de l’Est se dessine ensuite sous les yeux candides de Fritzi, jeune collégienne à la sortie d’une enfance pure et innocente. Avec sa meilleure amie Sophie, elles vivent encore dans le cocon de l’âge tendre ne voyant dans l’Ouest que la possibilité d’obtenir du Coca-Cola. 

Fritzi bascule lorsque l’inséparable duo se dissout dans les aléas de l’Histoire. Pour les vacances d’été, la famille de Sophie quitte Leipzig en direction de la Hongrie et confie leur chien Spoutnik – ajouté dans l’adaptation du roman illustré Fritzi war dabei signé par Hanna Schott et Gerda Raidt – à la famille de Fritzi. Néanmoins, à la rentrée scolaire, Sophie est toujours absente. Alors que les rumeurs grossissent autour d’une fuite à l’Ouest, le monde de Fritzi s’écroule progressivement. Dans l’univers de la jeune fille, apparaissent alors des personnages hostiles comme la professeure sévère et injuste Mme Liesegang ou les sournois agents de la Stasi, soigneusement représentés sous les traits d’une seule et même personne au visage passe-partout. Par ces personnages, le film d’animation explicite avec habilité les mécanismes de contrôle sociétal d’un régime totalitaire transformant le réel à sa guise, à l’instar de cette frontière servant à « empêcher les gens de rentrer en RDA ». 

Face à la propagande de ces personnages antagonistes, la quête individualiste de Fritzi cherchant à revoir son amie Sophie se meut au fur et à mesure en un combat populaire pour la liberté. Fritzi est avant tout l’histoire d’une révolution où le destin d’une pré-adolescente rentre en écho avec les vies sacrifiées de milliers d’habitant.e.s de Leipzig. À travers son camarade Bela, Fritzi découvre les réunions politiques clandestines de l’église Nicolas. Retraçant l’histoire de la révolte populaire de Leipzig, l’œuvre de Matthias Bruhn et Ralf Kukula place son intrépide protagoniste au cœur de l’action. Elle devient le symbole d’un peuple allemand uni dans une aspiration commune à une vie meilleure. Les deux réalisateurs procurent à la jeunesse une héroïne à laquelle s’identifier, offrant par sa perspicacité et sa fougue une manière ludique d’appréhender le politique.

Ode à la nécessité d’un combat pour et par le peuple, Fritzi est une œuvre intelligente et ambitieuse qui permet aux jeunes spectateur.rice.s (dès 10 ans) de s’emparer de l’histoire européenne contemporaine. Sans manichéisme, le long-métrage d’animation perçoit avec justesse l’ambivalence des comportements humains, notamment au sein de la familiale de Fritzi perdue entre une nécessaire sécurité dictée par la peur et une vitale envie de liberté inspirée par la témérité de la jeune adolescente. Un goût de révolution pour toute la famille !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Ailleurs : L’éclat du silence

43e Festival international du film d’animation d’Annecy
Prix Contrechamp
Sortie nationale le 23 septembre 2020

Ailleurs construit et libère un véritable élan, dont la beauté réside dans le fait qu’il éclot sous les yeux du spectateur. Parcourue d’impulsions, l’œuvre de Gints Zilbalodis est un perpétuel mouvement vers l’avant, une fuite face à cette obscure créature marchant inlassablement derrière le héros. La quête mystérieuse de ce protagoniste sans identité au cœur d’une île énigmatique allie à la fois une simplicité, proche de l’essence, et une complexité, reposant sur les multiples grilles de lecture qui viennent remplir les silences du long-métrage. Avec uniquement cette trajectoire comme fil rouge, le scénario resserré d’Ailleurs se rapproche de l’univers des jeux vidéo en construisant un espace d’action limitée focalisé autour de paliers successifs à dépasser – accentué par le chapitrage de l’œuvre. Cependant, loin d’être hermétique, cette expédition n’est jamais loin de perdre son propre but et de laisser poindre une errance spirituelle sous-jacente. 

Une enveloppe métaphysique qui germe dans l’épuration esthétique choisie par Gints Zilbalodis. L’étonnante limpidité d’Ailleurs repose sur une animation 3D en aplats de couleurs permettant, malgré quelques raideurs dans les mouvements, de laisser émerger une poésie primaire qui réagit directement avec le spectateur. Poème visuel, l’œuvre du cinéaste letton renoue avec les codes du conte en laissant surgir des adjuvants qui accompagnent le protagoniste dans son appréhension de ce monde inconnu ou dédoublent, par le prisme de l’allégorie, la quête de ce jeune homme à l’instar de l’apprentissage libertaire de cet oiseau jaune qui l’accompagne. De ces deux caractéristiques (l’épure et le conte), Ailleurs extrait une atmosphère contemplative et méditative qui répand une harmonie presque primitive entre la nature et les êtres vivants dont l’apogée serait ces chats attendant, dans un lieu où la civilisation humaine aurait périclité, le jaillissement systématique d’un geyser. 

Déterminé par une certaine providence comme cette moto qui transporte le protagoniste à travers les différents univers de l’œuvre, Ailleurs est une quête vers la lumière – qu’il s’agisse de cette lueur qui maintient sans relâche le regard du héros vers l’horizon ou celle intérieure qui permet de ne pas succomber à la noirceur de cet amas de peur qui le pourchasse. Cette lumière protéiforme, Gints Zilbalodis la saisit à l’aide d’une caméra virevoltante créant, par la multiplication des points de vue, une impression d’omniscience amplifiant l’aspect providentiel de l’œuvre. La lumière, comme chez Terrence Malick vers qui Ailleurs semble lorgner, est à la fois constituante du récit (dans ce combat manichéen entre ténèbres et vie) et de l’univers créé par le cinéaste (sublimant la puissance maternelle et nourricière de la nature). 

En choisissant volontairement de privilégier le non-dit autour de ce récit initiatique, le cinéaste travaille l’ambiguïté des maux qui assaillent le protagoniste et offre une réflexion malléable sur la solitude – envisagée à la fois comme un état et un dépassement. De l’illustration d’un syndrome du survivant à la fuite de ses propres démons dans un paysage mental métaphorique, Ailleurs puise dans l’espace personnel de son spectateur afin d’enrichir les propres potentialités de son récit. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Millennium Actress : Les sept spectres de Chiyoko

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Sortie nationale le 18 décembre 2019

Curieusement resté inédit en France, Millennium Actress (2001) est pourtant la quintessence du discours cinématographique de Satoshi Kon. Ses œuvres ont continuellement repoussé les limites interprétatives entre la réalité et la fiction – que cette dernière évoque le rêve pur, l’imaginaire ou le récit de sa propre vie. Cette maestria est indissociable des techniques et possibilités infinies de l’animation qui, seule, semble pouvoir recueillir les fabuleuses folies scénaristiques et formelles du cinéaste japonais. À travers la quête mémorielle de l’actrice autrefois adulée Fujiware Chiyoko, Millennium Actress exprime une autre facette, moins sombre tout en étant nimbée de mélancolie, de la filmographie de Satoshi Kon. En effet, il s’agit de l’unique œuvre où l’altérité de la réalité n’est pas envisagée à travers un prisme pessimiste : de la paranoïa meurtrière de Perfect Blue (1997), à la dérive technologique de Paprika (2006) en passant par les projections de traumatismes passés sur le rêve de construire une famille de Tokyo Godfathers (2003).

Millenium Actress, Satoshi Kon

Millennium Actress se concentre sur les souvenirs de Chiyoko dont la vie n’aura été qu’une poursuite après l’être aimé, un révolutionnaire en fuite mis sur sa route par le hasard. Satoshi Kon fait de la mémoire une matière malléable qui, bien que linéaire, déconstruit l’espace et le temps avec pour seul fil conducteur le bouillonnement des sentiments. Il compose des paysages mentaux témoignant de la force d’un amour qui n’est qu’un élan infatigable vers l’autre (réel ou fantasmé). Le cinéaste se rapproche ainsi d’une définition baudelairienne du spleen : la frustration d’un idéal, ici romantique, auquel le protagoniste ne renoncera jamais et qui s’exprime par une rage de vivre. Le spectateur est guidé à travers les méandres sentimentaux de Chiyoko par deux reporters venant recueillir les souvenirs de cette légende oubliée du cinéma japonais. D’abord témoins muets, ils prennent progressivement part à l’action. Ils annihilent, par leur complémentarité, les deux postures dans lesquelles le spectateur peut se murer, à savoir la rationnelle perplexité (le cameraman) et la sensiblerie excessive (l’intervieweur), afin de ne laisser la voie qu’à l’émotion dans sa plus pure acceptation.

Millenium Actress, Satoshi Kon

Face aux changements impétueux de la société japonaise d’après-guerre, Chiyoko place dans le cinéma, et les rôles qu’elle interprète, le dernier espoir de retrouver l’homme qu’elle aime : « j’ai pensé qu’il pourrait toujours voir un de mes films ». En incorporant à son récit des séquences d’œuvres fictives, Satoshi Kon brouille davantage la frontière entre la réalité et la fiction. Il fusionne la femme et l’actrice montrant ainsi comment le cinéma, et par extension l’art, est le miroir de nos espérances et de nos regrets autant pour ceux qui le fabriquent, l’incarnent ou le regardent. La fiction devient un chemin de traverse dans lequel la ferveur de la quête de Chiyoko peut survivre au-delà de l’implacable impossibilité du réel. Millennium Actress devient alors une déclaration d’amour aux femmes de l’histoire du cinéma japonais : celles luttant contre l’oppression chez Mizoguchi, celles vertueuses et courageuses chez Kurosawa ou celles libres et modernes chez Ozu (la vie de Chiyoko rappelant d’ailleurs celle de son actrice fétiche, Setsuko Hara). Satoshi Kon rend hommage à une cinéphilie qui, comme les studios Ginei devant lesquels passent les deux reporters pour se rendre dans la maison reculée de l’actrice, n’est vouée qu’à devenir un vestige.

Millenium Actress, Satoshi Kon

Millennium Actress affirme ainsi la place essentielle du cinéma, et de l’art, dans la société comme seul moyen d’effleurer une histoire de l’émotion. En faisant de Chiyoko la mémoire vivante du Japon du siècle dernier, Satoshi Kon loue alors la persévérance d’une femme-nation voyant dans la recherche d’un idéal, plutôt que dans sa réalisation, la vitale promesse d’un futur à parcourir.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Epic – La Bataille du Royaume Secret : Archétype de l’Animation Américaine

Epic : La Bataille du Royaume Secret, Chris Wedge

L’animation à l’américaine se surpasse autant qu’elle se répète. Paradoxal me direz-vous, mais c’est pourtant ce qui ressort de la projection de nouvel opus des studios Blue Sky, les créateurs de l’Âge de Glace. Epic : La Bataille du Royaume Secret, dont l’originalité du nom en dit déjà long, est ainsi l’archétype d’une branche du cinéma américain qui tente de cacher un essoufflement scénaristique par une débâcle d’innovation visuelle. Il suffit de se pencher sur les dernières années dans l’animation pour se rendre compte que les perles ne sont plus américaines : Ernest et Célestine (France, 2012), Les Enfants Loups (Japon, 2012) et L’Illusionniste (France, 2010). Nous pouvons être chauvins de l’excellence de l’animation française qui séduit même la terre de Walt Disney puisque ce sont les studios Mac Guff qui ont dessiné Moi, Moche et Méchant. Seuls des réalisateurs confirmés hors de l’animation parviennent à échapper à la redondance : Gore Verbinski signe le western déjanté Rango (2011), Wes Anderson le fantasque et sucré Fantastic Mr. Fox (2009) et Tim Burton transpose son univers comico-morbide avec Les Noces Funèbres (2005) et Frankenweenie (2012). Dans l’univers formaté et redondant de l’animation américaine, seul le génie de Henry Selick amène une alternative qui allie rêve et cauchemar, beauté et laideur, enfance et adulte. On lui doit L’Etrange Noël de Monsieur Jack (1993), James et la Pêche Géante (1996), Coraline (2009).

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris WedgeEpic : La Bataille du Royaume Secret regroupe ainsi toutes les dynamiques du cinéma d’animation américain contemporain. Ce long-métrage s’inscrit dans la course à la technique des studios américains qui rivalisent entre eux pour donner au public le film le plus abouti d’un point de vue du graphisme. Epic en est alors l’apothéose. Visuellement, jamais les textures n’ont été si palpables et si abouties. Chris Wedge et son équipe cherche à ancrer son image dans une réalité répondant aux critères du réalisme. Une quête du détail qui s’exprime par un cheveu en bataille, un rayon de lumière répondant sur le miroir d’une caméra fictive. Dans cette nature trompe-l’œil, le réalisateur prend le parti-pris de suivre ses micro-personnages à la manière de Larry, le père de Mary Katherine, par le biais de plusieurs « fausses » caméras disséminées dans la forêt. Le spectateur surprend un monde plus qu’il n’y entre.

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris Wedge

Si la forme est spectaculaire oscillant entre réalité et fantasme d’une nature bien vivante, le fond condense les défauts tenaces à l’animation américaine et plus largement au cinéma américain. Tout d’abord, l’animation ne peut s’empêcher de faire de ses héros des personnages vides et sans intérêt tant la banalité de leurs sentiments bien-pensants laisse le spectateur de marbre. Seule une amourette courue d’avance égaie un peu le triste tableau de la fadeur de Mary Katherine ou de Nod. Pour intéresser le spectateur, les studios développent alors de savoureux personnages secondaires irrésistibles. Pour Epic, ce sera les gastéropodes Mud et Grub. Parfaitement réussi et extrêmement drôle, les personnages secondaires sont-ils voués au rire et les personnages principaux à la moral ? Cette distinction arbitraire entraîne le film dans un balancement fatiguant entre comédie et quête personnelle. La limace et l’escargot seront assurément les personnages qui resteront dans Epic. Seuls quelques long-métrage d’animation avaient réussi à faire de personnage principal des farces ambulantes : Kuzco (2000) et Bob Razowski (2001).

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris WedgeDe plus, la famille américaine est-elle si atomisée qu’elle ne peut se concevoir sans le deuil ou le divorce ? Epic continue cette quête familiale de la construction de l’être en dehors d’un cercle familiale qui ne peut tenir et qui n’est plus une sphère solide. Mais la névrose américaine pour le déchirement familiale forcée (deuil) ou non (divorce) n’est-elle pas trop maladive et surtout trop répétitive ? Epic fonctionne amplement sans le passé familiale de Mary Katherine dont le but ne devient ainsi que lacrymal. Il est navrant de voir que le lien qui unit les deux mondes (Mary Katherine et Nod) ce n’est finalement que la connaissance commune, et donc universelle, de la perte d’un parent. Le monde serait-il si faible en idéaux et en coutumes pour nous affliger cela ? Dans le cinéma américain, l’absence d’un parent est un passage obligé lourdingue qui par sa répétition devient un cliché qui commence à faire sourire.

Epic – La Bataille du Royaume Secret, Chris WedgeEpic : La Bataille du Royaume Secret est une réussite visuelle reposant sur un scénario comprenant les multiples ratés de l’animation américaine. Il reste cependant un bon moment aux ficelles prévisibles.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆✖✖✖ – Moyen

Les Enfants Loups – Ame & Yuki: Surpasser l’Animation

Les grands noms sont rares dans le milieu du cinéma d’animation, mais Mamoru Hosoda s’est automatiquement placé comme l’héritier du demi-dieu Hayao Miyazaki. Hosoda est un perfectionniste, il suffit de voir le sublime qui se dégage de ses paysages: les arbres, les plantes, les décors deviennent des pièces d’orfèvrerie. C’est dans cette nature, pourtant endémique, que surgit le fantastique. Cette immersion dans le réel visuel lui donne une connotation douce et presque légitime. Les marques de fabrique des oeuvres nippones répondent présentes: Perfectionnisme et Poésie du Merveilleux. Cependant, Hosoda apporte son propre fonctionnement narratif qui diffère de Miyazaki. Si ce dernier choisit d’ouvrir un monde nouveau et fabuleux à son spectateur – que ce soit la tribu de « Princesse Mononoké » au monde parallèle du « Voyage de Chihiro » en passant par le monde sous-marin de « Ponyo sur la Falaise » -, Mamoru Hosoda prend à contre-pied le récit miyazakien. Il ne favorise ni le dépaysement, ni la novation, ni la progression dans ce monde stupéfiant. Chez Hosoda, la narration consiste soit à la transformation du réel par le fantastique (« La Traversée du Temps », 2007) ou à la progression du fantastique dans le réel (« Summer Wars », 2010), soit aux moyens mis en place par ses protagonistes pour occulter leur différence (« Les Enfants Loups », 2012). La différence est pourtant cruciale. Car, en ne s’attardant par sur la féerie, Hosoda crée de véritables psychologies humaines. Il ne ballade pas ses personnages, il les fait vivre. Ils se libèrent de leur caractéristique picturale pour devenir des êtres à part. Par cette prouesse, Hosoda se distingue du film d’animation standard qui empathie constamment de son statut même de film d’animation. L’animation rime dans l’imaginaire collectif avec enfance et ficelles (visibles) mélodramatiques. Le caractère pictural empêche l’identification, et les histoires rocambolesques et absurdes (puisque les enfants sont moins cartésiens) interdisent une quelconque probabilité. Pourtant, on pourrait dire que Hosoda cherche le fantastique: Ame et Yuki ne sont-ils pas mi-loup mi- humain ? Mais, ce n’est pas cette caractéristique qui les définit. Ame sera une petite fille pleine de vie, Yuki un être fragile. Après tout, le film aura pour sujet non pas ces enfants extraordinaires, mais le portrait de cette mère courage (Hana) qui permettra l’épanouissement de cette famille contre vents et marées.

Les Enfants Loups, Mamoru Hosoda

La frontière entre animation et oeuvre filmique se voile également sous le talent de Hosoda. Au delà de la consistance psychologique de ses personnages, Hosoda se place en véritable réalisateur. Il construit ses cadres et ses plans avec les mêmes armes que ses collègues qui travaillent hors de l’animation. Il filme ses corps animés comme s’il voulait nous montrer qu’ils étaient des êtres en chair et en os. Il ne se contraint pas dans sa mise en scène, puisque l’animation permet tout, mais il filme à la manière d’un Casavettes. On pourrait croire qu’il a posé une caméra dans les pièces de la maison d’Hana et qu’il laisse déambuler et vivre, sous nos yeux, des êtres qui sont pourtant la définition même d’imaginaire: car dans une oeuvre filmique (en général) si la psychologie est fictive, le physique lui renvoie toujours à une réalité hors-caméra. Hosoda montre comme un respect envers ses protagonistes qui se laissent approcher. Il utilise aussi des plans surprenants pour l’animation: des plans d’ensemble, des plans dans lesquels les personnages déambulent de dos, ou encore des plans qui cachent leur visage. Il porte un regard sur eux qui leur donne une présence charnelle. Le visage est le maître du cinéma d’animation, c’est le moyen d’excellence pour que le spectateur comprenne l’émotion que le personnage doit faire transparaître. Mais Hosoda préfère à cela la retenue et les détails de la gestuelle, de la voix. Pourtant il s’inscrit dans l’art du manga où la finesse de l’émotion est la moins subtile, il dépasse les lacunes de ses prédécesseurs. Il crée des entités qui acceptent d’être le temps d’une oeuvre les sujets d’un récit qui leur est propre et il donne de l’humanité à ce qui en à le moins.

Les Enfants Loups, Mamoru Hosoda

Les oeuvres d’Hosoda sont singulières dans le monde de l’animation. Il transcende les genres cinématographiques, accouplant la beauté formelle de l’animation, la puissance de la mise en scène et la finesse psychologique des grands observateurs de l’âme humaine.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent