Jacky Caillou : La forêt dont les miracles sont faits

75e Festival de Cannes
Programmation ACID
Sortie le 2 novembre 2022

Dans la maison rustique où il vit avec sa grand-mère, Jacky Caillou (Thomas Parigi) traverse les différentes pièces à la recherche de sons dissimulés, une marche qui craque, ou triviaux, une tronçonneuse au loin, qu’il conserve via un enregistreur cassette. Dès la séquence d’ouverture, Lucas Delangle invite ainsi le.a spectateur.rice à saisir l’infime pour dépasser la superficialité confortable du quotidien. Dans cet espace banal, l’univers de Gisèle Caillou (Edwige Blondiau) – magnétiseuse-guérisseuse – se manifeste hors-champ à travers des sons nébuleux se mouvant progressivement en prières. Alors que Jacky se rapproche de la porte fermée d’où émane la liturgie afin d’épier par le trou de la serrure, le cinéaste fait correspondre le regard, et par extension la perception du monde, du protagoniste et du spectateur.rice. Jacky Caillou sera un récit d’initiation autant pour l’un que pour l’autre menant à réécrire la simplicité du réel à l’aune du merveilleux.

Tandis que la magnétiseuse-guérisseuse laisse progressivement son petit-fils pressentir son propre don, c’est l’horizon de ce dernier qui déborde. Il envisage son propre corps d’une manière nouvelle, guettant depuis ses mains l’invisible magnétisme.  À l’instar du thérémine avec lequel il compose sa musique, Jacky doit appréhender les variations dissonantes des êtres humains en vue du retour d’une harmonie perdue.  Toutefois, Gisèle met en garde le jeune homme sur le fait qu’ « [il ne doit pas courir] après le miracle, ça n’existe pas ». Autant dans la forme pastorale que dans le fond mystique, Jacky Caillou s’inscrit dans un territoire où la nature est omnisciente. Immuable, elle semble être une sorte de passage vers les souvenirs délaissés et les vies arrêtées comme ces tombes de roche nichées au cœur des Alpes auxquels Jacky confie les mots suivants : « je devrais partir, sauf si tu me dis de rester ». Lucas Delangle signe une œuvre animiste réinsufflant une aura spirituelle dans un monde sauvage réduit, pour les villageois.es, à la peur atemporelle d’un loup. 

Elsa (Lou Lampros) – jeune femme dont le corps se couvre d’une étrange tâche – surgit d’ailleurs mystérieuse de la nature pour consulter Gisèle, comme si elle était enfantée directement par elle. Depuis les forêts environnantes, les arbres sont parti-prenantes du récit, autant dans la genèse de la malédiction qui touche Elsa (les trois peupliers disparus) que comme exutoire vital à Gisèle/Jacky afin de « se purger » des malheurs des autres oppressant jusque dans le corps même du.de la magnétiseur.se. Dans cet écrin bucolique, Lucas Delangle métamorphose peu à peu son naturalisme en fantastique allant jusqu’à déstructurer l’image lors d’un cauchemar anamorphique où les ombres des branches emprisonnent le corps d’Elsa. Le cinéaste laisse surgir la part de monstruosité, figuration des désirs et des peurs enfouis sans jamais perdre son élégante quête curative. S’il y a un miracle, il réside dans la révélation d’un amour absolu permettant aux protagonistes de vivre une vie sans limite dans une recherche inaltérable de lumière. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Les 10 films de 2020 : L’exaltation du Présent

L’analyse du TOP 10 de 2019 se clôturait sur la cristallisation d’un désir cinématographique, doublé d’une urgence sociale, de voir émerger une résistance politique et poétique. Le cinéma aura auguré l’ampleur nouveau des frictions sociales en cours et fantasmer la réussite, libératrice et vengeresse, des luttes à venir. L’année 2020, marquant le déclassement politique de la culture orchestré par un gouvernement aveugle, entraîne le glissement des luttes de l’écran à la rue, dans une même ardeur et autour de figures révolutionnaires issues du rang des dominé.e.s. Le monde du cinéma a connu le même basculement vers les voix dominées : lorsqu’il n’aura pas été contraint de s’exporter vers des plateformes VOD ou de streaming, le cinéma s’est maintenu derrière l’étendard de l’indépendance. Dépouillé des mastodontes, il a brillé à travers des ilots artistiques alternatifs – sortant des habituels cadres de production, de distribution et surtout de médiatisation. Il aura fallu attendre le silence forcé des blockbusters pour voir émerger, auprès du grand public, une myriade de distributeurs indépendants acharnés, de premiers long-métrages remplis de vie et d’œuvres réalisées par des femmes. 2020 n’est pas une année oubliable, mais bien une année où les dominé.e.s ont fait exister, par leurs voix et leurs imaginaires, une vitalité politique et culturelle.

Les discours cinématographiques en 2020 se sont resserrés, à l’instar de nos réalités confinées sans horizon, sur le temps présent pour en célébrer la beauté existentielle (Eva en Août de Jonás Trueba), l’absurdité politique (Énorme de Sophie Letourneur) ou encore l’implacable vérité (Days de Tsai Ming-liang). La fiction cinématographique a réinterprété son rapport au présent, comme temporalité inflexible et oppressive par essence – notamment pour les femmes, d’Eliza Hittman (Never Rarely Sometimes Always) à Melina León (Canción sin nombre). À partir de ce constat, le présent s’appréhende soit comme une mécanique impitoyable (Uncut Gems des frères Safdie) soit comme une parenthèse émancipatrice du réel (La femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo). Dans cette minutieuse dissection de notre époque, le présent renoue enfin avec sa force incontestable et son souffle contestataire occultés par la morosité fascisante imposée par les gouvernants. Les luttes populaires (Un pays qui se tient sage de David Dufresne), politiques (City Hall de Frederick Wiseman) et personnelles (Petite fille de Sébastien Lifschitz) ont su mettre en lumière et en actes les utopies qui les traversent. Se réconciliant avec une corporéité égarée, ces luttes ont interrogé politiquement le corps comme espace dichotomique entre désir sexuel et lieu d’oppression économique (Douze Mille de Nadège Trebal), comme espace de vulnérabilité sensorielle et mentale (Si c’était de l’amour de Patric Chiha) ou encore comme espace d’une vitale et protéiforme socialisation (Playing men de Matjaž Ivanišin).

Dans le lien implicite que l’esprit humain construit entre présent et réel, le cinéma trouve sa vocation première en transcendant les deux dans une quête émancipatrice vers le poétique. Ce ré-enchantement se caractérise par la capacité de l’art cinématographique à mettre en images (et donc à rendre tangible) les interstices du réel où spiritualité (Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav) et surnaturel (Ondine de Christian Petzold) se brouillent et apposent ensemble un mystère propice à la réflexion sur les strates du présent. Or, c’est justement par cette conscience du présent, comme temps qui s’écoule inlassablement, que l’être humain écrit et planifie sa propre existence – à l’instar de la malédiction affectant le protagoniste de Tu mourras à 20 ans d’Amjad Abu Alala. De ces récits mémoriels, les cinéastes construisent des œuvres poétiques, car libérées de toute contrainte réaliste (annihilant tout discours idéaliste ou métaphysique), qui réinvestissent le passé (La Métamorphose des oiseaux de Catarina Vasconcelos) ou la psyché (Los Conductos de Camilo Restrepo) de toute sa puissance signifiante.

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2020 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine.

10. La femme qui s’est enfuie,
Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

La femme qui s'est enfuie, Hong Sang-soo (Corée du Sud)

9. City Hall,
Frederick Wiseman
(États-Unis)

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8. Ondine,
Christian Petzold
(Allemagne)

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7. Si c’était de l’amour,
Patric Chiha
(France)

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6. Séjour dans les monts Fuchun,
Gu Xioagang
(Chine)

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5. Los Conductos,
Camilo Restrepo
(France, Colombie)

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4. Kongo,
Hadrien La Vapeur & Corto Vaclav
(France, République du Congo)

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3. Douze Mille,
Nadège Trebal
(France)

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2. Eva en Août,
Jonás Trueba
(Espagne)

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1. La Métamorphose des oiseaux,
Catarina Vasconcelos
(Portugal)

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Le Cinéma du Spectateur

Eva en août : Le jeu du hasard

Eva en août, Jonás Trueba (Espagne, 2020)

Sortie nationale le 5 août 2020

Dans un Madrid caniculaire délaissé par ses habitants, Eva (Itsaso Arana) s’est résolue à passer le mois d’août dans cette ville qui l’a vue naître et qu’elle n’a pas quitté. Depuis l’appartement qui lui a été prêté et dans les rues de la capitale espagnole, elle se laisse engloutir par l’atmosphère de solitude qui caractérise la période estivale. À la manière des œuvres d’Hong Sang-soo, Eva en août se construit d’abord comme une errance mélancolique et poétique, dans un espace urbain et quotidien, qui redessine les frontières entre trivialité et existentialisme. Jonás Trueba façonne une dramaturgie purement estivale montrant la quintessence de la modestie et de la simplicité de cette « époque parfaite pour être [soi]-même, plus que jamais, et pour faire les choses mieux que jamais » comme le déclare son protagoniste. En ne répondant pas à une logique arbitraire du spectaculaire ou de l’efficience, le cinéaste capte un degré de réalité supérieur où, sans hiérarchie, la rencontre d’un ancien amant fait autant sens qu’un faisceau de lumière traversant l’espace reflété par l’écran d’un téléphone portable.

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Cette non-dichotomie entre action et non-action participe à la suspension de la temporalité, propre au mois d’août madrilène, et redonne au présent sa puissance et son mysticisme. C’est à travers les infinies possibilités du présent que surgit la beauté, voire la grâce, qui parcoure Eva en août de part en part – sans s’appesantir du passé de son héroïne ou sans nécessairement lui construire artificiellement un futur. L’œuvre de Jonás Trueba est un « acte de foi », pour reprendre les mots du carton introductif, qui induit une croyance quasi-dogmatique dans l’Été et les hasards qui en sont les disciples. La souplesse des comportements, moins enclins à la pression sociétale, et les mouvements des cœurs, plus enclins au fantasme de romance, participent à l’éclosion d’une femme dont le paysage mental fleurit et prospère au contact de rencontres imprévues ou de retrouvailles amères. Eva en août établit un jeu de résonnance entre les différentes solitudes de ses personnages, trouvant dans leur fragilité et leurs incertitudes une tendresse caractéristique de l’être humain loin du cynisme contemporain rendant « difficile [le fait] d’admirer les gens » comme le révèle Agos (Vito Sanz).

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Évoquant les œuvres de Rohmer et particulièrement Le Rayon Vert (1987), Eva en août en contourne pourtant la dialectique afin de proposer un cheminement spirituel distinct. À l’inverse du personnage de Delphine chez Rohmer, Eva enracine doublement son émancipation mentale au cœur même de son territoire. D’une part, il s’agit de l’affranchissement (irréalisable) de son environnement madrilène qu’elle a toujours connu et qui l’empêcherait d’être une « vraie personne ». Au cœur du long-métrage, les personnages rassemblés par Eva au bord de la rivière discutent de la nécessité de s’extirper de son lieu de naissance et de ses proches pour pouvoir se connaître réellement. Or, cette « vraie personne » qu’Eva souhaite atteindre ne pourra advenir, dans son cas, qu’à travers le réenchantement de son propre quotidien et sa courageuse volonté de saisir l’intégralité des signes laissés par le destin. D’autre part, ce récit initiatique n’opère que par et pour Eva – au sein même de son propre paysage mental. Les personnages secondaires, ni pédagogues ni moralisateurs, servent de support, au gré des accords ou des désaccords, à la trajectoire individuelle et émancipatrice d’Eva. Comme le spectateur, ils sont le réceptacle de la croyance solaire d’Eva en la vie et en son infinie possibilité.

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Écrin d’un rapport fantasmé à l’été, Eva en août trouve sa beauté dans la place suprême qu’il accorde au personnage d’Eva. Conçue comme depuis les bribes d’un journal intime dont les dates s’affichent à l’écran, la mise en scène de Jonás Trueba s’efface de manière absolue derrière son protagoniste, qui dans une dernière séquence parvient – par le pouvoir performatif de ses mots – à accomplir un miracle. Ode à la lumière, Eva en août remémore au spectateur qu’il faut jouir du présent et de son incommensurable richesse.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent