Camille Claudel 1915 : L’effervescence du néant

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

Certaines œuvres seulement parviennent à se vivre comme de véritables leçons de cinéma, Camille Claudel 1915 en fait incontestablement partie. Il marque la victoire de l’effacement du sentimentalisme pour pouvoir enregistrer au plus près l’âme humaine dans ses retranchements les plus secrets. Bruno Dumont nous emporte dans un cinéma du vide. Un vide d’espace où seuls les visages tiennent des rôles d’ornement. Un vide de clameurs où le silence monacal est plus bruyant et signifiant qu’un monologue shakespearien. Un vide de temps que l’on croit suspendu pour mieux montrer les meurtrissures de ces âmes qui errent tels des fantômes altérés par le destin.

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

            Camille Claudel 1915 évoque deux mondes contradictoires qui s’entrechoquent par la force du montage. Bruno Dumont établit un magistral dialogue au sein même de l’image avec un balancement constant entre ses deux mondes par le biais du champ et du contrechamp. D’un côté, le monde extérieur composé de silence et où les tentatives de communications se heurtent aux troubles des patients fendant cette tranquillité imposée par des gémissements ou des rires nerveux. De l’autre, le paysage mental de Camille Claudel dans lequel règne une rage bouillonnante, une bestialité retenue parfois lâchée dans des accès de colère libérateurs rares et soudains qui ne fait qu’accentuer la tristesse et l’abandon qui gouvernent cette femme.

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

           L’épure permet au personnage de Camille Claudel de briller paradoxalement avec plus d’éclats en prenant littéralement la caméra comme alliée. Bruno Dumont utilise le champ-contrechamp pour rendre palpable l’impossibilité d’union entre ces deux mondes. Il alterne ainsi avec maestria des plans somptueux du visage meurtri et pénétrant de Camille Claudel (Juliette Binoche) et des plans de ce qui l’entoure et forme l’établissement psychiatrique : aussi bien les patients que les stigmates de son emprisonnement. Camille Claudel est avant tout le récit de cette femme retenue contre son gré et dont l’espoir ne naît que dans les détails, d’une lumière enivrant un tapis à une branche d’arbre aperçu par la fenêtre. La liberté de l’esprit devient aussi la liberté du corps avec une rédemption possible par la nature. Camille Claudel est une nymphe trouvant sa vitalité lorsque le vent lui caresse le corps ou réchauffe son visage.

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L’intelligence de Bruno Dumont est de ne pas choisir de faire de son œuvre ni un plaidoyer ni une condamnation. Il laisse son personnage osciller entre victime et folle. Le caractère tortueux de Camille Claudel 1915 réside alors dans l’inclusion plénière de son protagoniste dans l’institution psychiatrique. L’œuvre illustre avec grâce alors la notion d’institution totale du sociologue américain Erving Goffman. L’institution devient un univers propre à ces êtres coupés du monde qui n’ont que la folie comme miroir social. Claudel est-elle folle ou est-elle uniquement victime de la réciprocité sociale des individus quand elle ajoute ses propres cris à l’assourdissante folie environnante ? Elle perd son identité n’ayant plus que des mots pour se persuader elle-même de sa propre nature : « Je suis une créature humaine », « Je ne suis pas comme eux ».

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

Camille Claudel 1915 est enfin le portrait d’une immense actrice, Juliette Binoche, sanctifiée par la caméra de Bruno Dumont. Elle parvient par la maestria de son jeu à disparaître derrière son rôle, celui d’une femme blessée à en devenir folle. Camille Claudel 1915 ne tire pas sa beauté de son attache historique à la sculptrice. La force de Dumont est de refuser tout didactisme historique ou sentimental pour toucher au plus près l’universalisme de l’être humain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’oeuvre