El Club : Au-delà de l’obscurité

El Club, Pablo Larraín

65e Festival de Berlin
Grand Prix du Jury
Sortie le 18 Novembre 2015

Après une trilogie sur la dictature Pinochet (1973-1990), Pablo Larraín poursuit sa représentation d’un pays en mutation idéologique regardant, à travers sa caméra, les zones d’ombre de son histoire. Il s’attaque, avec son ton singulier frôlant la dramédie, à une Eglise catholique en proie à une vitale reconfiguration bureaucratique. Il s’inscrit alors dans la démarche critique du cinéma contemporain qui dépeint la religion davantage par sa confrontation au rationalisme des sociétés occidentalisées que par sa dimension mystique. L’Eglise, déchue de sa centralité sociétale, ne s’illustre qu’à travers des communautés religieuses recluses volontairement (Au-delà des Collines, Cristian Mungiu, 2012) ou non (El Club). Le bannissement des prêtres de Larraín est d’autant plus intéressant qu’il est le résultat direct de la politique ecclésiastique. En refusant l’extrémisme dogmatique, le cinéaste chilien teinte ces êtres tendants vers le sacré d’une pesante humanité. Ils ne sont rattachés à leurs semblables que par les péchés les plus graves : l’avarice (le vol) et la luxure (pédophilie).

El Club, Pablo Larraín

El Club joue sur la puissance intime du cinéma en développant un dispositif confessionnel. Les prêtres-pécheurs sont filmés de face, centrés dans le cadre, et en plans rapprochés poitrine. Le spectateur prend ainsi les habits du confesseur en s’identifiant, par un simple jeu de champ/contrechamp, au Père Garcia (Marcelo Alonso) – ce bureaucrate du Vatican venant enquêter sur ce « club » excommunié aux confins du Chili. Le cinéma de Larraín devient, avec une force encore plus palpable que dans No, un véritable témoin mémoriel en se focalisant avec vigueur sur la parole. Il fait alors de ces prêtes des passeurs du non-dit d’une Eglise s’épuisant à cacher ses dérives. Le cinéaste offre par son procédé une dernière possibilité d’absolution, un dernier chemin vers la lumière.

El Club, Pablo Larraín

La question de la lumière est primordiale dans le travail plastique d’El Club. Les personnages s’inscrivent dans un paradis terrestre, la campagne côtière chilienne, qui se teinte d’une atmosphère nébuleuse. Cependant, Larraín altère cet idyllique tableau en troublant la vision de son spectateur. Il fait de l’image le reflet moral de ses personnages. Il impose l’ombre (par les contrejours) et le flou (par la focale) à ses hommes distordant la réalité pour continuer à jouir de cette prison dorée. A contrario, la perfection de l’image qui entoure le Père Garcia symbolise cette nouvelle Eglise devenue un produit communicationnel et mercantile. Une image lissée qui ne permet pas justement d’atteindre une lumière miséricordieuse, l’œuvre plongeant dans l’obscurité de la nuit.

El Club, Pablo Larraín

El Club questionne la mutation de l’Eglise catholique. Larraín établit un dialogue entre une vision passéiste, croyant que sa toute-puissance est intacte et la protège de la loi, et une vision moderne, absorbant les principes du capitalisme. Cette dernière fait de l’Eglise une entreprise obnubilée par le contrôle de son image. Dans un contexte de mise en doute des croyances – qui touche même le corps clérical –, l’Enfer n’est plus un hypothétique au-delà, mais une réalité terrestre incarnée par la Presse. En effet, ces deux visions se retrouvent uniquement dans la forte conviction que les affaires de l’Eglise ne peuvent être jetées sur la place publique et jugées par un tribunal civil. La gestion de l’image de marque du Vatican, son orgueil, est alors la porte-ouverte à tolérer le péché déguisé : les prêtres, y compris Garcia, s’enfoncent dans le mensonge et la manipulation pour sauver un honneur déjà écaillé. La force de l’écriture de Larraín (aidé par Guillermo Calderon et Daniel Villabos) est justement de faire des victimes des abus passés de l’Eglise ses nouveaux martyrs, à l’image du personnage de Sandokan (Roberto Farias) prenant littéralement la position du Christ.

El Club, Pablo Larraín

En bémol, El Club se laisse dépasser par son propre dispositif visuel et narratif. Au fur et à mesure que les rouages de sa grinçante intrigue se referment, Larraín tend vers une esthétisation quelque peu affadissante qui par son formalisme grandiloquent rappelle les limites du cinéma autrichien (Haneke, Siedl). Il fait de l’immobilisme de sa caméra un moyen de décupler un canevas dramatique qui se suffit pourtant à lui-même. De plus, il appuie parfois, dans un souci de subversion, le décalage entre le discours vulgaire de ses prêtres déchus et le caractère religieux qui devrait les contenir. Néanmoins, cela ne parvient pas à entacher la force du questionnement qui parcourt la filmographie de Larraín : la prise de responsabilité d’une institution étatique ou religieuse incapable de se remettre en question.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Victoria : Braquage dans le réalisme allemand

Victoria, Sebastian Schipper

65e Festival de Berlin
Ours d’Argent de la Meilleure Contribution Artistique

Victoria se présente comme un « film événement » se targuant de dépasser les limites formelles du cinéma. Sebastian Schipper livre une œuvre à dispositif : suivre, en un seul et unique plan-séquence de près de 2h14, le moment où bascule la vie de Victoria – une jeune espagnole à Berlin –. Le cinéaste allemand s’inscrit alors dans la surenchère au plan-séquence le plus long lancée par celui bricolé dans Birdman (Alejandro Gonzalez Inarritu). Par ce biais, c’est toute une vision du réalisateur qui cherche à s’imposer. Celle d’un cinéaste qui se dit virtuose pour justifier son omniprésence. Il s’affirme aux yeux des spectateurs par des effets de caméra parfois ostentatoires avec l’idée que du mouvement naît forcément le rythme. Néanmoins, ces « orfèvres » autoproclamés oublient que la mise en scène peut se diluer dans l’image pour faire véritablement corps avec le récit. Être un réalisateur de l’invisible, à la manière d’Apichatpong Weerasethakul, nécessite justement de savoir porter un regard sur le cinéma en remplaçant ses effets par ses ressentis.

Victoria, Sebastian Schipper

Pourtant, Victoria évite les écueils qui coulaient Birdman : la gratuité d’un dispositif non obligatoire. Le choix du plan-séquence est judicieux pour un scénario dont l’intérêt primordial réside dans le basculement d’un simple after alcoolisé à un braquage en bande organisée. Schipper fait ainsi de l’immersion en temps réel un moyen de narration liant le sort de Victoria au sort du spectateur. En cela, le début de l’œuvre répond parfaitement aux cahiers des charges avec sa temporalité lancinante focalisée sur le jeu de séduction entre Victoria (Laia Costa, agréable découverte) et Sonne (Frederick Lau, époustouflant). Faisant véritablement vivre ses personnages, le cinéaste s’installe dans l’instantanéité des relations humaines dans laquelle le silence des regards a autant de force que les phrases jetées par des personnages cherchant à se découvrir. La force de Victoria est alors d’avoir su, jusque là, toucher aussi bien dans la forme que dans son écriture la force du temps présent sans aucune surenchère d’effets scénaristiques.

Victoria, Sebastian Schipper

Dans la seconde partie, Victoria se heurte à son propre dispositif. Il rompt avec sa volonté de réel pour amener, quel qu’en soit le prix, le basculement tant attendu. Les effets de réels de la première partie et les accélérations fictionnelles de la seconde partie entrent alors en conflit annihilant toute vraisemblance. Ne pouvant pleinement rester dans le cadre de sa temporalité, il paraît assez peu crédible – et sot pour les personnages – que tout le caractère rocambolesque du scénario imaginé par Schipper prenne place dans un même quartier. Dans cette incohérence se dissolvent la langueur et la force d’une œuvre qui arrivait à dépasser son simple statut de « film à dispositif ». Victoria se transforme alors progressivement en un énième film de braquage, certes renforcé par cette sensation de réalité toujours un peu palpable, dont les scènes sont prévisibles. C’est alors la direction d’acteurs qui permet à cette œuvre allemande de garder une constance et un certain brio.

Victoria, Sebastian Schipper

Victoria se révèle alors être une œuvre millimétrée rattrapée par ses enjeux de scénario. Elle garde néanmoins l’intérêt d’essayer de sortir des carcans habituels du cinéma ce qui lui vaut, peut-être un peu facilement, l’Ours d’Argent de la meilleure contribution technique lors du dernier Festival de Berlin.

Sortie le 1er Juillet

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Taxi Téhéran : le cinéma pour chauffeur

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

65e Festival de Berlin
Ours d’Or

Taxi Téhéran est une œuvre qui n’est plénière qu’en y incorporant son contexte de production. Elle représente le maintien d’une voix du cinéma mondial ayant perdu son statut d’artiste – interdiction de réaliser ou d’écrire des films – depuis la décision des autorités iraniennes en 2010. Un déclassement forcé, symbolisé par une assignation à résidence, que Jafar Panahi avait déjà détourné en signant deux long-métrages prenant place dans ses intérieurs transformant sa prison en plateau de tournage. La force de Taxi Téhéran est justement cette ouverture vers l’extérieur par le biais de ce taxi métamorphosé en studio ambulant avec des caméras disséminées dans l’habitacle ou un toit-ouvrant comme projecteur. Avec sarcasme, Panahi prend la casquette de chauffeur pour rester cinéaste. Cette position lui permet de s’inscrire entièrement dans le paysage iranien. D’abord celui cinématographique puisqu’il reprend le procédé de Ten (2001) d’Abba Kiarostami, figure tutélaire du cinéma de Panahi. Ensuite celui social en faisant de son taxi un microcosme dans lequel les discours se font et se défont au gré de ses faux-vrais protagonistes. La question n’est pas de séparer le vrai du faux mais de penser l’œuvre de manière totale comme un geste de dialogue et de cinéma.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

Taxi Téhéran suit un procédé simple où différents protagonistes se succèdent et s’entrecroisent dans une odyssée millimétrée à travers les rues de la métropole. Ils forment une agora réduite qui symbolise les dissensions de la société iranienne des croyances des deux vieilles dames au discours sur l’autoritarisme étatique. Néanmoins, Jafar Panahi ne tombe pas dans la facilité d’une condamnation frontale et unilatérale. Avec cocasserie et détachement, il parvient à mettre en avant les forts paradoxes de l’Iran qui trouve en la figure d’un voleur son plus vibrant défenseur. Sous forme de dialogues de sourds, les personnages sont le reflet d’une société en pleine mutation qui se retrouve enchaînée à la nécessité économique. Le cinéaste iranien joue également avec cette réalité montrant sciemment son artificialité, « vous tournez un film, c’est ça ? » dira Omid. Il tend ainsi à montrer cette noirceur interdite par la censure iranienne comme le dira sa nièce. Il insuffle une certaine irréalité réelle par exemple avec ce couple accidenté amenant un ton horrifico-comique. Dans cet univers s’inscrit le discours de Nasrin Sotoudeh, avocate iranienne des droits de l’homme, qui est sans doute le seul « véridique » de l’oeuvre. Chassée du barreau par ses pairs, elle synthétise les contradictions d’une société muselée.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

L’œuvre de Panahi captive surtout par son discours sur l’image et son appropriation. Le cinéaste fait de son taxi aussi bien un lieu de production que de diffusion de l’image. Il témoigne de sa force, notamment sa pénétration dans le quotidien, montrant ainsi que la censure ne pourra jamais triompher. Cette dernière se basant elle-même sur l’image pour asseoir sa politique avec la pendaison de racketteurs suite à la diffusion d’une vidéo. Le personnage d’Omid est alors primordial dans la société iranienne et dans certains pays aux infrastructures de diffusions absentes (le cas du Maghreb) ou censurées (le cas de certains pays du Moyen-Orient). Ce « livreur de films », comme il s’appelle, est le seul lien entre la population iranienne et le cinéma d’auteurs étrangers. Il façonne, et élargit, le rapport à l’image par le biais de ses DVDs piratés aussi bien des cinéastes (permettant à Panahi de voir Il était une fois en Anatolie ou Minuit à Paris), des étudiants en cinéma que des consommateurs ordinaires. « Sans moi, pas de Woody Allen » clame-t-il avec fierté montrant qu’il est la clé de la diversification du paysage audiovisuel. Toujours avec le sarcasme qui l’habite, Panahi fait de son taxi un lieu de partage de cette contre-culture en faisant une vente sur la banquette arrière. De plus, le cinéaste atteste de la vivacité de la production de l’image faisant de ses passagers des caméramans par le biais des multiples outils technologiques actuels : l’appareil photo de sa nièce, son propre portable, la vidéo-surveillance sur l’Ipad de son ancien voisin. Il fait ainsi de l’image un testament aussi bien au sens littéral, lorsque l’homme blessé demande qu’on le filme pour certifier son testament, qu’au sens figuré avec cette œuvre que Panahi nous transmet.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

La partie la plus signifiante de Taxi Téhéran est son dialogue avec sa nièce, esprit critique en formation. Il lui permet de mettre en avant un discours sur l’encadrement du cinéma iranien. Cependant Panahi ne se targue pas d’être une sorte de chevalier de la liberté, il se place en retrait avec flegme et détachement laissant la fillette montrer d’elle-même le paradoxe de la censure. Devant réaliser un court-métrage dans le cadre scolaire, elle se retrouve rapidement confrontée aux règles qui font qu’une image puisse tendre vers la prophétique étiquette « diffusable » – le port du voile, le respect des lois islamiques, le refus de la noirceur et de la violence – dans le but de montrer une réalité sans la desservir. Ainsi chaque scène qu’elle a prise sur le vif dans la rue (une scène de dispute, un enfant volant un billet) se retrouve inutilisable. Elle est alors à minima dans la même position que son oncle, contrainte par la censure, devant choisir entre une prison morale (l’autocensure) ou une prison réelle. C’est d’ailleurs autant la réalité qui apparaît dans le cinéma que le cinéma qui apparaît dans la réalité dans Taxi Téhéran. Les précédentes œuvres de Panahi sont alors des points de comparaison, continuant à vivre dans l’imaginaire collectif, comme avec sa nièce citant Le Miroir (1997) ou Nasrin Sotoudeh pointant la ressemblance entre le scénario d’Hors-Jeu (2006) et l’actuel cas de Ghoncheh Ghavni, une jeune femme emprisonnée pour avoir manifestée contre l’interdiction faite aux femmes d’accéder à un match de volley-ball.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

La somptueuse scène finale montre Panahi avançant seul dehors, pied-de-nez à la censure, puis retournant chercher sa nièce comme pour passer le flambeau à une nouvelle génération en devenir. L’image est alors décorée de cette rose « pour les amoureux du cinéma » donnée par Nasrin Sotoudeh. Dans ce cadre idyllique, le cinéaste iranien apporte une dernière fois son sarcasme avec ces deux motards volant sa caméra et souillant ainsi l’espace sacrosaint qu’avait été ce taxi pour le spectateur.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre