Sea Fog : Un genre à la mer

Sea Fog – Les Clandestin, Sim Sung-Bo

Sea Fog marque, avant même son visionnage, une certaine quintessence du cinéma sud-coréen. Il réunit à nouveau Bong Joon-Ho et Shim Sung-Bo le duo à l’origine du sensationnel Memories of Murder (2003). Cette œuvre symbolisait la pensée du cinéma de Joon-Ho comme questionneur des genres au cinéma qui sera sublimée par ses œuvres faites en solitaire. La flamboyance d’écriture des deux compères amène ainsi un espoir d’une œuvre qui va bousculer le drame social qu’il veut dépeindre, le nuit d’horreur d’un capitaine de pêche et de son équipage qui se lance dans le transport de clandestins pour survivre, dans un cinéma cinglant et sanglant.

Sea Fog – Les Clandestin, Sim Sung-Bo

L’œuvre s’ouvre dans un certain classicisme du drame social en posant les bases d’une misère sociale propre à des œuvres estampillées « histoire vraie ». La Corée du Sud est empêtrée, dans cette année 1998, dans un contexte économique préoccupant : la crise financière des économies asiatiques commencée en 1997. Sea Fog tend alors à être un reflet anecdotique de cette situation au travers de cette communauté de pécheurs qui semblent presque se situer comme en-dehors de cette réalité. L’équipage coupe d’ailleurs un bulletin d’information sur l’action du FMI dans le pays pour regarder un match de baseball. La seule tangibilité réside dans les salaires qui s’amenuisent et la rouille qui attaque le navire. Une misère économique qui s’étend aux relations sociales avec un homme adultère, une grand-mère forcée de travailler pour subvenir à ses besoins et à ceux de son petit-fils.

Sea Fog – Les Clandestin, Sim Sung-Bo

C’est dans cette situation bancale et miséreuse que surgit une sorte de mafia vivant dans opulence d’apparat (les fausses montres en or). Sorte de voix insidieuse et démoniaque, elle amène le dilemme social sur lequel Sea Fog repose : rester dans la légalité et risquer de tout perdre ; ou entrer dans l’illégalité et sauver la mise. Le transport de clandestins chinois est ainsi réduit à la simple idée d’un transport de marchandises quelconque. Le ton de l’œuvre se transforme alors pour devenir une sorte de comédie sociale avec des initiés (les clandestins) et des non-initiés (l’équipage) dont le décalage engendre de l’humour noir. « C’est la première fois que vous faites ça » remarque d’ailleurs un des passagers clandestins. Si ce changement de registre séduit en amenant une tonalité nouvelle, il marque néanmoins un échec : celui de ne pas réussir à rendre compte de l’urgence et de la nécessité de la condition des pécheurs.

Sea Fog – Les Clandestin, Sim Sung-Bo

Shim Sung-Bo et Bong Joon-Ho se servent alors de l’amateurisme des marins comme tremplin vers un autre genre : le thriller horrifique. Sea Fog tient alors dans les premières scènes de ce nouveau revirement l’acmé tant de sa forme (une mise en scène glaciale autour d’un bateau fantomatique perdu dans le brouillard) que de son fond (le basculement dans la barbarie humaine où chacun cherche à asseoir son autorité). Néanmoins, cet énième chavirage genré n’est pas le dernier : s’ajoute le survival (assez interminable), le drame social (de retour, comme la marée) et une pseudo-romance en toile de fond. Des basculements qui se fonde, une nouvelle fois, sur l’échec de faire pleinement du navire un microcosme clos sur lui-même où l’échappatoire est impossible.

Sea Fog – Les Clandestin, Sim Sung-Bo

Pour répondre à cette ambition scénaristique de confusion des genres, Sea Fog fonctionne autour de scènes clés (sur-jouées par la musique) censées redistribuer les rôles et les situations. Mais à trop vouloir divertir le spectateur en lui offrant la palette entière du cinéma, Shim Sung-Bo fait un survol de tous les genres qu’il tente d’apporter à son œuvre. Le plus gênant reste cependant les nombreux raccourcis que s’autorisent les scénaristes pour réussir ces basculements : une histoire d’amour mise en place trop rapidement pour être crédible, un marin devenant fou du jour au lendemain, une violence barbare latente du capitaine exagéré et tombant comme un cheveu sur la soupe… Il est surtout curieux dans cette volonté de rythme que Sea Fog arrive néanmoins à avoir des longueurs.

Sea Fog – Les Clandestin, Sim Sung-Bo

Sea Fog n’est pas une mauvaise œuvre, il en pâtit seulement d’une volonté d’en faire trop.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

 

 

Snowpiercer : L’art du mouvement

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Film de Clôture

Snowpiercer n’est pas une énième production américanisée (et donc aseptisée) d’un réalisateur sud-coréen en quête d’une popularité mondiale. Il faut dire que l’exportation des talents sud-coréens n’a pas fait de miracle : le « cinglé » Kim Jee-Woon s’enlise avec Schwarzy dans Le Dernier Rempart pendant que Park Chan Wook (Old Boy) signe un film mineur avec Stoker. Bong Joon-Ho, quant à lui, ne fait pas l’erreur de répondre à l’appel d’Hollywood. Le cinéaste est à la tête d’une production mondiale à l’image de son histoire. Réalisateur multifacette aussi à l’aise dans le drame psychotique (Mother) que dans la réécriture du film de monstre (The Host), Bong Joon-Ho ne tombe pas dans l’action purement pyrotechnique des Blockbusters. Snowpiecer est non seulement une réflexion sur l’humanité, mais aussi un challenge filmique que le réalisateur surmonte par la maestria de sa réalisation.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer, librement inspiré de la BD française « Le Transperceneige », est une œuvre transgenre : futuriste, apocalyptique, politique, sociale. Dans un train – réunissant les derniers hommes – lancé à vive allure autour d’une Terre gelée, une lutte des classes oppose la misère des derniers wagons (les « Queutards ») à l’opulente richesse de l’avant du train. Cet arche de Noé mécanique est alors paradoxal : symbole du génie salvateur de l’homme survivant à sa propre extinction, le train est pourtant rétrograde socialement avec le retour d’une lutte armée riche/pauvre. Métropolis (Fritz Lang) horizontal, Snowpiercer exprime la puissance du désir de l’homme de renverser les structures sociales inégalitaires. L’œuvre n’est pas réellement l’histoire d’un personnage, celui de Curtis (Chris Evans), mais plutôt d’une idée, d’un mouvement, d’une rébellion. C’est le combat du collectif contre l’individuel. Bong Joon-Ho ne se veut pas portraitiste, il ne s’attarde pas sur les caractéristiques de ses personnages. L’importance scénaristique d’un personnage ne signifie pas sa survie, c’est dans ce sens que le réalisateur séduit faisant venir la mort avec un vicieux hasard.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Mais Bong Joon-Ho ne se contente pas d’un banal récit de révolte. Le cinéaste signe une réflexion sur le pouvoir corrosive. « Contrôler la machine, c’est contrôler le monde » répète les personnages ne se rendant pas compte de l’asservissement de l’homme à la technologie. L’homme est dépassé par la propre étendue de sa connaissance, par les outils qu’il a créée. Une scène est d’ailleurs symbolique : la rébellion plongée dans le noir semble vouée à mourir quand la rétrogradation des techniques la pousse à revenir à la simple maîtrise du feu. Celui qui détient la Machine (Wilford joué par Ed Harris) détient le pouvoir suprême. Une suprématie qui lui permet d’assoir une domination qui s’appuie aussi bien sur les croyances – celle de la divine machine – et sur l’histoire. En effet, la rébellion arrive dans un wagon-école ce qui permet au réalisateur de montrer la mainmise de Wilford sur les consciences. En ayant le pouvoir, il montre le monde à sa façon : il détourne l’éducation pour en faire le moyen d’instaurer un culte personnel. Une véritable dictature obsolète qui se cristallise autour du bras droit Mason (Tilda Swinton, une nouvelle fois sublime). Un personnage qui permet à Bong Joon-Ho de montrer la lâcheté des dominants une fois qu’ils deviennent dominés.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer n’est pourtant pas une œuvre basée seulement sur son récit, mais un film qui doit tout à sa réalisation. Bong Joon-Ho se fait virtuose en composant perpétuellement avec l’espace. Il privilégie les lignes de fuite pour servir le mouvement et joue avec les angles pour multiplier l’espace confiné du train. Bong Joon-Ho donne la même importance à la lutte morale (celle issue des dialogues) qu’à celle physique qu’il chorégraphie à merveille. Il inscrit sa réalisation, perpétuellement inattendue, dans la quête du mouvement que dessine l’œuvre. Jamais la tension ne retombe dans une course effrénée pour la liberté dans laquelle le mouvement est nécessaire à la survie : s’arrêter, c’est devenir une proie. Si Snowpiercer est continuellement épique, c’est parce que les personnages participent à la création d’un mouvement multiple chacun étant une force autant unique que collective. Le ralentissement ne pourra se faire que par la violence, l’horreur ou les rebondissements scénaristiques.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer n’est pas un blockbuster, et encore moins une œuvre mineure. C’est une épopée haletante qui repose autant sur ses personnages, sa mise en scène que sur la beauté des images. Une œuvre retentissante qui donne (enfin) de l’espoir en un cinéma d’action intelligent.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien