All We Imagine as Light : Les lueurs du futur

77e Festival de Cannes
Grand Prix
Sortie le 2 octobre 2024

Dans les rues animées de Mumbai, la caméra de Payal Kapadia flâne au rythme d’une foule ordinaire. Alors que certains visages émergent, un chœur citoyen conte en voix-off les souffrances urbaines transformant les rêves en illusions. Paradoxalement, la cinéaste indienne appréhende le collectif via sa capacité à se fragmenter, puisant dans l’unicité de chacun·e une force romanesque commune. Multipliant les points de vue d’une domination partagée, son cinéma forge les contours des révoltes populaires – celle des étudiant·es indien·nes de Toute une nuit sans savoir [Inde, 2021] – ou silencieuses – celle vécues par Anu, Prabah et Parvaty dans All We Imagine as Light. À travers le destin de ces trois infirmières d’âges différents, Payal Kapadia adresse la place des femmes au sein de la société indienne. Elles sont hantées par les spectres d’un patriarcat omniprésent : Anu (Divya Prabah) fuit les profils inanimés de prétendants envoyés par sa mère ; Prabah (Kani Kusruti) est sans nouvelles de son mari parti en Allemagne depuis des années ; et Parvaty (Chhaya Kadam) cherche dans les affaires de son défunt mari les preuves administratives qui lui éviteraient l’éviction.

Dans cette société moraliste où chacun·e joue un rôle coercitif, l’amour doit être une affaire privée – comme le rappelle le docteur épris de Prabah lorsqu’il lui demande d’attendre d’être chez elle pour lire son poème ou manger les friandises qu’il lui a offertes. Aux détours des rues principales, la tentaculaire Mumbai octroie tout de même des espaces dissimulés, comme l’arrière d’un terrain de football, pour d’accueillir les désirs des amant·es perdu·es. Pourtant, les hésitations d’Anu et de son amant clandestin, Shiaz (Hridhu Haroon), prennent la forme d’une pluie interrompant inlassablement la possibilité d’un futur ensemble. Au-delà de simples récits d’émancipation, All We Imagine as Light appréhende les complexités morales de ses personnages, travaillant la matière de cette pesanteur qui fait que le présent empêche l’arrivée du futur. Kapadia célèbre les moments, même fugaces, où l’individu s’aligne à ses désirs et à ses peines. Même si timidement, Prabah et Parvaty expriment, par le jet d’une pierre pourfendant la nuit, leur colère contre l’expropriation de cette dernière. Par la tendresse de sa mise en scène, l’amour d’Anu et de Shiaz transcende les rumeurs qui les accablent par une simple main saisie discrètement alors qu’iels attendent pour traverser la rue.

            À la manière d’Anu utilisant son stéthoscope sur des objets inanimés puis sur elle, Kapadia cherche en permanence un pouls, une énergie qui emporterait tout sur son passage. Les sentiments, comme les orages qui balayent la ville, grondent en permanence. Ils chargent d’une force dramatique rare des gestes pourtant anodins – l’étreinte d’un cuiseur à riz venu d’Allemagne en pleine nuit ou encore le retrait d’un voile dans le métro. Alors que les trois femmes quittent quelques jours Mumbai pour un paisible village côtier, la lumière gagne en intensité. Loin du tumulte de la ville, elles s’offrent la possibilité d’une guérison. À l’instar de cette grotte réunissant les amant·es d’hier et d’aujourd’hui, All We Imagine as Light naviguent alors entre la réalité et l’imaginaire. Sur la plage, Kapadia construit un refuge, une parenthèse nécessaire, dans lequel la violence du monde ne peut plus les atteindre. Grâce à cette sororité (re)trouvée, chacune peut enfin entrapercevoir les lueurs d’un futur.

CONTRECHAMP
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Pierre Feuille Pistolet : Conduite accompagnée

76e Festival de Cannes 
ACID
Sortie le 8 novembre 2023

Au cœur de la guerre, un van sillonne les routes endommagées de l’Ukraine. Conduit par un Polonais polyglotte, son objectif est d’évacuer des civil·es à l’extérieur du pays. Durant ces fuites organisées, la menace de l’invasion russe est permanente, comme accrochée au pare-chocs arrière de la voiture. Depuis le cockpit, la guerre est omniprésente. Le véhicule s’avance dans un paysage apocalyptique dont les destructions alentours (immeubles éventrés, ponts détruits, voitures calcinées) témoignent de la violence des assauts passés de l’armée russe. Parmi les ruines, des explosions retentissent, indiquant autant la proximité des conflits que l’interception de missiles par l’armada antiaérienne. Les enfilades de chars d’assaut allant dans le sens inverse du van rappellent que le conflit est encore en cours. Imprévisible, la guerre force chacun·e à se tenir constamment informé·e. Le conducteur est inséparable de son téléphone qui lui indique en temps réels les modifications de la ligne de front. Détruits ou minés, les chemins se rallongent inlassablement.   

Dans l’habitacle, les esprits sont perdus dans un même labyrinthe, émotionnel. Les passagèr·es sont suspendu·es dans une temporalité entre le danger et la sécurité, dans un territoire inconnu où les corps peuvent enfin se relâcher. Refuge fragile, la voiture apporte un répit douloureux. Si certain·es dorment, d’autres commencent de difficiles deuils : une fille pleure sa mère dont le corps est introuvable ; une femme pleure son mari mort au front. Pierre Feuille Pistolet unit les destins de ses protagonistes de passage dans une même douleur. Par la présence de la caméra, Maciek Hamela donne à ses témoins, habituellement réduit·es à l’anonymat, l’opportunité de raconter leurs histoires. Libérée de la peur, cette précieuse parole permet de ressusciter, par le prisme du souvenir, l’âme de la société ukrainienne. Récit choral de la douleur d’un peuple, l’œuvre comble les interstices des destinées piétinées par la Russie. Alors que le paysage défile, iels verbalisent les traumatismes qui les suivront pour le restant de leurs jours – à l’instar de Sofia, 5 ans, qui a développé une peur panique des avions.

Mais, Pierre Feuille Pistolet n’est pas que le récit misérabiliste de l’horreur qui se joue hors-champ. Le trajet est aussi un entre-deux entre la vie perdue et celle à reconstruire. Être présent·e dans cette voiture est déjà une victoire en soi. Malheureusement, certaines histoires s’arrêtent brutalement en amont comme ce jeune garçon embrigadé de force dans l’armée russe à un contrôle. Fonçant vers la liberté, les conversations permettent de redonner un sens au réel. Sur les ruines qui les entourent, les protagonistes se réapproprient le territoire à la manière de cette fillette qui, voyant la mer, songe déjà à revenir s’y baigner l’été prochain. Iels reprennent le contrôle de leur destinée partageant leurs projets. Après quelques grossesses pour autrui, une des passagèr·es dit qu’elle pourra réaliser son rêve d’enfant : un café avec des pâtisseries. La possibilité de rêver conduit aussi une aristocrate à s’imaginer en « grenouille voyageuse », parcourant l’Europe qu’elle désirait tant découvrir. En pointant sa caméra vers le siège arrière, Maciek Hamela redonne une humanité, et donc un espoir. Il crée un espace propice aux miracles, à l’instar de cette petite fille mutique depuis une explosion qui retrouve la parole. 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Pacifiction – Tourment sur les îles : Crépuscule nucléaire

75e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie le 9 novembre 2022

Par un imposant plan-séquence sur le port automne de Papeete avalé par la nuit, l’île de Tahiti se révèle par la fatalité économique de son rapport avec l’ailleurs. Les premiers personnages de Pacifiction – Tourment sur les îles, des marins de l’armée française sur un bateau pneumatique, rejouent un mirage funeste de la colonisation. Les relations entre Tahiti et l’extérieur prennent forme sous les traits du Haut-commissaire de la République De Roller (Benoît Magimel, époustouflant). Dans la lignée des protagonistes de ses précédentes œuvres, De Roller s’inscrit comme une figure romanesque à l’instar de Don Quichote (Honor de cavallería, 2006) ou de Louis XIV (La Mort de Louis XIV, 2016). Mercenaire volubile, il traverse les plans – et s’en empare – dissimulé sous son armure néocoloniale : un costume d’un blanc immaculé et des lunettes aux verres teintés. Chez Albert Serra, le politique est une mise en scène qui s’exprime par le biais du corps. Après la débauche charnelle de Liberté (2019) que l’entre-soi érotique de la boîte de nuit « Paradise Night » ravive, Pacification – Tourment sur les îles prône une débauche verbale qui se vautre dans une vacuité formalisée. L’étirement des séquences transforme les échanges entre De Roller et les concitoyen·ne·s en des monologues absurdes louant le néant des manœuvres du pouvoir. Albert Serra évoque l’artificialité de nos représentants annonçant que « la politique [est] comme une discothèque : une soirée avec le diable ». 

Tandis que les rumeurs s’intensifient sur l’île, le Haut-commissaire enquête sur la menace invisible d’une reprise des essais nucléaires qui ont contaminé la région entre 1966 et 1996. Au crépuscule, il scrute depuis les hauteurs d’une colline l’immensité de l’océan en quête des traces d’un sous-marin français. Albert Serra altère le réel faisant apparaître ledit navire tel un monstre marin mythologique, imposant un doute permanant à ses protagonistes tombant dans une sombre paranoïa à la manière de l’amiral (Marc Susini) dont l’alcool démultiplie les « ennemis ». Pacification – Tourment sur les îles est un thriller politique dont l’intrigue n’est qu’un prétexte pour épaissir le brouillard se levant sur un monde contemporain nébuleux. De Roller s’acharne sur des pistes concrètes, la fréquentation régulière du « Paradise Night » par l’équipage de l’amiral ou la présence énigmatique d’étrangers – un Portugais (Alexandre Melo) dont le passeport diplomatique aurait été dérobé et un Américain (Mike Landscape) guettant les moindres faits et gestes du Haut-commissaire. Alors qu’il l’observe, l’Américain indique que De Roller « tourne en rond », empêtré dans une « spirale descendante ». En effet, ce dernier déambule dans sa Mercedes blanche dans les mêmes lieux de l’île à la recherche d’une lumière pour éclairer ce territoire tourmenté, pareillement à la lumière artificielle d’un stade lors d’une averse qui semble le recharger. 

Porté par le jeu magnétique de Benoît Magimel, De Roller est un personnage ambivalent à la magnanimité hypothétique. S’il prône la nécessité de « se désincarner » pour être un bon politicien, il n’est qu’un pion étatique pour maintenir l’ordre (l’intérêt de la France) qui ne prend en compte l’intérêt commun des Tahitien·ne·s que lorsqu’il rencontre ses propres névroses paranoïaques. Le Haut-commissaire se laisse progressivement dévorer par le territoire tahitien d’apparence paradisiaque. Lors de la séquence magistrale de la compétition de surf, son embarcation se heurte aux vagues immenses le faisant disparaître du plan. Alors qu’un surfeur déclare que « tous les jours [son] lieu de travail essaie de le tuer », ces paroles résonnent avec la situation de De Roller, ballotté. À la manière de cette séquence qui aurait pu n’être qu’une façade touristique, le cinéma d’Albert Serra va à l’encontre de toute exotisation. Il dépeint une société tahitienne dont la révolte de la jeunesse gronde en filigrane. Pacifiction – Tourment sur les îles se fait le miroir critique, transcendé par les néons du « Paradise Night », d’un exotisme difforme où le·a Tahitien·ne n’est vu·e – par les personnages blancs – qu’à travers leurs propres fantasmes : des serveur·se·s dénudé·e·s aux danseur·euse·s, seul·e·s autorisé·e·s à témoigner d’une violence politique encadrée par les limites rassurantes d’un spectacle pour touristes.  

Avec son rythme obsédant, Pacifiction – Tourment des îles est un cauchemar politique déguisé en rêve touristique. L’œuvre est autant une réflexion sur la vacuité rhétorique d’une classe politique blanche paranoïaque que sur le péril d’une masculinité primaire libidineuse. Face à eux, Albert Serra exalte des personnages autochtones déterminés à reprendre en main leur destin et celui de l’île à l’instar de l’hôtesse Shannah (Pahoa Mahagafanau, envoûtante), muse de De Roller.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Vivre et Chanter : Pour la beauté du geste

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72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 20 novembre 2019

La modernisation intensive des espaces urbains chinois imprègne ardemment son cinéma qui témoigne de la paradoxale paupérisation de ces villes « modernes » (Argent Amer, Wang Bing, 2016) ou encore des imaginaires écrasés par l’uniformisante monotonie de ses tours bétonnées (An Elephant Sitting Still, Hu Bo, 2018). Cependant, peu de cinéastes, à l’exception du documentariste français Hendrick Dussolier (Derniers Jours à Shibati, 2018), s’écartent d’un discours cinématographique, certes remarquable, sur cette moyennisation forcée de la société chinoise. Avec Vivre et Chanter, Johnny Ma ouvre alors une nouvelle voie, politique et artistique, qui prône la survivance d’une population et d’un art populaire.

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Lors d’une séquence dramatique, le cinéaste sino-canadien étire son plan, à l’aide d’un lent travelling arrière, des gestes codifiées d’une représentation d’opéra traditionnel du Sichuan (variante davantage chantée que celui chinois) à ceux répétitifs d’ouvriers détruisant à coup de masse un immeuble adjacent. Vivre et Chanter joue ainsi sur une double définition de « tragédie » : d’un côté, celle onirique et flamboyante des histoires légendaires transmises par l’opéra lors de scènes de captation réelles ; de l’autre, celle de l’annihilation programmée des quartiers populaires aggravée par le recours au ralenti. En ouvrant son récit par un numéro de jeunes danseuses influencées par la C-Pop, Johnny Ma narre une lutte perdue d’avance face aux attraits de la modernité : les membres de la troupe s’adonnant tour à tour à des spectacles plus lucratifs (chanteuse dans un cabaret, numéro de masques proche de la prestidigitation). Cependant, l’œuvre trouve sa singularité dans une nuance constante du discours, notamment sur cette question de la modernité avec cette grand-mère redonnant sourire et motivation à la troupe en dansant devant une vidéo montrée sur une tablette.

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Cette ambivalence se retrouve également dans les personnages et leurs motivations. Vivre et Chanter dépeint des personnages complexes, loin de toutes caractérisations monolithiques souvent l’apanage des récits de « David contre Goliath », à l’instar de la cheffe de le troupe, Zhao Li, dont la détermination à maintenir ses spectacles dans la pure tradition opératique chinoise n’a d’égale que son aveuglement. L’œuvre ne prend jamais parti entre l’attachement à l’art (symbolisé par Zhao Li) et la nécessité de survivre économiquement (figurée par les autres personnages). Ce réalisme psychologique réside assurément dans l’implication de cette troupe réelle, dont les membres reprennent chacun leur propre rôle, au processus d’écriture.

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Enfin, la réussite de Vivre et Chanter repose aussi sur l’absence d’un antagoniste désigné avec cet évanescent chef des affaires culturelles qui cristallise aussi bien les espoirs que les peurs de Zhao Li. Par cette omission, l’œuvre évite les écueils du drame social et évoque judicieusement l’aveuglement des autorités chinoises. La force politique du discours de Johnny Ma réside alors dans la sublimation du geste opératique comme seul refuge (pour ces spectateurs âgés venant tous les jours) et unique ressource (pour les fantasmagories mentales de Zhao Li) à l’imaginaire. À la manière de ces « deus ex machina » faisant irruption dans le récit sous la forme de cet oracle que Zhao Li nomme « Le Gnome », Vivre et Chanter se métamorphose progressivement en opéra faisant fi du réel pour lui préférer un surréalisme resplendissant.

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En se concluant sur une séquence chantée réunissant à nouveaux les membres de la troupe, Johnny Ma sacralise une dernière fois la solidarité entre les différents protagonistes, comédiens comme spectateurs, du récit. Sous des airs naïfs, Vivre et Chanter est une œuvre politique justement parce qu’elle choisit de se défaire du politique pour ne garder en son essence que l’art et sa pratique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Mademoiselle : Cinquante nuances de Park Chan-Wook

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69e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie nationale le 1 Novembre 2016

En transposant le roman Du bout des doigts de Sarah Waters dans la Corée colonisée des années 1930, Park Chan-Wook se hasarde pour la première fois dans le genre du film d’époque. Une incursion qui pourrait paraître étonnante, si elle ne répondait pas à l’inclinaison du cinéaste pour un certain sadisme corporel et spirituel. Une position sur l’échiquier cinéphile qui le place comme le maître d’une cinématographie, celle sud-coréenne, déjà bien tourmentée. Il trouve, en effet, chez la romancière galloise les ingrédients nécessaires à ses obsessions sous les traits des différents personnages : Sookee (Kim Tae-ri), une jeune pickpocket virtuose qui entre au service d’une riche héritière japonaise ; Hideki (Kim Min-hee), cette envoutante maîtresse emprisonnée par un oncle lubrique ; et le « Comte » (Ha Jeong-woo) tirant les ficelles d’une machination visant à s’emparer, avec l’aide de sa complice Sookee, du magot.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Par son ampleur (2h25), Mademoiselle s’affilie au classicisme des grandes sagas qui avaient périclité à la fin des années 1970 dans une société visant, même dans le domaine cinématographique, à une plus grande efficacité. La durée est ici perçue comme un moyen d’expression propre qui permet, paradoxalement, aussi bien de perdre que de guider le spectateur dans les différents degrés du complot. A l’instar de Rashomon (Kurosowa, 1950), le film multiplie ainsi les regards en changeant brusquement à deux reprises de points de vue – Sookee, Hideko et le Comte – pour faire émerger dans la répétition des scènes une vérité suprême. Néanmoins, le fonctionnement autarcique de chaque récit rend aride le procédé pour ne laisser qu’une sensation de déjà-vu. Park Chan-Wook tente alors, tant bien que mal, de sauver ce scénario finalement assez classique par sa mise en scène.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Le cinéaste sud-coréen instrumentalise sa réalisation pour participer, lui aussi, à cette partie de manipulation. Il enferme ses personnages dans une maison de poupée perdue architecturalement entre les traditions anglaise et japonaise. Il en étire les perspectives par des travellings, assez impressionnants, pour construire une sorte de sarcophage labyrinthique. Les protagonistes sont réduits à des figurines qui se regardent en chiens de faïence. Ils sont les pions du théâtre de Park Chan-Wook qui se dédouble au sein des lectures sadiennes organisées par l’oncle. Le spectateur devient alors le témoin d’un jeu de regards altéré par les véritables désirs charnels des personnages. Ainsi la relation saphique entre les deux actrices repose sur un rapport au double, comme lors de la scène où Hideko habille Sookee de ses vêtements, qui conduit à la fusion complète des corps. Au moment du rapport sexuel, Park Chan-Wook joue alors sur la symétrie des corps pour faire disparaître les visages des actrices.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Cependant, le cinéaste apparaît dans Mademoiselle comme un marionnettiste libidineux se jouant de ses personnages pour répondre au cahier des charges de ses propres névroses. Ce thriller verbeux s’impose comme une projection, vulgairement esthétisée, d’un fantasme lesbien dirigé par et pour un public masculin hétérosexuel. Park Chan-Wook fait du désir féminin une sorte de perversion ne pouvant trouver sa jouissance que dans les multiples références phalliques comme cette fellation faite sur le doigt de Sookee par Hideko. Le réalisateur renoue ainsi avec les récits érotiques de l’ère Meiji que l’oncle orchestre : des boules de geisha à l’inculcation d’une culture du viol. Cette subversion est d’autant plus dérangeante qu’elle semble se restreindre lorsqu’un désir uniquement féminin éclate pour rester, par autocensure, dans une normalité machiste face à la sexualité.

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Enfin, Park Chan-Wook écrase son récit par son besoin de montrer, de manière ostentatoire, son rôle de réalisateur. Il se contente de créer des effets de cinéma, parfois remarquablement pensés, plutôt que de tenter d’accompagner – voire même simplement de représenter – les motivations et les désirs de ses personnages. Ne voyant qu’un soucis plastique, il s’embourbe dans le décorum pesant du film d’époque. Le cinéaste ne parvient pas, pareillement à un Hou Hsiao-Hsien (The Assassin), à saisir les détails presque cachés qui permettent de faire frémir un plan et de sublimer les enjeux sentimentaux et sensoriels du temps qui s’écoule.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Dheepan : La Mécanique sans Coeur

Dheepan, Jacques Audiard

68e Festival de Cannes
Palme d’Or

Personne n’aura été surpris à l’annonce de la Palme d’Or pour Dheepan tant le palmarès cannois est devenu la vitrine des trophées des super-auteurs du festival. De Haneke à Audiard en passant par Sorrentino, tous se pressent chaque année dans l’optique d’obtenir la consécration ultime avec en prime la victoire sur les autres ardents prétendants. Il suffit de repenser aux remerciements d’Audiard vis-à-vis de la non-présentation d’un nouveau Haneke – qui l’avait battu en 2009 (Le Ruban Blanc) et en 2012 (Amour) – pour comprendre à quel point Cannes fonctionne à circuit fermé. Dheepan démontre, par son caractère infiniment secondaire dans la filmographie de son auteur, que l’œuvre n’est plus décisive dans cette course à la consécration. Le jury mené par les frères Coen récompense avant tout un cinéaste qui a attendu son heure plutôt que la superficielle audace de cette incursion d’Audiard dans le cinéma social.

Dheepan, Jacques Audiard

Sa récente déclaration au Figaro (« avant Dheepan, je ne savais pas placer le Sri Lanka sur une carte ») montre à quel point Audiard se sert d’un contexte pour asseoir ce qui a toujours nourri son cinéma, le besoin de violence. Il feinte dans la première partie de l’œuvre, à coup de réalisme social, de s’intéresser au destin de cet homme, cette femme et cette fillette forcés de simuler une famille pour fuir l’horreur de la rébellion tamoule. Il s’appuie sur la misère pour créer des images marquantes au premier abord mais qui ne servent finalement qu’à enfoncer des portes ouvertes à l’instar de ses oreilles de Minnie clignotantes dans la nuit comme les phares du capitalisme. L’œuvre n’a aucune véritable portée comme le montre cette cité francilienne lavée de tout enjeu politique, religieux ou sexuel pour ne devenir qu’un lieu de Far-West. Audiard tombe dans le piège habituel en pensant que le cinéma de genre, ici celui du vigilante movie – ces protagonistes faisant justice eux-mêmes –, doit se défaire de tout contexte voire même de toute réalité sociale.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan illustre seulement la pensée anthropologique sur l’instinct de violence qui était déjà sous-jacente dans De Rouille et D’Os (2012). S’inscrivant dans ce que les Cahiers du Cinéma nomment le cinéma de salaud, Audiard ne fait exister ses personnages que par et pour la violence. Il se complaît dans l’humiliation de ses personnages – violentés, bourrés, sanglotants –. Le cinéma d’Audiard est dérangeant par son automatisme et son artificialité. Jamais il ne prend le temps de laisser vivre ses personnages. Jamais il ne prend la peine de questionner leur psychologie. Il préfère les écraser avec la spirale de violence assenée par un scénario manipulateur et même sadique dans son besoin de générer la souffrance d’autrui. On ne peut expliquer autrement la disparition de l’histoire de la fillette dont le parcours scolaire n’est vu qu’à travers le prisme d’une bagarre.

Dheepan, Jacques Audiard

Le véritable problème de Dheepan est de réduire ses protagonistes à la violence, dans son caractère le plus barbare, comme pour montrer qu’elle est partie prenante de leur identité. L’œuvre reposerait alors sur l’idée qu’on ne dépose jamais vraiment les armes oubliant alors la trajectoire même de son acteur principal, Antonythasan Jesuthasan, passé d’enfant soldat à romancier. L’œuvre nie la capacité de l’homme à survivre et à avancer dans son propre intérêt. Elle le réduit à une violence surfaite et stéréotypée comme le prouve le parcours punitif de Dheepan amorcé à coups de machette. D’où peut bien sortir cette machette – l’a-t-il amenée du Sri Lanka comme pour symboliser l’impossibilité de surmonter la guerre ? Elle ne sert finalement à Audiard qu’à nourrir le fantasme occidental de l’étranger barbare.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan est une œuvre qui a le défaut de vouloir être grandiloquente par une surenchère d’effets visuels et scénaristiques. Audiard, ainsi que son scénariste Thomas Bidegain, oublie que bien souvent la grandeur naît des silences et des moments de répit qui permettent aux personnages de devenir des êtres et non des instruments. La Palme d’Or revient alors à un marionnettiste qui n’aura eu que pour lui la malheureuse coïncidence de la médiatisation des conditions misérables des immigrés.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais