La Vie d’Adèle : L’Education Sentimentale

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

66e Festival de Cannes (Compétition)
Palme d’or

L’ouverture de La Vie d’Adèle formule les choix narratifs d’Abdellatif Kechiche. Le trajet d’Adèle jusqu’au lycée présente son corps filmique, et annonce sa présence perpétuelle à l’image. Le premier dialogue prononcé par une camarade de classe lisant un extrait de La Vie de Marianne de Marivaux, « Je suis femme et je conte mon histoire », ouvre le film-journal d’Adèle. Car si Marianne fait corps avec le roman, Adèle fait corps avec le film. De la même manière la place d’auteur de Kechiche est exactement la même que Marivaux. Les deux se glissent entièrement dans les tourments d’une femme de leur époque pour livrer les sensations et les sentiments de la manière la plus intime possible. La Vie d’Adèle est une histoire qui se raconte à regard d’homme, mais aussi à temps d’homme. C’est en cela qu’on parle de Kechiche comme d’un réalisateur naturaliste. D’abord parce qu’il ne lisse pas ses personnages pour en faire des êtres de cinéma, il plonge au plus profond de l’âme humaine pour en ressortir des hommes « humains » puisque fait de qualités mais surtout de vices. C’est par cette volonté de montrer l’homme dans sa belle laideur que Kechiche amène la question du voyeurisme. Les scènes de sexe n’ont pas l’hypocrisie de jouer le jeu de l’amour platonique du cinéma, Kechiche savoure la bestialité de l’homme usant de la durée pour mieux mettre en lumière l’unicité de la passion. Enfin, Kechiche est naturaliste dans sa position face au temps. Il est aux antipodes d’un cinéma de l’action perpétuelle. Filmer, c’est pour lui révéler la vérité de l’homme à travers la vie. Cela explique l’importance des scènes de repas dans son cinéma. C’est un moment central de la vie, un moment de socialisation qui montre les codes et les valeurs de l’individu. Il use d’ailleurs de cela pour montrer les valeurs antithétiques d’Emma et d’Adèle à travers leur famille.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

Cette dimension de l’intime, Kechiche la rend visible par l’utilisation générale du gros plan, fait rare au cinéma. Il crée alors un nouveau langage visuel qui lui permet de raconter un film à la première personne. En effet, c’est par la proximité qu’il donne entre le spectateur et ses personnages que Kechiche installe une sorte de parallélisme émotif et sensoriel. Il utilise pleinement le statut fantomatique du réalisateur suivant son personnage en étant aussi proche de l’âme que de l’épiderme. C’est à travers la peau, ses imperfections et ses mouvements, que le réalisateur dévoile pleinement – sans même avoir besoin de mots – les sentiments d’Adèle. Il ausculte ses personnages pour découvrir « la mystérieuse faiblesse des visages de l’homme » (Jean-Paul Sartre). L’exactitude de son trait repose en grande partie sur la prouesse d’interprétation de ses comédiennes. Léa Seydoux s’affirme de plus en plus comme la plus grande comédienne française de sa génération, tandis qu’Adèle Exarchopoulos irradie l’écran. Elle est au-delà de l’interprétation, elle vit un personnage pour devenir jusque dans la moindre expression faciale un atout narratif.  

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle est une œuvre double. Dans un premier temps, l’œuvre de Kechiche se rapproche d’un genre totalement littéraire : l’éducation sentimentale. Adèle découvre son corps et sa sexualité avec le spectateur. Elle s’oppose dès les premières scènes à la société lycéenne à laquelle elle appartient ne participant pas au discours sexualisé à outrance de ses amies. Actuellement, le sexe n’est plus vu comme une façon d’unir deux êtres mais comme un passage obligé pour sortir d’une enfance corporelle. Coucher est devenu une obligation sociale qui la pousse à le faire, dans un déni total de ses envies, avec Thomas (Jérémie Laheurte, convaincant). Le désarroi d’Adèle repose sur le fait que l’homosexualité est toujours un sujet tabou. Car si elle embrasse un garçon, c’est sur le fantasme d’une passante (Emma) qu’Adèle se masturbera dans sa chambre. Elle est mise face à elle-même progressivement, d’abord par un jeu (mettant ainsi l’homosexualité comme une passade aux yeux des jeunes) d’un baiser, puis par la réalité des bars homosexuels. Cependant, Kechiche réalise un basculement dans sa perception d’elle-même au sens littéral : au cours d’un repas avec ses parents, Adèle se bascule sur sa chaise et laisse découvrir son visage à l’envers comme pour nous montrer la partie d’elle-même qu’elle tente de cacher. Elle se met ainsi à l’envers du schéma familiale qui la vue naître. Un passage à l’acte qui se fait également visuellement avec la nature puisque lorsqu’elle agit pour la première fois en embrassant Emma allongée dans l’herbe, les arbres sont à l’automne, saison du changement.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

L’œuvre glisse ensuite dans une autre logique en amenant une réflexion sur l’amour comme fait social. La Vie d’Adèle peut alors être rapprochée du long-métrage magnifique et cruel de Claude Goretta La Dentellière (1976). Les deux réalisateurs amènent avec un cynique réalisme la notion d’incompatibilité sociale. Pomme (Isabelle Huppert) est une coiffeuse perdue chez un philosophe, Adèle sera une institutrice oubliée dans un monde d’artiste. L’amour est-il donc une construction sociale ?  C’est par le détail que Kechiche répond à la question. Il oppose avec humour les huîtres aux spaghettis, les tableaux à Questions pour un Champion, les visions de l’épanouissement personnel. Il est aussi signifiant de voir qu’Adèle parle aux amis d’Emma de la même manière qu’à ses enfants : « il ne vous manque rien ? ». Elle se met alors dans une logique de service ne pouvant participer à des débats qui la dépasse. Quand Schiele et Klimt s’opposent, c’est la préparation de sa sauce tomate qui lui amène enfin un sujet de conversation. Comme chez Goretta, c’est le manque d’ambition des gens simples qui amènent une incompréhension. Si Adèle et Emma sont amoureuses, il n’y a pas d’incertitude là-dessus, c’est leur rapport à la société qui les rattrape et les pousse à une rupture douloureuse.   

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle affirme une nouvelle fois le talent incroyable d’Abdellatif Kechiche. La singularité de son approche naturaliste continue d’opérer la magie du cinéma. Il ne raconte pas, il fait vivre des personnages. La Vie d’Adèle est une œuvre parfaite, une palme d’or incontestable. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Le Passé : la Confusion des Sentiments

Le Passé, Asghar Farhadi

66e Festival de Cannes (2013)
Compétition Officielle

Asghar Farhadi est un cinéaste définitivement iranien. Outre son origine, c’est surtout son cinéma qui s’inscrit dans la société iranienne. Il dresse à travers ses films non pas le portrait d’un pays, mais le portrait d’un peuple. Le Passé est alors une double épreuve dans la filmographie du réalisateur : son cinéma s’exporte-t-il ? Aura-t-il toujours une identité propre ? Avec ce décalage géographique, l’œuvre de Farhadi prend une envergure conséquente. Ce déracinement permet de montrer qu’il n’installe pas ses récits dans un contexte géographique et social précis mais qu’il tend à montrer l’universalisme des comportements humains. Le Passé n’est pas un long-métrage parisien. Les lieux semblent hors du temps, hors d’une quelconque définition : la maison n’a aucune caractéristique typique, les trains de banlieue passent comme ceux dans Les Enfants de Belleville (2004). Le Passé est un long-métrage sur le déracinement : celui passé d’Ahmad auquel fait écho celui de Fouad, enfant sans présence maternelle.

Le Passé, Asghar Farhadi

Les scénarios de Farhadi s’axe autour d’une rupture relationnelle familiale : la mise à mort dans Les Enfants de Belleville, le voyage d’A Propos d’Elly (2009) et la rupture dans Une Séparation (2011). Le Passé prolonge l’intrigue d’Une Séparation reprenant le thème du divorce. Ahmad revient 4 ans après sa fuite à la demande de Marie (Bérénice Bejo, incroyable) pour officialiser leur divorce. L’éloignement et la perte du dialogue, Farhadi le met en scène par une simple vitre d’aéroport empêchant des retrouvailles et de placer les personnages dans une même optique. La tension latente sur laquelle repose Le Passé est due à la superposition de deux relations : celle du Passé (Marie/Ahmad) et celle du Présent (Marie/Samir). L’illustration de cette solitude masculine autour d’une seule et même femme se fait dans le plan séquence muet qui regroupe dans le cadre pour la première fois Samir et Ahmad. Les habitudes de l’un s’opposent aux devoirs de l’autre. Farhadi le montre comme toujours avec une subtilité remarquable. Cette confrontation se fait alors autour d’un simple robinet bouché qu’Ahmad répare alors que cette tâche revenait normalement à Samir (Tahar Rahim, saisissant) qui s’empresse de reprendre la main.

Le Passé, Asghar Farhadi

Le Passé prend le temps d’amener son histoire, ou plutôt sa tragédie. Cependant, c’est dans cette distillation de l’information capitale que Farhadi trouve son génie d’écriture. Le long-métrage se révèle alors être une redoutable mécanique qui avance à la manière d’une spirale: le passé d’un des personnages expliquant toujours le présent de l’ensemble. Chaque révélation, judicieusement espacée, redéfinit l’intégralité des personnages et des comportements. La vraisemblance, et donc la maestria, des scénarios de Farhadi résident dans le refus d’un manichéisme facile. Les personnages auxquels il insuffle la vie sont humains et donc complexes et ne disposent pas d’une seule grille de lecture réductrice. Il n’y a pas d’antipathie chez Farhadi, mais une bienveillance pour chaque personnage. Ahmad n’est pas le si juste salvateur qu’il semble être, Fouad est bien plus qu’un enfant colérique, Lucie (Pauline Burlet, sensationnelle) n’est pas qu’une simple adolescente en crise.

Le Passé, Asghar Farhadi

Le Passé montre une nouvelle fois l’intérêt du réalisateur iranien pour ce « petit rien qui fait tout basculer ». Après la baignade d’A Propos d’Elly et un homme poussant une femme dans Une Séparation, ce n’est ici qu’une main tenue qui déclenchera la tragédie que Farhadi met si habilement en scène et qu’entoure de conséquences. C’est souvent de l’incompréhension et des décisions hâtives que naît le trouble dans son cinéma. C’est d’ailleurs par un geste commun mais dont le sens est décuplé que Farhadi clôt son film. Comme il le dit dans l’interview qu’il a donné aux Inrocks (n°911), le cinéaste iranien est partisan de ce qu’il nomme la « fin continue » ou « fin infinie ». Ses films sont finalement que l’immersion du spectateur dans une vie autre que la sienne : elle a commencé avant qu’il la voit et continue de s’étendre après qu’il la quitte. C’est sans doute çà qui fait la force des films de Farhadi, ce rôle qu’il donne aux spectateurs de continuer son scénario, d’imaginer et de rêver la suite. Tout cela en imprimant dans la conscience l’œuvre du cinéaste.

Le Passé, Asghar Farhadi

Asghar Farhadi est entrain de construire une oeuvre irréprochable que même le déplacement géographique n’aura pas altérer. Le Passé subjugue, émeut, transcende. Le cinéaste iranien est assurément un des plus grands réalisateur/scénariste/directeur d’acteurs.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent