Mia Madre : Le Vertige de la Mort

Mia Madre, Nanni Moretti

68e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Des ouvriers se révoltent contre le rachat de leur usine par une entreprise américaine qui prévoit de les licencier. L’ample mouvement ascendant à la grue qui capte ainsi cet assaut rappelle les prises des citadelles moyenâgeuses en s’attachant à la force du collectif comme moyen d’action. La puissance de ce plan, et de cette symétrie historique, est d’inverser les rôles : les assiégeants sont les ouvriers italiens dehors face à la grille symbolisant non plus leur rêve, mais leur réalité (leur travail). A cela s’ajoute la dimension d’une Italie fratricide où s’oppose ouvriers et policiers défendant le riche pour donner aux riches à coup de bombes lacrymogènes et de jet d’eau. Soudainement, la caméra inverse son cheminement pour filmer les répercussions de cette violence, voire en jouir. Une voix hors-champs met fin à l’action, c’est celle de la réalisatrice Margherita (Margherita Buy, extraordinaire) qui s’oppose à cette spectacularisation de l’opprimé. En arrêtant ainsi l’action, Nanni Moretti interroge directement la question de la représentation des luttes. Il met en avant l’impossibilité nouvelle de mettre en images des élans politiques dans une société de plus en plus individualiste où le collectif ne peut plus exister comme force.

Mia Madre, Nanni Moretti

Cette impuissance à rendre compte du politique engendre même un questionnement vis-à-vis de la représentation du social dans une société qui ne se hiérarchise plus par les sentiments d’appartenance à une classe sociale homogène. Comment mettre en images un ouvrier précaire alors qu’il s’identifie par les mêmes moules sociétaux que ses oppresseurs ? Margherita prend pleinement conscience de ce nouvel enjeu lors du tournage d’une scène d’altercation entre les ouvriers et le patron dans une cantine remplie de figurants. La caméra de Moretti avance parmi ces derniers en dévoilant la superficialité de leur accoutrement (extensions capillaires, faux ongles, sourcils épilés). La cinéaste s’insurge de ce manque d’authenticité alors que son chef opérateur pointe la normalité de ce panel de citoyens et ainsi son détachement d’un réel non-fictif. Elle se retrouve ainsi écartelée entre la superficialité du réel et l’artificialité de son propre imaginaire social étant un objet proprement cinématographique.

Mia Madre, Nanni Moretti

L’artificialité du film de Margherita s’exprime ainsi constamment à travers la lourdeur de l’industrie cinématographique. Sa construction fictionnelle se délite face au réel en rencontrant de perpétuelles contraintes logistiques. Cela se ressent dans la scène cocasse où Barry Huggins (John Turturro, sensationnel en acteur incompétent) doit conduire et jouer, dans un souci de réalisme, alors qu’il ne peut faire ni l’un – gêné par les caméras – ni l’autre – stressé par la situation –. Ici, Moretti montre le formatage de cette réalité reconstituée qui ne parvient pas à saisir aussi bien les actions, répétées sans cesse, que les discours, à l’instar des dialogues oubliés d’Huggins. Dans ce monde politique en délitement, Margherita semble néanmoins voir l’acteur comme la dernière figure sacrificielle ouvrière, donnant son corps pour la cause. Ce dernier doit exister alors en  dehors de son rôle comme elle le répète à ses comédiens. Mais, c’est plutôt le cinéma de Moretti qui se retrouve à côté de cet enjeu : littéralement ob-scène, en dehors de la réalité du monde social.

Mia Madre, Nanni Moretti

La beauté de Mia Madre est de se construire autour d’un rapport à l’intime. Si la caméra s’élevait en ouverture à l’usine, elle fait à l’inverse un mouvement descendant le long de la perfusion de la mère malade de Margherita, Ada (Guila Lazzarini), amenant une certaine fatalité sur son sort. A l’effondrement du corps social, s’ajoute ainsi celui du corps en tant que chair imposant une durée de vie à toute chose. L’éternité chez Moretti ne peut exister qu’à travers la transmission, celui ici de cette ancienne professeure de Latin donnant des conseils à sa petite-fille jusqu’à son dernier souffle. Dans ce drame de l’intime s’opère également un jeu de miroir vis-à-vis de la personne de Nanni Moretti. Etant proche de l’autofiction – le cinéaste perdant sa mère durant le tournage de Habemus Papam –, la réalisatrice Margherita se veut directement connectée à celle de Nanni Moretti. Néanmoins en jouant le frère Giovanni (le cinéaste ayant une sœur), il brouille l’identification. Cette ambivalence est sublime, car elle entraîne une dualité au sein même de la représentation du cinéaste entre la figure héroïque de Giovanni (quittant son travail) et celle dans le déni de Margherita.

Mia Madre, Nanni Moretti

Mia Madre se refuse le sentimentalisme scénaristique ou la grandiloquence formelle. C’est justement dans le sentiment, comme facteur de destruction, qu’il trouve ses plus belles réussites. Progressivement, l’œuvre s’engouffre dans le vertige de la mort. Elément anxiogène, la peur de la mort est double. Elle représente autant la mort de la mère que la propre mort de Margherita. En effet si la majorité de ses cauchemars tourne autour de l’annonce de la mort de sa mère, la réalisatrice s’entrevoit comme la prochaine proie : elle entame déjà un retour sur sa propre vie (le rêve où elle remonte la queue devant un cinéma) et prend littéralement la place de sa mère (le rêve où elle remplace sa mère au volant pour empêcher un accident inévitable). Dans un processus de flottement entre le réel et le rêve, ces peurs trouvent un écho dans la vraie vie de la réalisatrice. Après une mystérieuse et soudaine fuite d’eau en pleine nuit, elle est obligée de vivre dans l’appartement laissé vide de sa mère.

Mia Madre, Nanni Moretti

Mia Madre se trouve alors à la rencontre entre ce processus de déconstruction de la fiction par le réel, l’impossibilité d’un cinéma politique,  et ce processus de déconstruction du réel par la fiction, les rêves de Margherita. Il étend ainsi le vertige de son personnage au spectateur qui perd ses repères questionnant continuellement la véracité des images. Ce n’est que la finalité des scènes qui lui permet de comprendre ce qu’il vient de voir : de l’apparition des techniciens pour les scènes de tournage au réveil de Margherita pour les scènes du quotidien. C’est par cela qu’il touche au sublime et qu’il s’inscrit indéniablement comme l’une des plus grandes œuvres de l’année 2015, et comme le plus grand oublié du palmarès cannois.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Les Cowboys : Pas de Cowboy sans Indien

Les Cowboys, Thomas Bidegain

68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs

Dans une prairie française aux allures de Midwest américain, des familles se retrouvent pour un rassemblement de country-western. Les chapeaux sont vissés sur les têtes, les ceinturons habillent les pantalons, les différents stands sont montés et les banjos résonnent. Alain (François Damiens) est appelé à chanter quelques couplets sous les applaudissements de sa famille puis à danser avec sa fille. Dans cette reconstitution fantasmée de l’Amérique, le bonheur affleure alors même qu’aucun dialogue n’a encore été prononcé entre les personnages. Tout est ainsi factice, de la photographie publicitaire aux sentiments échangés, pour mieux cacher l’incommunicabilité des êtres. Dans cette parenthèse utopique, Kelly s’évapore d’abord pour rejoindre son petit-ami Ahmed, dont la famille ignorait l’existence, puis pour partir faire le djihad. Ce qui intéresse alors Thomas Bidegain (scénariste des derniers films de Jacques Audiard) pour son premier film, c’est de propulser une famille lambda aux milieux des enjeux mondiaux, ceux de la Grande Histoire.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Le parti-pris des Cowboys est alors de traiter la recherche de cette fille disparue comme un western. La caméra devient le support des illusions mentales d’Alain. Il voit dans cet événement tragique la possibilité d’avoir sa propre conquête de l’Ouest, celle de l’Orient, en parcourant les paysages munis de son chapeau et de son destrier motorisé. Il entre notamment dans Charleville-Mézières comme dans un territoire comanche regardant depuis sa voiture les « Indiens » avant de prendre le courage de rentrer dans un campement où les tentes se sont transformées en caravanes. S’il joue au cowboy, c’est uniquement son fils, Kid (Finnegan Oldfield) qui en deviendra un. C’est lui qui monte véritablement à cheval. C’est lui qui fume littéralement le calumet de la paix avec les Talibans. Les Cowboys repose ainsi sur le dépassement de son propre imaginaire pour catalyser sa propre violence : de celle explosive du père à celle contrôlée du fils.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Néanmoins en faisant de Kelly un corps absent, Thomas Bidegain se refuse toute compréhension ou explicitation des raisons qui poussent une jeune lycéenne des Ardennes à partir faire le djihad dans les années 1990. La moindre réflexion est annihilée par une temporalité volontairement déstructurée autour d’ellipses évinçant les prises de décision, les retours sur soi ou encore le moindre discours. Pour seoir à son spectateur, Les Cowboys préfère miser sur le pathos familial avec les sempiternelles scènes de disputes, de cris ou de larmes accompagnées évidemment d’une musique grandiloquente. L’œuvre se sabre au profit d’une sorte de pensum subjectif porté par des personnages sans enjeu politique et/ou social. Si Bidegain choisit de mettre en avant les codes du western, il en prend également les nocifs schémas scénaristiques d’avant la révolution de la fin des années 1960  sur la place des Indiens portée notamment par Elliot Silverstein (Un homme nommé cheval, 1969) ou Arthur Penn (Little Big Man, 1970).

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Thomas Bidegain cantonne les Arabes à n’être que des tâches hostiles dans l’arrière-plan comme les silhouettes sur les toits des cités d’Anvers. Ainsi lorsqu’un Arabe parvient enfin à prendre la parole en invitant Alain chez lui pour lui parler de ses conditions de vie, ce dernier lui répondra : « J’en ai rien à foutre » ! Si ce refus de misérabiliste peut être louable, il montre bien l’occidentalocentrisme de l’œuvre. On retombe alors dans le problème du point de vu qui émanait d’American Sniper (Clint Eastwood, 2015). La barbarisation orchestrée par les personnages occidentaux (« sauvage », « jeu d’Arabe ») se distille alors insidieusement dans la mise en scène avec une accentuation de l’horreur des sociétés arabes comme ce pendu laissé toute la nuit. La seule beauté serait alors uniquement les paysages comme laisse entendre le personnage pesant et grotesque de John C. Reilly.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Cette prise de position choque d’autant plus qu’elle continue lorsque l’intrigue passe sous l’égide de Kid, censé être véritablement cowboy parce qu’il considère les Indiens comme le montre grossièrement la scène finale où il construit un arc. En effet, la deuxième partie du film fait passer les Arabes de terroristes à peuples miséreux à aider. L’Occidental devient alors l’homme providentiel sauvant la veuve et l’orphelin de l’injustice des lois locales. L’Arabe chez Bidegain n’a le choix qu’entre participer à la violence contre l’humanité (occidentale, évidemment) ou subir l’horreur de sa condition. Il suffit de voir le traitement du personnage de Shazhana (Ellora Torchia) – jeune femme « sauvée » pour le réalisateur, arrachée à sa société pour d’autres – pour comprendre la position messianique donnée à cette famille ouverte d’esprit, car prenant littéralement chez elle une « ennemie » dont le seul malheur serait de parler arabe et de porter un voile.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Ainsi, c’est le traitement cinématographique de l’œuvre qui est sujette à polémique : Comment représenter, et faire exister, l’autre ? Comment ne pas se laisser dépasser par la vision racisée de son personnage ? Les Cowboys ne répond à aucun des enjeux qu’il pose en préférant, comme dans les scénarios de Bidegain pourJacques Audiard (Deephan), voir ses personnages souffrir que comprendre.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Macbeth : Que du bruit, que de la fureur…

Macbeth, Justin Kurzel

68e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie nationale le 18 Novembre 2015

En 2011, les esprits avaient été marqués par la violente perversité qui émanait d’un premier coup de maître australien présenté à la Semaine de la Critique : Les Crimes de Snowtown. Il aura fallu quatre années à Justin Kurzel pour revenir à Cannes, adoubé par une présence en compétition, pour y présenter Macbeth. L’annonce d’une énième adaptation de cette pièce iconique – notamment après Welles et Polanski – aurait pu rebuter. Néanmoins, l’animalité et la fougue qui caractérisaient sa première œuvre laissaient entrevoir la possibilité de toucher au plus près « le bruit et la fureur », pour reprendre les mots de Shakespeare, des vies des époux Macbeth. La noirceur des personnages se fait alors, dans un enjeu formaliste, l’écho des paysages d’Ecosse se teintant progressivement du sang versé. Le romantisme allemand, et surtout les tableaux de Friedrich, s’engouffre ainsi dans l’image pour appuyer le déchiquètement des montagnes et l’isolement des vallons.

Macbeth, Justin Kurzel

L’intéressante dualité de cette adaptation réside dans cette volonté de construire à la fois une œuvre cinématographique, s’appuyant sur l’image comme moteur d’émotions, et, et une œuvre théâtrale, fascinant par le biais de la parole. A la manière des sorcières de Macbeth, Justin Kurzel fait de la parole un véritable acte prophétique. Sa valeur performative crée aussi bien le récit que l’image : des sœurs du destin amenant le couronnement fictif puis réel de Macbeth (Michael Fassbender, impressionnant) – dont la duplicité altérée exprime l’intégralité de la philosophie de l’œuvre – au plan de Lady Macbeth (Marion Cotillard, envoutante) prenant littéralement forme lors de son énonciation. Se dégage alors l’idée que la parole est la seule véritable arme du récit shakespearien. Elle a autant une valeur créatrice (faisant les Thanes et les Rois) que destructrice (amenant la mort et la perfidie). Les fantômes des vers de Shakespeare, heureusement gardés intacts, permettent justement cette union entre le délitement psychologique de Macbeth et celui crépusculaire des paysages.

Macbeth, Justin Kurzel

Le cinéaste australien juxtapose ainsi une double temporalité dans son Macbeth, notamment dans l’ouverture guerrière rappelant l’esthétique des vidéoclips de Woodkid. Il fait s’encroiser un temps réel, celui des hommes marqué par la vivacité des corps devenus animaux, et un temps étiré, celui des Dieux pouvant intercéder dans cette malléabilité du temps offerte par l’usage du ralenti. La force de ce dispositif devrait ensuite laisser place à la juxtaposition du réel et de la folie de Macbeth. Néanmoins outre la scène du fantôme sanglant – scène centrale de la pièce –, Justin Kurzel laisse s’essouffler son œuvre en faisant de la folie de son protagoniste un acquis qui doit se passer d’expression visuelle. En condensant à l’extrême les caractéristiques des personnages, le cinéaste les contraint à des retournements psychologiques triviaux et sans fondement. Le non-connaisseur de l’œuvre de Shakespeare ne pourra jamais comprendre l’ambivalence de Lady Macbeth réduite à quelque vers.

Macbeth, Justin Kurzel

Si la mise en scène de Kurzel tend parfois (puis souvent) vers la grandiloquence, elle cherche également à s’inscrire dans une stabilité et une frontalité de l’image propre au théâtre et à la position du spectateur. Les personnages se livrent directement à ce dernier par le maintien astucieux des monologues que le cinéaste dynamise uniquement par une multiplication des échelles et des angles de prises de vue. Kurzel donne ainsi une certaine aura divine aux spectateurs écoutant les épanchements de ces personnages esseulés dans l’image. Ensuite, il multiplie les plans frontaux (aussi bien de corps seul que de groupe) qui – au-delà d’apporter une puissance visuelle – produisent une mise en scène entre les personnages eux-mêmes : ils représentent l’hypocrisie et les faux-semblants se cachant derrière des rencontres protocolaires qui devraient, malgré les intrigues, être prédéfinies et immuables.

Macbeth, Justin Kurzel

Macbeth trouve pourtant ses plus belles images quand Kurzel choisit de limiter les moyens de l’action à des simples enjeux cinématographiques. En effet lors de la dernière confrontation entre Macbeth et Banquo (Paddy Considine) sur la plage alors que ce dernier s’apprête à fuir pour sauver son fils – Fleance – appelé à devenir roi selon la prophétie des Sœurs du Destin, le face-à-face prend une tournure différente usant de l’image pour inscrire un discours dépassant les simples cadres du temps présent. L’échange est déséquilibré dans un premier temps avec un Macbeth décentré laissant alors la possibilité de l’apparition en hors-focale de Fleance symbolisant l’obstacle à son ambition. La scène se clôt magistralement avec un échange de regards direct entre le roi actuel et son futur successeur qui impulse le mouvement devançant son père à l’image d’un roi suivi de son serviteur.

Macbeth, Justin Kurzel

Macbeth est une œuvre qui, malheureusement, se veut didactique par l’image. Elle sur-interprète le récit pour lui donner une résonnance grandiose proche de l’épopée. Kurzel fait de l’œuvre de Shakespeare un film guerrier certes époustouflant, mais qui perd son enjeu véritable : le combat psychologique d’un homme détruit par l’ambition.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Mon Roi : L’Amour est mort, vive l’Humiliation !

Mon Roi, Maïwenn

68e Festival de Cannes
Prix d’Interprétation Féminine (Emmanuelle Bercot)
Sortie le 21 Octobre 2015

Le Cinéma français tue l’Amour ! Après en avoir fait un art – des obsessions rohmériennes aux mélodies d’Honoré –, il le dépèce sans vergogne de sa dramaturgie et de sa naïveté poétique pour n’en faire qu’une étiquette commerciale. L’Amour n’est plus qu’un accessoire qu’on confine à sa transcription pornographique (Love de Gaspard Noé, 2015) ou à son délitement mélodramatique (Amour de Michael Haneke, 2011). Le rejet du sentiment, comme matériel brut de récit, devient le moyen d’entrer dans un cinéma d’ « auteur », humanophobe, vénérant l’aseptisation des cœurs pour laisser éclater la noirceur des esprits pervertis. Ces cinéastes radicalisent ainsi le rapport à l’image, renforçant la position du cinéma comme attraction moderne de représentations morbides : la lointaine réalité de l’exécution publique se substituant à la proximité virtuelle de l’humiliation. La subversion, tangible plutôt dans les coups marketings que dans les œuvres, est le leitmotiv vital de ce cinéma ne répondant qu’aux besoins, faussement cathartiques, du sadomasochisme sociétal.

Mon Roi, Maïwenn

Dans ce processus de vulgarisation de la dimension humiliatrice de l’image, le cinéma de Maïwenn tient un rôle considérable qui ne devient palpable qu’avec Mon Roi. A travers ses œuvres précédentes, la jeune cinéaste s’est faite la porte-parole d’une sorte de nouveau cinéma du réel cachant ses artifices scénaristiques par des impressions de mises à nues, soit conceptuelle (les discours pseudo-biographiques du Bal des Actrices en 2009) soit filmique (l’immersion à vif dans l’unité policière de Polisse en 2011). Elle cachait ainsi sa frontalité écrasante par des sujets forts et intenses où ses acteurs étaient comme des fauves lâchés les uns contre les autres. L’incursion de cette machine attractionnelle dans la sphère intime du couple de Mon Roi ne fait que souligner les ficelles d’un cinéma calculé et calculateur qui avale les émotions de ses personnages. Présentée par la réalisatrice, elle-même, comme une « histoire d’amour », l’œuvre se révèle, bel et bien, aride sur ce terrain. Sur 2h10, l’amour affleurera uniquement à deux reprises : une fois dans les dialogues échangés dans un lit – qui tient plus de la complicité des acteurs que d’un véritable travail de construction de l’intime – ; une autre par un véritable procédé filmique, l’ultime fragmentation érotisée du corps de Georgio (Vincent Cassel faisant, encore, du Vincent Cassel).

Mon Roi, Maïwenn

Le sujet central de Mon Roi est, par conséquent, à trouver ailleurs, ni dans l’obsession amoureuse de Tony (Emmanuelle Bercot, en dents de scie) ni dans le portrait de l’énième pervers-narcissique du paysage cinématographique actuel. Il réside véritablement dans la victimisation qu’impose la réalisatrice à son personnage principal féminin. Elle lui assène une humiliation constante qui possède un caractère double dérangeant : une humiliation psychologique du personnage et une humiliation corporelle de l’actrice. Emmanuelle Bercot est réduite à n’être qu’un corps en décomposition émotionnelle (par le scénario) et visuelle (par sa nudité exacerbée). Mon Roi permet alors de s’interroger sur le degré de voyeurisme qui fait passer la qualification d’une œuvre d’intimiste à infamante. Peut-on, sous couvert d’une position d’auteur et d’une volonté de réalisme, faire de la nudité un accessoire superflu ? Il n’est aucunement question d’imposer une moralité à l’image, mais de poser l’enjeu de cette installation malsaine de la gratuité de la subversion du corps – évidemment féminin –.

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Avant la projection de Mon Roi, Maïwenn refusait de cataloguer son film de « féministe » puisqu’il n’était pas « contre les hommes ». Outre la vision étriquée d’une pensée sociale, cette affirmation montre le positionnement de ses personnages féminins vis-à-vis des hommes. Il n’est pas question de mettre en cause la soumission psychologique de Tony à Georgio étant le principe même du pervers-narcissique. Mais plutôt de s’interroger sur le traitement par l’hystérie du personnage joué par Emmanuelle Bercot. Archétype du « rôle à récompenses », Tony ne s’exprime que par la violence de ses émotions ou de son corps. Elle s’inscrit alors dans une dialectique de l’outrance dans une œuvre qui, dans la tradition du cinéma de Maïwenn, se veut plutôt portée vers le réalisme. Le récit stagne alors entre les deux blocs monolithiques que sont l’introspectif Georgio et l’extrospective Tony.

Mon Roi, MaÏwenn

Ce croupissement du récit s’opère dans l’utilisation piège que fait Maïwenn du récit elliptique jumelé d’un jeu temporel entre passé (l’histoire d’amour) et le présent (la rééducation du genou de Tony). L’ellipse étant une omission d’éléments narratifs dans le but de créer un effet de raccourci, elle est, par définition même, une construction artificielle à laquelle il faut réinsuffler de la vie. Si elle y parvient dans les premiers temps du film en se focalisant sur la construction de l’intimité du couple, la cinéaste ne fait de son scénario qu’un balancement entre des acmés émotionnelles (les innombrables disputes) et des acmés physiques (les mésaventures de son genou). Le liant est alors réduit à l’assimilation premier-degré d’une rééducation des traumatismes de l’esprit par le corps. Maïwenn joue ainsi uniquement sur la corde de la surenchère émotionnelle faisant craquer le verni de l’intérêt de son spectateur avant celui du caractère malsain de son couple.

Mon Roi, Maïwenn

Cependant, l’œuvre aurait pu se rattacher à ses rôles secondaires pour questionner l’altération de la perception d’une même histoire d’amour, saine pour ceux qui la vivent et maladive pour ceux qui y assistent. Mais Maïwenn choisit d’en faire des pions comico-burlesques d’un récit oscillant tantôt vers le one-man-show (Vincent Cassel) tantôt vers la promotion d’un humoriste (le nombre et la durée des plans sur Norman – fait des vidéos -). Cette tendance à la bouffonnerie vaudevillesque se synthétise autour du rapport à la vitre, pâle symbole de l’aveuglement, que les personnages sont réduits à briser (Emmanuelle Bercot) ou à se prendre (Vincent Cassel). L’amélioration psychique de Tony, et l’ouverture d’esprit en dehors du monde bobo-parisien qui en découle, est néanmoins le point le plus problématique de Mon Roi. Comme chez Audiard (Dheepan, 2015), les jeunes de banlieue sont réduits à des archétypes : ici, le rôle de bouffon social croquant la misère de sa vie par l’humour. Ces scènes sont pernicieuses, car elles impliquent une classification des êtres par des imaginaires sociaux en apposant la question de leur représentation.

Mon Roi, Maïwenn

Le Roi de Maïwenn est donc bien pauvre pour s’asseoir sur le trône de la sélection cannoise. Il synthétise les différents écueils du cinéma français de son temps : l’absence d’une psychologie des sentiments au profit de l’omniprésence d’un réalisateur-bourreau qui joue avec le corps même de ses acteurs.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Les Secrets des Autres : La violente quiétude

Les Secrets des Autres, Patrick Wang

Les Secrets des Autres, présenté à Cannes dans la sélection parallèle de l’ACID, aurait pu n’être qu’un énième ersatz du cinéma indépendant américain tant il en concentre les principales caractéristiques : le récit choral d’une famille dysfonctionnelle endeuillée. Cependant, Patrick Wang ne prend avec ce deuxième long-métrage ni la voie habituelle de la satire déshumanisée – se targuant d’un réalisme clinique – sur la middle-class américaine ni celle contraire du lyrisme cynique – se targuant d’être cocasse par des personnages haut en couleur – qui amène les personnages à étaler leurs sentiments. Le cinéaste américain s’engage dans une troisième voie, celle de cinéastes comme Andrew Haigh ou Ira Sachs, qui consiste à faire affleurer aux confins de la réalité une poésie du quotidien. Il ne cherche pas à retranscrire une temporalité exacte ou à faire de ses personnages des stéréotypes émotionnels mais seulement à capter une réalité émotionnelle en s’intéressant aux liens sociaux ou communicationnels qui unissent les personnages.

Le Secret des Autres, Patrick Wang

En adaptant le roman The Grief of Others de Leah Hager Cohen, Patrick Wang choisit de ne pas traiter le deuil comme une violence physique omniprésente. Il s’oppose alors à tout un pan du cinéma américain qui privilégie le mélodrame pour offrir aux acteurs et aux spectateurs des performances à Oscars à coup de rage ou de larmes. Ici, le deuil est vu dans un sens plus large. Ce n’est pas uniquement celui d’un être – élément central du film – mais plutôt tous ses deuils, petits ou grands, qui en découlent : celui de l’insouciance de sa jeunesse, de la confiance placée en autrui, de ses rêves et de ses ambitions. Le cinéma de Wang est un cinéma de la douceur. Un cinéma qui prend le temps de regarder les changements presque imperceptibles de ses personnages pour en faire un paysage d’émotions, de regards ou de paroles qui s’entrechoquent. Wang est véritablement intéressé par l’incommunicabilité des êtres, le paradoxal silence au moment d’un raz-de-marée émotionnel qu’est la perte d’un enfant. Chaque personnage devient alors une possibilité, plus ou moins bonne sur le plan psychologique, de dépasser son mutisme : le père boit, la mère s’absente, le fils se renferme, la fille sèche l’école. Seul le personnage de Jessica (Sonya Haroum), fille issue d’un premier mariage, tente de réinstaurer un dialogue. Elle lie les membres de cette famille en délitement, « On dirait que personne ne vit sur la même planète », en les forçant inconsciemment par sa présence à jouer à nouveau à être une famille. « Il y a de la souffrance dans ce film, mais j’ai tenté de faire en sorte qu’elle mérite d’être vécue » annonce Patrick Wang montrant ainsi que la force de son œuvre est de refuser le misérabilisme et de donner une dimension quasi-chrétienne à cette famille-martyr.

Le Secret des Autres, Patrick Wang

Avec Les Secrets des Autres, le spectateur est plongé dans un cinéma profondément intimiste qui triomphe par un savant brouillage entre la psyché personnelle de ses personnages et la réalité objective. Patrick Wang impose alors à son récit une temporalité cérébrale avec des répétitions, des sauts dans le temps, des retours en arrière. Faisant de l’ellipse une arme scénaristique et visuelle, il plonge le spectateur au cœur même de la conscience de ses personnages. Les scènes résonnent entre elles, s’entrechoquent ou se désavouent pour suivre au plus près les souvenirs épars des différents membres de la famille. Il enchevêtre même plusieurs temporalités par des surimpressions sonores comme lorsque le fils, Paul (Jeremy Shinder), pense à des souvenirs avec sa demi-sœur. Le cinéaste filme en plan fixe son acteur assis sur son lit tout en offrant au spectateur la bande-son de ce souvenir. Il y a chez Patrick Wang une audace que trop  peu de cinéastes osent encore. Par ses surimpressions sonores ou visuelles – la poésie sublime de la dernière séquence –, il fait de l’image même un médium scénaristique. Il privilégie le plan fixe pour donner à ses personnages le temps de s’épanouir dans le cadre (voire de le quitter) et de se révéler par leurs actions ou non-actions. Il y a dans ce procédé une croyance en l’invisible, en l’hors-champ, qui rejoint la dimension religieuse de son récit mais aussi la croyance en un cinéma subjectif faisant fi de tout didactisme. Le cinéaste préfère suggérer par le biais d’un symbolisme et d’un goût prononcé pour le cadre comme le visage d’une femme enfermée dans un rétroviseur ou un intriguant plan de biais dans un escalier. Il montre ainsi les hors-champs du scénario, ces angles morts de l’existence.

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Poète de l’image, Patrick Wang fait des dioramas du père Gordie une sorte de manifeste de son propre cinéma. Un cinéma qui tient sa poésie du bricolage minutieux de son artiste et de « son manque d’ambition commerciale », comme le loue une amie travaillant dans l’art au sujet des dioramas, avec le choix de cette image granuleuse et lumineuse du 16 mm. Celui présentant un tour de magie où une femme se fait couper en deux devient alors la miniature d’une œuvre manifeste sur le droit des femmes à disposer de leur corps. Tout comme Gordie, le spectateur se penche comme sur un berceau pour regarder avec les mêmes yeux bienveillants que Wang le destin de cette famille surmontant l’indicible.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Tale of Tales : « Miroir, dis-moi qui a le plus beau film ! »

Tale of Tales, Matteo Garrone

68e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Tale of Tales continue, par sa sélection officielle, la romance qui unit le Festival de Cannes à Matteo Garrone. Déjà adoubé en ces lieux de deux Grand Prix successifs pour Gomorra (2008) et Reality (2012), le cinéaste italien marque avec cette œuvre aussi bien une rupture qu’une continuité dans sa filmographie. Rupture parce qu’il s’essaie pour la première fois aussi bien au genre fantastique (l’adaptation du Conte des Contes de G. Basile) qu’au film d’époque (une renaissance sans lieu ni date). Il rompt ainsi avec l’image de portraitiste de l’Italie contemporaine qu’il l’avait mené par le biais du réalisme social à questionner le poids de la mafia (Gomorra) et celui de la notoriété illusoire (Reality). Néanmoins, Tale of Tales s’inscrit dans la continuité d’un thème cher au cinéma de Garrone : la question de l’incursion d’une certaine irréalité, l’extraordinaire, dans le quotidien, l’ordinaire. Il amplifie par les codes du fantastique le schéma de ses œuvres qui s’axent autour de basculements engendrés par une sorte de fatalité sociétale (la violence, l’estime de soi). L’incursion du cinéaste italien dans l’univers typique – et typé – du conte pouvait alors entraîner quelques attentes.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Cependant, Tale of Tales souffre des mêmes maux qui gangrenaient déjà Reality. Matteo Garrone écrase ses œuvres par une volonté exacerbée de montrer sa présence en tant que réalisateur. Il ne cherche plus à conter un récit, mais à conter des images. Mais jusqu’où peut-on détacher la forme du fond d’un film ? Il offre certes un écrin à ses contes italiens en éblouissant par des plans maîtrisés dans des décors baignés dans une lumière calculée où virevolte un casting international (plus ou moins inégal) dans des costumes somptueux. Mais Tale of Tales se révèle être une coquille bien vide à force de vouloir répondre à des critères assez stéréotypés du « film cannois » : un travail visuel appuyé (sorte de gloire du film à dispositif) rendant compte de l’horreur de l’homme.

Tale of Tales, Matteo Garrone

L’œuvre se résume à trois contes inégaux – sélectionnés parmi la cinquantaine qu’offre l’ouvrage de G. Basile – censés amener une réflexion sur la femme et ses névroses à travers les différents âges de sa vie. Dans « La Puce », Violet (Bebe Cave, une révélation totale) symbolise l’envie du passage de la fille à la femme face à un père absorbé d’amour pour une puce. Dans « La Reine », le personnage joué par Salma Hayek est prêt à tout pour devenir mère. Enfin dans « Les deux vielles », Dora et Imma refusent de vieillir par tous les moyens. Ne sortant pas (ou peu avec Violet) des archétypes de la femme dans les contes – faire-valoir des hommes –, Matteo Garrone rate son adaptation. S’il pense Le Conte des Contes comme une œuvre sacro-sainte qui pose les bases des contes des Grimm ou de Perrault, il oublie de ne pas tomber dans les codes déjà bien usés de ce genre au XXIe. Y a-t-il vraiment une différence entre les productions Disney (cherchant la beauté et le spectaculaire) et celle du cinéaste italien ?

Tale of Tales, Matteo Garrone

En effet tout comme ces dernières, Matteo Garrone affadie ses personnages par une explosion de moyens censée émerveiller le spectateur. En plus de l’écraser sous des effets visuels peu reluisant, il annihile toute l’ambition psychologique de ses personnages. La détresse de Violet est déviée par les (trop) nombreuses et (trop) longues scènes de fuite face à un ogre néanderthalien affligeant. Tandis que la folie grandissante de la Reine – principal échec de l’œuvre – se transforme en des monstres grotesques. Les productions actuelles semblent montrer que l’homme, dans son intégrité morale, n’a plus sa place dans un monde imaginaire qui se peuple de plus en plus de monstres.

Tale of Tales, Matteo Garrone

Tale of Tales se disloque dans cette volonté paradoxale de coller à l’univers du conte et de faire un film « de festivals ». A l’émerveillement s’ajoute une fausse subversion symbolisée par un Vincent Cassel n’arrivant plus à sortir des rôles de pervers que le cinéma international lui octroie. La nouvelle œuvre de Matteo Garrone est malheureusement qu’une œuvre pour les yeux bien loin, hélas, des œuvres qui l’ont installé au panthéon des cinéastes cannois.

Sortie le 1 Juillet

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Much Loved : La Femme comme Richesse

Much Loved, Nabil Ayouch (Maroc, 2015)

68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 16 septembre 2015

Depuis sa présentation à la Quinzaine des Réalisateurs, Much Loved doit faire face à la croisade politico-médiatique que lui assène le gouvernement marocain. Censurée uniquement à partir d’extraits, l’œuvre de Nabil Ayouch ne nuit aucunement à la femme marocaine devenu soudainement un enjeu sociétal et moral pour le royaume. Elle s’inscrit pleinement dans la filmographie d’un réalisateur s’évertuant à donner une voix aux laissé.e.s-pour-compte de son pays (cf. Les Chevaux de Dieu en 2012). À travers le destin de prostituées, le cinéaste dresse le portrait de certaines femmes issues de milieu précaire cherchant un moyen de subsister en profitant, comme elles le peuvent, des retombées touristiques sur lesquelles repose l’économie du Maroc. Égratignant le vernis de l’administration de Mohammed VI, Much Loved symbolise ainsi parfaitement le paradoxe d’un Etat perdu entre sa volonté de respectabilité – autant sur le plan religieux qu’international – et sa position de plaque tournante des marchés noirs (drogue, prostitution). La force de Nabil Ayouch réside dans le choix d’exposer cette schizophrénie sociétale par un cinéma frontal et cru. Un parti-pris d’autant plus corrosif qu’il permet de dépasser aussi bien la mystification fictionnelle des long-métrages portant sur le monde de la nuit et ses corruptions que les écueils du cinéma social bien trop souvent misérabiliste.

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Les prostituées d’Ayouch sont le fruit d’une réalité tangible, celle de la société marocaine, qu’elles personnifient à elles-seules. Par le biais de séquences en voiture, elles s’insèrent dans le dualisme des paysages urbains marocains allant du bric-à-brac des quartiers pauvres de Marrakech au bling-bling des soirées en boîte de nuit ou de celles privées de riches touristes. Sans jugement, le réalisateur marocain construit des personnages complexes qui disposent d’une réflexion propre sur la société qui les entoure. Ces figures féminines ne sont pas des marionnettes, encore moins des victimes. Elles jouent un rôle dans un monde nocturne servant d’exécutoire aux dominants et d’accès aux dominé.e.s. Œuvre féministe, Much Loved ne regarde pas la Femme comme un objet filmique pétri de morale et/ou de sentimentalité, mais rend hommage à leur jeu de séduction et de manipulation qui empêche le reflet de réalité fantasque qu’elles se créent et qu’elles vendent. Elles sont ainsi des entités non-monolithiques amenant par un langage vulgaire, au sens aussi de populaire, une amère ironie sur leurs conditions précaires. Nabil Ayouch livre avec Much Loved une œuvre paradoxalement empreinte d’une certaine jovialité saluant la résilience des femmes marocaines.

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La démarche réaliste de Nabil Ayouch ne pouvait pas être entière en masquant la réalité des orgies nocturnes marocaines qui sont le gagne-pain de ses protagonistes. Faut-il désapprouver un réalisateur ne choisissant pas d’affadir son propos de peur de choquer des institutions moralisatrices ? Faut-il participer à l’invisibilisation systémique des travailleuses du sexe ? Il est curieux de reprocher à un long-métrage sur la prostitution de parler et de montrer la prostitution. D’autant plus que Much Loved ne penche jamais vers une « impudeur » gratuite. Ici, le sexe n’est jamais central, car l’intérêt du cinéaste réside dans la maîtrise des corps et les mécanismes de séduction utilisés par les prostituées. L’acte, non montré, n’est que l’aboutissement d’un ballet sensuel des chairs ayant pour unique finalité d’assujettir le client et d’inverser les rôles de dominant.e et de dominé.e. Ces femmes se métamorphosent alors sans cesse au gré des clients. Par l’usage de leur corps et de leur voix, elles jouent différents archétypes masculinistes : la prostituée sauvage, la prostituée romantique, la prostituée lesbienne ou encore la prostituée provinciale.

Much Loved, Nabil Ayouch (Maroc, 2015)

Avec Much Loved, la Prostituée se libère du schéma de soumission misérabiliste que lui assène le cinéma mondial. Nabil Ayouch s’attache à retranscrire avec justesse la position sociale ambiguë de ces femmes – surtout dans la société marocaine. À l’instar de Noha (Loubna Abidar, éblouissante), elles oscillent entre une répulsion dictée par les codes moraux et un attrait économique aussi bien pour leurs familles que l’Etat. Véritable manne financière de la royauté, ces femmes sont le « pétrole » du Maroc – comme l’analyse avec ironie Noha – attirant un tourisme sexuel aussi bien arabe qu’européen. Le Marrakech d’Ayouch devient alors une sorte de Babel assouvissant les fantasmes des hommes. Néanmoins, les femmes trouvent par ce biais une certaine échappatoire à la misère qui les touche. Rare porte de sortie pour les couches les plus démunies, la prostitution permet une élévation sociale (une prostituée réussissant à ouvrir son salon de coiffure) ou un désenclavement (Hlima quittant sa province). Personnage marginal par excellence, la prostituée de Much Loved s’insère dans la société qui l’a vu naître en se présentant comme Sainte contemporaine, hébergeant et nourrissant les plus démuni.e.s.

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À l’opposé de ses détracteurs pudibonds, Much Loved rend ses lettres de noblesse à la figure de la Prostituée en donnant un visage et une force à ces femmes faisant le commerce de leur corps au Maroc. Ne louant pas une « perversité féminine », l’œuvre de Nabil Ayouch replace la prostitution dans un système patriarcal profitant des femmes : d’un côté, le désir des hommes ; de l’autre, le travail des femmes.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Masaan : Epices pour Occidentaux

Masaan, Neeraj Ghaywan

68e Festival de Cannes
Prix Spécial « Un Certain Regard »

Hasard du calendrier, les salles françaises accueillent presque successivement deux premiers long-métrages indiens : Titli de Kanu Behl (sortie le 6 mai) et Masaan de Neeraj Ghaywan (sortie le 24 juin). Présentés dans la section « Un Certain Regard » à Cannes – le premier en 2014, le second en 2015 –, ils symbolisent la vivacité d’un jeune cinéma indien profondément marqué par les enjeux des cinémas du Sud. Les deux réalisateurs proposent un cinéma social et réaliste pointant du doigt les travers d’une société corrompue. Œuvre moins intéressante, Masaan est pourtant la seule adoubée par Cannes d’où elle est repartie avec le Prix Spécial « Un Certain Regard ». Comment expliquer alors la mise en avant du cinéma de Ghaywan ?

Masaan, Neeraj Ghaywan

Masaan est l’archétype même du réalisme social des cinémas des pays émergents cherchant à attirer le regard des spectateurs occidentaux sur les travers de leurs propres sociétés « en voie de développement ». Paradoxalement occidentalo-centrée, l’œuvre de Neeraj Ghaywan se présente comme une sorte de manuel de l’écrasement social à Bénarès. Les dialogues suivent cette logique didactique par le biais de personnages vivant les mêmes schémas sociaux mais s’expliquant pourtant les tenants et les aboutissants de la société indienne. L’œuvre fonctionne néanmoins dans cette énième confrontation entre deux mondes monolithiques, la tradition et la modernité, au travers de deux récits entrecroisés.

Masaan, Neeraj Ghaywan

La richesse de Masaan est justement de présenter par le biais de Deepak (un jeune homme d’une caste pauvre amoureux d’une jeune femme d’une caste élevée), de Devi (une jeune étudiante prit dans un « scandale » sexuel) et de Pathak (père de cette dernière victime d’une corruption policière) le portrait des différentes strates sociales de Bénarès, cité sainte de l’hindouisme. Cependant, l’œuvre se perd dans cette diversité ne laissant pas assez de place à chaque histoire pour se développer et ne pas être qu’une suite de scènes clés. Cela se ressent surtout dans le parcours de Deepak et de sa romance, assez stéréotypée, construite en quelques scènes et dont la force paraît alors surinterprétée. Masaan est rattrapé par son ambition préférant le poids de la quantité plutôt que l’approfondissement psychologique d’un destin unique.

Masaan, Neeraj Ghaywan

Le problème de Masaan réside enfin dans l’imposition d’un misérabilisme d’autant plus dérangeant qu’il est le fruit du scénario écrit par Varun Grover. Les personnages répondent aux cahiers des charges du réalisme social international en partant en quête d’un avenir meilleur. Mais ce comportement se retrouve vain en n’étant non pas écrasé par le poids d’une Inde traditionnelle – comme l’œuvre tente de le montrer – mais par un fatalisme scénaristique. L’œuvre tente alors d’apporter une lueur d’espoir dans un quotidien qu’il contribue sciemment à noircir.

Masaan, Neeraj Ghaywan

Néanmoins, Masaan n’est pas un mauvais long-métrage encore un moins un mauvais premier long-métrage. Il s’inscrit seulement dans un certain formatage d’un cinéma non-occidental ciblant les publics occidentaux. L’instrumentalisation du caractère dramatique de ces récits atténue, mais n’annihile pas, les dénonciations de la société indienne que Neeraj Ghaywan veut partager.

Sortie : Mercredi 24 Juin 2015

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen