Nina Wu : L’inépuisable humiliation

Nina Wu, Midi Z

72e Festival de Cannes
Sélection Un Certain Regard
Sortie nationale le 8 janvier 2020

Dans les rues de Taipei, Nina Wu – jeune provinciale venue dans la capitale taïwanaise pour réaliser son rêve de devenir actrice – fend la foule pour rejoindre son domicile. Bien que ces premiers plans l’inscrivent comme protagoniste de l’œuvre, ils témoignent d’une première distanciation tant la caméra de Midi Z reproduit les mouvements des caméras de surveillance. Elle ne semble déjà exister que par le regard d’autrui à savoir celui d’un spectateur/voyeur dont la position rappelle celle des utilisateurs anonymes suivant les live-streams qui lui permette de survivre entre quelques petits rôles sans envergure. Si Nina Wu s’ouvre sur des séquences quotidiennes – rentrer chez soi, se préparer à manger –, c’est pour construire directement une dichotomie entre l’individu (banal) et l’actrice (objet). La comédienne Nina Wu ne peut prendre vie qu’à travers les projections d’un tiers, qu’il s’agisse des rêves d’une carrière hollywoodienne de sa propre famille ou des fantasmes de l’industrie cinématographique taïwanaise.

Nina Wu, Midi Z

Dans une ère post-#MeToo, Nina Wu offre une réflexion sur la normalisation d’une misogynie sociétale dont le paroxysme réside dans la situation des actrices. En unifiant à la fois le cinéma et la pornographie (par le biais d’une scène de sexe explicite dans le scénario proposé à Nina), l’œuvre saisit l’enjeu principal des rouages machistes : posséder et dénuder le corps des femmes de manière gratuite – ce à quoi Midi Z à l’intelligence de répondre uniquement par la suggestion en ne montrant que la préparation, non-dénudée, des positions sexuelles juste avant de tourner cette fameuse séquence. Nina Wu témoigne de la violence encourue par les actrices à chaque étape de production d’un film : les dérives sexuelles des castings, la possessivité perverse des cinéastes ou encore les diktats esthétiques imposés par les agents (en vue des interviews ou des tapis rouges). L’identité réelle du personnage de Nina se dissout alors progressivement au contact des multiples images d’elle-même qui lui sont imposées par les différents personnages gravitant autour d’elle.

Nina Wu, Midi Z

Nina Wu est pourtant doublement une œuvre à la première personne. D’abord, le scénario est signé par l’interprète même du film, Wu Ke-xi, qui s’inspire d’une expérience réelle. Ensuite, l’œuvre n’est perçue qu’à travers la psyché de son protagoniste. À la manière de Perfect Blue de Satoshi Kon (Japon, 1997), Nina Wu trace son chemin uniquement par les méandres psychique d’un personnage paranoïaque perdant graduellement toutes notions de réalité. Suite de paysages mentaux plus que récit linéaire, le long-métrage fait corps avec la folie de son personnage et se teinte d’un rouge vénéneux (de cette robe utilisée pour le casting au vin scellant son funeste destin). Néanmoins, aussi louable que soit le sujet du film, cette propension à la folie désamorce au fur et à mesure la ferveur politique de Midi Z et Wu Ke-xi. Les enjeux sociétaux sont noyés dans les différentes strates d’un récit oscillant, parfois maladroitement, entre passé et présent.

Nina Wu, Midi Z

En personnifiant notamment la culpabilité de Nina sous les traits de la candidate n°3 de la séquence de casting, Nina Wu dépeint la rivalité féminine comme une dangereuse, pour qui regarde le film, tension érotique lesbienne malvenue. Cet exemple illustre le problème majeur du film : proposer un trop-plein de pistes ou d’embryons narratifs (cf. les soucis financiers de la famille, la santé fragile de sa mère ou encore une histoire d’amour inutile) générant au mieux de la confusion au pire du grotesque. Enfin, en construisant chaque séquence comme une nouvelle dégradation subie par Nina, l’œuvre devient un exercice de gratuité et de violence utilisant, malhabilement, la figure du viol comme une dernière humiliation ensevelie sous d’innombrables scènes masochistes. Dans ce flot constant de violence, le discours politique disparaît sous les atours du sensationnel et le spectateur se lasse, sans même s’en rendre compte, d’assister à cette torture devenue spectacle.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Vivre et Chanter : Pour la beauté du geste

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72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 20 novembre 2019

La modernisation intensive des espaces urbains chinois imprègne ardemment son cinéma qui témoigne de la paradoxale paupérisation de ces villes « modernes » (Argent Amer, Wang Bing, 2016) ou encore des imaginaires écrasés par l’uniformisante monotonie de ses tours bétonnées (An Elephant Sitting Still, Hu Bo, 2018). Cependant, peu de cinéastes, à l’exception du documentariste français Hendrick Dussolier (Derniers Jours à Shibati, 2018), s’écartent d’un discours cinématographique, certes remarquable, sur cette moyennisation forcée de la société chinoise. Avec Vivre et Chanter, Johnny Ma ouvre alors une nouvelle voie, politique et artistique, qui prône la survivance d’une population et d’un art populaire.

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Lors d’une séquence dramatique, le cinéaste sino-canadien étire son plan, à l’aide d’un lent travelling arrière, des gestes codifiées d’une représentation d’opéra traditionnel du Sichuan (variante davantage chantée que celui chinois) à ceux répétitifs d’ouvriers détruisant à coup de masse un immeuble adjacent. Vivre et Chanter joue ainsi sur une double définition de « tragédie » : d’un côté, celle onirique et flamboyante des histoires légendaires transmises par l’opéra lors de scènes de captation réelles ; de l’autre, celle de l’annihilation programmée des quartiers populaires aggravée par le recours au ralenti. En ouvrant son récit par un numéro de jeunes danseuses influencées par la C-Pop, Johnny Ma narre une lutte perdue d’avance face aux attraits de la modernité : les membres de la troupe s’adonnant tour à tour à des spectacles plus lucratifs (chanteuse dans un cabaret, numéro de masques proche de la prestidigitation). Cependant, l’œuvre trouve sa singularité dans une nuance constante du discours, notamment sur cette question de la modernité avec cette grand-mère redonnant sourire et motivation à la troupe en dansant devant une vidéo montrée sur une tablette.

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Cette ambivalence se retrouve également dans les personnages et leurs motivations. Vivre et Chanter dépeint des personnages complexes, loin de toutes caractérisations monolithiques souvent l’apanage des récits de « David contre Goliath », à l’instar de la cheffe de le troupe, Zhao Li, dont la détermination à maintenir ses spectacles dans la pure tradition opératique chinoise n’a d’égale que son aveuglement. L’œuvre ne prend jamais parti entre l’attachement à l’art (symbolisé par Zhao Li) et la nécessité de survivre économiquement (figurée par les autres personnages). Ce réalisme psychologique réside assurément dans l’implication de cette troupe réelle, dont les membres reprennent chacun leur propre rôle, au processus d’écriture.

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Enfin, la réussite de Vivre et Chanter repose aussi sur l’absence d’un antagoniste désigné avec cet évanescent chef des affaires culturelles qui cristallise aussi bien les espoirs que les peurs de Zhao Li. Par cette omission, l’œuvre évite les écueils du drame social et évoque judicieusement l’aveuglement des autorités chinoises. La force politique du discours de Johnny Ma réside alors dans la sublimation du geste opératique comme seul refuge (pour ces spectateurs âgés venant tous les jours) et unique ressource (pour les fantasmagories mentales de Zhao Li) à l’imaginaire. À la manière de ces « deus ex machina » faisant irruption dans le récit sous la forme de cet oracle que Zhao Li nomme « Le Gnome », Vivre et Chanter se métamorphose progressivement en opéra faisant fi du réel pour lui préférer un surréalisme resplendissant.

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En se concluant sur une séquence chantée réunissant à nouveaux les membres de la troupe, Johnny Ma sacralise une dernière fois la solidarité entre les différents protagonistes, comédiens comme spectateurs, du récit. Sous des airs naïfs, Vivre et Chanter est une œuvre politique justement parce qu’elle choisit de se défaire du politique pour ne garder en son essence que l’art et sa pratique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Give Me Liberty : Les détours du rêve américain

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 24 juillet 2019

Au sein de l’Eisenhower Center, foyer de vie pour des adultes handicapés, Gregory Merzlak peint, de manière compulsive, des arbres colorés aux ramures innombrables. Pareillement, Give Me Liberty explore les décisions multiples d’un conducteur de minibus transportant des personnes handicapées auxquelles s’ajoutent un groupe de personnes âgées slaves devant se rendre aux funérailles d’une voisine. En permanence en retard, le personnage de Vic (Chris Galust) surgit perpétuellement, d’une séquence à l’autre, traçant son parcours tumultueux dans les rues de Milwaukee (Wisconsin) barricadés face aux protestations de la communauté afro-américaine. À la manière de cette séquence lyrique où le protagoniste s’égare dans un bâtiment dont les murs sont couverts des dessins de Merzlak, l’œuvre explore le labyrinthe mental et social de l’Amérique contemporaine.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Bien qu’omniprésent, le personnage de Vic est pourtant en dehors de toute narration. Kirill Mikhanosky le construit comme un pur agent de montage permettant de créer une cohésion narrative aux différentes séquences de Give Me Liberty. Le long-métrage élaborant un jeu de détours, au sens littéral comme figuré, au sein de communautés stigmatisées : la communauté noire et celle issue de l’immigration russe. D’un enterrement soviétique burlesque à un concours de talent couronné par une reprise vigoureuse de « Born in the USA » de Bruce Springsteen, l’œuvre expose, en filigrane, un regard politique sur une Amérique portée par des marginaux, déclassés ou prolétaires. Le cinéaste unit, à travers son minibus, des espaces et des individus absents, voire omis, de la société américaine particulièrement depuis le marasme entraîné par l’élection de Donald Trump.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Ainsi, Give Me Liberty offre un espace de parole, singulier dans le paysage cinématographique étatsunien, à ces corps ignorés. L’œuvre s’ouvre et se clôt d’ailleurs sur les confessions d’un homme noir tétraplégique, dont Vic allume les cigarettes, qui est à la fois une figure paternelle et philosophique. Kirill Mikhanovsky recueille la parole de ses personnages, double cinématographique de leurs interprètes non-professionnels respectifs, sans établir de hiérarchie ou imposer une certaine rentabilité narrative. De la sorte, le discours tournant à vide de l’aveugle en surpoids – premier passager de l’éreintante journée de Vic – est saisi dans son entièreté alors même que Vic quitte le plan, pour aller chercher le minibus, laissant ce personnage saisir, par son omniprésence, l’absolue attention du spectateur.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Cette liberté, réclamée dans le titre, habite également les choix formels utilisés par Kirill Mikhanosky pour raconter, à travers des bribes de récit, sa propre histoire, celle d’un jeune immigré russe dont Vic est l’avatar resplendissant de jeunesse et de vitalité. Caméra à l’épaule, le cinéaste construit une esthétique du chaos jouant sur la brutalité de l’image, comme support et moyen de la violence. Il retranscrit ainsi parfaitement l’effervescence de ces communautés fédérées par une même précarité, mais unies par une même allégresse (autour de chants folkloriques ou urbains, de beuveries). D’ailleurs, lors d’une séquence d’émeute anxiogène de la communauté noire face à l’arrestation arbitraire d’adolescents noirs, Mikhanosky déconstruit la matérialité, image, par le biais du noir et blanc, pour tendre vers une tragique abstraction harmonisant les corps dans un même mouvement et une même souffrance.

Give Me Liberty, Kirill Mikhanovsky

Enfin, Give Me Liberty séduit par cette volonté, trop rare, de bâtir un cinéma faisant fi d’une efficience scénaristique, à l’instar de l’intrus magnifique qu’est le personnage de Dima (Maxim Stoyanov), arnaqueur sans véritable but annoncé neutralisé par un coup de foudre à la moitié de l’œuvre. Kirill Mikhanosky propose une vision de la liberté, habituellement cantonnée – et maintes fois affadie – à un retour à la nature, ancrée dans une réalité concrète et menaçante. Il trace, dans le cinéma américain (avec le pourtant dissemblable Sorry to Bother You de Boots Riley sorti également en 2019), la voie d’un lyrisme désabusé qui révèle le maintien d’un rêve américain humaniste au sein d’une Amérique bringuebalante et bricolée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien