Rouge : La terre outragée

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 11 août 2021

Dans le deuxième long-métrage de Farid Bentoumi, la couleur rouge occupe une place essentielle et se transforme au gré d’une polysémie figurative. Le Rouge, éponyme, est d’emblée cette usine rouge se dressant tel un rempart social dans les paysages verts de l’Isère. Fièrement, l’édifice trône au cœur de la vallée, de la ville et de la vie de ses ouvrier.e.s. « C’est chez moi ici » rugira d’ailleurs Slimane (Sami Bouajila) au visage de son patron. Délégué syndical et pilier de l’entreprise Arkalu, il représente cette génération ouvrière rompue au paternalisme salarial qui défend conjointement, dans une logique commune de survie, l’emploi et l’essor économique. Avec sa structure de fer rouge, l’usine s’appréhende comme un moteur sociétal sauvant les alentours d’une précarité croissante – à l’instar de la jeune Nour (Zita Hanrot), fille de Slimane, qui est engagée comme infirmière après un accident aux urgences de l’hôpital où elle travaillait précédemment. L’hégémonie d’Arkalu résonne jusque dans les décisions politiques de la région, puisque seul le vote des ouvrier.e.s est synonyme de victoire. Face à la montée du Rassemblement Nationale, les Écologistes sont obligé.e.s de répondre dans leur programme, devenant alors schizophrénique, aux intérêts des filles et fils d’Arkalu. 

Ensuite, le rouge est évidemment cette boue rougeâtre qui se déverse illégalement dans le territoire isérois et qui ronge les écosystèmes environnants. Auparavant déversés en pleine nature (au « lac »), les déchets toxiques d’Arkalu ont empoisonné la terre forçant, par la complicité d’un arrêté municipale, à l’abandon des habitations les plus proches et contraignant leurs occupant.e.s exposé.e.s à subir les mêmes séquelles médicales que les ouvrier.e.s de l’industrie lourde. À l’abri des regards (et donc des contrôles), la boue est maintenant enterrée dans des carrières abandonnées et continuent d’avoir des impacts désastreux sur l’environnement. Par ce glissement figuratif du rouge, l’œuvre de Farid Bentoumi se mue en un thriller politique et écologique déconstruisant intelligemment les idéaux de ses différents personnages. À l’image, les méfaits d’Arkalu sont cette poussière rouge volatile dans laquelle travaillent inlassablement les ouvrier.e.s sans protection. Elles recouvrent les corps fatigués et abîmés de cette classe ouvrière déterminée jusqu’à se retrouver sur la traîne d’une robe de mariée. Cette boue rouge, remplissant les dangereux tuyaux de l’usine, se teinte aussi du sang des ouvrier.e.s contraints, face aux journalistes et aux associations, de ne former qu’un unique corps avec l’usine.

Enfin, le rouge symbolise le feu qui bouillonne progressivement dans les yeux de Nour. À travers elle, Rouge retrace le parcours d’une radicalisation écologique. « Est-ce qu’il y a une solution politique ? Non » questionne de manière rhétorique J.B. (Abraham Belaga), l’activiste environnemental qu’a fréquenté la journaliste Emma (Céline Sallette). Face à ce constat, Nour se confronte ou s’allie à une succession de personnages accrochés à leur position individualiste : un patron avide (Olivier Gourmet), un délégué du personnel aveuglé ou une journaliste obstinée. Le scénario est habilement écrit, car il prend le temps de disséquer les rapports de force internes à chaque personnage. Farid Bentoumi s’applique en les confrontant à chercher l’équilibre entre la morale et la nécessité. Sans jugement, Rouge présente des hommes et des femmes acculé.e.s face à des enjeux qui les dépassent et dont ils sont les pions. Face aux débats improductifs et biaisés par le manque de transparence de l’usine, la lutte s’intensifie via des actions d’éco-terrorisme. Le feu, littéralement allumé, nourrit les engagements militants prônant une société où la santé des individus prévaut sur l’accroissement du capital.

Rouge est influencé par les thrillers politiques américains dont il reprend à la fois l’efficacité (du scénario) et l’aseptisation (d’une vie autre cantonnée à ne répondre qu’aux exigences de ce scénario). Sans misérabilisme ni pathos, le long-métrage se veut être un électrochoc pour son spectateur qu’il guide vers une nécessaire lutte citoyenne pour l’environnement ! 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Nadia, Butterfly : Sortir la tête de l’eau

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 4 août 2021

À 23 ans, Nadia est une nageuse de l’équipe olympique canadienne lors des Jeux de Tokyo (2020). Au cours d’une conversation animée avec ses coéquipier.e.s, la jeune femme déclare avec impétuosité que la natation est un sport profondément individualiste pratiqué par des athlètes par essence égoïstes. À travers cette vision amère, un relais ne se réduit finalement qu’à la rencontre narcissique de quatre individualités cherchant, même dans l’encouragement de l’autre, leur propre consécration. Suivant formellement cette logique, Nadia, Butterfly bouleverse entièrement les représentations de la compétition sportive dans les œuvres cinématographiques sur le sport. La caméra de Pascal Plante s’oppose à figurer le concours olympique comme une messe sportive partagée entre l’athlète et le public. Ici, la course est une expérience profondément solitaire qui n’existe que par et pour Nadia. Le cinéaste québécois filme au plus près du corps de la nageuse en accompagnant son effort – notamment en privilégiant le plan-séquence autour ou dans le bassin. 

Le titre Nadia, Butterfly se lit comme une injonction où les deux mots, le prénom et la discipline, ne peuvent exister l’un sans l’autre. Nadia (Katerine Savard) est, pour elle comme pour les autres, uniquement une nageuse de papillon. Le long-métrage questionne cette impossibilité d’appréhender le monde autrement qu’à travers les lunettes de natation. Alors qu’elle s’apprête à prendre une retraite prématurée après cette ultime course olympique, Nadia doit réinventer à la fois sa vie et son identité. Souhaitant entreprendre des études de médecine, la nageuse juge durement l’ambivalence de la place du sport dans sa vie, à la fois moteur et frein de ses envies et de ses désirs. Tandis qu’une kinésithérapeute lui avoue qu’elle n’a jamais connu une personne si jeune ayant autant voyagé, la jeune femme lui rétorque qu’elle ne connaît malheureusement de ces destinations que les piscines. Le scénario de Pascal Plante cultive une commode binarité en opposant à l’ascétique protagoniste le personnage jovial de Marie-Pierre (Ariane Mainville), acolyte décomplexée fendant la carapace construite par Nadia.

Accompagnée de cette dernière, Nadia flâne et se confronte à la ville de Tokyo. Néanmoins, il s’agit d’une ville factice où la présence olympique est omniprésente. De bar en soirée, les sportif.ve.s forment un microcosme impénétrable où seules varient les nationalités et les disciplines. Pascal Plante révèle une autre réalité, apportant excès et débauche, loin des images policées captées par les caméras officielles du comité olympique. Dans cette deuxième partie plus convenue autant dans le fond que la forme, Nadia, Butterfly se manifeste pleinement comme un récit d’émancipation pour cette jeune femme brisant le carcan de la contraignante pratique sportive à haut niveau. Face à cette effervescence ostentatoire, le cheminement de Nadia se construit in fine dans ses propres silences et dans une attention accrue à la banalité de la vie (comme ces bruits enregistrés de talons sur le béton tokyoïte). Parfois anecdotique, Nadia, Butterfly se distingue parmi les nombreux portraits de sportifs, fictifs ou non, en plaidant pour l’athlète qui a le courage de renoncer. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Teddy : La Région Sauvage

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 30 juin 2021

Teddy se caractérise par le territoire dans lequel il s’inscrit sauvagement. Le cinéma de Ludovic et Zoran Boukherma s’implante dans les terres catalanes, aux pieds des majestueux Pyrénées. Ce paysage vallonné et sylvestre devient le terrain propice à une chasse au loup(-garou). À la manière dont Bruno Dumont s’était approprié le Nord pour forger l’univers de CoinCoin et les Z’inhumains (2018), les deux frères se servent du territoire, comme espace de croyances et d’aménagement social, pour libérer leur fantastique fantaisie. Dans ce maillage profondément rural, l’autre naît de la peur collective du loup, prédateur isolé qui dévore l’harmonie pastorale. La déviation par le cinéma de genre se mue en un moyen de réinventer le territoire par le biais de son propre folklore, de le rendre perméable et de le faire exister au sein du paysage cinématographique français. Après une séquence d’ouverture typique riche en hémoglobine, Teddy se révèle être une œuvre reposant sur l’irrévérence – notamment envers ce cinéma français qu’il dynamite au sein d’un renouveau du cinéma de genre tricolore impulsé par le succès de Grave (2016) de Julia Ducournau.

Dans la modeste cérémonie de commémoration des morts pour la France durant la Seconde Guerre mondiale qui suit, Teddy (Anthony Bajon) s’insurge face à un cérémoniel de pacotille. Troublant l’ordre public, il regorge d’une vitalité qui insuffle un mouvement et un dynamisme dans ce village apathique encadré par des policiers surannés plus occupés à prévoir leur repas qu’à enquêter sur le loup qui sévit dans les troupeaux environnants. À la fois loup-garou sanguinaire et brebis galeuse exclue, l’écriture du personnage de Teddy est ambivalente. S’il bouscule les fondements sociétaux (travail, famille, ordre), il est également le dernier rempart contre l’exode rural d’une jeunesse qui ne peut envisager l’avenir qu’en-dehors de l’enceinte du village. Rêvant d’une pergola donnant sur la vallée, Teddy occupe le territoire catalan, le réclame et le parcourt tel un loup. Lors de la séquence où il se fait mordre par la créature, l’attaque se joue d’ailleurs hors-champ. S’il devient monstre, c’est en disparaissant dans l’épaisse végétation, en faisant corps avec sa région. 

Dans Teddy, les frères Boukherma construisent également un parallèle entre les mutations du corps de Teddy générées par la mystérieuse morsure et celles dues à l’adolescence. Ironiquement, la pilosité exacerbée allant du globe oculaire à la langue se rattache à cette virilité pilaire caractéristique de l’homme. Les premières craintes de l’entourage du jeune loup-garou en devenir résident justement dans les marqueurs d’une sortie de l’enfance. Pour Pépin Lebref (Ludovic Torrent), le soupçon naît suite au remplacement au petit-déjeuner des traditionnels Chocapic par du fromage de tête. L’art du décalage, exacerbé par les possibilités inouïes du fantastique, donne à Teddy sa saveur si singulière. Dans ce coming-of-age déluré, l’humour sert à déconstruire l’horreur, à coup de sarcasme et d’ironie, qu’elle soit issue du monstre ou de la société – à l’instar de la patronne prédatrice du salon de massage jouée par Noémie Lvovsky. Grâce à un scénario où le mot triomphe, les cinéastes poussent à son paroxysme une certaine banalité du langage qui engendre alors sa propre absurdité, sa propre altérité. Une dimension comique mordante dont la flamboyance compense une mécanique dramatique plus conventionnelle. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Gagarine : La Banlieue Céleste

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 23 juin 2021

En 1963, le cosmonaute Youri Gagarine inaugure la cité d’Ivry-sur-Seine qui porte son nom. Le monumental bâtiment de briques rouges est l’un des joyaux architecturaux du bastion communiste de la banlieue parisienne, la « ceinture rouge », qui atteint son apogée politique entre les années 50 et les années 70. À travers ce détour initial par l’archive, Gagarine remémore les liens étroits entre le territoire et le politique qui accompagnaient l’émergence d’une banlieue vue comme un espace brut où se rencontraient l’urbanisme et le socialisme marxiste. Au même titre que la conquête spatiale nourrissant l’imaginaire des habitant.e.s, la cité Gagarine se dresse triomphalement vers le ciel et se veut le symbole d’un progrès social inarrêtable. Cinq décennies plus tard, le dépérissement des structures et le mépris des classes dirigeantes envers la banlieue ont inversé le paradigme. Si l’analogie avec l’astronomie persiste, elle renvoie maintenant à une notion de déclassement via les mots de Youri (Alseni Bathily), un adolescent de 16 ans, qui explique que les banlieues célestes, bien qu’elles brillent moins intensément qu’une étoile, sont nécessaires et vitales à sa survie. 

À l’opposé des rêves en apesanteur de Youri, les habitant.e.s de Gagarine sont immuablement maintenu.e.s sur la terre ferme : littéralement, par les ascenseurs en panne perpétuelle ; structurellement, par leur condition de banlieusard.e. Face à l’abandon politique de l’État, la communauté est le seul moyen d’exister et de lutter. La première partie de Gagarine est une déclaration d’amour, solaire et sincère, à cette utopie sociale de substitution, succédant à celle idéologique des Grands Ensembles, où la solidarité et la débrouillardise règnent en maîtresse. Fanny Liatard et Jérémy Trouilh font le portrait, nécessaire et revigorant, d’une banlieue où les thématiques fétichisées par le cinéma français (la drogue, la violence, la prostitution), tout en n’étant pas niées, ne sont pas constitutives du territoire. Alors que la menace de la destruction s’intensifie, la vie fleurit grâce à un tissu associatif et communautaire qui s’empare de l’espace, des cours (où les résident.e.s se joignent pour admirer une éclipse solaire) aux toits (où se retrouvent des femmes pour danser). Arpentant la cité depuis plusieurs années, les deux cinéastes invitent de véritables ancien.ne.s habitant.e.s à se réemparer de Gagarine et à inscrire dans la postérité de l’image cinématographique la générosité du monde qu’iels s’étaient créé.e.s. 

Dans Gagarine, un adolescent abandonné par sa mère fait office de soleil. Irradiant par sa détermination à sauver ce qui pour lui fait famille (la cité), Youri polarise les espoirs collectifs d’un avenir pour la cité de briques rouges et prêche pour la perpétuation de ce vivre-ensemble. Autour de lui, des personnes en manque d’horizon gravitent : un ami fidèle rempli de bonhomie (Jamil McCraven), une Rom brisant sa solitude (Lyna Khoudri) et un dealer sans futur (Finnegan Oldfield). Face à l’insalubrité généralisée, ils construisent, sous l’impulsion (et l’obsession) de Youri, une autre réalité en mettant à profit les objets laissés par les habitants déjà expulsés. Les appartements vides de Gagarine se métamorphosent en vaisseau spatial. À la manière du John From de João Nicolau (Portugal, 2016), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh invoquent le Réalisme Magique, concept originellement rattaché à la littérature sud-américaine des années 1950 qui figure une construction narrative qui s’amorce dans le réel pour accueillir en son sein un élément irréductible de magie. Là où seul l’amour de Rita permettait de transformer Lisbonne en jungle, c’est la sueur et la résilience de Youri qui permet ce glissement vers une poésie teintée de mélancolie. Gagarine est une œuvre au service de la psyché de son protagoniste.

Par leur mise en scène, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh épousent le désir de Youri de décoller vers les étoiles. Muni.e.s de leur caméra, iels parcourent la cité d’Ivry-sur-Seine pour créer des analogies visuelles entre un solide bâtiment de briques et un aérien vaisseau spatial. Ici, des paraboles pour la télévision deviennent des moyens de garder un contact avec la terre. Là, un habile mouvement de caméra crée la sensation d’un décollage. Ils construisent un nouveau vocabulaire graphique qui permet de réinventer totalement la perception de la banlieue. Soutenus par un remarquable travail sonore, les deux cinéastes extraient l’imposante cité de sa pesante réalité pour lui offrir, le temps d’une dernière aventure, une vie dans les étoiles. À travers cette expédition référencée au sein de l’univers de la science-fiction, Gagarine inscrit la cité éponyme dans l’histoire du cinéma français. Ne pouvant aller à l’encontre de son irrémédiable destruction (amiante), Gagarine est néanmoins sauvée de l’oubli. À l’égal des images d’archive qui l’ouvre, le long-métrage forge une mémoire du collectif atteignant par le biais de la fiction des horizons insoupçonnés. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

The Last Hillbilly : Histoire de la violence

ACID Cannes 2020
Sortie nationale le 9 juin 2021

Au cœur des Appalaches, le présent est embourbé dans un passé tenace incrusté par les vestiges rouillés d’une vie industrielle. Dans le nord du Kentucky, un siècle d’extraction du charbon a radicalement défiguré l’horizon. Avec ses enfants, Brian Ritchie décrit le paysage en citant les différentes mines où se sont esquintées plusieurs générations d’hommes de sa famille. Il est le « dernier » des Hillbillies, ces « péquenauds » caricaturés par leur manque d’éducation et rendus responsables de la montée au pouvoir de Donald Trump en 2016. Déserté par les siens et abandonné par les pouvoirs publics américains, le Kentucky – signifiant cruellement « terre de demain » en iroquois – repose, comme l’histoire du reste des Etats-Unis, sur un génocide : « nos ancêtres tuèrent plus que des âmes » avertit Brian. La terre s’est gorgée de cette violence et de cette hostilité. Dans The Last Hillbilly, la mort n’est jamais loin qu’il s’agisse d’une épidémie touchant les cervidés à l’été 2016, d’un veau noyé dans une mare, d’un poisson nommé post-mortem « Edward III » ou d’un frère perdu trop tôt. 

Dans cet environnement menaçant, le hillbilly est obligé de survivre. Lorsqu’une bûche casse le pied du jeune Austin, Brian répète inlassablement « je sais que ça fait mal, mais il faut que tu sois fort ». Être « fort », c’est savoir endurer dans sa chair, et dans la continuité de ses ancêtres, la dureté de la vie. Le format carré choisi par Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe neutralise l’immensité de la nature ambiante et se concentre sur les corps, en attente et en souffrance. Alors que Brian raconte les multiples récits de ses amis marqués par la violence (domestique et/ou psychologiques), son corps se découvre et se présente couvert de cicatrices multiples. « On ne devrait pas être en vie, on devrait être morts » clament-ils avec un ami devant une paroi rocheuse escarpée qu’ils avaient l’habitude de grimper étant enfant. Face à la pierre, la mémoire physique a gardé le souvenir des gestes que leurs corps abîmés ne peuvent plus accomplir. Ces hommes sont issus d’un monde différent, unique à l’échelle nationale, où il était encore nécessaire de cultiver et de chasser sa propre nourriture dans les années 1990. Se décrivant comme « caveman » (homme préhistorique), ils sacralisent les trophées de chasse qui ornent la maison et qui rappellent la trace de ceux qui les ont précédés.

Dans ces vies précaires où le nous est primordial qu’il symbolise la famille ou le groupe sociologique, l’héritage est un fardeau forgé dans la peur, l’inquiétude et la perte. « Que je sois celui qui s’inquiète en silence pendant qu’ils rêvent » confesse avec douceur Brian lorsqu’il envisage l’avenir de ses enfants. La voix de Brian habite chaque parcelle de The Last Hillbilly, devenant aussi familier que les cris des coyotes se répondant en écho à travers les vallées des Appalaches. La beauté et la force de l’œuvre de Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe résident dans la mise en exergue, et en images, de cette voix profonde et mélodieuse qui chante le destin tragique d’une population oubliée de l’Amérique blanche. Poète du néant, Brian livre un portrait mélancolique et sensible d’une existence où la liberté et la violence s’entrechoquent immuablement. Les cinéastes offrent un écrin cinématographique à cette parole singulière, appuyant par la richesse de la production sonore et par la délicatesse de la mise en scène cette atmosphère en constant basculement entre le bouillonnement de la vie et la langueur de la monotonie.   

Cette « terre de demain » est aussi celle de la génération en devenir composée des enfants des Ritchie qui parcourent le troisième et dernier chapitre de The Last Hillbilly. Ils tentent de se réapproprier cet espace marqué du sceau de l’ « ennuyation éternelle » où leur père dit avoir été « le dernier enfant libre en Amérique », livré à la nature et la communauté. Or, cette nouvelle génération souffre de la facture technologique née avec eux et qui comble les silences de l’autarcie. Lorsqu’ils ne sont pas rivés sur leurs écrans, ils partent à l’assaut du territoire, plongeant dans ses eaux fraîches, et des possibilités agricoles, cherchant les miettes d’un amusement jamais vraiment là dans une benne à grains malheureusement déjà vide. Dans cet endroit où les deux seules activités sont « marcher et dormir », l’avenir devient un horizon flou et limité à quelques métiers énoncés sans conviction (serveuse, institutrice, pharmacienne ou avocate). Alors que la réussite n’est envisagée qu’à travers la fuite de ce microcosme, ils ne leur restent qu’à canaliser leur colère et leur frustration comme cet enfant hurlant aux étoiles sous un orage qu’il « [emmerde] les extraterrestres ». 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

The Climb : Scènes de la vie amicale

The Climb, Michael Angelo Covino (Etats-Unis, 2020)

72e Festival de Cannes
Prix Coup de Cœur du Jury – Un Certain Regard
Sortie nationale le 29 juillet 2020

En pleine ascension du col de Vence (France), l’amitié indéfectible de deux amis d’enfance américains vit sa première sortie de route. L’un est un cycliste chevronné, l’autre suit péniblement. Profitant de cet avantage physique, Mike (Michael Angelo Covino) ébruite qu’il a déjà couché avec la fiancée de Kyle (Kyle Marvin). Point de départ scénaristique de la survivance d’une amitié brisée, la séquence d’ouverture – préalablement présentée en tant que court-métrage – sert de manifeste artistique à l’enchevêtrement de scènes qui confronteront les deux hommes sur une période d’une quinzaine d’années. Chacun des huit plans-séquences que compte The Climb est conçu de manière autarcique autour d’un élément déclencheur (principalement le comportement déplacé de Mike) qui permet au cinéaste de déconstruire, puis de réenchanter par l’apport d’une douce folie, des moments de vie codifiés par la société (enterrement, mariage) ou par le cinéma (bachelor party, repas de Noël).

The Climb, Michael Angelo Covino (Etats-Unis, 2020)

Se jouant de la durée de ces saynètes étirées à outrance, les deux comédiens-scénaristes séduisent par leur capacité à organiser une sorte de chaos de l’ordinaire. Ils dynamitent un réel fondamentalement trivial pour accoucher d’une tragi-comédie parfois burlesque composant avec l’adage de la loi de Murphy : « tout ce qui peut mal tourner, tournera mal ». Face à ce champ des possibles scénaristiques, le spectateur se laisse emporter pour le rythme propre à chaque chapitre et devient le témoin de l’évolution de la relation des deux protagonistes. Un rôle constamment mis en crise par l’habile choix de parsemer l’œuvre de multiples ellipses, plus ou moins longues, brouillant les repères chronologiques et annihilant les conséquences dramaturgiques des chapitres précédents.  The Climb ne se focalise pas sur les actes de ses personnages et leurs répercussions immédiates, mais sur les interactions – comme lieu de réciprocité et de partage – démontrant le lien inaltérable entre les deux hommes.

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L’œuvre questionne ainsi la notion de bromance au sein même du cinéma américain. D’un côté, elle supprime les « gags » hétéronormés, voire homophobes, jouant avec les frontières entre masculinité, virilité et homosexualité. De l’autre, elle propose le rare récit d’une amitié toxique entre hommes sur un plan uniquement affectif et émotif. Que se passe-t-il quand une amitié est si forte qu’elle empiète, sous couvert de l’idée de ce que devrait être le bonheur pour l’autre, sur la vie sentimentale ? Par ce dilemme quasi-cornélien, Michael Angelo Covino et Kyle Marvin narrent la confrontation entre la vision absolue de l’amitié enfantine, perçue comme totale et centrale, et les aléas de la construction mouvementée d’une vie d’adulte, entraînant l’immersion de nouvelles rivalités (conjoint.e.s, enfants, travail). Focalisé sur cette amitié masculine, The Climb ne tombe pas, à l’inverse, dans la monstration d’une typologie caricaturée de personnages féminins qui ne répondrait qu’à des nécessités scénaristiques – bien que certains personnages auraient pu gagner en profondeur.

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Si certaines séquences tendent parfois vers le vaudeville (notamment celle dans le chalet), The Climb trouve sa cohérence dans son geste cinématographique en entier qui recherche, à l’instar de ses interludes musicaux poético-burlesques, une sincère musicalité des sentiments. Par sa générosité scénaristique et son approche de la mise en scène au plus proche du phrasé des comédiens, le premier long-métrage de Michael Angelo Covino s’inscrit dans la continuité du cinéma de la regrettée Lynn Shelton (1965-2020) – figure de proue de la mouvance mumblecore.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien