Pacifiction – Tourment sur les îles : Crépuscule nucléaire

75e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie le 9 novembre 2022

Par un imposant plan-séquence sur le port automne de Papeete avalé par la nuit, l’île de Tahiti se révèle par la fatalité économique de son rapport avec l’ailleurs. Les premiers personnages de Pacifiction – Tourment sur les îles, des marins de l’armée française sur un bateau pneumatique, rejouent un mirage funeste de la colonisation. Les relations entre Tahiti et l’extérieur prennent forme sous les traits du Haut-commissaire de la République De Roller (Benoît Magimel, époustouflant). Dans la lignée des protagonistes de ses précédentes œuvres, De Roller s’inscrit comme une figure romanesque à l’instar de Don Quichote (Honor de cavallería, 2006) ou de Louis XIV (La Mort de Louis XIV, 2016). Mercenaire volubile, il traverse les plans – et s’en empare – dissimulé sous son armure néocoloniale : un costume d’un blanc immaculé et des lunettes aux verres teintés. Chez Albert Serra, le politique est une mise en scène qui s’exprime par le biais du corps. Après la débauche charnelle de Liberté (2019) que l’entre-soi érotique de la boîte de nuit « Paradise Night » ravive, Pacification – Tourment sur les îles prône une débauche verbale qui se vautre dans une vacuité formalisée. L’étirement des séquences transforme les échanges entre De Roller et les concitoyen·ne·s en des monologues absurdes louant le néant des manœuvres du pouvoir. Albert Serra évoque l’artificialité de nos représentants annonçant que « la politique [est] comme une discothèque : une soirée avec le diable ». 

Tandis que les rumeurs s’intensifient sur l’île, le Haut-commissaire enquête sur la menace invisible d’une reprise des essais nucléaires qui ont contaminé la région entre 1966 et 1996. Au crépuscule, il scrute depuis les hauteurs d’une colline l’immensité de l’océan en quête des traces d’un sous-marin français. Albert Serra altère le réel faisant apparaître ledit navire tel un monstre marin mythologique, imposant un doute permanant à ses protagonistes tombant dans une sombre paranoïa à la manière de l’amiral (Marc Susini) dont l’alcool démultiplie les « ennemis ». Pacification – Tourment sur les îles est un thriller politique dont l’intrigue n’est qu’un prétexte pour épaissir le brouillard se levant sur un monde contemporain nébuleux. De Roller s’acharne sur des pistes concrètes, la fréquentation régulière du « Paradise Night » par l’équipage de l’amiral ou la présence énigmatique d’étrangers – un Portugais (Alexandre Melo) dont le passeport diplomatique aurait été dérobé et un Américain (Mike Landscape) guettant les moindres faits et gestes du Haut-commissaire. Alors qu’il l’observe, l’Américain indique que De Roller « tourne en rond », empêtré dans une « spirale descendante ». En effet, ce dernier déambule dans sa Mercedes blanche dans les mêmes lieux de l’île à la recherche d’une lumière pour éclairer ce territoire tourmenté, pareillement à la lumière artificielle d’un stade lors d’une averse qui semble le recharger. 

Porté par le jeu magnétique de Benoît Magimel, De Roller est un personnage ambivalent à la magnanimité hypothétique. S’il prône la nécessité de « se désincarner » pour être un bon politicien, il n’est qu’un pion étatique pour maintenir l’ordre (l’intérêt de la France) qui ne prend en compte l’intérêt commun des Tahitien·ne·s que lorsqu’il rencontre ses propres névroses paranoïaques. Le Haut-commissaire se laisse progressivement dévorer par le territoire tahitien d’apparence paradisiaque. Lors de la séquence magistrale de la compétition de surf, son embarcation se heurte aux vagues immenses le faisant disparaître du plan. Alors qu’un surfeur déclare que « tous les jours [son] lieu de travail essaie de le tuer », ces paroles résonnent avec la situation de De Roller, ballotté. À la manière de cette séquence qui aurait pu n’être qu’une façade touristique, le cinéma d’Albert Serra va à l’encontre de toute exotisation. Il dépeint une société tahitienne dont la révolte de la jeunesse gronde en filigrane. Pacifiction – Tourment sur les îles se fait le miroir critique, transcendé par les néons du « Paradise Night », d’un exotisme difforme où le·a Tahitien·ne n’est vu·e – par les personnages blancs – qu’à travers leurs propres fantasmes : des serveur·se·s dénudé·e·s aux danseur·euse·s, seul·e·s autorisé·e·s à témoigner d’une violence politique encadrée par les limites rassurantes d’un spectacle pour touristes.  

Avec son rythme obsédant, Pacifiction – Tourment des îles est un cauchemar politique déguisé en rêve touristique. L’œuvre est autant une réflexion sur la vacuité rhétorique d’une classe politique blanche paranoïaque que sur le péril d’une masculinité primaire libidineuse. Face à eux, Albert Serra exalte des personnages autochtones déterminés à reprendre en main leur destin et celui de l’île à l’instar de l’hôtesse Shannah (Pahoa Mahagafanau, envoûtante), muse de De Roller.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Magdala : Sculpter l’invisible

75e Festival de Cannes
Programmation ACID
Sortie le 20 juillet 2022

Au sein d’une forêt intemporelle, Marie-Madeleine (Elsa Wolliaston) erre, recluse, en quête d’un chemin spirituel qui la reconduira auprès de son Christ bien-aimé. Depuis la mort de Jésus, les stigmates d’un temps endeuillé se sont installés dans son cœur et dans son corps. Harassée et en haillon, elle espère une mort salvatrice. À mi-chemin entre la vie et la mort terrestres, la vieille femme parcourt une nature à la fois édénique et hostile. Dans cette cathédrale de verdure, le calvaire de Marie-Madeleine se mue en une messe sensorielle célébrant une harmonie de la résilience unissant les êtres vivants en présence. À travers le corps touché par la grâce d’Elsa Wolliaston, Damien Manivel compose, en prônant une radicalité cinématographique transcendantale, une chorégraphie de l’agonie. Figure majeure de la danse contemporaine, la danseuse ritualise, sublime et spiritualise un vocabulaire corporel prosaïque. Dans la quiétude silencieuse de la nature, le corps se fait parole et le geste se fait verbe. 

Toutefois, Magdala n’est pas qu’une œuvre survivaliste austère. Damien Manivel embrasse entièrement la psyché de sa protagoniste, épousant les contours mystérieux d’une spiritualité en construction. Alors que Marie-Madeleine enlace un arbre ordinaire, se matérialisent soudainement au bout de ses lèvres les pieds ensanglantés de Jésus sur la croix. Cette première apparition marque le basculement allégorique d’un long-métrage questionnant les représentations d’une foi chrétienne originelle. Le cinéaste ressuscite une spiritualité préchrétienne dépouillée de tout diktat ecclésiastique. Marie-Madeleine forge son propre culte christique trouvant dans son rapport intime avec Jésus une passerelle émotionnelle entre les temporalités et les réalités. Avec ardeur et délicatesse, Magdala replace l’individu au centre de la notion de spiritualité offrant à sa protagoniste, via la puissance figurative du medium cinématographique, le don de sculpter l’invisible.

Chez Damien Manivel, la dévotion de Marie-Madeleine est le fruit d’une obsession sentimentale et d’un lyrisme sensuel. Dans Magdala, la frontière entre le désir spirituel et le désir charnel est poreuse. Au crépuscule de son existence, Marie-Madeleine chérit la présence lumineuse et surtout physique d’un homme qu’elle a autant adoré que désiré. Face au vide assourdissant laissé par l’absence de Jésus, elle utilise quelques mots en araméen, « mon amour », pour énoncer ce qui serait une première prière. Face à ce mutisme, le corps de Marie-Madeleine devient le territoire même du deuil. Dans ce chemin de croix littéralement tracé par les frêles croix de bois qu’elle laisse sur son passage, elle atteint de manière absolue son statut de sainte. Jusqu’à un dernier souffle octroyé telle une caresse sous le regard compatissant d’un ange, Magdala incarne la persistance d’un souffle mythologique dans une spiritualité, chrétienne ou non, dont la beauté brute 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Retour à Reims (Fragments) : la vitale renaissance politique du prolétariat

74e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
Sortie le 30 mars 2022

Dans l’essai sociologique de Didier Eribon, Jean-Gabriel Périot trouve un point d’ancrage à un discours cinématographique sur le monde ouvrier français de l’après-guerre à nos jours. Ici, les fragments de Retour à Reims sont des épisodes biographiques, choisis par le cinéaste, de la trajectoire sur trois générations de la famille Eribon, dont la destinée a été tracée, voire muselée, par une suite de déterminismes sociaux. À travers sa famille (et la distance acquise par son statut de transfuge de classe), le sociologue produit une réflexion microsociologique intime qui illustre, par la banalité de la reproduction sociale, le portrait d’une classe sociale tout entière. En juxtaposant aux observations d’Eribon des entretiens audiovisuels contemporains, Jean-Gabriel Périot participe à ce changement d’échelle. En effet, entre le témoignage sociologique d’Eribon – interprété par Adèle Haenel – et les aveux des ouvrier.e.s issus des archives de Périot, un discours de la domination économique dans la France du XXe siècle émerge et cristallise une résilience commune, presque inhérente, face à un désespoir et une précarité partagés.  

Ce sentiment d’appartenance à la communauté ouvrière est justement ce qui passionne Jean-Gabriel Périot. Retour à Reims (Fragments) marque alors les bordures rhétoriques d’un groupe social dont l’existence collective est le seul rempart à l’invisibilisation individuelle. La beauté du documentaire réside dans la représentation politique qu’il (re)donne à ces hommes et ces femmes proclamant ensemble, uni.e.s par le montage de Périot, la dignité inéluctable du monde ouvrier. Dans la France d’après-guerre, cette dignité résonne à travers le Parti communiste français (PCF). Or, l’échec de la Gauche institutionnelle (cf. la désillusion des deux septennats de Mitterrand et la déception du quinquennat d’Hollande) ébranle profondément l’identité ouvrière. Ainsi, l’extrême-droite devient le porte-parole d’une classe populaire meurtrie et nourrie par un racisme ordinaire – reposant sur l’illusoire besoin de l’ouvrier.e blanc.he d’exprimer une supériorité quelconque.

Avec la même rigueur méthodologique que le sociologue, Jean-Gabriel Périot documente la montée de cette dérive nationaliste. Cependant, le cinéaste refuse ce constat et propose, non sans emphase, un épilogue militant. De fait, Retour à Reims (Fragments) retrace également l’histoire de la représentation audiovisuelle du monde ouvrier : du noir et blanc des pellicules anonymes ou célèbres (de Zéro de conduite [Jean Vigo, 1933] à Chronique d’un été [Jean Rouch et Edgar Morin, 1961]), Périot conduit le.a spectateur.rice jusqu’aux images en haute définition des manifestations des gilets jaunes. Il dresse le portrait poétique d’un militantisme populaire, encore présent dans l’inconscient collectif, qui doit se reconstruire en dehors d’un populisme opportuniste. À l’instar de la joie – rapidement éteinte – d’un père de famille au moment de l’élection de François Mitterrand en 1981, il est nécessaire de pouvoir (ré)apprendre à ses enfants le verbe vivre (tristement supplanté par survivre) et la manière de le conjuguer à l’indicatif.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien