A Touch of Sin : L’Anodine Violence

A Touch of Sin, Jia Zhang-Ke

66e Festival de Cannes
Prix du Scénario

Il n’y a qu’une poignée d’œuvres comme A Touch of Sin qui témoigne du rôle essentiel que tient le cinéma dans l’éveil des consciences. Jia Zhang-Ke ne narre pas une histoire, il frappe l’inconscient du spectateur d’images aussi signifiantes que somptueuses. Le cinéaste dévoile l’ombre du géant économique qu’est la Chine contemporaine : une société écrasée par les politiques capitalistes du pouvoir central. Un portrait acerbe qui prend de l’ampleur par la multiplicité (4) des récits que propose le cinéaste. A Touch of Sin n’est pourtant pas un film choral. Il n’y a aucune volonté de créer des passerelles entre les différents récits mais bel et bien de réaliser l’ambitieux projet d’expliciter l’émergence de la violence comme moyen d’action à travers la Chine des sociétés villageoises rurales (segment de Dahai) aux mégapoles modernes (segments de Xiaoyu et de Xiaohui). L’unicité de l’œuvre tient alors dans la position sociale des individus : les laissés pour compte de la croissance économique chinoise.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLa société chinoise est fortement divisée entre les dominants goûtant à l’enrichissement rapide que permet le capitalisme et les dominés stagnant dans la précarité d’un esclavagisme économique. Les quatre protagonistes expriment chacun une facette des exploités: le travail ingrat (Dahai, Xiaohui), le sort de l’immigration (San’er), les actes dégradants (Xiaoyu, Xiaohui). La Chine devient alors le théâtre de frictions inégales entre une nouvelle élite qui s’accapare les privilèges et dispose des institutions administratives et les exclus de la croissance. Dans le premier segment, le riche PDG de la mine n’est finalement qu’un ancien camarade de classe de Dahai qui a été choisi par le village. Une nouvelle richesse qui s’appuie sur l’appropriation des richesses et la corruption des administrations (politique, police). La société chinoise se hiérarchise non pas sur la méritocratie mais sur les moyens financiers créant un déséquilibre de valeurs des individus. Une prétention qui amène les nouveaux riches à se permettre des comportements humiliants (harcèlement, prostitution) comme le montre le segment de Xiaoyu frappée par un client avec des billets.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLa violence est le seul moyen de rompre la servitude. Cette violence est pleinement ancrée dans la société chinoise. Chez Jia Zhang-Ke – maitre de la mise en scène –, la violence est nette et froide. Il ne rajoute aucun effet à la manière des productions sud-coréennes pour garder la candeur de l’image documentaire. Néanmoins, le cinéaste chinois établie des références avec d’autres genres (film de sabre dans le sauna ; western dans la mine) qui inscrivent les individus dans une imagerie ultraviolente totalement intégré par les sociétés. La violence devient hypothétiquement anodine et donc apparait presque comme une solution rationnelle. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs sur une agression, plusieurs morts, un accident et une explosion symbolisant le désagrègement de cette société.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLes protagonistes sont poussés dans leur retranchement par les dominants : Dahai est frappé pour avoir demandé publiquement au patron de tenir sa promesse ; San’er est contraint de commettre des délits pour obtenir assez d’argent ; Xiaoyu est harcelé sexuellement par un client ; Xiaohui est tenu de rembourser une dette. Ils sont des victimes aphones car ne disposant d’aucun poids social. Ils sont les parasites, les travailleurs, les serfs. L’utilisation de la violence physique (armes à feu, couteau) leur permet d’obtenir une voix. L’ironie veut même que ce n’est pas pour leur soudaine ascendance qu’ils sont écoutés, mais seulement parce que cette nouvelle élite a peur de mourir et donc de mettre fin à ses jouissances. A Touch of Sin expose alors les différentes échelles dans laquelle la violence de l’individu peut s’exprimer : comme soi-même (le suicide frontale de Xiaohui), contre une personne (Dahai), contre un comportement de classe (Xiaoyu) ou contre la société entière (la folie meurtrière de San’er pour voler). 

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeA Touch of Sin est une œuvre remarquable. Autant pour sa dénonciation des sociétés émergentes – qui superposent les sociétés traditionnelles et  les sociétés capitalistes laissant une zone d’ombre qui profite à la corruption et la violence qui en découle – que par sa mise en scène grandiose. Une claque scénaristique, une explosion visuelle : une œuvre splendide !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre

Au-delà des Collines: la Foi Criminelle

Si la religion chrétienne s’était opposée à son dernier film « 4 mois, 3 semaines, 2 jours » (Palme d’Or, 60e Festival de Cannes), Cristian Mungiu avec « Au-delà des collines » se penche sur les maux qu’elle insère dans une société roumaine gangrenée. Témoin des chaînes qui bloquent le déploiement de son pays, il use alors de la puissance dénonciatrice du cinéma pour faire de son film un manifeste pour une autre Roumanie : une plus ancrée dans les progrès sociaux et économiques. Il proscrit et dénonce à la manière des Frères Dardennes maniant un réel brutal, certes plus esthétisé. « Au-delà des collines » est un film fleuve où chaque seconde converge vers la même tension et la même volonté d’une reddition du pouvoir clérical influençant la société dans son ensemble. Au sommet de la pyramide hiérarchique, la chute du communisme a redonné sa prééminence au Christianisme. Le peuple roumain reste donc servile même si l’oppresseur change de visage. Mungiu dresse ainsi le portrait sombre d’une nation éloignée de sa propre histoire par les Soviétiques. Voicheta et Anita sont alors les symboles même de cette Roumanie sans passé propre, orpheline. Pour le pays comme pour elles, la religion orthodoxe a été une institution refuge. Un abri archaïque pour un peuple désemparé et désabusé qui ne peut évoluer sous ce poids écrasant que la religion représente.

Au-delà des Collines, Cristian MungiuL’obsolescence de la religion est rendue visible par Mungiu puisqu’il ancre son récit dans un village reclus aux allures de bourg médiéval. Quasiment coupé du monde, la religion se sépare de la ville enfermée entre les collines. Toute superposition entre ville épiscopale et société roumaine est ainsi détruite. L’orthodoxie est relayée « au-delà des collines » comme hors du temps. De plus, tout comme le communisme, ce couvent prône un communautarisme absolu où l’individu perd toute individualité et s’uniformise. La seule différenciation des sœurs réside dans les corvées qui occupent leur journée: celle du puits pour Voicheta. Du petit père du peuple stalinien, la Roumanie glisse vers la figure illusoire du Prêtre comme « père »: mot attirant pour un peuple orphelin. Un chef de couvent charismatique qui fait boire ses paroles à ses ouailles qui les déblatèrent ensuite comme des paroles naturellement récitées. Le plus troublant dans « Au-delà des collines » c’est que la religion astreint la Roumanie a n’être qu’une société de superstitions et d’irrationalisme. Mungiu ne peut même pas concevoir une indépendance de la Science et de la Médecine, et le fait que la Roumanie ne le peut est inquiétant. Il suffit de voir l’absurde prescription du médecin qui ajoute aux médicaments des prières et des lectures de chapitres bibliques redonnant ainsi à la religion sa place centrale pour l’homme que cette dernière s’octroyait au Moyen-Âge.

Au-delà des Collines, Cristian MungiuAinsi dans une Roumanie contrainte à se figer dans le passé, le personnage d’Anita est le symbole de cette Roumanie qui refuse cet obscurantisme et qui souhaite aller de l’avant. Sa fuite en Allemagne ne donne en aucun cas une puissance à la société occidentale mais montre seulement que la Roumanie ne doit plus concevoir un avenir tournée vers les fantômes de l’Union soviétique. Cherchant à sauver des griffes de l’Orthodoxie son amie/amante, elle confronte alors sa propre modernité à l’archaïsme obsolète de la religion. Mungiu provoque sans doute en amenant des relations saphiques mais il montre bien que la société évolue et elle ne peut le faire pleinement en étant paralysée par des règles dictées il y a plus d’un millénaire. Voyant que ses propres contradictions sont mises à jour par cette trouble-fête indésirable, la seule solution est de la museler. Mungiu fait alors d’Anita une martyre qui prend les traits d’un christ subversif reposant enchaînée en croix sur les débris du Christianisme. Voicheta, symbole quant à elle d’une Roumanie aveuglée, renaît et se libère progressivement de l’aberration religieuse après une lente avancée dans l’horreur psychologique. Mungiu clos son film sur l’accusation de la religion faisant un parallèle entre une affaire morbide de meurtre familiale et les exactions de l’institution orthodoxe.

Au-delà des Collines, Cristian Mungiu« Au-delà des collines » est un film poignant qui cherche à montrer qu’une autre Roumanie est possible. Cristian Mungiu laisse une lueur d’espoir dans le personnage d’un médecin rationnel qui ne donne plus aucune importance à la religion et qui fait le procès d’une sphère d’influence qui pour arriver à façonner à sa propre image la société a du commettre nombre de crimes qui ne seront pourtant jamais portés devant les tribunaux. L’évolution des consciences roumaines est en marche et son leader est incontestablement Cristian Mungiu.

 

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre