Les 10 films de 2020 : L’exaltation du Présent

L’analyse du TOP 10 de 2019 se clôturait sur la cristallisation d’un désir cinématographique, doublé d’une urgence sociale, de voir émerger une résistance politique et poétique. Le cinéma aura auguré l’ampleur nouveau des frictions sociales en cours et fantasmer la réussite, libératrice et vengeresse, des luttes à venir. L’année 2020, marquant le déclassement politique de la culture orchestré par un gouvernement aveugle, entraîne le glissement des luttes de l’écran à la rue, dans une même ardeur et autour de figures révolutionnaires issues du rang des dominé.e.s. Le monde du cinéma a connu le même basculement vers les voix dominées : lorsqu’il n’aura pas été contraint de s’exporter vers des plateformes VOD ou de streaming, le cinéma s’est maintenu derrière l’étendard de l’indépendance. Dépouillé des mastodontes, il a brillé à travers des ilots artistiques alternatifs – sortant des habituels cadres de production, de distribution et surtout de médiatisation. Il aura fallu attendre le silence forcé des blockbusters pour voir émerger, auprès du grand public, une myriade de distributeurs indépendants acharnés, de premiers long-métrages remplis de vie et d’œuvres réalisées par des femmes. 2020 n’est pas une année oubliable, mais bien une année où les dominé.e.s ont fait exister, par leurs voix et leurs imaginaires, une vitalité politique et culturelle.

Les discours cinématographiques en 2020 se sont resserrés, à l’instar de nos réalités confinées sans horizon, sur le temps présent pour en célébrer la beauté existentielle (Eva en Août de Jonás Trueba), l’absurdité politique (Énorme de Sophie Letourneur) ou encore l’implacable vérité (Days de Tsai Ming-liang). La fiction cinématographique a réinterprété son rapport au présent, comme temporalité inflexible et oppressive par essence – notamment pour les femmes, d’Eliza Hittman (Never Rarely Sometimes Always) à Melina León (Canción sin nombre). À partir de ce constat, le présent s’appréhende soit comme une mécanique impitoyable (Uncut Gems des frères Safdie) soit comme une parenthèse émancipatrice du réel (La femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo). Dans cette minutieuse dissection de notre époque, le présent renoue enfin avec sa force incontestable et son souffle contestataire occultés par la morosité fascisante imposée par les gouvernants. Les luttes populaires (Un pays qui se tient sage de David Dufresne), politiques (City Hall de Frederick Wiseman) et personnelles (Petite fille de Sébastien Lifschitz) ont su mettre en lumière et en actes les utopies qui les traversent. Se réconciliant avec une corporéité égarée, ces luttes ont interrogé politiquement le corps comme espace dichotomique entre désir sexuel et lieu d’oppression économique (Douze Mille de Nadège Trebal), comme espace de vulnérabilité sensorielle et mentale (Si c’était de l’amour de Patric Chiha) ou encore comme espace d’une vitale et protéiforme socialisation (Playing men de Matjaž Ivanišin).

Dans le lien implicite que l’esprit humain construit entre présent et réel, le cinéma trouve sa vocation première en transcendant les deux dans une quête émancipatrice vers le poétique. Ce ré-enchantement se caractérise par la capacité de l’art cinématographique à mettre en images (et donc à rendre tangible) les interstices du réel où spiritualité (Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav) et surnaturel (Ondine de Christian Petzold) se brouillent et apposent ensemble un mystère propice à la réflexion sur les strates du présent. Or, c’est justement par cette conscience du présent, comme temps qui s’écoule inlassablement, que l’être humain écrit et planifie sa propre existence – à l’instar de la malédiction affectant le protagoniste de Tu mourras à 20 ans d’Amjad Abu Alala. De ces récits mémoriels, les cinéastes construisent des œuvres poétiques, car libérées de toute contrainte réaliste (annihilant tout discours idéaliste ou métaphysique), qui réinvestissent le passé (La Métamorphose des oiseaux de Catarina Vasconcelos) ou la psyché (Los Conductos de Camilo Restrepo) de toute sa puissance signifiante.

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2020 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine.

10. La femme qui s’est enfuie,
Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

La femme qui s'est enfuie, Hong Sang-soo (Corée du Sud)

9. City Hall,
Frederick Wiseman
(États-Unis)

0365670.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx

8. Ondine,
Christian Petzold
(Allemagne)

undine-film-stadtplan

7. Si c’était de l’amour,
Patric Chiha
(France)

3134971.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx

6. Séjour dans les monts Fuchun,
Gu Xioagang
(Chine)

2280267.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx

5. Los Conductos,
Camilo Restrepo
(France, Colombie)

403728

4. Kongo,
Hadrien La Vapeur & Corto Vaclav
(France, République du Congo)

1429385.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx

3. Douze Mille,
Nadège Trebal
(France)

1416328.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx

2. Eva en Août,
Jonás Trueba
(Espagne)

1162087.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx

1. La Métamorphose des oiseaux,
Catarina Vasconcelos
(Portugal)

1488579

Le Cinéma du Spectateur

Les 10 films de 2019 : L’art de la fièvre

À l’image des plans de Vitalina Varela, une nuit éternelle s’étend insensiblement, telle une malédiction, sur les différents protagonistes de 2019. Du sombre bidonville de Fonthainas chez Pedro Costa à une cité post-industrielle grisâtre du nord de la Chine chez Hu Bo (An Elephant Sitting Still), les Hommes errent dans les nimbes labyrinthiques de villes rendues vide d’espoir. Dans l’obscurité, les martyrs des mondes contemporains surgissent pour réclamer réparation, pour les femmes abandonnées de Mati Diop (Atlantique), ou narrer leurs blessures, pour les innombrables victimes des rabbins pédophiles de Bnei Brak de Yolande Zauberman (M). Face à la colère grandissante d’un monde gangrené par des inégalités systématisées, le cinéma érige en prophète les marginaux afin de bousculer l’ordre établi. Du Joker de Todd Philips au Les Misérables de Ladj Ly, la violence devient l’unique réponse politique d’un corps-cité qui joue, de manière anarchique, avec la peur bourgeoise de la foule discutablement théorisée par Gustave Le Bon (1895) et immanquablement réactivée par des pouvoirs politiques de plus en plus autoritaires.

Sans concession politique ou idéologique, les œuvres les plus percutantes de 2019 ont décortiqué les mécanismes pervers d’une Histoire écrite par des vainqueurs amnésiques (la participation de l’État roumain à la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale dans « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares » de Radu Jude) ou par des humanistes factices (la radiographie en parallèle des sociétés israélienne et française dans Synonymes de Nadav Lapid). Dans Still Recording, Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub déconstruisent l’instrumentalisation des corps syriens, autant par le régime assadien que par les médias occidentaux, et témoignent d’une nation qui cherche avant tout à se réconcilier avec elle-même. Toutes ces œuvres cristallisent un désir, voire une urgence, de revoir émerger une résistance politique et poétique au sein d’un cinéma mondialisé souvent misérabiliste et vide.

10. Asako I&II,
Ryusuke Hamaguchi
(Japon)

Asako I&II, Ryusuke Hamaguchi (Japon)

9. Les Misérables,
Ladj Ly
(France)

Les Misérables, Ladj Ly (France)

8. Still Recording,
Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub
(Syrie)

Still Recording, Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub (Syrie)

7. Joker,
Todd Phillips
(États-Unis)

Joker, Todd Philips (États-Unis)

6. An Elephant Sitting Still,
Hu Bo
(Chine)

An Elephant Sitting Still, Hu Bo (Chine)

5. Atlantique,
Mati Diop
(Sénégal)

Atlantique, Mati Diop (Sénégal)

4. Synonymes,
Nadav Lapid
(France, Israël)

4310430.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxx.jpg

3. « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares »,
Radu Jude
(Roumanie)

Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, Radu Jude (Roumanie)

2. M,
Yolande Zauberman
(France)

M, Yolande Zauberman (France)

1. Vitalina Varela,
Pedro Costa
(Portugal)

Vitalina Varela, Pedro Costa (Portugal)

Le Cinéma du Spectateur

 

Vivre et Chanter : Pour la beauté du geste

2015750.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxx

72e Festival de Cannes
Sélection de la Quinzaine des Réalisateurs
Sortie nationale le 20 novembre 2019

La modernisation intensive des espaces urbains chinois imprègne ardemment son cinéma qui témoigne de la paradoxale paupérisation de ces villes « modernes » (Argent Amer, Wang Bing, 2016) ou encore des imaginaires écrasés par l’uniformisante monotonie de ses tours bétonnées (An Elephant Sitting Still, Hu Bo, 2018). Cependant, peu de cinéastes, à l’exception du documentariste français Hendrick Dussolier (Derniers Jours à Shibati, 2018), s’écartent d’un discours cinématographique, certes remarquable, sur cette moyennisation forcée de la société chinoise. Avec Vivre et Chanter, Johnny Ma ouvre alors une nouvelle voie, politique et artistique, qui prône la survivance d’une population et d’un art populaire.

5895941.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx.jpg

Lors d’une séquence dramatique, le cinéaste sino-canadien étire son plan, à l’aide d’un lent travelling arrière, des gestes codifiées d’une représentation d’opéra traditionnel du Sichuan (variante davantage chantée que celui chinois) à ceux répétitifs d’ouvriers détruisant à coup de masse un immeuble adjacent. Vivre et Chanter joue ainsi sur une double définition de « tragédie » : d’un côté, celle onirique et flamboyante des histoires légendaires transmises par l’opéra lors de scènes de captation réelles ; de l’autre, celle de l’annihilation programmée des quartiers populaires aggravée par le recours au ralenti. En ouvrant son récit par un numéro de jeunes danseuses influencées par la C-Pop, Johnny Ma narre une lutte perdue d’avance face aux attraits de la modernité : les membres de la troupe s’adonnant tour à tour à des spectacles plus lucratifs (chanteuse dans un cabaret, numéro de masques proche de la prestidigitation). Cependant, l’œuvre trouve sa singularité dans une nuance constante du discours, notamment sur cette question de la modernité avec cette grand-mère redonnant sourire et motivation à la troupe en dansant devant une vidéo montrée sur une tablette.

5925581.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx.jpg

Cette ambivalence se retrouve également dans les personnages et leurs motivations. Vivre et Chanter dépeint des personnages complexes, loin de toutes caractérisations monolithiques souvent l’apanage des récits de « David contre Goliath », à l’instar de la cheffe de le troupe, Zhao Li, dont la détermination à maintenir ses spectacles dans la pure tradition opératique chinoise n’a d’égale que son aveuglement. L’œuvre ne prend jamais parti entre l’attachement à l’art (symbolisé par Zhao Li) et la nécessité de survivre économiquement (figurée par les autres personnages). Ce réalisme psychologique réside assurément dans l’implication de cette troupe réelle, dont les membres reprennent chacun leur propre rôle, au processus d’écriture.

5880341.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx.jpg

Enfin, la réussite de Vivre et Chanter repose aussi sur l’absence d’un antagoniste désigné avec cet évanescent chef des affaires culturelles qui cristallise aussi bien les espoirs que les peurs de Zhao Li. Par cette omission, l’œuvre évite les écueils du drame social et évoque judicieusement l’aveuglement des autorités chinoises. La force politique du discours de Johnny Ma réside alors dans la sublimation du geste opératique comme seul refuge (pour ces spectateurs âgés venant tous les jours) et unique ressource (pour les fantasmagories mentales de Zhao Li) à l’imaginaire. À la manière de ces « deus ex machina » faisant irruption dans le récit sous la forme de cet oracle que Zhao Li nomme « Le Gnome », Vivre et Chanter se métamorphose progressivement en opéra faisant fi du réel pour lui préférer un surréalisme resplendissant.

5909981.jpg-r_1024_576-f_jpg-q_x-xxyxx.jpg

En se concluant sur une séquence chantée réunissant à nouveaux les membres de la troupe, Johnny Ma sacralise une dernière fois la solidarité entre les différents protagonistes, comédiens comme spectateurs, du récit. Sous des airs naïfs, Vivre et Chanter est une œuvre politique justement parce qu’elle choisit de se défaire du politique pour ne garder en son essence que l’art et sa pratique.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Les 10 Films de 2018 : Les Chimères du Présent

 

10. High Life, Claire Denis
(France)

Dans le cinéma de science-fiction, High Life s’affilie à un grandiose minimalisme, de Solaris (Tarkovski, 1972) à Under the Skin (Glazer, 2014), qui permet, par la pure mise en scène, une ouverture transcendantale. Prêchant l’abstraction, Claire Denis se libère d’un carcan scénaristique traditionnel pour atteindre l’hypnose. Prônant l’extase sensorielle, la cinéaste française juxtapose la fascination et la répulsion, le lyrisme et le prosaïsme, le vide et le trop-plein. Sous les enjeux de filiation de ces détenus utilisés pour des expériences de procréation en milieu spatial, High Life dresse le portrait d’une humanité sans idéal ni espérance errant dans l’espace comme dans le temps. Chérissant le détour, elle brouille la temporalité de son récit pour suivre le fil d’Ariane d’une folie latente sans cesse repoussée par un père flegmatique, Robert Pattinson, résigné à survivre sans certitude ni désir.

High Life, Claire Denis

9. Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche
(France)

Mektoub, My Love : Canto Uno est la quintessence du cinéma d’Abdellatif Kechiche : une malicieuse candeur sculptée par le cadre d’une caméra qui absorbe en permanence les corps et les émotions pour les transcender et les ennoblir. Dans ce sixième long-métrage, il se libère d’une négativité mécanique qui déterminait ses personnages à l'(auto)destruction. Sur les plages de Sète, l’art de Kechiche devient vitaliste au contact de ces adolescents, à l’hédonisme et à la sexualité assumés. Le cinéaste appréhende, avec une rare justesse, cet âge comme une perpétuelle confusion entre vacuité et sublime. Il saisit l’ivresse d’une jeunesse en quête d’un mouvement qu’il accompagne, sans cesse, jusqu’à l’enivrement à la manière de cette scène étourdissante de volupté et d’excitation dans une boîte de nuit. Ode à la sensualité, Mektoub, My Love : Canto Uno est un conte d’été sans morale puisque marchant impétueusement vers l’émancipation et la liberté.

Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche

8. Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa
(Japon)

Dans la filmographie inégale de Kiyoshi Kurosawa, le sublime émerge invariablement dans le glissement du réel dans une altération fantastique. Par ses lentes imbrications métaphysiques, le cinéaste japonais abolit les frontières avec l’au-delà, qu’il s’agisse de la mort (Vers l’autre rive, 2015) ou de l’espace (Invasion, 2018). Jouant avec les codes de la science-fiction, Avant que nous disparaissions trouve dans la subtilité de son dispositif – des extra-terrestres prenant la possession d’êtres humains pour voler les concepts créés par l’humanité avant d’annihiler la planète entière – une subtile force qui annonce la fin de la civilisation avec une mélancolique terreur plus évidente et émouvante que les efforts pyrotechniques d’Hollywood. Kiyoshi Kurosawa, par la persistante obsession de l’amour, signe une fable philosophique, ubuesque et terrifiante, sur le chaos de la société et les peurs collectives qui le nourrissent.

Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa

7. Un Couteau dans le cœur, Yann Gonzalez
(France)

Un couteau dans le cœur est une ode graphique au Giallo, ces thrillers italiens des années 1970. À la frontière entre cinéma policier, horrifique et érotique, l’œuvre utilise, à la manière du maître Dario Argento, le fil conducteur d’une enquête comme prétexte à des expérimentations tendant vers une abstraction orgiaque. Yann Gonzalez confirme, après Les Rencontres d’après-minuit (2013), un goût pour la référence, certes, mais toujours subtilement altérée, comme pour prendre à rebours son propre cadre de représentation. S’ouvrant sur le meurtre, graphiquement morbide, d’un acteur porno gay, Un couteau dans le cœur se place directement dans la marge : une marge formelle que son cinéaste dissèque et triture (comme sur une table de montage) ; et une marge scénaristique, l’univers de la pornographie homosexuelle, qu’il hante d’une pulsion de vie et d’une envie de mort. Peu de cinéastes ont encore cette confiance, presque prosaïque, dans la force de monstration de l’image – une singularité héritée justement du cinéma pornographique qui permet cette jouissance proprement cinématographique.

Un Couteau dans le coeur, Yann Gonzalez

6. Diamantino, Gabriel Abrantes & Daniel Schmidt
(Portugal)

Les expérimentations formelles de Diamantino résonnent parmi l’avant-garde portugaise qui prêche l’immersion du poétique dans le quotidien morose du Portugal. Après l’érotique João Pedro Rodrigues (O fantasma, L’Ornithologue), le mythologique Miguel Gomes (Tabou, Les Mille et une nuits) et le romantique João Nicolau (John From), le cinéma lusophone se pare des joyaux pop du duo Abrantes-Schmidt. Entre kitsch et science-fiction, Diamantino offre un manifeste baroque au brûlot politique du Portugal. Parabole drolatique, l’œuvre choisit l’exubérance, aussi bien scénaristique que visuelle, comme arme de destruction massive des maux intrinsèques de la nation portugaise. Une vision enchanteresse dans laquelle la béatitude se quantifie au nombre de chiens géants gambadant dans un stade de football, cathédrale moderne des espérances d’une nation ! (Critique)

Diamantino, Gabriel Abrantes-Daniel Schmidt (Portugal-Brésil, 2018)

5. Under the Silver Lake, David Robert Mitchell
(États-Unis)

Œuvre hallucinante et hallucinatoire, Under the Silver Lake est une double relecture cinématographique des polars californiens. D’une part, David Robert Mitchell modernise et déconstruit les codes du film noir par le biais d’une esthétique post-MTV. Le cinéaste navigue entre une parodie, teinté d’admiration, et une actualisation de ces codes face à une société, devenue un spectacle perpétuel, qui s’effondre dans l’ineptie et la bouffonnerie. D’autre part, Under the Silver Lake s’inscrit dans la lignée des œuvres à la Mulholland Drive (David Lynch, 2001) tout en écartant sa dimension métaphysique pour accoucher d’enjeux intrinsèquement contemporains : la lente apocalypse d’un monde en perte de sens. Se jouant d’un spectateur à la fois désillusionné et biberonné aux discours ontologiques, David Robert Mitchell oscille entre démence et véracité pour construire un territoire cinématographique encore vierge perdu entre le non-sens instinctif et la surinterprétation mécanique.

Under the Silver Lake, David Robert Mitchell

4. Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico
(France)

Récit homérique, Les Garçons sauvages est une épopée transgenre qui décompose et redessine, avec luxure, les repères sexuels et cinématographiques. Pour son premier long-métrage, Bertrand Mandico se joue de la matière – celle des corps de ces jeunes garçons métamorphosés en femme au contact d’une île-matrice, celle de la pellicule qui foisonne de trouvailles – pour créer un univers atypique et novateur dans un cinéma français de plus en plus frileux. Par ce tourbillon pulsionnel et onirique, le cinéaste illustre une certaine imagerie sexuelle freudienne en prônant une sexualité infantile mêlant jeu (cette décadente répétition théâtrale qui ouvre l’œuvre) et la découverte du plaisir (par cette île fantasmagorique de laquelle s’échappe une semence exquise). Expérimentation à la Georges Méliès autant que récit de piraterie à la Raoul Ruiz, Bertrand Mandico renoue avec un cinéma d’avant-garde actualisé à l’aune d’un discours politique queer et libérateur.

Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico

3. Les Âmes mortes, Wang Bing
(Chine)

Les Âmes Mortes marque la tragique mise en crise du dispositif cinématographique de Wang Bing qui, à l’accoutumée, abolit un certain didactisme documentaire (annihilation de la voix-off ou du format de l’entretien). Observateur infatigable, le cinéaste chinois expose une image sacro-sainte qui, par sa frontalité brute, révèle les gestes, au sens littéraire également, des marginaux de la Chine contemporaine. S’efforçant d’atteindre une subjectivité paroxysmique, il se heurte ici à une triple annihilation : celle des esprits orchestrés par Mao Zedong (par les mouvements antidroitiers de 1957-1958), celle des corps dans les camps de rééducation communistes, et celle de la mémoire étatique (par la destruction institutionnalisée des camps et des mémoriaux) et individuelle (par le compte à rebours biologique de ces survivants). Comment filmer ce qui n’existe plus et surtout garder ce qui est en train de disparaître ? Le documentariste façonne, à travers ses entretiens, un lieu de sépulture pour ces âmes errantes pour empêcher, indéfiniment, l’oubli souhaité par les pouvoirs politiques chinois.

Les Âmes Mortes, Wang Bing

2. Sophia Antipolis, Virgil Vernier
(France)

Dans Sophia Antipolis, Virgil Vernier traque un reliquat d’utopie dans cette réalité morose, voire sinistre. Il s’enquiert des miettes d’un paradis onirique là où l’individu, et par extension le spectateur, s’y attend le moins : dans une zone industrielle où des paons sauvages laissent derrière eux des plumes ; dans le fond d’un bus où un petit garçon propose des tours de magie ; dans une expérimentation cosmique qui se dissout dans la pellicule. En refusant tout schématisme ou misérabilisme, le cinéaste convoque les chimères du présent et renoue avec l’idéal pasolinien d’une œuvre d’intervention politique qui l’est, justement, parce qu’elle est son propre manifeste poétique. (Critique)

Sophia Antipolis, Virgil Vernier

1. Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

Les œuvres les plus sublimes d’Hong Sang-soo sont celles qu’il nimbe d’une douce, néanmoins amère, mélancolie amoureuse. Envahi par le spleen, le prolifique cinéaste sud-coréen renchérit le deuil amoureux de Young-hee (Min-hee Kim) d’un cortège d’actes de grâce, comme ses personnages s’agenouillant avant de traverser un pont. D’une poésie inextinguible, le cinéma d’Hong Sang-soo déconstruit, au moyen de frontières (scénaristiques) traversées par des fantômes, les liens entre le rêve et la réalité. Accordant une place à l’invisible, il poursuit sa fuite sentimentale vers les limbes d’une utopie amoureuse survivant dans les rêves, conscients ou non, de sa muse. Le cinéaste livre ainsi une éblouissante déclaration d’amour d’un territoire qui ne croit plus en l’amour.

Seule sur la plage, la nuit, Hong Sang-soo

Le Cinéma du Spectateur

Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

nuits5

La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

11737_CEMETERY_OF_SPLENDOUR_3

L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

060630

Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

21410-Francofonia_5_-_Louis_Do_De_Lencquesaing__Benjamin_Utzerath-620x371

Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur

A Touch of Sin : L’Anodine Violence

A Touch of Sin, Jia Zhang-Ke

66e Festival de Cannes
Prix du Scénario

Il n’y a qu’une poignée d’œuvres comme A Touch of Sin qui témoigne du rôle essentiel que tient le cinéma dans l’éveil des consciences. Jia Zhang-Ke ne narre pas une histoire, il frappe l’inconscient du spectateur d’images aussi signifiantes que somptueuses. Le cinéaste dévoile l’ombre du géant économique qu’est la Chine contemporaine : une société écrasée par les politiques capitalistes du pouvoir central. Un portrait acerbe qui prend de l’ampleur par la multiplicité (4) des récits que propose le cinéaste. A Touch of Sin n’est pourtant pas un film choral. Il n’y a aucune volonté de créer des passerelles entre les différents récits mais bel et bien de réaliser l’ambitieux projet d’expliciter l’émergence de la violence comme moyen d’action à travers la Chine des sociétés villageoises rurales (segment de Dahai) aux mégapoles modernes (segments de Xiaoyu et de Xiaohui). L’unicité de l’œuvre tient alors dans la position sociale des individus : les laissés pour compte de la croissance économique chinoise.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLa société chinoise est fortement divisée entre les dominants goûtant à l’enrichissement rapide que permet le capitalisme et les dominés stagnant dans la précarité d’un esclavagisme économique. Les quatre protagonistes expriment chacun une facette des exploités: le travail ingrat (Dahai, Xiaohui), le sort de l’immigration (San’er), les actes dégradants (Xiaoyu, Xiaohui). La Chine devient alors le théâtre de frictions inégales entre une nouvelle élite qui s’accapare les privilèges et dispose des institutions administratives et les exclus de la croissance. Dans le premier segment, le riche PDG de la mine n’est finalement qu’un ancien camarade de classe de Dahai qui a été choisi par le village. Une nouvelle richesse qui s’appuie sur l’appropriation des richesses et la corruption des administrations (politique, police). La société chinoise se hiérarchise non pas sur la méritocratie mais sur les moyens financiers créant un déséquilibre de valeurs des individus. Une prétention qui amène les nouveaux riches à se permettre des comportements humiliants (harcèlement, prostitution) comme le montre le segment de Xiaoyu frappée par un client avec des billets.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLa violence est le seul moyen de rompre la servitude. Cette violence est pleinement ancrée dans la société chinoise. Chez Jia Zhang-Ke – maitre de la mise en scène –, la violence est nette et froide. Il ne rajoute aucun effet à la manière des productions sud-coréennes pour garder la candeur de l’image documentaire. Néanmoins, le cinéaste chinois établie des références avec d’autres genres (film de sabre dans le sauna ; western dans la mine) qui inscrivent les individus dans une imagerie ultraviolente totalement intégré par les sociétés. La violence devient hypothétiquement anodine et donc apparait presque comme une solution rationnelle. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs sur une agression, plusieurs morts, un accident et une explosion symbolisant le désagrègement de cette société.

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeLes protagonistes sont poussés dans leur retranchement par les dominants : Dahai est frappé pour avoir demandé publiquement au patron de tenir sa promesse ; San’er est contraint de commettre des délits pour obtenir assez d’argent ; Xiaoyu est harcelé sexuellement par un client ; Xiaohui est tenu de rembourser une dette. Ils sont des victimes aphones car ne disposant d’aucun poids social. Ils sont les parasites, les travailleurs, les serfs. L’utilisation de la violence physique (armes à feu, couteau) leur permet d’obtenir une voix. L’ironie veut même que ce n’est pas pour leur soudaine ascendance qu’ils sont écoutés, mais seulement parce que cette nouvelle élite a peur de mourir et donc de mettre fin à ses jouissances. A Touch of Sin expose alors les différentes échelles dans laquelle la violence de l’individu peut s’exprimer : comme soi-même (le suicide frontale de Xiaohui), contre une personne (Dahai), contre un comportement de classe (Xiaoyu) ou contre la société entière (la folie meurtrière de San’er pour voler). 

A Touch of Sin, Jia Zhang-KeA Touch of Sin est une œuvre remarquable. Autant pour sa dénonciation des sociétés émergentes – qui superposent les sociétés traditionnelles et  les sociétés capitalistes laissant une zone d’ombre qui profite à la corruption et la violence qui en découle – que par sa mise en scène grandiose. Une claque scénaristique, une explosion visuelle : une œuvre splendide !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre

Festival du Film Asiatique de Deauville, 15e Edition : Le Compte-Rendu (Hors-Compétition)

15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville

Le Festival du Film Asiatique de Deauville est double. D’un côté, la sélection officielle se veut porte-parole de l’effervescence de la jeunesse asiatique en privilégiant (justement ou non) des réalisateurs novices qui partagent leurs premières œuvres. De l’autre, c’est le rendez-vous des (très) grandes figures du cinéma asiatique dont Sono Sion et Wong Kar-Wai qu’honorent cette année le Festival. En 15 ans, Deauville a réussi à devenir l’un des points de convergence de la pensée filmique asiatique et ainsi arrive à extraire les fluctuations d’un cinéma autre pour ce qu’il est de différent dans sa forme, sa maîtrise et ses codes. Cependant, cette année est charnière puisqu’elle montre un bouleversement : les réalisateurs sortent de leurs codes ou de leur univers pour créer un cinéma asiatique nouveau. Le drame devient une comédie, le long-métrage devient un feuilleton fleuve. C’est en se jouant des frontières que l’Asie se réinvente pouvant laisser parfois des spectateurs déçus du changement sur son passage. C’est sur toutes ses modifications que nous allons nous appuyer.

Hors-Compétition : Les grandes figures (ré)inventent le cinéma asiatique

L’innovation au sein d’une filmographie ne peut avoir lieu que par une altération des codes et thèmes chers à son réalisateur. Ainsi Chen Kaige se sépare de toutes ses caractéristiques de l’épopée historique plus ou moins récente qui lui avait permis la consécration cannoise en 1993 avec Adieu ma concubine. Le réalisateur chinois se veut à l’image de son pays : moderne, vivant, cinglant. Caught in the web est tout simplement le miroir (fantasmé) d’un pays technologique, capitalisé, moderne et même peoplisé. Kaige conçoit un artéfact social dans lequel l’image (voire l’e-image) est reine. Ne serait-ce pas ce que tente si naïvement de faire la Chine : créer une image d’un état démocratique et social pour plaire aux marchés occidentaux ? Caught in the Web, c’est le cinéma chinois 2.0 : l’Empereur devient patron de multinationale, les serviteurs se transforment en journalistes. Seuls l’amour et la réputation traversent ce bond dans le cinéma moderne.

Caught in the web, Chen Kaige

Caught in the Web (Chen Kaige, Chine)

Chez Sono Sion, ce ne sera pas un virage radical mais une simple évolution dictée par des enjeux extérieurs au cinéma. Le cinéaste japonais est l’un des fers de lance d’un cinéma japonais indépendant et déluré depuis le milieu des années 1980. Il délaisse l’horreur jouissive créée et mise en scène – comme dans Suicide Club (2001) qui s’ouvre par le suicide collectif de 54 jeunes lycéennes sur les rails d’un métro – pour s’immiscer dans l’horreur de la vie, l’horreur des hommes et l’horreur du quotidien. Profondément marqué par les évènements de Fukushima, Sono Sion matérialise cette peur au travers d’une trilogie, celle « du chaos », dont The Land of Hope est le deuxième long-métrage. La violence extrême de l’épisode nucléaire est telle qu’il en deviendrait dérisoire d’apporter une horreur factice. Cette œuvre dénonce la possibilité d’un nouvel cataclysme que met en scène Sono Sion puisque le Japon n’a aucunement remis en cause son schéma énergétique. The Land of Hope n’est finalement pas véritablement une terre d’espoir, mais seulement une façon de s’accrocher à la vie (radioactive ou non). Sono Sion ne délaisse pas son style et son humour mordant, mais s’assagit à contrario des éléments.

The land of Hope, Sono Sion

The Land of Hope (Sono Sion, Japon)

Avec The Grandmaster, Wong Kar-Wai fait le pari audacieux de rendre à un genre son essence même. Jamais il ne délaisse son style : sa façon de filmer les imperceptibles mouvements du corps pourtant fort de sens, sa façon de suspendre avec grâce le temps et de modifier les espaces pour en faire les cocons malléables de sa virtuosité. Le cinéaste hongkongais supprime la superficialité des films des arts martiaux pour accoucher d’une œuvre semi-historique sur le maître Ip. Son maître mot est l’authenticité des combats : plus personne ne volent, ne court sur les murs ou réalise des prouesses surhumaines. The Grandmaster se doit d’être la face réaliste des films de genre. Wong Kar-Wai se détache même des corps en lutte pour se focaliser sur les détails naturels : ce n’est plus le coup porté qui est le centre de l’image, mais la poussière qui se soulève, la neige qui glisse, le bois qui se fissure. C’est en cela qu’on pourrait voir dans les plus belles images du Festival une pensée naturelle voire minéral. En apportant sa finesse et sa maîtrise, Wong Kar-Wai révolutionne un genre assez hermétique que seul Tsui Hark avait réussi à bousculer légèrement par l’incursion fantastique.

The Grandmaster, Wong Kar-Wai

The Grandmaster (Wong Kar-Wai, Hong-Kong-Chine)

C’est ensuite la structure, même, du cinéma qui est bouleversée par les réalisateurs asiatiques. Kiyoshi Kurosawa estompe, comme le Carlos d’Assayas, la démarcation entre la télévision et le cinéma. En effet, le Festival de Deauville présente sa série Shokuzai comme un diptyque Celles qui voulaient se souvenir/Celles qui voulaient oublier. De série télévisuelle, nous passons à un film fleuve complet et qui permet à Kurosawa de délivrer sa finesse psychologique avec une lenteur et un détail que le cinéma n’aurait pas permis. Mais le véritable bouleversement de la matière cinématographique réside dans l’œuvre du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Son Mekong Hotel oscille avec notre perception de l’image jouant avec le spectateur : Est-ce qu’il filme son histoire, ou est-ce que son histoire n’est finalement que le fruit d’un montage de rushs qui deviennent sens par la magie de l’image ? Son œuvre de 57 minutes n’est finalement que les répétitions pour un autre film (Ectasy Garden), mais il s’en dégage une unité, une force et une présence mystique indéniable qui font de Mekong Hotel une réussite, un bijou de contemplation, de paganisme et de douceur.

Mekong Hotel, Apichatpong Weerasethakul

Mekon Hotel (Apichatpong Weerasethakul, Tahïlande)

Comme toujours d’irréductibles cinéastes se conforment à leur savoir-faire et à leur univers. C’est le cas de Kim Ki-Duk et de son Pieta (récompensé du Lion d’Or à Venise) qui ne varie pas du cinéma sud-coréen sale « classique ». Brillante Ma. Mendoza apporte une joie et des couleurs nouvelles à son œuvre. Thy Womb montre toujours ce don de filmer la vie, le temps et les hommes. Le réalisateur philippin sonde l’âme humaine au plus près pour accoucher d’un long-métrage empreint de sagesse, de force, de douceur. Le cinéma est émotion, le cinéma est vie, et le cinéma est celui de Brillante Ma. Mendoza.

Thy Womb, Brillante Ma. Mendoza

Thy Womb (Brillante Ma. Mendoza, Philippines)

Le 15e Festival du Film Asiatique de Deauville aura ainsi mis en avant un cinéma asiatique en pleine ébullition avec des jeunes cinéastes prometteurs mais surtout un renouveau de la manière de faire des films et de voir les œuvres. L’Asie est à l’image de ces films oscillant entre tradition ancestrale et recherche d’une modernité non-calqué sur les modèles européens et surtout américain.

Le Cinéma du Spectateur

Festival du Film Asiatique de Deauville, 15e Edition : Le Compte-Rendu (La Compétition)

15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville

Le Festival du Film Asiatique de Deauville célèbre ses 15 ans d’existence. Pour cette édition, le Festival prend un nouveau visage. Finit le cliché du long-métrage asiatique prônant la contemplation, finit le cliché du cinéma d’action d’arts martiaux – avec d’ailleurs la disparition de la catégorie dans le Festival. C’est un nouveau cinéma asiatique qui émerge avec un caractère social affirmé. L’Asie est à l’image du monde : coupée entre les Riches et les Pauvres, ainsi que soumise à la dureté du climat économique.

La Compétition : Le miroir social d’une Asie sous tension

La sélection de cette année dresse ainsi le portrait sombre d’un continent en mutation. Un espace géographique qui se réveille brutalement après son expansion économique des années 60, 70 et 80 suivant les différents pays. L’Asie est maintenant face à ses limites de croissance et bascule dès lors dans les problèmes sociaux qui en découlent. Les films de la sélection se complètent et forment l’illustration même de la Théorie du vol d’oies sauvages de Shinohara. C’est sur le plan de l’immigration que le phénomène est le plus marquant. En effet, Mai Ratima (Yoon Ji-Tae, Corée du Sud) est la chronique de son personnage éponyme : une Thaïlandaise espérant une vie meilleure pour elle, et pour sa mère malade, en partant seul travailler et se marier en Corée du Sud. C’est en écho que répond Four Stations (Boonsong Nakphoo, Thaïlande) puisque nous suivons dans l’un de ses segments le parcours d’un jeune couple birman fuyant la misère de leur pays pour la Thaïlande. Cependant l’immigration n’est plus le reflet d’une réussite d’un pays qui attire, elle devient un moyen de faire ressortir une xénophobie latente dans une société qui connaît alors un fort chômage pour la première fois depuis des décennies. Une xénophobie féroce comme le montre l’extrémisme des comportements des clochards qui entourent Mai Ratima dans la gare qui lui sert de foyer.

Mai Ratima, Yoon Ji-TaeMai Ratima (Yoo Ji-Tae, Corée du Sud)

Cependant, il ne faut pas croire que la misère n’est que la possession des Immigrants. En effet, Mai Ratima est l’histoire en miroir de deux êtres, l’immigrante et le Sud-Coréen, alternant entre pauvreté et travails dégradants. Si Mai Ratima se tourne succinctement vers la prostitution, Soo-young lui n’espère pas mieux devenant en quelque sorte un gigolo haut de gamme.  La pauvreté amène les délits qui sont alors des cris pour sortir d’une condition sans rêve et sans échappatoire possible. Comment expliquer autrement ce qui a fait tomber les frères de Songlap (Effendee Mazlan et Fariza Azlina Isahak, Malaisie) dans le trafic de nouveaux nés, ou encore l’homme de Taboor  (Vahid KalifarIran) à répondre contre de l’argent aux fantasmes lubriques d’un riche nain ? La pauvreté consiste, pour l’homme, à se protéger et à essayer de survivre quel que soit le prix moral des actes à accomplir. Le spectateur entre alors dans des sociétés d’une rare sauvagerie à laquelle même les Nonnes cloîtrées d’Apparition (Vincent Sandoval, Philippines) ne peuvent échapper.

Taboor, Vahid VakilifarTaboor (Vahid Vakilifar, Iran)

Un autre phénomène parcoure alors transversalement les œuvres de la sélection : la perte de l’identité de l’homme. L’Homme dispose de son statut d’homme seulement lorsqu’il dispose des capitaux financiers, symboliques et culturels nécessaire. Les individus naissant bien égaux, mais c’est la société qui décide de les faire hommes. Dans cette logique, les dominants seront des citoyens et les dominés de simples marchandises. Dans Mai Ratima, le protagoniste féminin n’est finalement qu’un objet sur lequel il y a un « prêt » comme le dira son possesseur. Elle n’est finalement qu’un parasite dans une société usée par le chômage. Elle ne dispose d’aucun statut juridique mais aussi social. Elle perd d’ailleurs au contact de la société coréenne son nom pour ne devenir que le lieu de sa fabrication : « Thaïlande ». Ce thème de la perte de l’identité est d’ailleurs le point central du film (justement) récompensé du Lotus du Meilleur Film : I.D.(Kamal K.M., Inde). Ce long-métrage retrace le parcours frénétique d’une jeune indienne (Charu) de la classe moyenne pour retrouver l’identité de l’homme qui s’est évanoui chez elle alors qu’il peignait le mur. S’enfonçant de plus en plus dans la misère, I.D. montre également que l’identité dépend du poids économique de l’Individu. La caméra de Kamal K.M. se révèle cruelle lorsqu’elle clôt la vaine quête de Charu par des images de la foule des bidonvilles de Mumbaï, s’arrêtant parfois sur des visages sans noms. La pauvreté est interchangeable, elle n’a pas de visage. Si l’une des personnes que Kamal K.M. nous montre mourrait à son tour, elle finirait comme un corps sans identité. Le paroxysme de l’identité perdue au profit de l’homme-marchandise se trouve dans Songlap. L’être humain n’est plus qu’une denrée, un moyen de s’enrichir, qui se vend à un prix défini. Le bébé n’est qu’un simple produit de bétail qui se vend à 1000 ringgits (monnaie malaisienne) les 100 g. Le caractère de sociabilité se vend même, 30 ringgits pour une demi-heure de parole avec une prostituée, symbole maternelle de la misère. L’homme n’est plus qu’un bien social.

I.D., Kamal K.M.

I.D. (Kamal K.M., Inde)

Le tableau n’est cependant pas si noir avec l’émergence de nouvelles préoccupations sociales et morales. La sélection donne une nouvelle place au corps et aux sujets qui en découlent comme l’homosexualité ou la transsexualité. Si ce thème est esquissé rapidement et succinctement dans The Town of Wales (Keiko Tsuruoka, Japon) avec l’apparition d’un Travesti sans doute ex-copain du frère de Machi, c’est dans The Weight (Jeon Kyu-hwan, Corée du Sud) qu’il surgit pleinement. Véritable ode à la laideur physique à travers ce personnage de bossu thanatopracteur, cette œuvre est au plus près – comme le dit son réalisateur – du karma des êtres. Face à la bestialité des hommes, Jung (protagoniste) est le seul à retrouver la beauté originelle des âmes lorsqu’il les prépare pour leur dernier voyage. Cette image de retour à l’essence de l’être est totale lorsqu’il modifie le corps de Zia, son frère adoptif, pour lui donner enfin le corps de la femme qu’il a toujours été. The Weight est ainsi une œuvre sur le rejet de la différence qu’elle soit extérieure ou intérieure, mais surtout une déclaration d’amour a cette différence. On retrouve également encore une fois cette question de l’identité, n’est-elle pas finalement qu’une création sociale de laquelle il faut dévier pour retrouver l’homme dans son simple appareil, fait de chair et de sang.

The Weight, Jeon Kyu-hwan

The Weight (Jeon Kyu-hwan, Corée du Sud)

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que la 15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville n’aura pas ménagé le spectateur. C’est sans doute le point critiquable que nous pouvons porter à la sélection. En effet, elle s’appuie plus sur le fond que la véritable forme filmique des œuvres projetées. Une sélection qui accule le spectateur dans une morosité que seul un peu de légèreté aurait pu sublimer.

Palmarès

Lotus du Meilleur FilmI.D. de Kamal K. M. (Inde)

Prix du Jury (Ex-aequo) : Mai Ratima de Yoo Ji-Tae (Corée du Sud), Four Stations de Boonsong Nakphoo (Thaïlande)

Prix de la Critique InternationaleTaboor de Vahid Vakilifar (Iran)

Prix du PublicApparition de Vincent Sandoval (Philippines)

Le Cinéma du Spectateur