La Loi de Téhéran : Téhéran, unité spéciale

76e Mostra de Venise
Sélection Orizzonti
Sortie nationale le 28 juillet 2021

Dans les ruelles poussiéreuses de Téhéran, une opération policière de grande ampleur tente de débusquer des trafiquants de drogue. Lors de cette séquence d’ouverture haletante, l’ensemble du discours de La Loi de Téhéran se dessine symboliquement. Il y a d’abord cet enchevêtrement de nombreuses portes à défoncer qui présage d’une enquête épineuse où chaque piste conduira à un nouveau mur ne pouvant être détruit que par l’usage de la force, physique ou psychologique. Ensuite, le suspect n’est littéralement qu’une ombre qui plane au-dessus des policiers : un corps sans visage qui se délite dans le tracé alambiqué de la capitale iranienne. Dans un régime politique et judiciaire poreux, cette identité trouble devient le terrain d’un jeu d’échecs servant le dessin à la fois des malfaiteurs intégrés au système et des policiers s’amusant de la morale. Enfin, la finalité funeste de cette course-poursuite acharnée dans Téhéran infuse le réel d’une implacable fatalité orchestrée afin de broyer la destinée des différents personnages. 

Reposant sur les codes universels du thriller, le long-métrage de Saeed Roustayi est le récit d’une enquête, plutôt limpide, allant des accros au crack stagnant dans les bidonvilles de Téhéran aux grands pontes d’un trafic pensé à l’échelle mondiale. À travers une suite d’interrogatoires et de mandats de perquisition, La Loi de Téhéran esquisse une cartographie verticale de la ville allant des quartiers les plus pauvres au sommet des gratte-ciels luxueux surplombant fastueusement la pauvreté environnante. Au fur et à mesure, l’œuvre se transforme en une critique sociale autour de l’arrestation de ce baron de la drogue (Navid Mohammadzadeh) ayant réussi à sortir de la misère. Porté par un scénario essentialiste, il devient le porte-parole des plus démuni.e.s face à des institutions moralisatrices ne pouvant que constater leur propre échec. « Vivre dans les quartiers pauvres demande de la force, ma famille n’en a pas », proclame-t-il dans un élan de justification. De là, la dogue se révèle être la seule arme possible au sein de la lutte des classes pour sortir de sa propre condition et combler la distance toujours croissante entre les Riches et les Pauvres. 

À la suite de l’enquête policière, cette dimension sociale – flirtant avec le pathos – se double d’une critique du système pénitencier et judiciaire iranien. La Loi de Téhéran se présente comme un précis de corruption (ou du moins de possibilités de corruption). La mise en scène de Saeed Roustayi construit un miroir entre les échanges de bons procédés des prisonniers agglutinés de manière inhumaine dans des cellules volontairement remplies jusqu’à leur point de rupture et ceux des policiers agissant dans l’enfilade des bureaux. Au cœur de ce lieu lugubre, s’organise un théâtre des plaintes et des délits où la vérité mute au contact des mensonges et/ou des falsifications. Pessimiste, La Loi de Téhéran dénonce l’impossibilité de ce simulacre morale à endiguer le fléau de la drogue notamment exacerbé par la décision de punir de la peine de mort la possession de drogue en Iran, quelle que soit la quantité. Alors que l’un des cerveaux du trafic est condamné à mort, une nouvelle opération de police déloge une horde de drogué.e.s (zombifié.e.s) d’un terre-plein central d’une autoroute menant à Téhéran dont les tours émergent à l’horizon.

La Loi de Téhéran est indéniablement un thriller implacable. Néanmoins, comme la bureaucratie dont Saeed Roustayi fait la critique, il ne cherche qu’à remplir un cahier des charges performatif. Programmatique, l’œuvre ne parvient pas à faire émerger une émotion autrement qu’artificielle chez ses personnages. Du cinéma social, le cinéaste iranien ne garde qu’une distance affective.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Kuessipan : Le territoire où naissent les poèmes

Sortie nationale le 7 juillet 2021

Dans l’obscurité, deux enfants fendent la nuit avec des lampes torches. Gaiement, Mikuan et Shaniss viennent pêcher des petits poissons scintillants qu’une vague ramène sur le rivage endormi. Elles regagnent ensuite leurs familles, assemblées en musique autour d’un feu crépitant, alors que s’élève hors-champ une voix évoquant les âmes des ancêtres. Cette baie, où se loge la réserve innue d’Uashat – située dans la région de la Côte-Nord au Québec –, est le « centre [de leur] monde ». Il s’agit de leur nutshimit (« territoire ») dont le sens se rapproche, pour Mikuan (Sharon Fontaine-Ishpatao), du mot liberté par l’immensité sereine qui en émane à travers une poésie de la nature rendue également par la réalisatrice Myriam Verreault. Cependant, cette impression d’infini se réduit à force que les années passent. Sous le regard d’une enfant, il s’agissait d’un vaste espace, enneigé la plupart du temps, qu’il fallait à la fois explorer et braver. Pour l’adolescente, la vie – implicitement celle partagée par les Blanc.he.s – « s’arrête là où la réserve commence ».

En dehors de la réserve, la menace capitaliste enveloppe le territoire dans sa quête de matières premières pareillement à ce cas pratique amenant un débat dans une classe entièrement innue. Dans ce contexte où il ne peut y avoir que deux identités (innue ou « québécoise »), leur rencontre se résume au conflit et suinte d’un racisme vivace. Une simple bousculade dans une boîte de nuit fait ressurgir le mot de « sauvage ». Or, cette altérité colonialiste incrustée dans les paysages québécois tels les immenses pylônes des lignes haute tension est, pour Mikuan, la première étape nécessaire pour un ailleurs encore plus vaste. Un atelier d’écriture devient un interstice menant loin des maux structurels ulcérant les Premières Nations (addiction, violence) – amplifié par la relation naissante avec un camarade blanc prénommé Francis. Lorsque Mikuan annonce son désir de poursuivre ses études en CEGEP (première étape des études supérieures) à Québec, sa mère objecte à Francis « t’en mets des choses dans la tête de ma fille ». Ce désir personnel se heurte frontalement à l’absence d’avenir intériorisée par les Innu.e.s. « Nous sommes né.e.s sans envergure » affirme Mikuan. 

Face à Mikuan se dresse le destin de Shaniss (Yamie Grégoire), sa « sœur », qui symbolise les vies chahutées des jeunes femmes issues des réserves. Mère-adolescente empêtrée dans une relation violente et précaire, sa morne résilience n’a d’égale que la soif émancipatrice de Mikuan. Les deux adolescentes, momentanément unies dans le fantasme d’un foyer à deux tracé sur le sable, s’opposent dans l’expression de leur attachement à la communauté. Kuessipan tire sa force de la nuance qu’il propose sur ces deux destinées. Sans jugement ni complaisance, la cinéaste – adaptant le roman éponyme de Naomi Fontaine – borde avec douceur ces deux existences en conflit. Chacune engendre un rayonnement de la culture innue : si Mikuan décrit, partage et transmet par la poésie l’âme de sa communauté ; « la fille au ventre rond » la fait grandir, exister et maintient en vie celleux que l’homme blanc a tant voulu décimer. Par ailleurs, l’émancipation géographique de Mikuan se heurte aussi à celle sportive de son frère, émérite hockeyeur professionnel en devenir, sur lequel repose une dramaturgie plus appuyée.

Signifiant « À toi » en innu, Kuessipan est une déclaration poétique à sa communauté par Mikuan/Naomi Fontaine. Elle témoigne, par ses mots, de la faculté de créer de la beauté dans des destins brisés par l’Histoire. Comme le « silence du ruisseau sous un mètre de neige », elle creuse doucement le sillon de la fierté innue. Entre ardeur individuelle et force collective, la communauté d’Uashat perd son invisibilité et se dresse courageusement dans un ultime regard caméra.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Fritzi : L’Éveil d’une conscience politique

Sortie nationale le 7 juillet 2021

Fritzi éclot sous le charme bucolique des contes pour enfants, des animaux parcourant la forêt saxonne accompagnés par une musique disneyenne. Au sein de cette nature immuable, un mouvement de caméra laisse apparaître le rideau de fer qui sépare la RDA et la RFA. Frontière retenant les aspirations libertaires des Est-allemands, son caractère infranchissable s’impose tragiquement par un coup de feu entendu au loin qui étrangle la quiétude originelle. La réalité rattrape cette utopie sylvestre et impose une temporalité lugubre : celle de l’été 1989 dans une RDA paranoïaque. Malgré cela, l’Allemagne de l’Est se dessine ensuite sous les yeux candides de Fritzi, jeune collégienne à la sortie d’une enfance pure et innocente. Avec sa meilleure amie Sophie, elles vivent encore dans le cocon de l’âge tendre ne voyant dans l’Ouest que la possibilité d’obtenir du Coca-Cola. 

Fritzi bascule lorsque l’inséparable duo se dissout dans les aléas de l’Histoire. Pour les vacances d’été, la famille de Sophie quitte Leipzig en direction de la Hongrie et confie leur chien Spoutnik – ajouté dans l’adaptation du roman illustré Fritzi war dabei signé par Hanna Schott et Gerda Raidt – à la famille de Fritzi. Néanmoins, à la rentrée scolaire, Sophie est toujours absente. Alors que les rumeurs grossissent autour d’une fuite à l’Ouest, le monde de Fritzi s’écroule progressivement. Dans l’univers de la jeune fille, apparaissent alors des personnages hostiles comme la professeure sévère et injuste Mme Liesegang ou les sournois agents de la Stasi, soigneusement représentés sous les traits d’une seule et même personne au visage passe-partout. Par ces personnages, le film d’animation explicite avec habilité les mécanismes de contrôle sociétal d’un régime totalitaire transformant le réel à sa guise, à l’instar de cette frontière servant à « empêcher les gens de rentrer en RDA ». 

Face à la propagande de ces personnages antagonistes, la quête individualiste de Fritzi cherchant à revoir son amie Sophie se meut au fur et à mesure en un combat populaire pour la liberté. Fritzi est avant tout l’histoire d’une révolution où le destin d’une pré-adolescente rentre en écho avec les vies sacrifiées de milliers d’habitant.e.s de Leipzig. À travers son camarade Bela, Fritzi découvre les réunions politiques clandestines de l’église Nicolas. Retraçant l’histoire de la révolte populaire de Leipzig, l’œuvre de Matthias Bruhn et Ralf Kukula place son intrépide protagoniste au cœur de l’action. Elle devient le symbole d’un peuple allemand uni dans une aspiration commune à une vie meilleure. Les deux réalisateurs procurent à la jeunesse une héroïne à laquelle s’identifier, offrant par sa perspicacité et sa fougue une manière ludique d’appréhender le politique.

Ode à la nécessité d’un combat pour et par le peuple, Fritzi est une œuvre intelligente et ambitieuse qui permet aux jeunes spectateur.rice.s (dès 10 ans) de s’emparer de l’histoire européenne contemporaine. Sans manichéisme, le long-métrage d’animation perçoit avec justesse l’ambivalence des comportements humains, notamment au sein de la familiale de Fritzi perdue entre une nécessaire sécurité dictée par la peur et une vitale envie de liberté inspirée par la témérité de la jeune adolescente. Un goût de révolution pour toute la famille !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Teddy : La Région Sauvage

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 30 juin 2021

Teddy se caractérise par le territoire dans lequel il s’inscrit sauvagement. Le cinéma de Ludovic et Zoran Boukherma s’implante dans les terres catalanes, aux pieds des majestueux Pyrénées. Ce paysage vallonné et sylvestre devient le terrain propice à une chasse au loup(-garou). À la manière dont Bruno Dumont s’était approprié le Nord pour forger l’univers de CoinCoin et les Z’inhumains (2018), les deux frères se servent du territoire, comme espace de croyances et d’aménagement social, pour libérer leur fantastique fantaisie. Dans ce maillage profondément rural, l’autre naît de la peur collective du loup, prédateur isolé qui dévore l’harmonie pastorale. La déviation par le cinéma de genre se mue en un moyen de réinventer le territoire par le biais de son propre folklore, de le rendre perméable et de le faire exister au sein du paysage cinématographique français. Après une séquence d’ouverture typique riche en hémoglobine, Teddy se révèle être une œuvre reposant sur l’irrévérence – notamment envers ce cinéma français qu’il dynamite au sein d’un renouveau du cinéma de genre tricolore impulsé par le succès de Grave (2016) de Julia Ducournau.

Dans la modeste cérémonie de commémoration des morts pour la France durant la Seconde Guerre mondiale qui suit, Teddy (Anthony Bajon) s’insurge face à un cérémoniel de pacotille. Troublant l’ordre public, il regorge d’une vitalité qui insuffle un mouvement et un dynamisme dans ce village apathique encadré par des policiers surannés plus occupés à prévoir leur repas qu’à enquêter sur le loup qui sévit dans les troupeaux environnants. À la fois loup-garou sanguinaire et brebis galeuse exclue, l’écriture du personnage de Teddy est ambivalente. S’il bouscule les fondements sociétaux (travail, famille, ordre), il est également le dernier rempart contre l’exode rural d’une jeunesse qui ne peut envisager l’avenir qu’en-dehors de l’enceinte du village. Rêvant d’une pergola donnant sur la vallée, Teddy occupe le territoire catalan, le réclame et le parcourt tel un loup. Lors de la séquence où il se fait mordre par la créature, l’attaque se joue d’ailleurs hors-champ. S’il devient monstre, c’est en disparaissant dans l’épaisse végétation, en faisant corps avec sa région. 

Dans Teddy, les frères Boukherma construisent également un parallèle entre les mutations du corps de Teddy générées par la mystérieuse morsure et celles dues à l’adolescence. Ironiquement, la pilosité exacerbée allant du globe oculaire à la langue se rattache à cette virilité pilaire caractéristique de l’homme. Les premières craintes de l’entourage du jeune loup-garou en devenir résident justement dans les marqueurs d’une sortie de l’enfance. Pour Pépin Lebref (Ludovic Torrent), le soupçon naît suite au remplacement au petit-déjeuner des traditionnels Chocapic par du fromage de tête. L’art du décalage, exacerbé par les possibilités inouïes du fantastique, donne à Teddy sa saveur si singulière. Dans ce coming-of-age déluré, l’humour sert à déconstruire l’horreur, à coup de sarcasme et d’ironie, qu’elle soit issue du monstre ou de la société – à l’instar de la patronne prédatrice du salon de massage jouée par Noémie Lvovsky. Grâce à un scénario où le mot triomphe, les cinéastes poussent à son paroxysme une certaine banalité du langage qui engendre alors sa propre absurdité, sa propre altérité. Une dimension comique mordante dont la flamboyance compense une mécanique dramatique plus conventionnelle. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Une histoire à soi : La parole manquante

Sortie nationale le 23 juin 2021

Dans la France des années 1950, des enfants passent à travers les différentes étapes de l’adoption au sein d’une institution d’État jusqu’à l’arrivée, tels des sauveurs de la conformité, d’un couple « bien comme il faut » qui donne un foyer aimant à l’un des enfants. En ouvrant Une histoire à soi par cette archive pédagogique, Amandine Gay confronte directement le spectateur à son propre biais sur l’adoption envisagée et déformée via le syndrome du sauveur blanc. Ici, il n’est pas question de parler de la « chance des adopté.e.s » – d’autant plus dans un contexte international d’adoption confortant la domination occidentale et/ou coloniale –, mais de donner la parole aux adopté.e.s pour comprendre ce qu’a été l’adoption pour eux. L’un des adoptés explique que « grâce à eux, nous avons une famille ; mais grâce à nous, ils ont un enfant ». Il s’agit de rééquilibrer le discours entre adoptant.e.s et adopté.e.s pour sortir d’un schéma qui, s’il continue d’être envisagé uniquement par le prisme des adoptant.e.s, efface les histoires antérieures à l’adoption et uniformise les vécus postérieurs à l’adoption des adopté.e.s. 

Pour illustrer les entretiens réalisés auprès de cinq adopté.e.s (Joohee, Mathieu, Anne-Charlotte, Niyongira/Nicolas et Céline) qu’elle utilise exclusivement en voix-off, Amandine Gay parcourt leurs archives familiales, photographies et vidéos amateures, immergeant le spectateur dans l’intimité des familles. La force d’Une histoire à soi est de s’opposer, même dans sa forme, à une histoire institutionnelle. En sanctuarisant l’intime, la réalisatrice propose un récit émotionnel et (donc) politique qui témoigne des violences de la société française. L’œuvre permet aussi de réinterpréter l’image policée des portraits de famille. En accolant les images d’une enfance en apparence forcément heureuse puisqu’immortalisée dans cette volonté et les souvenirs racontés par les adopté.e.s, le documentaire permet à ces derniers de se réapproprier le propre récit de leur enfance et témoigne de la nécessité d’avoir une histoire à soi et pour soi. Adopté originaire du Brésil, Mathieu s’est d’ailleurs construit son identité à travers le dessin, espace où il avait la liberté de s’inventer, et ensuite à travers ses tatouages. Dans l’imagination débordante des enfants adoptés comblant un flou omniprésent, Amandine Gay décèle la présence d’une violence sous-jacente qui n’attend que d’être verbalisée. 

Dans ce récit choral allant du Rwanda à l’Australie qui exprime des trajectoires multiples, une quête identitaire commune émerge qu’iDans ce récit choral allant du Rwanda à l’Australie, une quête identitaire commune émerge malgré des trajectoires multiples. Cette quête, apparaissant à des âges divers, est une première confrontation avec une altérité intérieure primitivement rejetée. Une histoire à soi interroge cette identité double de l’enfant adopté qui oscille entre une famille d’accueil à laquelle il doit se conformer et une famille biologique dont il doit renier l’héritage. Transfuge de race, l’enfant joue alors le rôle du blanc comme le révèle Niyongira/Nicolas qui se disait enfant « je vais tuer le petit rwandais [en moi] ». Dans un aveuglement (in)conscient de la différence raciale, l’enfant se construit alors dans la vision de l’homme blanc. Au moment de découvrir les pays dont ils sont originaires, les adopté.e.s issu.e.s des pays dit « du Sud » manifestent une même crainte face à la précarité mythifiée de leur pays respectif. Au Sri Lanka, Céline avoue qu’elle avait peur de la misère. Au Brésil, Mathieu est le seul adolescent « comme lui » qui n’est pas de l’autre côté du miroir (serveur, cireur de chaussures). En Corée du Sud, Joohee se rassure de voir, ayant intériorisé des préjugés racistes, que tous les Coréens ne lui ressemblent pas.

Éminemment politique, Une histoire à soi devient au fur et à mesure une œuvre militante. Les mots des adopté.e.s se transforment en acte pour défendre une dignité de l’adoption. Chacun.e partage une même volonté de reconstruire un héritage et de transmettre, notamment à la génération suivante, une culture plurielle. Face à la violence du déracinement, Mathieu questionne les rouages administratifs de l’adoption mondiale et prône la mise en place d’une adoption uniquement à une échelle nationale. Les adopté.e.s écouté.e.s par Amandine Gay réclament avant tout une transparence dans ces processus mondiaux d’adoption. Longtemps réduit.e.s au silence, iels sont maintenant les porte-paroles flamboyants de la justice usant des privilèges acquis par l’adoption pour exiger la vérité sur de nombreux trafics d’enfants comme cela fut le cas au Sri Lanka ou en Corée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Gagarine : La Banlieue Céleste

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 23 juin 2021

En 1963, le cosmonaute Youri Gagarine inaugure la cité d’Ivry-sur-Seine qui porte son nom. Le monumental bâtiment de briques rouges est l’un des joyaux architecturaux du bastion communiste de la banlieue parisienne, la « ceinture rouge », qui atteint son apogée politique entre les années 50 et les années 70. À travers ce détour initial par l’archive, Gagarine remémore les liens étroits entre le territoire et le politique qui accompagnaient l’émergence d’une banlieue vue comme un espace brut où se rencontraient l’urbanisme et le socialisme marxiste. Au même titre que la conquête spatiale nourrissant l’imaginaire des habitant.e.s, la cité Gagarine se dresse triomphalement vers le ciel et se veut le symbole d’un progrès social inarrêtable. Cinq décennies plus tard, le dépérissement des structures et le mépris des classes dirigeantes envers la banlieue ont inversé le paradigme. Si l’analogie avec l’astronomie persiste, elle renvoie maintenant à une notion de déclassement via les mots de Youri (Alseni Bathily), un adolescent de 16 ans, qui explique que les banlieues célestes, bien qu’elles brillent moins intensément qu’une étoile, sont nécessaires et vitales à sa survie. 

À l’opposé des rêves en apesanteur de Youri, les habitant.e.s de Gagarine sont immuablement maintenu.e.s sur la terre ferme : littéralement, par les ascenseurs en panne perpétuelle ; structurellement, par leur condition de banlieusard.e. Face à l’abandon politique de l’État, la communauté est le seul moyen d’exister et de lutter. La première partie de Gagarine est une déclaration d’amour, solaire et sincère, à cette utopie sociale de substitution, succédant à celle idéologique des Grands Ensembles, où la solidarité et la débrouillardise règnent en maîtresse. Fanny Liatard et Jérémy Trouilh font le portrait, nécessaire et revigorant, d’une banlieue où les thématiques fétichisées par le cinéma français (la drogue, la violence, la prostitution), tout en n’étant pas niées, ne sont pas constitutives du territoire. Alors que la menace de la destruction s’intensifie, la vie fleurit grâce à un tissu associatif et communautaire qui s’empare de l’espace, des cours (où les résident.e.s se joignent pour admirer une éclipse solaire) aux toits (où se retrouvent des femmes pour danser). Arpentant la cité depuis plusieurs années, les deux cinéastes invitent de véritables ancien.ne.s habitant.e.s à se réemparer de Gagarine et à inscrire dans la postérité de l’image cinématographique la générosité du monde qu’iels s’étaient créé.e.s. 

Dans Gagarine, un adolescent abandonné par sa mère fait office de soleil. Irradiant par sa détermination à sauver ce qui pour lui fait famille (la cité), Youri polarise les espoirs collectifs d’un avenir pour la cité de briques rouges et prêche pour la perpétuation de ce vivre-ensemble. Autour de lui, des personnes en manque d’horizon gravitent : un ami fidèle rempli de bonhomie (Jamil McCraven), une Rom brisant sa solitude (Lyna Khoudri) et un dealer sans futur (Finnegan Oldfield). Face à l’insalubrité généralisée, ils construisent, sous l’impulsion (et l’obsession) de Youri, une autre réalité en mettant à profit les objets laissés par les habitants déjà expulsés. Les appartements vides de Gagarine se métamorphosent en vaisseau spatial. À la manière du John From de João Nicolau (Portugal, 2016), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh invoquent le Réalisme Magique, concept originellement rattaché à la littérature sud-américaine des années 1950 qui figure une construction narrative qui s’amorce dans le réel pour accueillir en son sein un élément irréductible de magie. Là où seul l’amour de Rita permettait de transformer Lisbonne en jungle, c’est la sueur et la résilience de Youri qui permet ce glissement vers une poésie teintée de mélancolie. Gagarine est une œuvre au service de la psyché de son protagoniste.

Par leur mise en scène, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh épousent le désir de Youri de décoller vers les étoiles. Muni.e.s de leur caméra, iels parcourent la cité d’Ivry-sur-Seine pour créer des analogies visuelles entre un solide bâtiment de briques et un aérien vaisseau spatial. Ici, des paraboles pour la télévision deviennent des moyens de garder un contact avec la terre. Là, un habile mouvement de caméra crée la sensation d’un décollage. Ils construisent un nouveau vocabulaire graphique qui permet de réinventer totalement la perception de la banlieue. Soutenus par un remarquable travail sonore, les deux cinéastes extraient l’imposante cité de sa pesante réalité pour lui offrir, le temps d’une dernière aventure, une vie dans les étoiles. À travers cette expédition référencée au sein de l’univers de la science-fiction, Gagarine inscrit la cité éponyme dans l’histoire du cinéma français. Ne pouvant aller à l’encontre de son irrémédiable destruction (amiante), Gagarine est néanmoins sauvée de l’oubli. À l’égal des images d’archive qui l’ouvre, le long-métrage forge une mémoire du collectif atteignant par le biais de la fiction des horizons insoupçonnés. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

143 Rue du Désert : La Gardienne du vide

72e Festival International de Locarno
Prix du meilleur réalisateur émergent
Sortie nationale le 16 juin 2021

Au bord de la route nationale Transsaharienne, un café-restaurant se dresse telle une forteresse. Il s’agit du « royaume de Malika » comme le proclame Maya, une motarde polonaise qui traverse l’Algérie. À l’intérieur, le modique royaume se compose d’une table et de quelques chaises offrant une protection opportune contre la rudesse du désert. Assise avec ses chats, Malika attend patiemment de voir émerger ses clients d’un horizon brouillé par le vent et le sable. À quelques kilomètres de la ville d’El Menia (Algérie), l’exigu commerce est un relais où une majorité d’hommes, routier ou voyageur, peuvent boire un café, acheter du tabac à chiquer ou encore manger une omelette. Au milieu de la pierre environnante, ses quatre murs recueillent les histoires de ces hommes de passages qui disparaissent à nouveau dans le désert algérien. Ils trouvent ici une oreille attentive, celle de Malika que la caméra de Hassen Ferhani ne quitte jamais.

143 Rue du Désert est une déclaration d’amour et de cinéma à cette femme qui irradie par l’énigme de son existence au milieu du vide. « On m’a laissé une place dans ce monde, évidemment que je suis là » rétorque-t-elle à ceux qui posent trop de questions. Depuis 1994, la détermination sans borne de Malika permet à cette oasis de sociabilité de survivre et de traverser l’histoire algérienne, même les années de braise (1991-2002) vécues sous la protection tacite du Borgne qui parlait d’elle comme d’une « sainte ». Dans ce monde d’hommes, elle brille par son indépendance face à toutes formes de domination, patriarcale et/ou capitaliste. Si elle « déteste » les femmes, elle haït encore plus ceux qui les méprisent et les contraignent. Son existence, à elle seule, est un souffle politique. Souveraine incontestable du désert, Malika peuple son royaume de son allégresse et de ses éclats de voix. Elle lutte sans relâche, mais non sans crainte, contre la globalisation qui se profile, depuis l’encadrement de sa porte, par l’immersion des engins de chantier annonçant la construction d’une station-service.

Alors que la concurrence économique s’immisce dans les confins du désert, Malika démontre qu’elle est le centre de cet univers de sable. Depuis sa chaise, elle donne une identité et une histoire à tous ces véhicules anonymes qui parcourt inlassablement les routes algériennes. Chez elle, l’Algérie s’invite tout entière : musiciens, imams, routiers ou simplement des hommes en quête d’espoir. Le 143 rue du désert devient alors le cœur bouillonnant d’une Algérie des oubliés, qui abreuvent de leurs récits et de leurs souvenirs les terres arides du Grand Erg occidental. Depuis la brève apparition du président Boumédiène à la fin des années 1970 lors de l’inauguration de la route, le monde politique a complètement abandonné ce territoire. L’histoire collective qui s’écrit dans 143 Rue du Désert est celle de la précarité généralisée de toute cette classe rurale algérienne. Face à l’augmentation du prix du carburant et la raréfaction du travail, ils en appellent à la providence pour améliorer la situation ou du moins pour empêcher qu’elle ne périclite encore plus. 

 Après les peines et les rêves des hommes travaillant dans les abattoirs d’Alger de Dans ma tête un rond-point (2015), Hassen Ferhani trouve un lieu qui cristallise la résistance populaire d’une Algérie à deux vitesses. 143 Rue du Désert tisse, voire provoque, les liens d’une communauté luttant contre les affres de la mondialisation. Comme Malika, elle existe politiquement par le fait d’être là. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Sound of Metal : Appréhender le « silence »

93e Cérémonie des Oscars
Oscars du meilleur montage et du meilleur son
Sortie nationale le 16 juin 2021

Dès les premières secondes, Sound of Metal justifie son titre par une scène de concert d’un duo métal composé de Ruben (Riz Ahmed) et Lou (Olivia Cook). Dans cette petite salle plongée dans la pénombre, la caméra de Darius Marder se concentre sur les deux artistes. Plaçant dans un quasi hors-champ les spectateurs, elle se focalise de manière organique sur les deux éléments qui composent principalement ce « sound of metal », la batterie frappée par le corps de Ruben et la bouche de Lou d’où sortent les paroles. La musique est envisagée comme un espace personnel qui n’appartient qu’à eux. Ruben et Lou forment sur scène, comme à la vie, un couple fusionnel ayant trouvé dans le nomadisme qu’impose leur profession la manière de se construire un mode de vie bohémien et alternatif dans un van aménagé. Par la séquence idyllique qui accompagne la routine matinale de Ruben – déconstruisant déjà les stéréotypes attachés à l’univers du métal, Marder entame le récit de son looser magnifique : un ancien drogué résolu à la souffrance et résigné à être une victime (de la société et de la vie). 

En s’ouvrant sur un univers profondément sonore, Sound of Metal marque une rupture nette avec la perte d’audition qui émerge dans la vie de Ruben (et par extension dans celle du spectateur). L’œuvre est profondément novatrice dans l’approche de ce double silence frappant le batteur, celui entraîné par la perte auditive et celui imposé par la non-connaissance de la culture sourde. Par sa réclusion dans le foyer créé par Joe (Paul Raci), il amorce une réappropriation sensorielle du monde. Les vibrations parcourant un toboggan permettent, par exemple, un moment de connexion avec un enfant. De même, la musique resurgit par le biais d’une expérience sensible basée sur la cohésion et le mimétisme. Sound of Metal est un récit initiatique sur la nécessité d’ « apprendre à être sourd ». En prenant le temps de construire cet entre-deux entre la culture entendante et la culture sourde, Darius Marder se dresse contre une vision réductrice attachée à cette dernière. Ici, les personnages clament qu’ils ne sont pas handicapés et surtout qu’ils n’ont pas besoin d’être réparés. 

Avec justesse, l’œuvre pose la question du dilemme propre aux nouveaux sourds : l’acceptation plénière de sa condition de sourd ou la possibilité d’une opération amenant l’espoir d’entendre à nouveau. Le « sound of metal » n’est alors plus celui de la musique jouée avec sa bien-aimée, mais ce son robotique et métallique reconstitué par ondes électriques. Alors que ce dilemme aurait été une fin suffisante répondant à cette volonté de portraitiser une multiplicité des destins de la communauté sourde, Sound of Metal s’affadit dans une ultime partie complexifiant inutilement le récit. Dans une tentative de reconquête sentimentale, Ruben se heurte au microcosme bourgeois dans lequel a évolué Lou par le biais de son père (Mathieu Amalric). Dénaturant la première partie romantisée du film, ces enjeux classistes apportent une dramatisation exacerbée doublant la distance « auditive » entre les personnages d’une distance économique non-nécessaire (faisant de la pratique musicale une « lubie »).

Malgré cette dernière partie, Sound of Metal reste une œuvre essentielle dans sa magnifique appréhension de la culture sourde, de ses difficultés comme de ses joies. Entouré d’acteurs et d’actrices étant membres de la sourde, Riz Ahmed accompagne, par la richesse infinie de son jeu, cette incursion cinématographique bâtie sur l’introspection de l’âme et sur l’expérience du corps. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

The Last Hillbilly : Histoire de la violence

ACID Cannes 2020
Sortie nationale le 9 juin 2021

Au cœur des Appalaches, le présent est embourbé dans un passé tenace incrusté par les vestiges rouillés d’une vie industrielle. Dans le nord du Kentucky, un siècle d’extraction du charbon a radicalement défiguré l’horizon. Avec ses enfants, Brian Ritchie décrit le paysage en citant les différentes mines où se sont esquintées plusieurs générations d’hommes de sa famille. Il est le « dernier » des Hillbillies, ces « péquenauds » caricaturés par leur manque d’éducation et rendus responsables de la montée au pouvoir de Donald Trump en 2016. Déserté par les siens et abandonné par les pouvoirs publics américains, le Kentucky – signifiant cruellement « terre de demain » en iroquois – repose, comme l’histoire du reste des Etats-Unis, sur un génocide : « nos ancêtres tuèrent plus que des âmes » avertit Brian. La terre s’est gorgée de cette violence et de cette hostilité. Dans The Last Hillbilly, la mort n’est jamais loin qu’il s’agisse d’une épidémie touchant les cervidés à l’été 2016, d’un veau noyé dans une mare, d’un poisson nommé post-mortem « Edward III » ou d’un frère perdu trop tôt. 

Dans cet environnement menaçant, le hillbilly est obligé de survivre. Lorsqu’une bûche casse le pied du jeune Austin, Brian répète inlassablement « je sais que ça fait mal, mais il faut que tu sois fort ». Être « fort », c’est savoir endurer dans sa chair, et dans la continuité de ses ancêtres, la dureté de la vie. Le format carré choisi par Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe neutralise l’immensité de la nature ambiante et se concentre sur les corps, en attente et en souffrance. Alors que Brian raconte les multiples récits de ses amis marqués par la violence (domestique et/ou psychologiques), son corps se découvre et se présente couvert de cicatrices multiples. « On ne devrait pas être en vie, on devrait être morts » clament-ils avec un ami devant une paroi rocheuse escarpée qu’ils avaient l’habitude de grimper étant enfant. Face à la pierre, la mémoire physique a gardé le souvenir des gestes que leurs corps abîmés ne peuvent plus accomplir. Ces hommes sont issus d’un monde différent, unique à l’échelle nationale, où il était encore nécessaire de cultiver et de chasser sa propre nourriture dans les années 1990. Se décrivant comme « caveman » (homme préhistorique), ils sacralisent les trophées de chasse qui ornent la maison et qui rappellent la trace de ceux qui les ont précédés.

Dans ces vies précaires où le nous est primordial qu’il symbolise la famille ou le groupe sociologique, l’héritage est un fardeau forgé dans la peur, l’inquiétude et la perte. « Que je sois celui qui s’inquiète en silence pendant qu’ils rêvent » confesse avec douceur Brian lorsqu’il envisage l’avenir de ses enfants. La voix de Brian habite chaque parcelle de The Last Hillbilly, devenant aussi familier que les cris des coyotes se répondant en écho à travers les vallées des Appalaches. La beauté et la force de l’œuvre de Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe résident dans la mise en exergue, et en images, de cette voix profonde et mélodieuse qui chante le destin tragique d’une population oubliée de l’Amérique blanche. Poète du néant, Brian livre un portrait mélancolique et sensible d’une existence où la liberté et la violence s’entrechoquent immuablement. Les cinéastes offrent un écrin cinématographique à cette parole singulière, appuyant par la richesse de la production sonore et par la délicatesse de la mise en scène cette atmosphère en constant basculement entre le bouillonnement de la vie et la langueur de la monotonie.   

Cette « terre de demain » est aussi celle de la génération en devenir composée des enfants des Ritchie qui parcourent le troisième et dernier chapitre de The Last Hillbilly. Ils tentent de se réapproprier cet espace marqué du sceau de l’ « ennuyation éternelle » où leur père dit avoir été « le dernier enfant libre en Amérique », livré à la nature et la communauté. Or, cette nouvelle génération souffre de la facture technologique née avec eux et qui comble les silences de l’autarcie. Lorsqu’ils ne sont pas rivés sur leurs écrans, ils partent à l’assaut du territoire, plongeant dans ses eaux fraîches, et des possibilités agricoles, cherchant les miettes d’un amusement jamais vraiment là dans une benne à grains malheureusement déjà vide. Dans cet endroit où les deux seules activités sont « marcher et dormir », l’avenir devient un horizon flou et limité à quelques métiers énoncés sans conviction (serveuse, institutrice, pharmacienne ou avocate). Alors que la réussite n’est envisagée qu’à travers la fuite de ce microcosme, ils ne leur restent qu’à canaliser leur colère et leur frustration comme cet enfant hurlant aux étoiles sous un orage qu’il « [emmerde] les extraterrestres ». 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Possessor : Un tueur dans la peau

Festival international du film fantastique de Gérardmer 2021
Grand Prix
Sortie nationale (VOD) le 14 avril 2021

Huit ans après le prometteur Antiviral (2013), Brandon Cronenberg replonge dans son obsession pour le body horror et réhabilite la chair, et l’hémoglobine qui en sort, comme axe narratif. Au-delà des incubations de virus provenant de célébrités de son premier long-métrage, il poursuit ses interrogations philosophiques et horrifiques sur la transmission et la contamination. Ici, Tasya Vos (Andrea Riseborough) est l’agente d’une organisation secrète qui s’approprie le corps d’innocent.e.s pour assassiner des cibles choisies par des client.e.s fortuné.e.s. Le cinéaste canadien déforme ainsi par le biais d’une pensée capitaliste des avancées médico-technologiques fictives. Il contourne la question artificielle de la technique pour proposer une réflexion en filigrane sur l’immersion d’un corps étranger dans son environnement – à travers cette société chargée de surveiller et d’analyser les intérieurs des consommateur.trice.s à leur insu – ou plus littéralement dans sa propre psyché.

Dans une temporalité indistincte mêlant rétro et futurisme, Possessor livre une variation vertigineuse sur l’identité, sa quête comme sa perte. Bien qu’elle subisse des interrogatoires mémoriels cliniques où un champ-contrechamp désaxé devient le symbole d’une communication rendue aveugle par la bureaucratie et le rendement économique, la propre personnalité de Tasya se parasite et se dénature. Dans une séquence signifiante, l’agente s’arrête devant chez elle, où l’attendent son mari et son fils, et se réapproprie sa manière de parler et d’articuler. Brandon Cronenberg dissèque les comportements linguistiques et sociaux afin de construire une étrangeté autour même des comportements jugés naturels. Il déconstruit l’humanité pour la rendre pathologique et pour annihiler toute forme de compassion. Par l’intermédiaire du cinéma, le cinéaste édifie un médium absolu pour figurer une schizophrénie narrative et figurative. Le corps de Tasya et celui de son hôte Colin Tate (Christopher Abbott) forment le territoire d’une lutte psychique « invisible ». Littéralement habité.e.s, les comédien.ne.s fusionnent des approches de jeu antithétiques, primitive et viscérale, et laissent la caméra de Brandon Cronenberg saisir les imperceptibles variations identitaires. 

Toutefois, cet espace de possession permet à Brandon Cronenberg de façonner et de boursoufler la matière même de l’image cinématographique. Autant pour figurer cet entre-monde métaphysique que pour dépeindre une réalité constamment fuyante, il expérimente avec Karim Hussain, directeur de la photographique, des (très) gros plans utilisant le flou et la compartimentation du corps humain pour amener une certaine abstraction. Dans une quête figurative bouillonnante, Possessor cherche sans relâche à déposséder l’image d’un sens simplement figuratif. Privilégiant les effets mécaniques à la facilité des effets numériques (néanmoins présents partiellement), le cinéaste canadien témoigne au cœur même de l’image de la cohabitation schizophrénie entre Tasya et Colin en démultipliant, décomposant, superposant, saturant. De manière quasi-chirurgicale, il construit un répertoire visuel cauchemardesque atteignant son paroxysme dans un masque de peau déformé dans lequel l’humanité n’est plus qu’évoquée. Frankenstein formel, Possessor veut créer de l’impact et habiter l’imaginaire cinématographique de son spectateur à l’instar de cette séquence splendide de transplantation psychique rappelant, à l’inverse, la séquence d’ouverture de Under the Skin (Jonathan Glazer, 2014). 

Le dépouillement des enjeux narratifs de Possessor sert de soupape aux expérimentations baroques et horrifiques. Chez Brandon Cronenberg comme chez ses personnages, le geste accède à une forme d’épure. La violence qui accompagne ce geste se meut en une pulsion naturelle, sous-jacente chez l’être humain, qui reste l’unique arme (pour et contre soi) pour dérégler les engrenages d’un monde asservi et aseptisé.  

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien