American Sniper : Captain America

American Sniper, Clint Eastwood

Avec plus de 320 millions de dollars au box-office américain, la vivacité d’American Sniper pourrait surprendre dans un paysage cinématographique habituellement écrasé par les blockbusters de super-héros. Si l’œuvre séduit les masses, c’est qu’elle répond à un double besoin de la société américaine : celui de mettre en avant un homme providentiel chargé de sauver la nation (film de super-héros) et celui de créer des martyrs de la barbarie contemporaine (biopic américain). L’histoire de Chris Kyle conjugue les deux et amplifie leur dimension par la véracité des évènements. L’œuvre de Clint Eastwood s’insère alors pleinement dans la logique du portrait de super-héros en reprenant les schémas narratifs de ce genre à part entière. American Sniper s’ouvre sur les origines du pouvoir avec la prise de conscience des responsabilités que cela implique à travers une scène de chasse entre Chris Kyle (Bradley Cooper), enfant, et son père. S’en suit l’apparition de « super-vilains » qui mettent à feu et à sang le monde comme le conçoit Kyle (americanocentré) à travers les attentats de Nairobi/Dar es Salaam (1998) et New-York (11 Septembre 2001) et amorce l’utilisation de ce « pouvoir » à travers une préparation spéciale au sein d’un groupe, le SEAL. C’est ensuite sur le terrain que super-Kyle se forge une réputation qui débouche sur une reconnaissance au travers d’un surnom : « La légende ».

American Sniper, Clint Eastwood

Néanmoins, American Sniper serait-il uniquement le récit patriotique d’un héros contemporain faisant vibrer la figure du « gendarme du monde » ? Si Chris Kyle intéresse Clint Eastwood, c’est justement dans la construction sociale de son patriotisme. Il synthétise l’évolution de l’homme américain sur plusieurs siècles au sein même de sa trajectoire de vie. Du cowboy qui prône avant tout la propriété et le rapport à la virilité (rodéo, chasse) au self-made-man qui se construit dans un cercle familial (avec son frère) en cherchant une gloire et de l’adrénaline à travers des concours de rodéos, il est l’archétype même de l’américain sudiste moyen ou du moins de ses ambitions et valeurs. Une figure qui se retrouve confrontée à la mondialisation de l’espace médiatique (par le biais des attentats), et donc de l’espace dans lequel il peut entrer en action, qui entraîne un agrandissement de l’échelle de sa volonté de protection : de la propriété à la nation, de l’individu à la communauté à laquelle il appartient. Chris Kyle est cet homme qui cherche à sauver la veuve et l’orphelin et aime la « bagarre » (comme il le dit au militaire avant de s’engager) comme valeur masculine approuvée socialement. Il symbolise le passage d’une société de cowboys à une société de soldats dans lesquelles coexistent une volonté absolue de défense et l’idée d’une suprématie individuelle face à l’autre, le « barbare », quelle que soit sa provenance.

American Sniper, Clint Eastwood

Ce basculement, Clint Eastwood l’exprime en un simple montage signifiant (l’un des plus vibrants des dernières années). Chris Kyle scrute à travers la lorgnette de son sniper un enfant irakien potentiellement dangereux. Mais alors qu’il appuie sur la gâchette, le réalisateur américain nous renvoie à sa première victime : un cerf à l’âge de sept ans qu’il vise à la perfection. Le rapprochement est édifiant puisqu’il pose directement les bases de la philosophie américaine et de son rapport à l’arme. Il y a le chasseur et la proie sans aucune intégration d’affects en dehors de l’adrénaline. L’enfant s’inscrit dans une socialisation qui intègre la violence, et le détachement à cette dernière, puisque son père lui apprend à manier une arme – tout comme il le fera avec son fils qui « garde la maison » en son absence –. « Ne laisse jamais ton fusil » lui prodigue son père une fois le cerf abattu comme si l’arme était la prolongation de l’homme en tant qu’entité victorieuse. L’arme devient une manière de définir l’homme. Lorsqu’il surprend sa petite-amie avec un autre homme, l’amant tient à reprendre son chapeau et son fusil comme reliquat de sa masculinité, de sa propre identité. Néanmoins, l’instrumentalisation de la violence n’est pas exsangue d’un certain moralisme emprunt de valeurs chrétiennes : il ne fait pas être un « loup » (agressif), une « brebis » (le chétif, le commun) mais un « chien de garde » comme le prononce le père de Chris Kyle avec une effrayante dureté. Les jalons de la société américaine sont ainsi posés dans l’imaginaire de Chris Kyle : il faut défendre quel qu’en soit le prix et en faire un leitmotiv.

American Sniper, Clint Eastwood

Ces principes acquis durant sa socialisation primaire vont ensuite être exacerbés au sein d’une institution qui cherche à faire de l’homme un instrument : l’armée. Auprès des SEAL – un groupe d’élite extrêmement rude –, Chris Kyle utilise sa violence autrement en retirant une estime des personnes extérieures à l’armée. Il trouve justement par cette violence une place dans la société qui conforte le sentiment de devoir servir la nation. Il se crée, avec ses camarades, un groupe de sociabilité propre à cet environnement (« mon frère » à ses compagnons d’armes) qui prend le pas sur sa famille « réelle » : « je vous emmerde tous » prononce son frère avant de disparaître de l’histoire. Il devient auprès de ce socle social un instrument de l’ordre, celui qu’il pense défendre, à tel point que son formatage l’empêche d’être humain. Il n’est plus Chris Kyle, mais la « légende » – l’outil de défense pétri d’orgueil de la nation américaine. « Je veux que tu redeviennes humain » clame alors Tanya Kyle (sa femme, Sienna Miller) signifiant le détachement de la réalité d’un homme justement en prise directe avec cette dernière. Une autre scène s’impose ici comme clé dans la compréhension d’American Sniper : Chris Kyle regarde fixement la télévision tandis que des bruits de combat emplissent la pièce, mais lorsque Clint Eastwood fait le contre-champs la télévision se retrouve éteinte.

American Sniper, Clint Eastwood

La guerre est omniprésente dans American Sniper, car elle devient littéralement Chris Kyle. Lorsqu’un psychologue le questionne sur les personnes qu’il a tuées (près de 255 selon l’armée américaine), Chris Kyle n’éprouve qu’un remords envers les « hommes qu’(il n’a) pas sauvé ». Faut-il y voir l’idée que ces victimes n’ont pas assez de consistances pour exister pleinement comme être humain ? Aucunement, simplement le fait qu’il répond à la logique militaire. Il est détaché de toute considération morale puisque son but n’est pas d’être mais de faire. On peut néanmoins critiquer Clint Eastwood sur l’image qu’il donne de l’opposition irakienne barbarisée au possible (« le boucher » tuant avec une perceuse). Mais est-ce de la propagande américaine ou simplement la vision manichéenne que l’armée fait couler dans les veines de Chris Kyle ? La position d’American Sniper est assez équivoque sur la position du sniper en refusant de faire des trophées des victimes mais en acceptant de construire une légende autour d’un nombre (une manière d’euphémiser). C’est à l’ambivalence même du rôle soldat que Clint Eastwood donne corps : la responsabilité revient-elle à celui qui tire ou à celui qui en a donné l’ordre ?

American Sniper, Clint Eastwood

Néanmoins, American Sniper pèche dans la mise en image de cette ambivalence dans les (trop) nombreuses scènes de guerre. En privilégiant les codes simplistes (académiques ?) du western à la moindre occasion, Clint Eastwood amène une lourdeur – voire un didactisme par l’image – alors justement qu’il cherche à dégager une légèreté propice à la réflexion. Cherchant à rentabiliser les capacités d’action de son récit, il en perd son sujet : celui d’élaborer un regard sur la position du soldat, son instrumentalisation qui empêche le retour à la réalité dans sa banalité.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Jersey Boys : La rançon de la Gloire

Jersey Boys, Clint Eastwood

Archétype du cinéma américain, le genre du Biopic a servi de vitrine à une société capitaliste utopiste où l’argent se place (naïvement) seulement du côté du talent. En symbole de la réussite du self-made-man, ces magistra vitae apportaient le lien manquant entre l’optimiste fantasme du rêve américain pour le spectateur et sa possible réalisation illustrée par le sujet. Cependant, les stigmates de la crise marquent une nécessité de s’approprier différemment ces destins hors-normes en les détachant, consciencieusement, de la quête prophétique du happy-end si chère aux spectateurs américains tentant d’oublier la désagrégation de leur société et de ses symboles. Ainsi après le délitement affectif de Liberace (Soderbergh), le pathétique récit en miroir de Lovelace (Epstein) et la froide névrose de Llewyn Davis (Coen), c’est Clint Eastwood qui se penche sur l’envers d’un destin « à l’américaine » : celui du mythique groupe des Four Seasons.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Le Pape du « faits réels » continue ainsi la déstructuration du modèle narratif du Biopic, centré sur l’accomplissement, qu’il avait entrepris avec l’ultra-académique J. Edgar. Eastwood focalise son récit, comme le musical qu’il adapte, non pas sur l’ascension fulgurante du groupe mais sur les ressentiments de ces membres. Œuvre intimiste, Jersey Boys devient une sorte de confession touchante que le réalisateur rend palpable par les apartés des personnages s’adressant directement aux spectateurs pour raconter leur histoire sans intermédiaire. Se dégage alors une double musicalité : celle enjouée de la réussite du groupe (ponctuée de leur propre musique à travers des scènes sans faute de concerts ou d’enregistrements) ; et celle maussade, tel un requiem, des êtres qui souffrent justement de cette réussite à travers la dislocation d’un groupe en perdition, l’isolement familial ou affectif. De ce dualisme discret – puisque seulement suggérer –  émane une atmosphère nostalgique de la période pré-succès où le bonheur résidait encore dans la construction d’un foyer, et donc d’une identité. Jersey Boys dresse le portrait de techniciens, indubitablement doués, réussissant par l’amour du travail bien fait mais n’étant pas prédestinés à être des stars.

Jersey Boys, Clint Eastwood

D’une fluidité déconcertante et d’une perfection plastique, Jersey Boys ne souffrirait-il pas d’être trop lisse ? Le cas Eastwood est problématique dans l’approche que je pourrais avoir d’un bon réalisateur. Le vétéran (84 ans) est progressivement devenu la représentation même du classicisme, et donc de l’école des Oscars qui l’a déjà adoubé à deux reprises (Impitoyable en 1993, Million Dollar Baby en 2005). Il prône une mise en scène sans grandiloquence mais qui se révèlent finalement au plus proche de son sujet. Clint Eastwood ne cherche pas à faire du réalisateur un artificier en soi mais plutôt un serviteur d’un scénario (pièce angulaire de ses œuvres) porté par des acteurs toujours justes (ici, ce sont les comédiens du musical qui reprennent brillamment leur rôle). Prêchant une sorte de réalisme au sein d’un cinéma « miroir du monde », la caméra d’Eastwood évolue pourtant au contact de la musique des Four Seasons en privilégiant des longs travellings dans les rues reconstituées du New Jersey des années 1950/60 avant de se confiner progressivement dans des lieux clos. Il apporte à son cinéma un mouvement qui fait du réalisateur, ici, une entité particulière – une sorte de confident qui absorbe les apartés confessionnels de ses protagonistes.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Jamais véritablement audacieux, mais jamais dans l’erreur, que pouvons-nous réellement reprocher au plus américain des réalisateurs ? Jersey Boys est certes une œuvre assez mineure dans la filmographie d’Eastwood, mais elle reste une goûteuse balade musical, et une douce critique du star-system américain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Que garder des années 2000 ?

Récemment, j’ai sollicité votre opinion pour réaliser un sondage : « quels sont les films des années 2000 qui vous ont le plus marqué ? ». Vous avez été plus d’une vingtaine à me faire part de vos coups de cœur, je vous remercie. Je vous dévoile ainsi les films qui sont pour vous les plus audacieux, les novateurs, les plus cultes.

1. In the Mood for Love, Wong Kar-Wai (Hong-Kong, 2000)

In the Mood for Love, Wong Kar-Wai

2. Le Seigneur des Anneaux : la Communauté de l’Anneau, Peter Jackson (Etats-Unis/Nouvelle-Zélande, 2001)

Le Seigneur des Anneaux : la Communauté de l'anneau, Peter Jackson

3. Kill Bill : volume 1, Quentin Tarantino (Etats-Unis, 2003)

Kill Bill : volume 1, Quentin Tarantino

4. Le Seigneur des Anneaux : le Retour du Roi, Peter Jackson (Etats-Unis/Nouvelle-Zélande, 2003)

Le Seigneur des Anneaux : le Retour du Roi, Peter Jackson

5. Le Seigneur des Anneaux : les Deux Tours,  Peter Jackson (Etats-Unis/Nouvelle-Zélande, 2002)

Le Seigneur des Anneaux : les Deux Tours

6. Le Voyage de Chihiro, Hayao Miyazaki (Japon, 2001)

Le Voyage de Chihiro, Hayao Miyazaki

7. Valse avec Bachir, Ari Folman (Israël, 2008)

Valse avec Bachir, Ari Folman

8. Good Bye, Lenin !, Wolfgang Becker (Allemagne, 2002)

Good Bye, Lenin !, Wolfgang Becker

9. Gran Torino, Clint Eastwood (Etats-Unis, 2008)

Gran Torino, Clint Eastwood

10. Million Dollar Baby, Clint Eastwood (Etats-Unis, 2004)

Million Dollar Baby, Clint Eastwood

Votre classement montre plusieurs tendances. Le retour d’une cinéphilie des blockbusters avec la présence des 3 volets du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson,. En effet, les années 2000 sont marquées par l’arrivée de véritables réalisateurs déjà encensés pour d’autres œuvres : Christopher Nolan révolutionne Batman, Sam Raimi s’en prend à Spider-man, Chris Columbus adapte Harry Potter. Voilà que des œuvres que vous avez mentionnées. Le spectateur peut alors enfin conjuguer divertissement et plaisir cinéphile comme dans les années 1970-80 avec George Lucas, Steven Spielberg ou Chris Columbus (déjà).

Les années 2000 marquent aussi l’éclosion d’une animation plus mature. Le monopole du style Disney s’effrite déjà : les Studios Ghibli de Miyazaki et Pixar amènent une nouvelle concurrence. Un cinéma qui dépasse la sphère de l’enfance et qui atteint même les festivals de cinéma puisque Le Voyage de Chihiro est présenté à Berlin, Valse avec Bachir à Cannes tout comme Persépolis et Les Triplettes de Belleville que vous avez aussi plébiscité. L’animation entre également dans un service de mémoire dont dispose le cinéma.

Les années 2000 sont également le théâtre d’un passage de relais au sein des réalisateurs américains. Seul Clint Eastwood parvient encore à atteindre des sommets critiques et publics, il réalise durant les années 2000 ses plus grands films qui installent son style à Hollywood presque en modèle. Les vieux de la vieille sont remplacés par de jeunes réalisateurs qui confirment leur succès des années 2000 comme Quentin Tarantino ou les Frères Coen. Mais c’est surtout de nouveaux visages qui deviennent des références : Peter Jackson, Christopher Nolan, James Gray, Sofia Coppola. Il en est de même en France avec Michel Gondry, Jacques Audiard, Michel Hazanavicius ou Maïwenn.

Je vous fais d’ailleurs part du classement des réalisateurs :

1. Peter Jackson – Trilogie Le Seigneur des AnneauxKing-Kong
(4 longs-métrages, 14 votes)

2. Clint Eastwood – Million Dollar BabyGran TorinoLettres d’Iwa Jima
(3 longs-métrages, 7 votes)

3 ex-aequo. (3 longs-métrage, 4 votes)
Pedro Almodovar – VolverLa Mauvaise EducationEtreintes Brisées
Jacques Audiard – Un ProphèteDe Battre mon coeur s’est arrêtéSur mes lèvres

5 ex-aequo. (3 longs-métrages, 3 votes)
Alejandro Gonzales Inarritu – Babel, 21 Grammes, Amours Chiennes
Christopher Nolan – Memento, Le Prestige, The Dark Knight

7. Wong Kar-Wai – In the Mood for Love, My Blueberry Nights
(2 longs-métrages, 7 votes)

8. Quentin Tarantino – Kill Bill, Inglorious Basterds
(2 longs-métrages, 6 votes)

9. Chris Columbus – Harry Potter 1, Harry Potter 2
(2 longs-métrages, 4 votes)

10 ex-aequo. (2 longs-métrages, 3 votes)
Michel Gondry – Eternal Sunshine of the Spotless Mind, La Science des Rêves
Paul Thomas Anderson – There Will Be Blood, Magnolia

Pour finir, je vous dévoile le podium des longs-métrages français qui font également part des mêmes remarques.

1. Persépolis, Marjane Satrapi, Vincent Peronnaud (2007)

2. Un Prophète, Jacques Audiard (2009)

3. OSS 117 – Le Caire, nid d’espion, Michel Hazanavicius (2006)

Je vous remercie une nouvelle fois, je vous dévoilerai prochainement le top 10 du Cinéma du Spectateur.