Nadia, Butterfly : Sortir la tête de l’eau

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 4 août 2021

À 23 ans, Nadia est une nageuse de l’équipe olympique canadienne lors des Jeux de Tokyo (2020). Au cours d’une conversation animée avec ses coéquipier.e.s, la jeune femme déclare avec impétuosité que la natation est un sport profondément individualiste pratiqué par des athlètes par essence égoïstes. À travers cette vision amère, un relais ne se réduit finalement qu’à la rencontre narcissique de quatre individualités cherchant, même dans l’encouragement de l’autre, leur propre consécration. Suivant formellement cette logique, Nadia, Butterfly bouleverse entièrement les représentations de la compétition sportive dans les œuvres cinématographiques sur le sport. La caméra de Pascal Plante s’oppose à figurer le concours olympique comme une messe sportive partagée entre l’athlète et le public. Ici, la course est une expérience profondément solitaire qui n’existe que par et pour Nadia. Le cinéaste québécois filme au plus près du corps de la nageuse en accompagnant son effort – notamment en privilégiant le plan-séquence autour ou dans le bassin. 

Le titre Nadia, Butterfly se lit comme une injonction où les deux mots, le prénom et la discipline, ne peuvent exister l’un sans l’autre. Nadia (Katerine Savard) est, pour elle comme pour les autres, uniquement une nageuse de papillon. Le long-métrage questionne cette impossibilité d’appréhender le monde autrement qu’à travers les lunettes de natation. Alors qu’elle s’apprête à prendre une retraite prématurée après cette ultime course olympique, Nadia doit réinventer à la fois sa vie et son identité. Souhaitant entreprendre des études de médecine, la nageuse juge durement l’ambivalence de la place du sport dans sa vie, à la fois moteur et frein de ses envies et de ses désirs. Tandis qu’une kinésithérapeute lui avoue qu’elle n’a jamais connu une personne si jeune ayant autant voyagé, la jeune femme lui rétorque qu’elle ne connaît malheureusement de ces destinations que les piscines. Le scénario de Pascal Plante cultive une commode binarité en opposant à l’ascétique protagoniste le personnage jovial de Marie-Pierre (Ariane Mainville), acolyte décomplexée fendant la carapace construite par Nadia.

Accompagnée de cette dernière, Nadia flâne et se confronte à la ville de Tokyo. Néanmoins, il s’agit d’une ville factice où la présence olympique est omniprésente. De bar en soirée, les sportif.ve.s forment un microcosme impénétrable où seules varient les nationalités et les disciplines. Pascal Plante révèle une autre réalité, apportant excès et débauche, loin des images policées captées par les caméras officielles du comité olympique. Dans cette deuxième partie plus convenue autant dans le fond que la forme, Nadia, Butterfly se manifeste pleinement comme un récit d’émancipation pour cette jeune femme brisant le carcan de la contraignante pratique sportive à haut niveau. Face à cette effervescence ostentatoire, le cheminement de Nadia se construit in fine dans ses propres silences et dans une attention accrue à la banalité de la vie (comme ces bruits enregistrés de talons sur le béton tokyoïte). Parfois anecdotique, Nadia, Butterfly se distingue parmi les nombreux portraits de sportifs, fictifs ou non, en plaidant pour l’athlète qui a le courage de renoncer. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Une histoire à soi : La parole manquante

Sortie nationale le 23 juin 2021

Dans la France des années 1950, des enfants passent à travers les différentes étapes de l’adoption au sein d’une institution d’État jusqu’à l’arrivée, tels des sauveurs de la conformité, d’un couple « bien comme il faut » qui donne un foyer aimant à l’un des enfants. En ouvrant Une histoire à soi par cette archive pédagogique, Amandine Gay confronte directement le spectateur à son propre biais sur l’adoption envisagée et déformée via le syndrome du sauveur blanc. Ici, il n’est pas question de parler de la « chance des adopté.e.s » – d’autant plus dans un contexte international d’adoption confortant la domination occidentale et/ou coloniale –, mais de donner la parole aux adopté.e.s pour comprendre ce qu’a été l’adoption pour eux. L’un des adoptés explique que « grâce à eux, nous avons une famille ; mais grâce à nous, ils ont un enfant ». Il s’agit de rééquilibrer le discours entre adoptant.e.s et adopté.e.s pour sortir d’un schéma qui, s’il continue d’être envisagé uniquement par le prisme des adoptant.e.s, efface les histoires antérieures à l’adoption et uniformise les vécus postérieurs à l’adoption des adopté.e.s. 

Pour illustrer les entretiens réalisés auprès de cinq adopté.e.s (Joohee, Mathieu, Anne-Charlotte, Niyongira/Nicolas et Céline) qu’elle utilise exclusivement en voix-off, Amandine Gay parcourt leurs archives familiales, photographies et vidéos amateures, immergeant le spectateur dans l’intimité des familles. La force d’Une histoire à soi est de s’opposer, même dans sa forme, à une histoire institutionnelle. En sanctuarisant l’intime, la réalisatrice propose un récit émotionnel et (donc) politique qui témoigne des violences de la société française. L’œuvre permet aussi de réinterpréter l’image policée des portraits de famille. En accolant les images d’une enfance en apparence forcément heureuse puisqu’immortalisée dans cette volonté et les souvenirs racontés par les adopté.e.s, le documentaire permet à ces derniers de se réapproprier le propre récit de leur enfance et témoigne de la nécessité d’avoir une histoire à soi et pour soi. Adopté originaire du Brésil, Mathieu s’est d’ailleurs construit son identité à travers le dessin, espace où il avait la liberté de s’inventer, et ensuite à travers ses tatouages. Dans l’imagination débordante des enfants adoptés comblant un flou omniprésent, Amandine Gay décèle la présence d’une violence sous-jacente qui n’attend que d’être verbalisée. 

Dans ce récit choral allant du Rwanda à l’Australie qui exprime des trajectoires multiples, une quête identitaire commune émerge qu’iDans ce récit choral allant du Rwanda à l’Australie, une quête identitaire commune émerge malgré des trajectoires multiples. Cette quête, apparaissant à des âges divers, est une première confrontation avec une altérité intérieure primitivement rejetée. Une histoire à soi interroge cette identité double de l’enfant adopté qui oscille entre une famille d’accueil à laquelle il doit se conformer et une famille biologique dont il doit renier l’héritage. Transfuge de race, l’enfant joue alors le rôle du blanc comme le révèle Niyongira/Nicolas qui se disait enfant « je vais tuer le petit rwandais [en moi] ». Dans un aveuglement (in)conscient de la différence raciale, l’enfant se construit alors dans la vision de l’homme blanc. Au moment de découvrir les pays dont ils sont originaires, les adopté.e.s issu.e.s des pays dit « du Sud » manifestent une même crainte face à la précarité mythifiée de leur pays respectif. Au Sri Lanka, Céline avoue qu’elle avait peur de la misère. Au Brésil, Mathieu est le seul adolescent « comme lui » qui n’est pas de l’autre côté du miroir (serveur, cireur de chaussures). En Corée du Sud, Joohee se rassure de voir, ayant intériorisé des préjugés racistes, que tous les Coréens ne lui ressemblent pas.

Éminemment politique, Une histoire à soi devient au fur et à mesure une œuvre militante. Les mots des adopté.e.s se transforment en acte pour défendre une dignité de l’adoption. Chacun.e partage une même volonté de reconstruire un héritage et de transmettre, notamment à la génération suivante, une culture plurielle. Face à la violence du déracinement, Mathieu questionne les rouages administratifs de l’adoption mondiale et prône la mise en place d’une adoption uniquement à une échelle nationale. Les adopté.e.s écouté.e.s par Amandine Gay réclament avant tout une transparence dans ces processus mondiaux d’adoption. Longtemps réduit.e.s au silence, iels sont maintenant les porte-paroles flamboyants de la justice usant des privilèges acquis par l’adoption pour exiger la vérité sur de nombreux trafics d’enfants comme cela fut le cas au Sri Lanka ou en Corée.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

Possessor : Un tueur dans la peau

Festival international du film fantastique de Gérardmer 2021
Grand Prix
Sortie nationale (VOD) le 14 avril 2021

Huit ans après le prometteur Antiviral (2013), Brandon Cronenberg replonge dans son obsession pour le body horror et réhabilite la chair, et l’hémoglobine qui en sort, comme axe narratif. Au-delà des incubations de virus provenant de célébrités de son premier long-métrage, il poursuit ses interrogations philosophiques et horrifiques sur la transmission et la contamination. Ici, Tasya Vos (Andrea Riseborough) est l’agente d’une organisation secrète qui s’approprie le corps d’innocent.e.s pour assassiner des cibles choisies par des client.e.s fortuné.e.s. Le cinéaste canadien déforme ainsi par le biais d’une pensée capitaliste des avancées médico-technologiques fictives. Il contourne la question artificielle de la technique pour proposer une réflexion en filigrane sur l’immersion d’un corps étranger dans son environnement – à travers cette société chargée de surveiller et d’analyser les intérieurs des consommateur.trice.s à leur insu – ou plus littéralement dans sa propre psyché.

Dans une temporalité indistincte mêlant rétro et futurisme, Possessor livre une variation vertigineuse sur l’identité, sa quête comme sa perte. Bien qu’elle subisse des interrogatoires mémoriels cliniques où un champ-contrechamp désaxé devient le symbole d’une communication rendue aveugle par la bureaucratie et le rendement économique, la propre personnalité de Tasya se parasite et se dénature. Dans une séquence signifiante, l’agente s’arrête devant chez elle, où l’attendent son mari et son fils, et se réapproprie sa manière de parler et d’articuler. Brandon Cronenberg dissèque les comportements linguistiques et sociaux afin de construire une étrangeté autour même des comportements jugés naturels. Il déconstruit l’humanité pour la rendre pathologique et pour annihiler toute forme de compassion. Par l’intermédiaire du cinéma, le cinéaste édifie un médium absolu pour figurer une schizophrénie narrative et figurative. Le corps de Tasya et celui de son hôte Colin Tate (Christopher Abbott) forment le territoire d’une lutte psychique « invisible ». Littéralement habité.e.s, les comédien.ne.s fusionnent des approches de jeu antithétiques, primitive et viscérale, et laissent la caméra de Brandon Cronenberg saisir les imperceptibles variations identitaires. 

Toutefois, cet espace de possession permet à Brandon Cronenberg de façonner et de boursoufler la matière même de l’image cinématographique. Autant pour figurer cet entre-monde métaphysique que pour dépeindre une réalité constamment fuyante, il expérimente avec Karim Hussain, directeur de la photographique, des (très) gros plans utilisant le flou et la compartimentation du corps humain pour amener une certaine abstraction. Dans une quête figurative bouillonnante, Possessor cherche sans relâche à déposséder l’image d’un sens simplement figuratif. Privilégiant les effets mécaniques à la facilité des effets numériques (néanmoins présents partiellement), le cinéaste canadien témoigne au cœur même de l’image de la cohabitation schizophrénie entre Tasya et Colin en démultipliant, décomposant, superposant, saturant. De manière quasi-chirurgicale, il construit un répertoire visuel cauchemardesque atteignant son paroxysme dans un masque de peau déformé dans lequel l’humanité n’est plus qu’évoquée. Frankenstein formel, Possessor veut créer de l’impact et habiter l’imaginaire cinématographique de son spectateur à l’instar de cette séquence splendide de transplantation psychique rappelant, à l’inverse, la séquence d’ouverture de Under the Skin (Jonathan Glazer, 2014). 

Le dépouillement des enjeux narratifs de Possessor sert de soupape aux expérimentations baroques et horrifiques. Chez Brandon Cronenberg comme chez ses personnages, le geste accède à une forme d’épure. La violence qui accompagne ce geste se meut en une pulsion naturelle, sous-jacente chez l’être humain, qui reste l’unique arme (pour et contre soi) pour dérégler les engrenages d’un monde asservi et aseptisé.  

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

La Cinquième Saison : Vicieuse Beauté

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

Peter Brosens et Jessica Hope Woodworth se confrontent aux périlleux exercices du film apocalyptique : un genre qui charrie aussi bien des œuvres fascinantes, comme chez Ferrara (4h44, 2012), que des blockbusters insipides et répétitifs. Le couple de cinéastes belges utilise ingénieusement le fantastique comme point de bascule d’une impitoyable dégringolade dans le chaos. Le synopsis est déjà alléchant avec ce printemps qui ne vient pas sur une petite communauté rurale. Si ce dérèglement est la conséquence des actions humaines – « nous jouons avec les saisons » prononce le personnage de Pol (Sam Louwyck) –, La Cinquième Saison n’est pas une énième satire écologiste de plus. L’œuvre tient plutôt de la tragédie divine où la nature, véritable Dieu ex-machina, répond par des actions bibliques : les abeilles ne voleront plus, les oiseaux choiront sur le sol, les poissons morts descendront les rivières et les arbres tomberont. Elégie bucolique ou poème mortifère, l’œuvre ne cherche pas des réponses à son postulat fantastique mais seulement à assister à cette spirale funeste qui pousse les hommes à se retrancher dans un instinct de survie aussi bien animal que social.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

La Cinquième Saison est une fable rurale dans laquelle des personnages-types forment à l’échelle de ce village le prototype d’une société entière. La crise écologique distribue les rôles avec ces épiciers qui se transforment en bourgeois contrôlant la vie de la communauté en contrôlant la nourriture, Pol qui endosse le costume à double tranchant de sage et d’étranger ou encore Alice (Aurélia Poirier, impressionnante révélation) et Thomas (Django Schrevens) symbolisant encore l’innocence de la sortie de l’enfance. Dès l’ouverture, les deux adolescents répondent en échos aux saynètes absurdes du coq Fred. Si le discours ne passe plus entre l’homme et l’animal quand le premier tente de domestiquer le second, il fonctionne encore de manière symbiotique en associant les chants des oiseaux et ceux de ce couple choisissant la forêt comme écrin à leur amour secret. Néanmoins, l’horreur de la situation pousse cette osmose amoureuse à se déliter sans renier son ambition de faire renaître le sublime des tragédies : Thomas s’unit avec la nature pour la sauver tandis qu’Alice se retourne vers les hommes pour survivre.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

Peter Brosens et Jessica Hope Woodworth questionne l’homme en reprenant la logique antithétique de Karl Marx selon laquelle l’homme est un animal civilisé ayant remplacé l’instinct par la culture. Jamais aucun habitant du village de La Cinquième Saison ne s’interroge sur sa possible responsabilité dans le désastre et préfère y répondre par des faits sociaux montrant sa propre faiblesse comme la xénophobie dont sont victimes Pol et son fils, leur seul tort résidant dans une coïncidence. Chez les cinéastes belges, ce n’est pas seulement la nature qui dépérit mais aussi la société des hommes. Avec l’habileté scénaristique qui les caractérise et qui privilégie l’ellipse, Brosens et Woodworth établissent une graduelle tombée dans l’extrémisme sectaire. D’abord plutôt athéiste avec des réminiscences plutôt traditionnelles (le carnaval), le village se retourne vers le divin comme la famille d’Alice qui se raccroche à un Christ cloué dans la cuisine ou à des bénédicités. Sans réponse, cette microsociété cherche alors le pardon dans l’animisme en bénissant les arbres. Dans un climat appauvri et désespéré, c’est le paganisme qui triomphe avec ces masques signifiant l’appartenance au groupe et donc le renoncement à l’identité individuelle. Les traits humains disparaissent pour laisser place à nouveau à des bêtes violentes et meurtrières faisant régner la loi du plus fort. La Cinquième Saison se clôt sur le passage d’un troupeau d’Autruches : symbole du refus de réalité et de l’animal collectif qu’est redevenu l’homme.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

La Cinquième Saison est intéressante également parce qu’elle allie l’intelligence du scénario à la maîtrise de l’image. Brosens et Woodworth insufflent un lyrisme funeste qui manquait cruellement à un cinéma qui tend de plus en plus vers la pâle copie du réel. Ils offrent aux spectateurs des parenthèses visuelles saisissantes montrant la beauté froide et morbide de la nature. Avec la temporalité si particulière de leur œuvre, ils renouent avec la temporalité même de la nature prenant parfois son temps et s’exaltant dans la passion à d’autres moments. Leur caméra virtuose semble alors se glisser dans le vent par ses mouvements lents et imperceptibles qui guident l’œil du spectateur vers les infimes détails de cette régression humaine. Alliant l’art du cadre et du montage, les cinéastes belges apportent un cynisme sans condescendance. Ils parviennent à donner la sensation paradoxale et ironique que c’est la nature justement qui regarde l’homme mourir à son tour.

La Cinquième Saison, Peter Brosens, Jessica Hope Woodworth

La Cinquième Saison est un chef-d’œuvre marquant la possibilité d’allier l’intelligence de l’écriture à la beauté formelle. Peter Brosens et Jessica Hope Woodworth redonne la foi en un cinéma qui n’est pas uniquement la simple captation d’un réel misérabiliste et social mais plutôt la mise en place d’une mythologie propre à l’image.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Magnifica Presenza : Une enveloppe vide

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekIl n’y a finalement pas plus ardu à mettre en scène que le genre fantastico-réaliste. Si l’épreuve est périlleuse, c’est que le réalisateur doit dans un contexte contemporain réel amener un évènement surnaturel qui doit pouvoir être vraisemblable, chose qu’il n’est pas par nature. Pour son film, le réalisateur italiano-turc Ferzan Özpetek choisit en toile de fond une Italie coloré touché néanmoins par la crise (logement, demandeurs d’emploi). Mais, ici pas de critique ou de constat de la société. Ce sont les péripéties de Pietro, jeune sicilien homosexuel partant à Rome pour devenir acteur, qui prédominent. Il achète une ancienne maison, vestige de l’aristocratie pro-Mussolini, dont le faible prix s’explique par les fantômes qui y habitent. Information qu’il ignore et qui amène sans doute les seules bonne séquences puisque Özpetek utilise autant qu’il ironise les codes du genre. Cependant, l’incursion dans le surnaturel ne semble finalement n’être qu’un gadget scénaristique pour un réalisateur superficiel. Pas de nouveauté, et donc de la fadeur, dans un film qui n’arrive pas à atteindre ni humour (le ronflement n’étant pas le summum de la finesse), ni onirisme. Le projet est pourtant ambitieux, et on sent l’influence d’Almodovar (dont les serveuses du café sont des pâles copies de l’univers du cinéaste espagnol) qui était parvenu à la maestria avec Volver (2006), drame familiale teinté de surnaturel.

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekL’autre incompréhension du film se situe autour de l’homosexualité du personnage principal. Ferzan Özpetek s’est fait, par le biais de son cinéma, un porte-parole de l’homosexualité en Italie dont son dernier film (grand succès en Italie), Le Premier qui l’a dit (2010), se penchait sur la question de l’annonce au sein de la famille. Il s’inscrit alors une nouvelle fois dans la veine du cinéma d’Almodovar mais sans jamais donner une légitimité à cette caractéristique. Magnifica Presenza ne dispose d’aucun traitement de l’homosexualité. Questionné sur l’orientation sexuel de son personnage, Elio Germano tombe alors dans le cliché justifiant cela par le fait qu’il dispose ainsi d’une sensibilité plus importante qui lui permettrait de mieux croire à ce qui se passe devant lui. Sans le génie d’un Xavier Dolan (Laurence Anyways), Ferzan Özpetek plonge dans le milieu transsexuel au cours d’une scène (celle de l’Abbesse) tape-à-l’œil et dont l’inutilité n’a d’égale que la force des clichées qui y sont présent. Une phrase du film m’a d’ailleurs choqué : « Si je crois en moi, je peux bien croire aux fantômes » dira un personnage secondaire (insipide) tailleur de pierre le jour et travesti la nuit. Ce jugement si violent sur la condition des travestis donne l’impression de retourner à l’époque de la différence sexuelle comme maladie mentale. Une faute pour un cinéaste qui semble pourtant investi par son cinéma. 

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekMagnifica Presenza, outre son côté conventionnel de dénonciation de l’homme-traître prêt à tout pour un peu de gloire, dispose cependant tout de même d’un discours intéressant et bien mené sur l’évolution de la figure de l’acteur. Se retrouve face à face dans la maison, une troupe de comédiens issus de l’âge d’or du théâtre et Pietro souhaitant devenir acteur dans une situation audiovisuel bouché. Comme dans le milieu du travail, c’est la « surqualification » des acteurs que Özpetek met habilement en scène dans un plan séquence savoureux dans lequel Pietro passe une audition pour une publicité de savon dans laquelle il doit passer par toutes émotions. Des acteurs demi-dieux des années folles, il ne reste rien pas même l’aura de la figure de l’acteur. Pietro est un simple bout de viande interchangeable qui perd son identité, les directeurs de casting changeant son nom. C’est également l’évolution de la façon de jouer qui est mis en avant faisant de la troupe des comédiens plus près du mime ou de la force que du cinéma.  

Magnifica Presenza, Ferzan ÖzpetekCependant, ce discours ne permet pas au film de décoller. Magnifica Presenza est finalement aussi consistant qu’un fantôme. Ferzan Özpetek passe à côté de son film. 

Le Cinéma du Spectateur

☆✖✖✖✖ – Mauvais

Belle de Jour : La Dernière des Romantiques

Belle de Jour, Luis BunuelAvec Belle de Jour, Luis Buñuel s’offre l’apothéose de la frustration sexuelle. Séverine (Catherine Deneuve) devient le symbole de la filmographie du tendancieux cinéaste  espagnol : alliant beauté, faille, bourgeoisie et perversion. Obnubilé par la question du désir – d’autant plus celui inavouable –, Buñuel réduirait-il son personnage à ses fantasmes en l’asservissant à ses troubles ?

Belle de Jour, Luis BunuelL’insatisfaction sexuelle de Séverine, résultant d’un attouchement durant son enfance que Buñuel évoque succinctement au détour d’un songe, est paradoxale. S’oppose ainsi une vie réelle dans laquelle elle repousse les avances d’un mari qui par un comportement de gentleman bourgeois tend vers la niaiserie, et les désirs enfouies à la limite du masochisme dans laquelle son corps est malmené. Cependant au-delà de la perversion, Séverine apparaît comme la « dernière des Romantiques ». Peuplant ses fantasmes de landaus et de châteaux, elle se place au sein même des codes de l’amour courtois des récits chevaleresques. N’est-ce pas pour son honneur et son désir que se battent Pierre (Jean Sorel) – le prince (trop) charmant – et Henri (Michel Piccoli) – l’envoûtant cavalier noir – pendant qu’elle est attachée à un arbre comme l’objet de convoitise qu’il faut sauver ?  Elle endosse même au détour d’un de ses délires de plus en plus ancré dans la réalité le costume mortuaire d’un Comtesse. A la manière d’une Bovary ne pouvant plus distinguer réel/fantasme, elle se refuse le rôle de Marquise auprès d’un des clients de chez Madame Anaïs ne pouvant jouer un rôle d’elle-même. 

Belle de Jour, Luis BunuelSéverine se retrouve également dans le romantisme allemand dont elle partage les sentiments à vifs et la place du « moi ». C’est seule qu’elle semble toujours avancer, se souciant peu des gens qui l’entourent et finalement se servant des autres pour répondre à ses fantasmes intérieurs. Chez Madame Anaïs, elle choisit en quelque sorte les clients et inverse alors la logique de la prostituée. Pour ça, elle se montre soit frigide et farouche, soit câline et avenante. Séverine cherche finalement à travers ses fantasmes à vivre une passion issue d’un imaginaire enfantin de l’amour fusionnel. Ainsi, si son corps est malmené dans ses fantasmes, c’est pour répondre à cette quête de fougue et de désir brutal. Elle tente de percer la façade de l’aristocratie, ce qu’elle entrevoit chez Henri et ce qu’elle trouve dans la rudesse de Marcel (Pierre Clémenti), son amant. 

Belle de Jour, Luis BunuelBelle de Jour, pseudonyme aux airs de conte de capes et d’épées, est donc comme la bête des passions qui sommeille dans le ventre de Séverine pour rependre l’image platonicienne du désir. S’oppose ainsi clairement ce qu’elle vit (Séverine) et ce qu’elle voudrait vivre (Belle de Jour). Belle de Jour devient alors une œuvre initiatique, celle du corps. Si Buñuel trouve un écho plus favorable à ses perversions chez la Bourgeoisie, c’est parce que il y trouve l’hypocrisie des conventions qui se délie au sein de la chambre et dont les domestiques sont alors les témoins muets. Belle de Jour dévoile ainsi les limites des conventions puisque l’individu ne s’explique non pas par un ensemble de règle de savoir-vivre mais par ses désirs et ses pulsions. Si Séverine semble plus « vraie » et même plus heureuse lorsqu’elle prend part au bordel de Madame Anaïs, c’est parce qu’elle met en adéquation ce qu’elle est profondément et ce qu’elle doit être. La prostitution est dont l’éducation du corps, et donc de l’homme véritable. En schématisant, elle s’ouvre au monde de la manière qu’elle ouvre ses cuisses. 

Belle de Jour, Luis BunuelSulfureux, Belle de Jour tient sa réussite du regard que porte Luis Buñuel sur ses personnages. Ne les jugeant pas et n’usant d’aucune morale, le cinéaste dévoile progressivement ses personnages en ne privilégiant aucun manichéisme. Pas de mauvais, pas de bons. Chaque personnage dispose, comme finalement dans la réalité, d’une part d’ombre souvent cachée. Le jugement ne vient donc pas des spectateurs conquis à la beauté de Catherine Deneuve, mais des personnages qui jugent avec le poids de leur propre défaut perdant ainsi une légitimité. 

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Ma Meilleure Amie, sa soeur et moi : Chronique de « Boulets »

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn Shelton

Projection Presse – Critique Ouverte

La comédie américaine est une institution, le faire valoir d’un cinéma-divertissement. Une attraction qui ne mérite pas d’avoir un fond du moment que le spectateur fait travailler ses zygomatiques. Il faut alors remercier Lynn Shelton, réalisatrice de Humpday (2009), de parvenir à faire d’une comédie une leçon de vie et de cinéma. Ma meilleure amie, sa sœur et moi est bien plus intéressant que son titre le laisse présager. Certes il y a quelques maladresses, mais Lynn Shelton parvient à « cerner la vérité de l’instant » comme le dit Rosemarie Dewitt, l’interprète d’Hannah, dans une interview. Elle parvient avec énormément de talent à retrouver les failles humaines et à créer à partir de ses personnages-« boulets » (comme le dit Iris, Emily Blunt) des situations vraisemblables et cohérentes. Il est rare de regarder un film qui ne paraît pas jouer mais vécut et ainsi de se laisser prendre au jeu non pas dans un rôle de spectateur mais dans le rôle d’un ami omniscient partageant l’aventure. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonSe plaçant comme le disciple de John Cassavetes pour qui « tout dans un film doit trouver son inspiration dans l’instant », Lynn Shelton doit la fraîcheur et l’authenticité de son œuvre à sa méthode de travail prônant l’improvisation. Si le trio Duplass/Dewitt/Blunt paraît si réel et si naturel, c’est que l’acteur occupe une place prépondérante dans le travail de création de son personnage. Pas de dialogue écrit à apprendre, le personnage se crée dans l’instant après la création de son passé, de sa vie et de son caractère par la réalisatrice et l’acteur concerné. L’improvisation est peut-être finalement ce qu’il y a de plus abouti dans l’incarnation d’un personnage car au lieu de le mimer, il faut anticiper ses réactions et le faire vivre à travers son corps et ses tripes. Si Mark Duplass est un habitué de l’improvisation, Rosemarie Dewitt et Emily Blunt étincellent pour leur premier pas. Rosemarie Dewitt – souvent reléguée au second rôle chez Gus Van Sant, Jonathan Demme ou dans de nombreuses séries – dévoile une nouvelle fois son talent à la diction si particulière. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonIl est difficile de savoir si Ma meilleure amie, sa sœur et moi est bel et bien une comédie tant le mélange de genres qu’opère Lynn Shelton est réussi. L’humour du film repose sur l’ironie tragique que le spectateur a entre ses mains : il se délecte ainsi des secrets, des situations cocasses et des dialogues à double sens. Jamais la réalisatrice ne tombe dans le gag futile ou dans un comique de situation appuyé. C’est l’art des dialogues et de la répartie qui décroche le rire. 

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonCependant, l’œuvre est parcouru de nombreuses ruptures de ton qui font finalement basculer le film sur une pente plus psychologique et plus dramatique. Ce huit clos forestier se penche sur les failles humaines et sur l’importance des dynamiques qui lie les hommes : la famille à travers la double fratrie, l’amitié, l’amour. Lynn Shelton écrase les frontières pour faire de ses personnages des sortes de passeurs transgressant parfois la morale mais qui ne cherche qu’à pallier la solitude et la mort. C’est sans doute pour cela que le triangle se forme autour d’un bébé (au conditionnel), symbole de la vie et du renouveau. Aucun des trois ne se voilent la face et ne tombe dans des comportements clichés et faux. La scène d’ouverture célébrant la première année du décès du frère de Jack est significative puisque Jack refuse en quelque sorte la banalité des discours de deuil dans lesquels les morts sont sanctifiés, mais il se révolte aussi de voir que son frère il ne peut le décrire que par l’enfance et non plus par ce qu’il était devenu. C’est dans ce paradoxe intéressant que commence le film et qui laisse présager la finesse psychologique du travail de Shelton.  

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonSi le film se clôt dans une sorte d’happy-end exagéré et improbable, Ma meilleure amie, sa sœur et moi est une bonne surprise. Une petite douceur de laquelle se dégage un regard sur l’homme comme « un vaisseau cabossé » (Cornel West). 

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien