La Troisième guerre : L’Ennemi invisible

77e Mostra de Venise
Orizzonti
Sortie le 22 septembre 2021

Devant ses soldats, le capitaine Ménard (Jules Dousset) vocifère que « nous sommes en guerre », rabâchant la phrase choc du corps politique entendue sempiternellement depuis les attentats de 2015 (et encore plus depuis la crise du COVID-19). Pendant que les militaires en charge de l’opération Sentinelle – déployés lors de la première série d’attaques terroristes de janvier 2015 – marchent inlassablement dans le Paris de 2020, cette « troisième guerre » prend les atours du combat de Don Quichotte contre ses moulins à vent. Les patrouilleurs menés par la sergente Yasmine (Leïla Bekhti) errent dans les rues de la capitale déformant le routinier réel en éventuelle cible à appréhender. Ici, une camionnette d’intervention sans chauffeur se change un fourgon prêt à exploser. Là, le fait qu’un restaurant de kebabs soit encore fermé à 9 h 20, alors que l’écriteau indique une ouverture à 9 h 00, devient un événement suspect. Pétris par une peur constante et une attention biaisée par le racisme systémique, ils manipulent le réel au point de devenir aveugle – comme en témoigne, dans un vertige des images, le magnifique documentaire d’Eléonore Weber Il n’y a plus de nuit (2021) sur les images enregistrées par des hélicoptères militaires lors d’opérations notamment en Afghanistan ou en Syrie. 

Bien que plus d’une centaine de tentatives d’attentats seraient déjouées chaque année comme s’en targue notre protagoniste Léo Corvard (Anthony Bajon) dans une boîte de nuit de La Roche-sur-Yon, ces exécutants du plan Vigipirate sont assujettis à une morne attente. Face à un espace urbain figé dans le présent, ils construisent une menace qu’ils redoutent autant qu’ils souhaitent voir advenir. Afin de combler le vide existentiel qui en découle, les soldats affabulent une bravoure militaire éclosant dans la surinterprétation de rumeurs (cf. ces fameux couteaux trempés dans le cyanure en Colombie) ou dans les interstices amplifiés du réel (cf. les histoires fantasmées de Hicham [Karim Leklou] en mission extérieure). En attendant le moment où leur soif d’héroïsme sera étanchée, elle se terre dans des jeux vidéo servant d’exutoire cathartique d’une violence sociale intériorisée. Les origines de cette violence enfouie sont doubles : d’une part, elle provient des destinées brisées des soldats (précaires et/ou issus de l’immigration) ; d’autre part, elle se durcit au contact l’impossibilité bureaucratique d’intervention pour des motifs non-alloués à l’opération Sentinelle, faisant ainsi disparaître hors champ une femme agressée. Entre eux, ils forment un univers machiste centré sur les addictions, le sexe et une fraternité toxique. 

Cependant, La Troisième guerre est une œuvre qui n’a pas su saisir la richesse de ses propres limites scénaristiques. Au lieu d’absorber pleinement cette langueur endurée face à un ennemi qui potentiellement n’existe pas, Giovanni Aloi s’enfonce dans une spectacularisation inutile du quotidien de l’opération Sentinelle. Il comble à outrance un vide qu’il a peur d’affronter frontalement. Dans ce premier long-métrage, la seule idée intéressante est de représenter la manifestation populaire comme l’unique espace possible de combat policier et militaire, un espace dans lequel la violence étatique s’exprime sans retenue. Or, le cinéaste italien se fourvoie totalement dans cette séquence en présentant un peuple consensuel pour le spectateur rendu apolitique. Face aux réformes des retraites, les manifestants ne se mouillent pas en clamant naïvement qu’ils sont « anticapitalistes » et qu’ils « détestent la police ». Frileux d’être partial face au pouvoir politique, le cinéaste devient grotesque en condamnant la manifestation par l’assaut de black blocks, rendus responsables à la fois du chaos et de l’agression d’une journaliste défendue par notre héros (basculant dans la folie). Sauf que présenter cette séquence en 2021 – surtout après le saisissant Un pays qui se tient sage [David Dufresne, 2020], c’est nié que le bras qui violente à la fois les manifestant.e.s et les journalistes est celui de l’État. Si l’on peut comprendre que l’armée n’est que l’exécutant aveugle de la sphère politique, l’absence (et donc la déresponsabilisation) de cette dernière devient profondément problématique. 

La Troisième guerre flirte dangereusement avec un fantasme sociétal droitier. Lors de son retour à La Roche-sur-Yon, Léo se rend dans une boîte de nuit où les aléas d’une drague maladroite au bar l’amènent dans une conversation dans laquelle il se heurte au discours antipolicier et antimilitaire d’une jeune femme racisée. Or, cette friction, qui aurait dû être éminemment politique, se disloque dans un jeu de séduction aussi invraisemblable que bancale qui les mènera à passer la nuit ensemble. Au-delà d’être scénaristiquement pauvre, cette scène désavoue un combat populaire rendu trivial et dominé de manière absurde par un désir sexuel primaire polissée par l’uniforme militaire. Chez Giovanni Aloi, les personnages sont des faire-valoir vidés de substance politique. Ils sont cantonnés à n’être que des représentations naïves des catégories sociales censées apporter une diversité à l’écran, miette d’une volonté « politique » de reproduire le réel. Sans politisation, les différents sujets abordés restent superficiels et calquent, inconsciemment sans doute, les volontés des dominants. Yasmine, sergente cachant invraisemblablement sa grossesse de plusieurs mois au sein de la caserne militaire, en est l’archétype : un personnage qui au lieu d’affronter frontalement les diktats imposés par une société patriarcale n’est réduit qu’à des séquences de femme-martyr pensées uniquement pour créer une émotion marketée. La Troisième guerre reproduit chez son.a spectateur.trice, lucide des enjeux qui parcourent la société en 2021, la longue attente de ses militaires rôdant dans Paris. Iel cherche dans les fissures d’un scénario outrancièrement dramaturgique une dimension politique qui restera irrémédiablement invisible. 

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Spring Breakers : Dérapages acidulés

Spring Breakers, Harmony Korine

Spring Breakers est la vision même du fantasme américain prôné par une pop-culture outrancière et rétrograde. Hommage visuel à la chaîne MTV, Harmony Korine signe l’anti-film de la jeunesse américaine en quête d’un « fun » presque prophétique. Concentration des différents formatages médiatiques, ce long-métrage dresse le portrait par le bas d’une société asphyxiée, excessive et finalement vide. Il est paradoxal de parler de vide pour la démesure du film, mais cette justement par l’ironie du contraire que Korine s’exprime. L’outrance cache le vide, les couleurs fluo transforment la morosité. Les spring breaks ne sont qu’une façade pour sortir d’une routine calme mais écrasante. Il suffit de voir le gris et le silence qui remplit l’espace de ses quatre filles lorsqu’elles sont chez elles que seules leurs pensées en voix-off bouscule d’une tonalité lancinante. Ainsi pour exister, elles n’ont plus qu’à se formater à l’image fantasmée d’une société débridée. Elles sont alors ces « pouffes standard sans histoire » que chérissent l’Amérique. A la manière des clips de rappeurs sur MTV – propagande culturelle à l’américaine -, Harmony Korine dresse le portrait d’une jeunesse standardisée et dépravée sans tabou : seins, alcool, sexe, drogue. Le but est justement de s’approcher le plus de l’excès pour « suspendre la réalité » comme le souhaite Faith (Selena Gomez). La vie est vécue non plus pour ce qu’elle est  mais pour ce qu’elle pourrait être dans une réalité fictionnelle. Les personnages le disent d’ailleurs clairement : « comme si c’était un jeu, comme dans un film ». Spring breakers marque ainsi la perte du réel au profit d’une fiction fatale, inadéquate et extrapolée. C’est une évolution du comportement, on ne souhaite plus une action, on l’accomplit. Comme l’illustre le personnage de Candy (Vanessa Hudgens) qui commençant par de multiples imitations du tir avec un flingue irréel, débouche ensuite à créer une frontière entre le vrai et le faux avec le pistolet à eaux, pour finalement assouvir ce fantasme irrationnel de toucher une arme et de s’en servir. Elle clôt d’ailleurs le film en étant une reine de la gâchette. Dans ce monde explosif, le sexe est omniprésent et rime avec violence. D’ailleurs, les armes ne sont finalement des phallus de métal qui donne le pouvoir à qui les détient. L’analogie est même poussée à l’extrême lorsqu’Alien (James Franco) suce les canons des pistolets de Candy (Vanessa Hudgens) et Brit (Ashley Benson). Les deux jeunes femmes ne s’affirment d’ailleurs que dans les moments où elles disposent d’une arme.

Spring Breakers, Harmony KorineIl y a donc un jeu entre l’être et le paraître comme le montre le braquage rendu possible par un simple pistolet à eau. On retrouve cela même dans l’image elle-même avec les lumières factices qui dessinent les ombres et qui marquent les espaces. Tout est faux, tout est fait pour cacher une misère qui sera le sujet demain quand les évènements éphémères des spring breaks seront finis. Ces rendez-vous sont des fuites, des excuses pour échapper au quotidien. C’est le temps de l’insouciance et de la nonchalance  c’est cela qui explique la quête obsédante du « Spring breaks never ends ». Comme le dit Alien (James Franco), partir c’est « retourner à la case départ ».

Spring Breakers, Harmony Korine

Harmony Korine place ainsi ce fantasme sociétal comme une étape qui dispose d’une heure limité et qui par son effervescence accumulative ne peut qu’imploser, ce qui d’ailleurs clôt le film. Le retour à la raison, à la réalité, est progressif : Faith (inadaptée), Cotty (contraite), puis Britt et Candy (obligées). La futilité est rattrapée tout simplement par la vie, celle paisible et avec des lendemains prévus. La force de Spring Breakers est que le film n’avance pas de manière linéaire mais se déroule cycliquement permettant par le biais d’un montage – virtuose – de confronter le rêve naïf et la réalité du monde. Les images s’alternent montrant tant le futur incertain et violant (un doigt ensanglanté jouant sur un piano) que le passé lumineux et insouciant (la plage, l’alcool, les scooters). Spring Breakers s’enfonce de plus en plus dans la noirceur du jour, et donc dans la noirceur de la société. Harmony Korine se fait le maître d’un suspense cyclique qu’il appuie par une musique hachée par des bruits significatifs de pistolets chargés.

Spring Breakers, Harmony Korine

Korine signe un anti-Disney en déstructurant les figures télévisuelles que sont Vanessa Hudgens et Selena Gomez. Il les emmène à l’opposé dans un autre extrême tout aussi factice. Spring breakers est le film d’une génération déchue et superficielle qui finalement bouscule les codes pour ne créer que du vide. La provocation est routine. Harmony Korine signe un bijou pop énergique et envoûtant. Quand MTV rencontre la spiritualité du cinéma américain, c’est un ovni majestueux qui en résulte.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆☆ – Chef d’oeuvre