Residue : L’Archéologue des destins brisés

77e Mostra de Venise
Giornate degli Autori
Sortie le 5 janvier 2022

En émergeant d’un obscur tunnel de métro, la caméra de Merawi Gerima s’adjoint aux milliers d’Afro-américain.e.s rassemblé.e.s pour clamer, haut et fort, « Black Lives Matter ». Désacralisée par des politiques sécuritaires fascisantes créant une dichotomie d’action populaire entre l’ordre à conserver de la suprématie blanche hétéro-patriarcale et le désordre à mater des dominé.e.s choisissant de ne plus jouer le jeu du silence, la rue dans Residue s’érige d’emblée comme un espace hautement politique. Ici, les corps noirs renversent, avec une majesté constituée dans les interstices des identités (sub)urbaines, les symboles d’une autorité illégitime promulguant un racisme systémique. Dans un fier geste émancipateur, les manifestant.e.s prennent d’assaut une voiture de police, dansant sur son toit et twerkant contre ses portières. Alors qu’il enregistre ces images, le protagoniste Jay (Obinna Nwachukwu), alter égo de Gerima, affirme qu’il n’a qu’une arme : sa caméra. De retour dans le quartier populaire de Washington D.C. où il a grandi, le personnage cherchant l’inspiration pour un scénario poursuit cette volonté de réappropriation des rues de son enfance grignotées par la gentrification.  

Désorienté, Jay arpente le quartier d’Eckington cherchant à faire coïncider ses souvenirs et les vestiges d’une époque révolue. À la fois étranger géographiquement (il vit maintenant en Californie) et socialement (il est un transfuge de classes), il se confronte à la méfiance de ses anciens amis formant ce « résidu » qui donne son titre à l’œuvre. Ils sont ceux qui sont restés, enlisés par un horizon éteint et formant une résistance à la mutation capitaliste d’un centre en expansion constante. De manière presque anodine, une femme blanche déclare depuis sa terrasse surplombant le quartier, débaptisé en NoMa – « comme à New-York » –, que « le ménage a été fait » : c’est-à-dire que la population est devenue plus blanche et plus riche. Si le bruit de coups de feu de ce quartier autrefois gangréné par la pauvreté a été remplacé par celui des marteaux-piqueurs, le vacarme de la violence sociale reste tout aussi assourdissant. Alimentant une spirale mortifère, la drogue est symptomatique de ces écarts de représentation. Omniprésente dans toutes les classes sociales comme l’indique le père de Jay, elle évoque d’un côté une jeunesse populaire noire violente et de l’autre un attribut cool des nouveaux résidents issus des classes supérieures lors d’un banal après-midi.

Par l’attachement émotionnel qui le lit intimement au quartier d’Eckington, Jay retrouve progressivement sa place dans cette zone de guerre devenue jungle pour reprendre la terminologie du personnage de Delonte (Dennis Lindsey). Residue est un puzzle mental où l’implacable présent se mélange aux réminiscences du passé. Dans ce territoire où toute question est perçue comme suspecte, Jay ne peut trouver ses réponses qu’au fond de lui-même. Le récit imbriquant différentes temporalités se construit de manière organique sondant dans la mémoire sensorielle du corps : un coup à la tête retrace l’historique de la violence du quartier ; une note de musique remémore un moment suspendu où des enfants jouaient sur des tambours de fortune. À travers le personnage de Jay, Merawi Gerima se perçoit lui-même comme un archéologue déterrant les squelettes des corps noirs de Washington. Il reconstruit par la fiction l’histoire oubliée des habitant.e.s des quartiers péricentraux effacé.e.s par le capitalisme. Vertige sensoriel, Residue est une méta-œuvre qui croit en la postérité, technique, intrinsèque au cinéma.   

Ambitieux, le premier long-métrage de Merawi Gerima expérimente des nouvelles voies narratives qui, en suivant une rationalité sensorielle, admettent l’émergence d’espaces poétiques. Lorsque Jay rend visite à Dion – un ancien ami incarcéré, les deux hommes pallient à l’impossibilité des retrouvailles qu’ils auraient espérées en se téléportant dans les réminiscences d’une sortie en forêt des années auparavant. Dans ce souvenir, ils édifient un réel alternatif qui annihile les contraintes émotionnelles et physiques d’un parloir de prison. Ils fuient ensemble dans une temporalité où leurs destinées n’ont pas été brisées avant de se séparer au cœur d’une forêt baignée de lumière où ressurgissent progressivement les bruits impitoyables des menottes. En prônant un réel dont la vérité réside dans l’émotion qui lui survit, Residue honore et sublime des identités politiquement invisibilisées. Merawi Gerima offre à ses personnages, et aux milliers d’individus qui se retrouvent en eux, une éternité refusée par les dominants. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

The Last Hillbilly : Histoire de la violence

ACID Cannes 2020
Sortie nationale le 9 juin 2021

Au cœur des Appalaches, le présent est embourbé dans un passé tenace incrusté par les vestiges rouillés d’une vie industrielle. Dans le nord du Kentucky, un siècle d’extraction du charbon a radicalement défiguré l’horizon. Avec ses enfants, Brian Ritchie décrit le paysage en citant les différentes mines où se sont esquintées plusieurs générations d’hommes de sa famille. Il est le « dernier » des Hillbillies, ces « péquenauds » caricaturés par leur manque d’éducation et rendus responsables de la montée au pouvoir de Donald Trump en 2016. Déserté par les siens et abandonné par les pouvoirs publics américains, le Kentucky – signifiant cruellement « terre de demain » en iroquois – repose, comme l’histoire du reste des Etats-Unis, sur un génocide : « nos ancêtres tuèrent plus que des âmes » avertit Brian. La terre s’est gorgée de cette violence et de cette hostilité. Dans The Last Hillbilly, la mort n’est jamais loin qu’il s’agisse d’une épidémie touchant les cervidés à l’été 2016, d’un veau noyé dans une mare, d’un poisson nommé post-mortem « Edward III » ou d’un frère perdu trop tôt. 

Dans cet environnement menaçant, le hillbilly est obligé de survivre. Lorsqu’une bûche casse le pied du jeune Austin, Brian répète inlassablement « je sais que ça fait mal, mais il faut que tu sois fort ». Être « fort », c’est savoir endurer dans sa chair, et dans la continuité de ses ancêtres, la dureté de la vie. Le format carré choisi par Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe neutralise l’immensité de la nature ambiante et se concentre sur les corps, en attente et en souffrance. Alors que Brian raconte les multiples récits de ses amis marqués par la violence (domestique et/ou psychologiques), son corps se découvre et se présente couvert de cicatrices multiples. « On ne devrait pas être en vie, on devrait être morts » clament-ils avec un ami devant une paroi rocheuse escarpée qu’ils avaient l’habitude de grimper étant enfant. Face à la pierre, la mémoire physique a gardé le souvenir des gestes que leurs corps abîmés ne peuvent plus accomplir. Ces hommes sont issus d’un monde différent, unique à l’échelle nationale, où il était encore nécessaire de cultiver et de chasser sa propre nourriture dans les années 1990. Se décrivant comme « caveman » (homme préhistorique), ils sacralisent les trophées de chasse qui ornent la maison et qui rappellent la trace de ceux qui les ont précédés.

Dans ces vies précaires où le nous est primordial qu’il symbolise la famille ou le groupe sociologique, l’héritage est un fardeau forgé dans la peur, l’inquiétude et la perte. « Que je sois celui qui s’inquiète en silence pendant qu’ils rêvent » confesse avec douceur Brian lorsqu’il envisage l’avenir de ses enfants. La voix de Brian habite chaque parcelle de The Last Hillbilly, devenant aussi familier que les cris des coyotes se répondant en écho à travers les vallées des Appalaches. La beauté et la force de l’œuvre de Diane Sara Bouzgarrou et Thomas Jenkoe résident dans la mise en exergue, et en images, de cette voix profonde et mélodieuse qui chante le destin tragique d’une population oubliée de l’Amérique blanche. Poète du néant, Brian livre un portrait mélancolique et sensible d’une existence où la liberté et la violence s’entrechoquent immuablement. Les cinéastes offrent un écrin cinématographique à cette parole singulière, appuyant par la richesse de la production sonore et par la délicatesse de la mise en scène cette atmosphère en constant basculement entre le bouillonnement de la vie et la langueur de la monotonie.   

Cette « terre de demain » est aussi celle de la génération en devenir composée des enfants des Ritchie qui parcourent le troisième et dernier chapitre de The Last Hillbilly. Ils tentent de se réapproprier cet espace marqué du sceau de l’ « ennuyation éternelle » où leur père dit avoir été « le dernier enfant libre en Amérique », livré à la nature et la communauté. Or, cette nouvelle génération souffre de la facture technologique née avec eux et qui comble les silences de l’autarcie. Lorsqu’ils ne sont pas rivés sur leurs écrans, ils partent à l’assaut du territoire, plongeant dans ses eaux fraîches, et des possibilités agricoles, cherchant les miettes d’un amusement jamais vraiment là dans une benne à grains malheureusement déjà vide. Dans cet endroit où les deux seules activités sont « marcher et dormir », l’avenir devient un horizon flou et limité à quelques métiers énoncés sans conviction (serveuse, institutrice, pharmacienne ou avocate). Alors que la réussite n’est envisagée qu’à travers la fuite de ce microcosme, ils ne leur restent qu’à canaliser leur colère et leur frustration comme cet enfant hurlant aux étoiles sous un orage qu’il « [emmerde] les extraterrestres ». 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Les 10 films de 2020 : L’exaltation du Présent

L’analyse du TOP 10 de 2019 se clôturait sur la cristallisation d’un désir cinématographique, doublé d’une urgence sociale, de voir émerger une résistance politique et poétique. Le cinéma aura auguré l’ampleur nouveau des frictions sociales en cours et fantasmer la réussite, libératrice et vengeresse, des luttes à venir. L’année 2020, marquant le déclassement politique de la culture orchestré par un gouvernement aveugle, entraîne le glissement des luttes de l’écran à la rue, dans une même ardeur et autour de figures révolutionnaires issues du rang des dominé.e.s. Le monde du cinéma a connu le même basculement vers les voix dominées : lorsqu’il n’aura pas été contraint de s’exporter vers des plateformes VOD ou de streaming, le cinéma s’est maintenu derrière l’étendard de l’indépendance. Dépouillé des mastodontes, il a brillé à travers des ilots artistiques alternatifs – sortant des habituels cadres de production, de distribution et surtout de médiatisation. Il aura fallu attendre le silence forcé des blockbusters pour voir émerger, auprès du grand public, une myriade de distributeurs indépendants acharnés, de premiers long-métrages remplis de vie et d’œuvres réalisées par des femmes. 2020 n’est pas une année oubliable, mais bien une année où les dominé.e.s ont fait exister, par leurs voix et leurs imaginaires, une vitalité politique et culturelle.

Les discours cinématographiques en 2020 se sont resserrés, à l’instar de nos réalités confinées sans horizon, sur le temps présent pour en célébrer la beauté existentielle (Eva en Août de Jonás Trueba), l’absurdité politique (Énorme de Sophie Letourneur) ou encore l’implacable vérité (Days de Tsai Ming-liang). La fiction cinématographique a réinterprété son rapport au présent, comme temporalité inflexible et oppressive par essence – notamment pour les femmes, d’Eliza Hittman (Never Rarely Sometimes Always) à Melina León (Canción sin nombre). À partir de ce constat, le présent s’appréhende soit comme une mécanique impitoyable (Uncut Gems des frères Safdie) soit comme une parenthèse émancipatrice du réel (La femme qui s’est enfuie de Hong Sang-soo). Dans cette minutieuse dissection de notre époque, le présent renoue enfin avec sa force incontestable et son souffle contestataire occultés par la morosité fascisante imposée par les gouvernants. Les luttes populaires (Un pays qui se tient sage de David Dufresne), politiques (City Hall de Frederick Wiseman) et personnelles (Petite fille de Sébastien Lifschitz) ont su mettre en lumière et en actes les utopies qui les traversent. Se réconciliant avec une corporéité égarée, ces luttes ont interrogé politiquement le corps comme espace dichotomique entre désir sexuel et lieu d’oppression économique (Douze Mille de Nadège Trebal), comme espace de vulnérabilité sensorielle et mentale (Si c’était de l’amour de Patric Chiha) ou encore comme espace d’une vitale et protéiforme socialisation (Playing men de Matjaž Ivanišin).

Dans le lien implicite que l’esprit humain construit entre présent et réel, le cinéma trouve sa vocation première en transcendant les deux dans une quête émancipatrice vers le poétique. Ce ré-enchantement se caractérise par la capacité de l’art cinématographique à mettre en images (et donc à rendre tangible) les interstices du réel où spiritualité (Kongo de Hadrien La Vapeur et Corto Vaclav) et surnaturel (Ondine de Christian Petzold) se brouillent et apposent ensemble un mystère propice à la réflexion sur les strates du présent. Or, c’est justement par cette conscience du présent, comme temps qui s’écoule inlassablement, que l’être humain écrit et planifie sa propre existence – à l’instar de la malédiction affectant le protagoniste de Tu mourras à 20 ans d’Amjad Abu Alala. De ces récits mémoriels, les cinéastes construisent des œuvres poétiques, car libérées de toute contrainte réaliste (annihilant tout discours idéaliste ou métaphysique), qui réinvestissent le passé (La Métamorphose des oiseaux de Catarina Vasconcelos) ou la psyché (Los Conductos de Camilo Restrepo) de toute sa puissance signifiante.

Le classement qui suit prend en compte les œuvres sorties en 2020 à la fois en salles et sur les plateformes de VOD ou de streaming. De plus, il considère également les œuvres vues en festival dont la sortie en France, faute de distributeurs intéressés, reste encore incertaine.

10. La femme qui s’est enfuie,
Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

La femme qui s'est enfuie, Hong Sang-soo (Corée du Sud)

9. City Hall,
Frederick Wiseman
(États-Unis)

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8. Ondine,
Christian Petzold
(Allemagne)

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7. Si c’était de l’amour,
Patric Chiha
(France)

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6. Séjour dans les monts Fuchun,
Gu Xioagang
(Chine)

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5. Los Conductos,
Camilo Restrepo
(France, Colombie)

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4. Kongo,
Hadrien La Vapeur & Corto Vaclav
(France, République du Congo)

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3. Douze Mille,
Nadège Trebal
(France)

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2. Eva en Août,
Jonás Trueba
(Espagne)

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1. La Métamorphose des oiseaux,
Catarina Vasconcelos
(Portugal)

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Le Cinéma du Spectateur