Silence : Apocalypse Past

Silence, Martin Scorsese

Avec Silence, Martin Scorsese laisse derrière lui l’ère DiCaprio chargée de fureur, sombre (Shutter Island, 2010) ou baroque (Le Loup de Wall-Street, 2013). Il marque une rupture nette avec ce long-métrage austère centré sur la recherche spirituelle d’un sens. Il renoue alors avec la dimension religieuse, et surtout christique, de son cinéma entraperçue dans La Dernière Tentation du Christ (1988) ou Kundun (1997). En adaptant le roman de Shūsaku Endō, Scorsese narre le destin de deux jeunes missionnaires portugais, le père Sebastian (Andrew Garfield) et le père Francisco Garupe (Adam Driver), partant à la recherche de leur mentor (Liam Neeson) disparu au Japon au XVIIe siècle. Le cinéaste s’intéresse alors à cette période troublée de l’histoire nippone marquée par la répression violente des chrétiens dès l’interdiction de cette religion en 1613. Dans ce contexte, les Chrétiens n’ont plus que deux possibilités : renier leur foi ou affronter la mort.

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L’intérêt de Silence réside justement dans ce choix cornélien entre la foi ou la vie, entre mourir selon ses principes et vivre en tant qu’apostat. Face à l’assourdissant débat des Hommes, Scorsese impose un silence divin. Un mutisme qu’il réaffirme par l’absence totale de musique ou même de son extra-diégétique. Il place son spectateur, par essence même, du côté des hommes perdus au cœur de la nature nippone. L’œuvre questionne alors sur les moyens de garder sa foi face à une situation d’injustice dans laquelle Dieu devrait prendre parti ou du moins se signifier. Silence, en se centrant sur la vie du père Sebastian, devient alors un « chemin de croix » dans lequel son protagoniste oscille entre désespoir et folie – allant jusqu’à même se prendre pour le Christ au détour d’une flaque d’eau –. Néanmoins, le film trouve essentiellement son intérêt dans l’arrivée des missionnaires sur les côtes japonaises apportant aux chrétiens locaux, contraints à la clandestinité et à la misère, une réponse à leur propre silence. Ils font de chaque représentation visible de Dieu, des objets de culte au corps même des prêtres, un objet d’idolâtrie. Les plus belles séquences de Silence sont les confessions frénétiques de ces derniers professées de nuit en japonais à des missionnaires portugais incapables de les comprendre.

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En choisissant comme séquence d’ouverture une scène de torture à l’eau bouillante, Scorsese détermine Silence à être un récit de martyrs, occidentaux et japonais, succombant aux sirènes de l’hagiographie. Par sa forme, il impose à son spectateur une radicalité, voire un ascétisme, qui préconise la lenteur pour l’immerger dans une expérience métaphysique qui se marque également dans la chair humaine. L’œuvre alterne, sans surprise, entre des scènes de tortures physiques et des scènes d’enfermement psychologique dans lesquelles un Andrew Garfield, larmoyant, ressasse son éternelle peur du blasphème et de la pénitence. Rythmé par la répression nippone, Silence s’enlise dans une redondance accentuée par les comportements monolithiques des différents personnages – présents uniquement pour exprimer une seule idée –. Scorsese idéalise ses martyrs, qu’il salue d’ailleurs dans le générique final, et les dépeint seulement à travers des vertus chrétiennes simplifiées et simplifiantes, de la fidélité aux engagements à la piété. Cherchant à créer absolument des martyrs de cinéma, Scorsese tombe dans un prosélytisme et un manichéisme démontrant un cruel manque de contextualisation.

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En effet, le cinéaste débute son récit dans une temporalité qui lui sied. En plaçant son récit au cœur même des répressions envers les Chrétiens, il opère une automatique victimisation de ses personnages. Il néglige alors les raisons de cette politique ne voyant pas dans l’évangélisation une forme archaïque de colonisation et d’acculturation. Silence entre alors dans une logique de désapprentissage, ponctuée à de rares moments de lumière historique, faisant du Japon un « marécage » plutôt qu’une culture simplement autre. Ce christianocentrisme a des conséquences dans la représentation même des personnes à l’instar de l’Inquisiteur Inoue (Issey Ogata), symbole du pouvoir punitif nippon. Scorsese en fait un être burlesque – ridicule et barbare – en le présentant affaissé, gémissant aux moindres gestes et rempli de tics corporels.

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Silence aurait pu être une œuvre contemplative et métaphysique tant Scorsese parvient à saisir le mystère et la beauté de la nature japonaise. Néanmoins, le cinéaste la contraint à n’être qu’un récit victimaire et hagiographique. Le « silence » est celui de l’histoire instrumentalisée encore une fois au service des Occidentaux !

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Tu ne tueras point : American Savior

Tu ne tueras point, Mel Gibson

73e Mostra de Venise
Hors Compétition
Sortie nationale le 9 Novembre 2016

Dans la thématique éculée des films américains sur l’héroïsme militaire, Tu ne tueras point tiendra assurément une place singulière. S’il s’inscrit dans la longue lignée des films antimilitaristes du métaphysique La Ligne Rouge (Malick, 1998) au burlesque Docteur Folamour (Kubrick, 1964), Mel Gibson substitue à la figure habituelle du militaire détruit – mais destructeur – celle d’un non-soldat pacifiste. Par ce biais, il synthétise ainsi un nouvel horizon pour la place des Etats-Unis sur l’échiquier politique mondiale : un interventionnisme humanitaire, loin des bourbiers qu’ont été l’Irak ou l’Afghanistan. En appliquant le sixième commandement au champ militaire, le réalisateur s’oppose à l’American Sniper de Clint Eastwood. Il impose, en effet, un changement radical dans la perception américaine du courage : il ne faudra pas récompenser celui qui a pris le plus de vies, mais celui qui en aura sauvé le plus.

Tu ne tueras point, Mel Gibson

Desmond Doss (Andrew Garfield) s’engage dans l’armée après le traumatisme civil qu’a été l’attaque contre Pearl Harbor. Cependant, il refuse de manière catégorique de toucher un fusil. En tant qu’objecteur de conscience, il ne peut concevoir uniquement de mettre son sursaut patriotique qu’à profit des équipes médicales. Par ce choix, il modifie doublement le rapport au corps. Le sien déjà, jugé frêle, ne rentre pas dans le moule de l’usine formatrice de l’armée. Il est dévirilisé par ce rejet de l’arme pour n’être qu’un parasite dont la chair doit subir les marques de l’exclusion (cf. la mise à tabac). Une situation qu’il inversera sur le champ de bataille à propos des corps des blessés qu’il ré-humanise. Il prononce leur prénom, voire même la proximité affectueuse d’un surnom, pour les faire sortir de la dimension d’objet à transporter ou laisser qui leur convient habituellement. Il s’oppose d’ailleurs, par sentimentalisme, à penser d’abord par le critère binaire, objectif et impersonnel de vivant ou mort dans le cas de Smitty Ryker (Luke Bracey).

Tu ne tueras point, Mel Gibson

En narrant cette histoire vraie, Mel Gibson questionne la temporalité et la spatialité même du combat. S’il filme l’assaut sur Hacksaw Ridge – une crête stratégique à prendre aux Japonais –, le réalisateur se focalise principalement sur les lignes américaines. Il les filme au rythme des balles nipponnes par un montage rapide brouillant les repères. Par les plans rapprochés qu’il utilise à foison, Gibson s’attache à donner une image aléatoire des morts en leur rendant un dernier hommage alors que la barbarie fait rage. Il se concentre également sur les détails, à l’instar des corps déchiquetés ou dévorés par les rats, pour placer le spectateur dans la même logique traumatique que les soldats. Néanmoins, le véritable combat de Tu ne tueras point se joue une fois la confrontation finie, à la nuit tombée, lorsque Doss parcourt cette antichambre de l’enfer à la recherche de soldats vivants, américains et japonais.

Tu ne tueras point, Mel Gibson

En les maintenant du côté des vivants, le personnage interprété par Andrew Garfield se rapproche d’une figure christique. Une dimension religieuse présente dès le début du film par ce commandement « tu ne tueras point » que le personnage se répète comme un mantra. Mel Gibson joue avec ce messianisme d’abord dans la partie du baraquement en faisant de Doss un martyr. Le cinéaste continue ensuite à se référer à cette imagerie, de manière appuyée, par la douche qui lui est octroyée par un autre soldat et surtout par ce plan sur le brancard semblant voler dans les airs. Néanmoins, le scénario s’emmêle dans cette métaphore christique en proposant – dans sa volonté de grandiloquence – deux moments d’épiphanie : le coup réel porté à son frère et celui mental à son père.

Tu ne tueras point, Mel Gibson

Il faut dire que tout l’intérêt de Tu ne tueras point exprimé jusqu’à présent ne tient finalement que dans le dernier tiers de l’œuvre. A l’inverse de son propos, Mel Gibson ne parvient à filmer que la guerre, un monde brut et physique. Dans la sphère intime, il se retrouve à son tour sans arme choisissant – de manière automatique – toujours le ralenti pour exprimer un sentiment. De plus, il ne parvient pas à sortir des voies ancestrales du biopic américain. Il noie son récit d’une redondance de scènes misérabilistes, mélangeant alcoolisme et violence, qu’il cache sous une photographie doucereuse. Il impose à son spectateur un étirement des intrigues sentimentales et familiales pour montrer ce qu’Andrew Doss a à perdre sans prendre en compte les capacités, inhérentes à l’être humain, d’être empathique et clairvoyant.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Chu & Blossum : La Singularité du Déjà-vu

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Sortie nationale le 28 Octobre 2015

Chu, un étudiant sud-coréen, débarque dans une ville de seconde zone des Etats-Unis pour y réaliser un échange international pendant un an. Si l’idée de départ ne laisse transparaître aucune innovation narrative, Chu & Blossum rejoint pourtant à prime abord cette branche du cinéma indépendant américain qui choisit de s’illustrer par une poésie du décalage. Le spectateur, tout comme Chu (Charles Chu, également co-réalisateur), se retrouve plongé dans cet univers simplifié à l’extrême par la barrière de la langue. Dans un contexte de nécessité de trouver des résonnances entre deux cultures – sud-coréenne et américaine –, le cliché devient alors une forme particulière de rhétorique déliant les langues par la banalité des représentations réciproques. Le cliché du canevas scénaristique propre aux récits d’initiation permet, quant à lui, à Chu et Gavin Kelly d’avoir une assise confortable pour véritablement proposer une vision singulière : celle d’être en décalage aussi bien avec dans son environnement extérieur qu’intérieur.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Chu & Blossum trouve alors son expressivité dans la volonté paradoxale de montrer la solitude d’un personnage par son omniprésence. Il habite l’image sans pour autant arriver à s’y incruster. Il se superpose à son environnement comme lorsqu’il se retrouve dans les premières images du film superficiellement inséré à la peinture murale léchée de l’université. L’arbre desséché, esseulé au milieu des autres verdoyants, devient alors son égal : un être présent et pourtant absent de la société. Chu doit alors progressivement dompter un espace vide par ses propres émanations : il accroche des origamis, son armée qui lui viendra en aide ; il photographie les détails qui affleurent dans la ville pour rendre compte des laissés-pour-compte de la perception humaine.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

L’élan du long-métrage réside alors dans cette capacité à sortir du simple récit de déracinement inter-national pour gagner une dimension intra-nationale. Chu & Blossum se veut alors le portrait d’une humanité autre qui se reconnaît en dehors des frontières tracées justement par cette altérité. Chu rencontre alors Butch Blossom (Ryan O’Nan), un artiste-fou incompris, et Cherry Swade (Caitlin Stasey), une camarade de classe anticonformiste. Il s’agit ainsi pour chacun des trois personnages de parvenir à s’inscrire dans son propre espace mental. Le film se nourrit de cette image de la locuste, une larve restant 17 ans sous terre, pour leur permettre de déployer les ailes de leur propre autonomie, de leur propre liberté. Le cas de Chu est le seul véritablement travaillé par la mise en scène. Les réalisateurs font s’entrechoquer les différentes strates de la pensée du personnage : de sa propre faiblesse à son modèle fraternel décédé en passant surtout par les strictes parents sud-coréens qui arrivent quant à eux, malgré la distance, à s’installer dans l’image de Kelly et Chu.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Les personnages secondaires parviennent à créer parfois un décalage supplémentaire amenant un peu d’humour comme les différentes scènes montrant Blossum, déluré, travaillant à forger un esprit contestataire à des enfants dans la bibliothèque municipale où il travaille. Néanmoins tout comme la sonorité de leurs noms, ils ne parviennent jamais à dépasser leur statut d’archétype d’une Amérique de pellicule. Ils sont uniquement le fruit d’un fantasme de ses outlaws contemporains. En reprenant les codes paradoxaux de l’originalité éculée, les réalisateurs imposent une sur-fiction à un récit qui gagnait dans un premier temps justement sur le tableau inverse de la poésie du quotidien.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

L’œuvre patine alors justement dans sa deuxième partie d’une volonté de montrer une singularité par la fade banalité des péripéties du récit initiatique et de la prise de conscience. Chu & Blossum commençait presque, sur une tonalité mineure propre aux films secondaires, sur les chemins d’un cinéma d’introspection cherchant l’étincelle intérieure de la même manière que la caméra cherchait la lumière. Pourtant, il ne peut s’empêcher de se conformer progressivement à ce que son schéma narratif le cantonnait : une réflexion en demi-teinte sur l’initiation. Les cinéastes oublient la question de l’inscription dans l’espace pour alors barboter dans les eaux troubles du sentimentalisme notamment par le biais de flashbacks naïfs sur le deuil fraternel.

Chu & Blossum, Charles Chu & Gavin Kelly

Chu & Blossum est, par extrapolation, un ascenseur émotionnel : un objet filmique sans-attente qui surprend par sa tonalité de douce comédie existentielle pour se heurter au déjà-vu de plus en plus constant du cinéma indépendant américain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Jurassic World : Archaïque World

Jurassic World, Colin Trevorrow

Il faut de l’audace pour décider de prolonger une des sagas les plus mythiques du cinéma, Jurassic Park. 22 ans avant Colin Trevorrow, Steven Spielberg démontrait pleinement son génie en montrant les possibilités inimaginables que permettaient les images de synthèse lançant un renouveau dans le cinéma fantastique porté ensuite par Kubrick (A.I. Intelligence Artificielle, terminé par Spielberg), Lucas (les prologues de Star Wars) ou encore Peter Jackson (Le Seigneur des Anneaux, King Kong). Jurassic World ne dément pas cette volonté de dépasser les techniques visuelles. Le spectateur est comme les visiteurs du gigantesque parc d’attractions : il est envoyé au cœur du passé dans une nature luxuriante.

Jurassic World, Colin Trevorrow

Néanmoins, cette quête de réalisme – presque sensoriel – est contredite par une course au spectacle que le film critique lui-même. Tout comme le premier opus, Jurassic World blâme une humanité qui joue à l’apprenti sorcier pour un simple souci de divertissement. C’est dans cette tonalité que l’œuvre trouve ses meilleures images avec toutes les trouvailles qui impliquent l’utilisation des dinosaures (comme ceux transformés en poneys pour les enfants) ou les stands de souvenirs servant ironiquement de cachette aux protagonistes. L’invraisemblance est graduelle dans un scénario qui ne peut s’empêcher de tendre vers la série B avec une entraide finale entre dinosaures – inexplicable – qui ne ferait pas rougir les finals des parodiques Megashark. Niant toute réalité scientifique, à l’inverse de Spielberg, la version de Trevorrow se noie dans son propre cahier des charges de divertissement. Il faut surprendre à tout prix un spectateur de plus en plus habitué aux monstres : ce sera à qui rugit le plus fort et à qui sera le plus gros.

Jurassic World, Colin Trevorrow

Quasiment calqué sur le scénario de Jurassic Park, Jurassic World passe à côté de la principale force de Spielberg : une poésie ambiguë entre l’homme et l’animal. Le cinéma de Spielberg est marqué par ce thème de la rencontre avec une altérité d’autant plus marquante qu’elle n’est pas humaine étant soit futuristes (le robot d’A.I., E.T.) soit préhistorique comme c’est le cas ici. Jurassic World perd cette logique en superposant des problématiques humaines à celles qui lient les hommes aux dinosaures. Les différents conflits familiaux sont jetés à l’œil interloqué de ses bêtes ne servant plus qu’à faire prendre conscience de l’importance de la famille. Le film n’est alors qu’un autre symptôme de l’éclatement familial qui gangrène le cinéma américain depuis (trop) longtemps. Le directeur du parc dit que Jurassic Park permet de montrer aux hommes qu’ils sont petits face à la nature mais Jurassic World montre plutôt que l’homme combat de manière dérisoire des moulins à vent émotionnel.

Jurassic World, Colin Trevorrow

La version de Trevorrow est surtout nécrosée par une misogynie rarement exprimée aussi explicitement au cinéma. Si sur le papier il paraît intéressant de voir le rôle-titre occupé par une femme, Claire Dearing (Bryce Dallas Howard), nous sommes bien loin du féminisme de la Furiosa de Mad Max : Fury Road. Elle est l’archétype même de la femme qui pour réussir dans le monde du travail aurait dû sacrifier sa propre humanité. Elle n’est qu’un robot dilapidant des chiffres auquel les hommes reprochent sans cesse son manque d’humanité quand ils ne lui assènent pas des remarques sexistes sur son physique. Claire Dearing est un sujet de blague permanent ne sachant jamais comment survivre – alors qu’un enfant et un adolescent survivent à toutes les étapes et réparent des voitures sans aucun problème de cohérence. Elle est une proie faiblarde autant pour les dinosaures que pour ses propres partenaires : ses neveux préférant rester avec l’inconnu Owen Grady (Chris Pratt), cliché du macho « alpha ». Elle se définit d’ailleurs par lui puisque son seul sourire sera quand l’un de ses neveux dira « ton petit-copain est un badass ». Mais le plus choquant dans un film destiné aux familles, c’est que ce personnage féminin se retrouve poussé à avoir un instinct maternel et à regretter sa réussite professionnelle.

Jurassic World, Colin Trevorrow

Jurassic World est peut-être en adéquation avec son époque dans son étalage de technicités mais honteusement dépassé par un scénario affadi copiant une œuvre vieille de 22 ans où s’insèrent des mentalités des années 1950. Colin Trevorrow ne parvient aucunement à retrouver la magie qui avait permis à Spielberg de livrer un blockbuster réfléchi et donc intéressant.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Birdman : la Vertu de la Performance

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Oscar du Meilleur Film 2015

La victoire de Birdman aux Oscars illustre parfaitement le narcissisme du cinéma américain récompensant une œuvre, lisse et fade, qui le brosse dans le sens du poil. Avec ce parcours quasi-biographique d’un Michael Keaton has-been coincé dans un rôle de superhéros lointain (Batman ou Birdman), Iñarritu cherche à renouer avec les grandes œuvres américaines sur la déchéance et l’hystérie du star-system respectivement sacralisée par Boulevard du Crépuscule (Wilder, 1950) et Opening Nights (Cassavetes, 1977). Cependant, il se brûle les ailes aux travers d’un moralisme rendant impossible la moindre envolée d’un long-métrage dont la seule folie réside dans une mise en scène millimétrée étouffante. Le principal problème de Birdman est justement de vouloir être un double manifeste, visuel et scénaristique, cherchant à nouer un lien entre un cinéma populaire (forcément débile, selon lui) et un cinéma d’auteur (pompeux).

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Lors d’une scène d’interview, Michael Keaton (Riggan Thomson) se retrouve face à des journalistes renvoyant chacun à un reflet qu’auraient les médias au XXIe siècle : l’intellectualisme exacerbé (posant des questions sur Roland Barthes), la bouffonnerie du people (déblatérant sur l’utilisation ou non de sperme de bébés porcs pour rester jeune) et le profiteur (entendant ce qu’il veut pour affirmer qu’il y aura un nouveau volet de Birdman). Avec cette scène, Iãrritu dévoile aussi bien sa principale critique, l’écart incommensurable entre divertissement et intellectualité dans l’art, que sa méthode critique, les gros sabots du stéréotype. Il renoue ainsi avec la pensée passéiste d’un critique comme « faiseur d’artistes » dont l’essence même serait, dans une optique de manque de talent, d’empêcher la souillure d’un art qu’il prend pour le sien. Le réalisateur mexicain fait de Tabitah, une critique ubuesque, la pierre angulaire de sa condamnation des étiquettes. Le passé de superhéros de Riggan Thomson comme seule raison de son acharnement est néanmoins un peu exagéré et tend plutôt de la naïveté de croire que la réputation se construit par la volonté de faire et non par le résultat du travail. Il fait des médias, et surtout de la figure du critique, les responsables d’une situation amorcée justement par l’ambition de divertissement à tout prix d’Hollywood. Birdman confronte alors deux visions : le cinéma grand public de la côte Ouest (symbolisé par une explosion dans l’œuvre, montrant assez bien la fadeur du propos) et le théâtre élitiste de la côte Est. Mais, il tombe dans les préjugés ne faisant ainsi qu’une sociologie du survol oubliant les ambitions de réalisateurs reconnus comme Spielberg à ses débuts (E.T., Les Dents de la Mer) ou Wes Anderson (Fantastic Mr. Fox, The Grand Budapest Hotel).

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Birdman aurait été plus intéressant en axant son propos avec plus de vigueur sur la question de la performance. Riggan Thomson représente un ancien star-system qui prônait l’action, le jeu, comme principal étalon de la célébrité. Une idée simple qu’Iñarritu surexploite en ajoutant les pouvoirs de Birdman (ou la schizophrénie de Thomson) montrant bien que même ses capacités, extraordinaires, ne sont plus suffisantes pour lui valoir une place : à l’instar des rois du box-office qu’étaient Arnold Schwarzenegger et Bruce Willis dans les années 1980 et 1990. S’ajoute à cela le comédien Mike Shiner (Edward Norton, impressionnant) qui préconise une vision de l’art pour l’art en tendant vers un réalisme à tout prix, voire un super-réalisme. L’acteur ne doit plus jouer pour être mais vivre pour être : il boit vraiment, il couche vraiment. Face à ces deux performeurs, Sam (Emma Stone, affirmant son talent) – la fille de Riggan Thomson – amène par sa jeunesse une nouvelle condition de la célébrité : la représentation. La performance n’est plus scénique, elle doit déborder sur la vie même du comédien qui doit avoir une personnalité virtuelle. L’existence est uniquement tangible par le biais des réseaux sociaux. Un constat, assez banal, qu’Iñarritu adoube par la scène où Riggan se retrouve en slip sur Time Square qui marque sa renaissance dans les médias. Birdman tente de se présenter comme l’œuvre de l’anti-performance.

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Si l’œuvre d’Iñarritu enfonce des portes ouvertes sur le fond, la forme contredit l’idée d’une mort de la performance. Ce qui est gênant avec Birdman, c’est qu’il est une mise en avant ostentatoire du rôle du réalisateur. En faux prodige, le réalisateur mexicain livre une mise en scène fonctionnant en circuit fermé sans véritable finalité. Cela fonctionnait dans Gravity justement parce qu’elle amenait les personnages à repenser le vide de l’espace et à marquer une certaine vacuité de leurs efforts dans un macrocosme en constant chamboulement. Le mouvement, incessant, ne fait pas le réalisateur en ressemblant plutôt à un exercice raté d’un film de fin d’études. Le rythme qu’il apporte par sa circularité entre justement en conflit avec un scénario qui se présente plus comme une suite de saynètes entrecoupées de coupures journalières. La redondance des dispositifs de mise en scène n’a d’égal que celle du travail sonore avec une batterie constante. Les deux se rejoignent dans la volonté de créer un rythme effréné. Néanmoins, cette sur-utilisation d’effets met plutôt en avant la faiblesse de l’image et du scénario qui n’arrivent jamais à atteindre la vitesse et l’euphorie qu’Iñarritu aurait souhaité.

Birdman, Alejandro Gonzales Iñarritu

Birdman synthétise, à lui seul, le too much du divertissement hollywoodien en lui donnant les traits d’une critique faussement corrosive de la négation du cinéma populaire. En affadissant aussi bien le « cinéma d’auteur » que le cinéma qu’il semble défendre, Alejandro Gonzalez Iñarritu agrandie ironiquement cette frontière.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Selma : L’Histoire en marche

Selma, Ava Duvernay

Selma s’inscrit dans l’appropriation par le cinéma américain de la montée en puissance de la communauté afro-américaine. Dernière-née, elle nourrit ce besoin nouveau de raconter l’émergence politique et sociale d’une partie des dominés. Toutes ces œuvres s’axent autour de personnages clés, souvent réels, qui amorcent un processus égalitaire et/ou dénonciateur : l’esclave vengeur (Django dans Django Unchained de Tarantino), le noir asservi (Salomon Northup dans 12 years a slave de McQueen), le politicien blanc décisionnaire (Lincoln dans Lincoln de Spielberg), le domestique noir (Cecil Gaines dans Le Majordome de Daniels), la victime latente du racisme (Oscar Grant dans Fruitvale Station de Ryan Coogler). Rarement réussies, ces œuvres tombaient soit dans un misérabilisme manichéen soit dans un sentimentalisme bien-pensant en réalisant plutôt des hagiographies stéréotypées. En s’attaquant à une figure aussi emblématique que Martin Luther King, Ava Duvernay aurait pu tomber avec eux dans la fadaise historico-politique. Elle parvient à donner corps à une œuvre qui prend le parti-pris, ingénieux, de ne pas traiter d’un homme dans sa globalité, mais plutôt de leur regarder agir sur le terrain autour d’un évènement précis : les manifestations réprimées dramatiquement à Selma en Alabama en 1965 qui débouchèrent sur l’acquisition – ou plutôt l’affirmation – d’un droit de vote non-restrictif pour les Noirs.

Selma, Ava Duvernay

            En effet, Ava Duvernay refuse de mettre en scène une hagiographie autour de la figure de Martin Luther King (David Oyelowo). Elle s’intéresse à l’homme derrière le mythe en traduisant à l’écran ses doutes et ses tensions internes. Martin Luther King est présenté comme un leader en construction qui acquiert une stature internationale par le Prix Nobel de la Paix en 1964 qui ouvre le récit de Selma. Il n’est leader que par l’appui médiatique qui lui offre une prépondérance dans la gestion de la cause. Une position pourtant contestée à l’intérieur même du pays par d’autres figures majeures comme Malcolm X (qui l’accuse d’être à la botte des blancs) ou d’autres activistes – notamment de terrain – comme la SNCC, Student Nonviolent Coordination Committee, qui reproche à Martin Luther King de se servir du local, puis de l’abandonner, pour des raisons politiques. Dans ce contexte, Martin Luther King apparaît comme un individu tiraillé entre sa figure privée (père de famille, mari) et sa figure publique (un prêcheur politisé). Cependant, la réalisatrice américaine ne parvient pas à pleinement « créer » un Martin Luther King de l’intime en enfermant sa lutte intérieure dans des élucubrations trop écrites n’arrivant pas à différencier un homme en représentation d’un homme simple.

Selma, Ava Duvernay

Néanmoins de cette dualité morale, Ava Duvernay tire l’image d’un homme rationnel, touché par les morts (les « lost ») de la cause, qui fait d’abord passer l’idéologie non-violente sur la réussite possible de son projet politique (comme leur de la deuxième tentative de passage du Edmind Pettus Bridge) et ensuite le collectif sur l’individuel (le délitement de son couple, les divisions internes). Sans tomber dans le film choral, la réalisatrice dresse alors, par des courts apartés, le portrait d’une communauté noire qui illustre les inégalités que pointent du doigts Martin Luther King : les restrictions de vote (Annie Lee Cooper – Oprah Winfrey), la répression policière (Jimmie Lee Jackson – Keith Stanfield) et même la violence envers les « nègres blancs » (James Reeb, pasteur de Boston – Jeremy Strong). Elle dresse ains le portrait de plusieurs trajectoires humaines qui s’axent autour d’un Martin Luther King rassembleur.

Selma, Ava Duvernay

L’autre intérêt de Selma – qui aurait pu d’ailleurs être plus creusé – est d’inscrire Martin Luther King au sein d’un jeu politique où se confrontent des entités précises sur plusieurs échelles. De l’échelle locale de Selma où le Shérif Clark et le Gouverneur Wallace font régner la ségrégation à celle fédérale où le Président Johnson cherche le compromis avec le Mouvement des Droits Civiques, Ava Duvernay fait – à la manière du Lincoln de Spielberg – du combat social un combat de politiciens. Elle montre ainsi avec une certaine habilité le rôle que chaque individu peut jouer aux différents échelons de la ségrégation : du guichetier « entrepreneur de moral » (qui selon Alexis Spire cherche, par loyalisme à l’institution – ici sudiste – à maintenir l’ordre social qu’ils pensent être « juste ») au Président des Etats-Unis en passant par les simples manifestants lambda. Elle dresse ainsi le portrait d’une cosmogonie d’agents sociaux qui restent, dans la logique des années 1960, tributaires de la toute-puissance des médias. « Il faut du spectaculaire » prononce Martin Luther King pour que Selma passe d’une simple bourgade de l’Alabama au symbole même de la lutte des Noirs pour le droit de vote.

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            Cette notion de « spectaculaire », Ava Duvernay parvient à l’amener également avec sa mise en scène. Privilégiant les plans serrés, elle filme ses protagonistes – quelle que soit leur importance scénaristique – comme des figures bibliques dans lesquelles les visages deviennent des paysages mentaux marqués par la peur, l’appréhension et touchés dans la chair par la violence du racisme. La réalisatrice saisit également, avec maîtrise, les scènes de violence. En effet si elle tire vers une esthétisation marquée par des ralentis, c’est pour marquer avec vivacité en quelques instants et ainsi imprimer sur la rétine de son spectateur les images de Selma avec la même force que les contemporains désarçonnés dans leur quotidien par l’immédiateté et la dureté de la réalité. Elle ose montrer l’horreur d’évènements violents de l’histoire américaine là où, par pur moralisme, Lee Daniels et son Majordome la cachaient. Néanmoins, la réalisatrice pêche – par orgueil et sentimentalisme – en ajoutant une musique niaiseuse à chaque moment où elle tente d’insuffler de l’émotion. Au lieu de la créer, elle l’appuie avec redondance donnant parfois l’impression de vouloir mener son spectateur à la baguette.

Selma, Ava Duvernay

            Selma parvient à porter son sujet sans tomber dans le sentimentalisme que laissait penser la mise en place d’un tel projet. Ava Duvernay livre une œuvre convaincante qui fait écho, de manière dramatique, avec les évènements récents de Ferguson. L’œuvre s’inscrit ainsi comme le miroir de la société américaine actuelle toujours marquée par une certaine ségrégation raciale.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

American Sniper : Captain America

American Sniper, Clint Eastwood

Avec plus de 320 millions de dollars au box-office américain, la vivacité d’American Sniper pourrait surprendre dans un paysage cinématographique habituellement écrasé par les blockbusters de super-héros. Si l’œuvre séduit les masses, c’est qu’elle répond à un double besoin de la société américaine : celui de mettre en avant un homme providentiel chargé de sauver la nation (film de super-héros) et celui de créer des martyrs de la barbarie contemporaine (biopic américain). L’histoire de Chris Kyle conjugue les deux et amplifie leur dimension par la véracité des évènements. L’œuvre de Clint Eastwood s’insère alors pleinement dans la logique du portrait de super-héros en reprenant les schémas narratifs de ce genre à part entière. American Sniper s’ouvre sur les origines du pouvoir avec la prise de conscience des responsabilités que cela implique à travers une scène de chasse entre Chris Kyle (Bradley Cooper), enfant, et son père. S’en suit l’apparition de « super-vilains » qui mettent à feu et à sang le monde comme le conçoit Kyle (americanocentré) à travers les attentats de Nairobi/Dar es Salaam (1998) et New-York (11 Septembre 2001) et amorce l’utilisation de ce « pouvoir » à travers une préparation spéciale au sein d’un groupe, le SEAL. C’est ensuite sur le terrain que super-Kyle se forge une réputation qui débouche sur une reconnaissance au travers d’un surnom : « La légende ».

American Sniper, Clint Eastwood

Néanmoins, American Sniper serait-il uniquement le récit patriotique d’un héros contemporain faisant vibrer la figure du « gendarme du monde » ? Si Chris Kyle intéresse Clint Eastwood, c’est justement dans la construction sociale de son patriotisme. Il synthétise l’évolution de l’homme américain sur plusieurs siècles au sein même de sa trajectoire de vie. Du cowboy qui prône avant tout la propriété et le rapport à la virilité (rodéo, chasse) au self-made-man qui se construit dans un cercle familial (avec son frère) en cherchant une gloire et de l’adrénaline à travers des concours de rodéos, il est l’archétype même de l’américain sudiste moyen ou du moins de ses ambitions et valeurs. Une figure qui se retrouve confrontée à la mondialisation de l’espace médiatique (par le biais des attentats), et donc de l’espace dans lequel il peut entrer en action, qui entraîne un agrandissement de l’échelle de sa volonté de protection : de la propriété à la nation, de l’individu à la communauté à laquelle il appartient. Chris Kyle est cet homme qui cherche à sauver la veuve et l’orphelin et aime la « bagarre » (comme il le dit au militaire avant de s’engager) comme valeur masculine approuvée socialement. Il symbolise le passage d’une société de cowboys à une société de soldats dans lesquelles coexistent une volonté absolue de défense et l’idée d’une suprématie individuelle face à l’autre, le « barbare », quelle que soit sa provenance.

American Sniper, Clint Eastwood

Ce basculement, Clint Eastwood l’exprime en un simple montage signifiant (l’un des plus vibrants des dernières années). Chris Kyle scrute à travers la lorgnette de son sniper un enfant irakien potentiellement dangereux. Mais alors qu’il appuie sur la gâchette, le réalisateur américain nous renvoie à sa première victime : un cerf à l’âge de sept ans qu’il vise à la perfection. Le rapprochement est édifiant puisqu’il pose directement les bases de la philosophie américaine et de son rapport à l’arme. Il y a le chasseur et la proie sans aucune intégration d’affects en dehors de l’adrénaline. L’enfant s’inscrit dans une socialisation qui intègre la violence, et le détachement à cette dernière, puisque son père lui apprend à manier une arme – tout comme il le fera avec son fils qui « garde la maison » en son absence –. « Ne laisse jamais ton fusil » lui prodigue son père une fois le cerf abattu comme si l’arme était la prolongation de l’homme en tant qu’entité victorieuse. L’arme devient une manière de définir l’homme. Lorsqu’il surprend sa petite-amie avec un autre homme, l’amant tient à reprendre son chapeau et son fusil comme reliquat de sa masculinité, de sa propre identité. Néanmoins, l’instrumentalisation de la violence n’est pas exsangue d’un certain moralisme emprunt de valeurs chrétiennes : il ne fait pas être un « loup » (agressif), une « brebis » (le chétif, le commun) mais un « chien de garde » comme le prononce le père de Chris Kyle avec une effrayante dureté. Les jalons de la société américaine sont ainsi posés dans l’imaginaire de Chris Kyle : il faut défendre quel qu’en soit le prix et en faire un leitmotiv.

American Sniper, Clint Eastwood

Ces principes acquis durant sa socialisation primaire vont ensuite être exacerbés au sein d’une institution qui cherche à faire de l’homme un instrument : l’armée. Auprès des SEAL – un groupe d’élite extrêmement rude –, Chris Kyle utilise sa violence autrement en retirant une estime des personnes extérieures à l’armée. Il trouve justement par cette violence une place dans la société qui conforte le sentiment de devoir servir la nation. Il se crée, avec ses camarades, un groupe de sociabilité propre à cet environnement (« mon frère » à ses compagnons d’armes) qui prend le pas sur sa famille « réelle » : « je vous emmerde tous » prononce son frère avant de disparaître de l’histoire. Il devient auprès de ce socle social un instrument de l’ordre, celui qu’il pense défendre, à tel point que son formatage l’empêche d’être humain. Il n’est plus Chris Kyle, mais la « légende » – l’outil de défense pétri d’orgueil de la nation américaine. « Je veux que tu redeviennes humain » clame alors Tanya Kyle (sa femme, Sienna Miller) signifiant le détachement de la réalité d’un homme justement en prise directe avec cette dernière. Une autre scène s’impose ici comme clé dans la compréhension d’American Sniper : Chris Kyle regarde fixement la télévision tandis que des bruits de combat emplissent la pièce, mais lorsque Clint Eastwood fait le contre-champs la télévision se retrouve éteinte.

American Sniper, Clint Eastwood

La guerre est omniprésente dans American Sniper, car elle devient littéralement Chris Kyle. Lorsqu’un psychologue le questionne sur les personnes qu’il a tuées (près de 255 selon l’armée américaine), Chris Kyle n’éprouve qu’un remords envers les « hommes qu’(il n’a) pas sauvé ». Faut-il y voir l’idée que ces victimes n’ont pas assez de consistances pour exister pleinement comme être humain ? Aucunement, simplement le fait qu’il répond à la logique militaire. Il est détaché de toute considération morale puisque son but n’est pas d’être mais de faire. On peut néanmoins critiquer Clint Eastwood sur l’image qu’il donne de l’opposition irakienne barbarisée au possible (« le boucher » tuant avec une perceuse). Mais est-ce de la propagande américaine ou simplement la vision manichéenne que l’armée fait couler dans les veines de Chris Kyle ? La position d’American Sniper est assez équivoque sur la position du sniper en refusant de faire des trophées des victimes mais en acceptant de construire une légende autour d’un nombre (une manière d’euphémiser). C’est à l’ambivalence même du rôle soldat que Clint Eastwood donne corps : la responsabilité revient-elle à celui qui tire ou à celui qui en a donné l’ordre ?

American Sniper, Clint Eastwood

Néanmoins, American Sniper pèche dans la mise en image de cette ambivalence dans les (trop) nombreuses scènes de guerre. En privilégiant les codes simplistes (académiques ?) du western à la moindre occasion, Clint Eastwood amène une lourdeur – voire un didactisme par l’image – alors justement qu’il cherche à dégager une légèreté propice à la réflexion. Cherchant à rentabiliser les capacités d’action de son récit, il en perd son sujet : celui d’élaborer un regard sur la position du soldat, son instrumentalisation qui empêche le retour à la réalité dans sa banalité.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Magic in the Moonlight : De la poudre aux yeux

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Les cinévores s’adonnent chaque année à un jeu dangereux, celui de se frotter au nouveau long-métrage que propose Woody Allen. Depuis 1966 – quasiment sans exception –, le cinéaste new-yorkais réussit assez miraculeusement à sortir chaque année une nouvelle variation des ses névroses. Véritable roulette russe du cinéma contemporain, le spectateur ne peut jamais pressentir s’il va s’en sortir avec un espoir nouveau (Blue Jasmin, 2013) ou s’il va mourir bêtement (To Rome With Love, 2012). On pourrait assez logiquement espérer qu’en plus d’une quarantaine de long-métrage, Woody Allen sache où se trouvent les points forts de son cinéma. Néanmoins, Magic in the Moonlight s’inscrit dans la part de plus en plus croissante des films estampillés « Woody Allen » à rapidement oublier.

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Le cinéma de Woody Allen n’est certainement pas « moderne » dans le sens qu’il s’appuie – et ce depuis toujours – sur les mêmes ressors académiques de mise en scène. L’audace visuelle n’a pas sa place chez un cinéaste plus scénariste que réalisateur. L’image n’est qu’un écrin pour les joutes verbales alléniennes. Mais la temporalité assez figée de son cinéma ne peut s’inscrire dans celle déjà statique du cinéma d’époque sous peine d’écraser le spectateur sous une accalmie visuelle. Magic in the Moonlight replonge dans les codes même du cinéma hollywoodien avec l’utilisation d’incrustations en arrière-plan ou avec des surimpressions noyées sous une musique omniprésente. Là où il y aurait dû y avoir du charme, il n’y a que du passéisme. En faisant de l’époque qu’un contexte historique, il ne parvient pas à créer une étincelle comme avec les basculements de Minuit à Paris (2011) ou avec la perfection scénaristique de La Rose Pourpre du Caire (1985).

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Fait rare chez Allen, la redondance s’immisce également dans l’écriture. Magic in the Moonlight s’appuie pourtant sur une idée simpliste : un prestidigitateur anglais (Colin Firth) tente de confondre une jeune usurpatrice américaine (Emma Stone) sur la riviera française des années 1920. L’œuvre est alors vouée à basculer, sans aucune surprise, entre deux thèses antinomiques : croire ou ne pas croire en la magie de cette charmante medium. Le cinéaste ne parvient aucunement à insuffler aussi bien de la vie que du rythme dans un long-métrage qui – croulant sous le didactisme – tend à n’être qu’une thèse faiblarde sur la place de la magie dans une société en cours de rationalisation. Cependant, le véritable problème de l’œuvre est l’alter-égo allénien qui a la lourde tâche de diffuser ce message. Stanley Crawford, porté par le jeu cabotin de Colin Firth, épuise en tombant perpétuellement dans un négationnisme unilatéral qui le placerait au-dessus des autres personnages. En ne devenant que la marionnette archétypale du bougon Woody Allen, il dégage une condescendance navrante face à des personnages asservis à son statut de génie.

Magic in the Moonlight, Woody Allen

L’ultime retournement de Magic in the Moonlight finit d’achever une œuvre déjà chancelante. Si elle tente sans doute d’apporter un renouveau dans le cinéma de Woody Allen, cette touche optimiste et humaniste se vautre dans le grotesque. Déjà parce qu’elle est amenée par des effets de scénarios prévisibles et rocambolesques qui laissent totalement le spectateur de côté. Mais surtout parce qu’elle ne sert qu’à livrer une avalanche de fadaises. Elles seraient tolérables dans les plus mauvais films américains, mais il est navrant de les retrouver même chez l’un des plus importants opposants du système hollywoodien. Que Woody Allen tente d’apporter une lumière existentielle à son cinéma profondément névrosé aurait pu être un nouvel atout dans sa carrière, mais il aurait fallu aller plus loin que : « les coups de foudre, c’est un peu de la magie » !

Magic in the Moonlight, Woody Allen

Dans ce tour de magie aux allures de pétard mouillé, l’étincelle ne surgit qu’à travers Emma Stone qui par son jeu en opposition au modelage allénien parvient à insuffler du relief dans une œuvre qui en manque cruellement. Mais l’actrice, aussi épatante soit elle, ne peut empêcher Magic in the Moonlight de sombrer dans les abysses du sentimentalisme en utilisant son récit comme prétexte à une amourette insipide.

Le Cinema du Spectateur
☆✖✖✖✖ – Mauvais

White Bird : Le Voile des Illusions

White Bird, Gregg Araki

Pour décrire son dernier long-métrage White Bird, Gregg Araki utilise un adjectif plus que dithyrambique : « idéal ». Pourtant si ce n’est pas son œuvre la plus percutante, il faut bien avouer que le réalisateur californien a vu juste. « Idéal », White Bird l’est d’abord pour initier ceux qui sont passés à côté d’un des chefs de l’underground américain. Il concentre en 91 minutes la totalité de ses thèmes et de sa pate visuelle. Mais White Bird est surtout « idéal » parce qu’il permet de faire un lien entre les deux facettes de la filmographie du cinéaste qui démarre à la fin des années 1980. D’un côté, il y a le regard que pose Araki sur une part de la jeunesse américaine vouée à errer dans une Amérique profonde sans espoir. Chez cet Araki se dégage une désolation dramatique qui pèse symboliquement (l’alien-dinosaure de Nowhere, 1997) ou réellement (le viol de Mysterious Skin, 2004) sur ces marginaux. De l’autre, il y a la veine trash-pop que défend le cinéaste à travers des œuvres foutraques comme The Doom Generation (1995) ou récemment Kaboom (2010). White Bird est alors le chaînon manquant duquel jaillit la quintessence d’une filmographie unique qui remet perpétuellement en question la réalité de ces protagonistes.

White Bird, Gregg Araki

Gregg Araki continue avec White Bird à disséquer les périphéries urbaines qui le fascinent depuis ses débuts. A l’inverse de la France, les banlieues sont l’archétype même de la réussite américaine. Un reflet, forcément faussé, des diktats qu’impose la société sur ses citoyens avides d’atteindre la perfection. Cependant, Gregg Araki précise qu’il ne fait pas une critique du rêve américain conscient que certains trouvent leur bonheur dans la construction sociale prônant la stabilité par des passages obligés (mariage, maison, enfant). Le cinéaste se penche sur l’underground, ce qui se trouve derrière : la réalité sous-jacente, moins lisse, enterrée par les illusions. En véritable coloriste, Gregg Araki crée une image papier-glacé aux teintes pastel pour appuyer sa réflexion. Il filme une réalité irréelle qui est le fruit des fantasmes sociaux. Des rêves qui entraînent une amère déception pour ceux qui pensaient atteindre une apothéose en les réalisant. White Bird est le récit de ceux qui se sentent coincé dans cette vie illusoire qu’ils l’aient choisi (Eve jouée par Eva Green) ou qu’ils le subissent (Kat jouée par Shailene Woodley). Des « oiseaux » (bird) qui ne rêvent que d’une chose, prendre un envol qui n’est possible que par la fuite.

White Bird, Gregg Araki

White Bird s’ouvre sur le disparition, ou plutôt l’évaporation pour mieux coller à la mise en scène d’Araki, d’Eve : une mère au foyer désabusée par une vie insipide et usante par la quête de perfection qu’elle implique. Née en 1946, elle fait partie de cette génération sacrifiée de femmes qui n’avaient d’autres choix que de tendre vers une féminité dictée par les égéries hitchcockiennes des années 1950 qui hors des écrans se révèlent des femmes au foyer exemplaires à l’instar de Grace Kelly. Eve perd la raison dans le cocon qu’elle s’est elle-même construit : elle suffoque dans sa vie mais aussi dans son être. Sublimé par le jeu d’une effroyable apathie d’Eva Green, elle voit en sa fille sa possible échappatoire par procuration. L’observant sans retenu, entre admiration et jalousie, elle lâchera une phrase riche de sens, « Tu ressembles à moi quand j’étais toi », montrant son basculement progressif vers la folie.

White Bird, Gregg Araki

Néanmoins, le personnage central de White Bird n’est autre que cette progéniture d’Eve qui doit s’en sortir. Kat, jouée par une Shailene Woodley impressionnante, est la véritable instigatrice de l’action qu’elle narre en voix-off. Un rôle qui lui sera habilement ravi d’abord par sa mère, puis par la réalité des faits. La jeune femme est l’unique lien entre les différentes temporalités qui traversent l’œuvre d’Araki. D’abord, les deux gangrenées par cette mère étouffante : le passé qui dresse son portrait et le rêve qui implique son retour. Et surtout, le temps présent où s’opposent la vérité et l’illusion. Une dualité qui se retrouve dans le personnage de Kat coincée entre deux périodes. Elle porte encore, grâce à sa quête du vrai, la pure innocence de l’enfance. Mais, sa sexualité s’éveille pour l’amener à faire des choix discutables (sa liaison avec le policier) mais en impliquant tout de même une vérité immuable, celle des corps. Elle perd cependant le sens des réalités, scotomisant sans doute le décès de sa mère, qui lui empêche de différencier les événements qu’elle vit : « j’ai perdu ma virginité, comme j’ai perdu ma mère » ironise-t-elle. C’est grâce à ce décalage que Gregg Araki parvient à insuffler des moments de répits basés l’humour sexo-trash qu’on lui connaît.

White Bird, Gregg Araki

Kat est le seul personnage qui s’oppose à l’artificialité de sa propre vie. Elle méprise les conventions qu’elle utilise à sa guise comme lors des séances avec la psychiatre où se juxtapose deux degrés de réalités : la sienne, et celle qu’on attend d’elle. Elle résume parfaitement la situation dans cette confidence aux spectateurs : « J’avais l’impression qu’elle était une actrice qui jouait le rôle d’une psy, et moi une actrice qui jouait mon rôle. Une mauvaise actrice ». La jeune femme recherche alors la compagnie des gens simples qui vivent sans se soucier constamment des apparences. Elle se prend d’amour pour ces êtres véritables (son père, son petit-ami) qui semblent vivre pleinement sans se soucier des conventions sociales. Lorsqu’elle explique à ses deux amis ce qui l’a séduit chez petit-ami Phil (le ténébreux Shiloh Fernandez), Kat ne trouve qu’à dire : « Quand on creuse la surface, il y a encore de la surface ». Elle s’émancipe en levant (ou supprimant même) le voile des illusions qui assombrie sa vie. Elle représente l’espoir de la femme qui se libère progressivement à partir des années 1980 du carcan familial.

White Bird, Gregg Araki

Adapté du roman éponyme de l’auteure féministe Laura Kasischke, White Bird serait un récit initiatique complètement foutraque d’une nouvelle féminité débridé et qui supprime les anciens modèles féminins vouées à être les victimes du revers du rêve américain. Gregg Araki signe une œuvre complexe qui plaira aussi bien aux adeptes qu’aux novices d’un des cinéastes les plus importants du cinéma américain !

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

En quête du réel ! Partie 1/2 : La « Vie documentaire »

Une quête de réel parcourt le cinéma ultra-contemporain – celui des deux dernières années. C’est avec encore plus de vigueurs que la conception qu’André Bazin donnait du cinéma résonne : « une fenêtre ouverte sur le monde ». Les cinéastes offrent aux spectateurs une authenticité, un regard sur le quotidien des autres. Ils cherchent à insuffler un supplément d’âme en donnant l’impression aux spectateurs qu’ils sont les chanceux témoins du Vrai ; qu’ils appréhendent un nouveau degré de réalité, celui de la proximité. Les spectateurs ne seront plus dans l’intimité d’un personnage, mais dans celle d’un homme, de l’un des leurs et donc d’une réalité concrète. Les cinéastes comblent alors pleinement le désir pervers de voyeurisme qui captive le spectateur. Ils font s’entrechoquer d’un côté la fascination de la fiction (le faux) et la force des faits (le vrai) pour livrer des œuvres qui questionnent l’objectivité de l’image, sa vérité aussi bien que son authenticité. Pour cela, ils utilisent des procédés scénaristiques ou filmiques. Ce sont eux qui nous intéressent dans cette plongée au cœur d’une tendance – ou plutôt d’une certaine vision du cinéma – : une quête du réel pour se rapprocher au plus près de ce qu’on pourrait appeler une « vie documentaire ».

Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh

La question de la vraisemblance se pose facilement au cinéma. Alors même que le spectateur a conscience du caractère fictif de ce qu’il voit, il souhaite paradoxalement retrouver une part de sa propre réalité. Le récit doit être vraisemblable, ou du moins cohérent dans le cas particulier du fantastique. Mais le problème se dissipe dès que surgit la sacrosainte étiquette « histoire vraie ». Le spectateur perd sa capacité de réflexion pour absorber la réalité qui s’offre à lui sans se questionner sur la part de subjectivité du conteur. Dans le cas du grandiloquent Liberace (Etats-Unis, 2013), Steven Soderbergh façonne son récit à travers le regard de Scott Thorson (Matt Damon) en se basant sur le livre écrit par ce dernier. Le spectateur prend pourtant pour « vrai » le portrait esquissé de Liberace en se basant sur l’authenticité que dégagent les images du cinéaste. Sa quête du vraisemblable est balayée par son obsession du voyeurisme : l’objectivité du récit importe peu tant qu’il assiste à la mise à nu (psychologique) de Liberace. L’image joue alors un rôle capital, celle de surimpression de la « réalité » qui dépasse la simple opposition faux/vrai.

Un Château en Italie, Valeria Bruni Tedeschi

Cet aveuglement engendré par une réalité filmique plus palpable trouve son paroxysme dans l’autofiction, une sorte de super « histoire vraie » où l’auteur transmet sa propre vérité. Une intrusion dans l’intimité que nous offre Catherine Breillat avec Abus de Faiblesse (France, 2014). La réalisatrice retrace, dans un cri libérateur, son aventure avec l’escroc Christophe Rocancourt. Elle donne de l’authenticité à son récit en cherchant à atteindre une objectivité : elle ne sera ni victime, ni complice. Elle se présente seulement comme une femme qui avait envie d’aimer. Mais notre quête d’une réalité palpable n’est pas encore complète. Puisque si Breillat dévoile son âme à la caméra, elle le fait à travers le corps d’une autre – l’épatante Isabelle Huppert. Il faut se tourner alors vers des réalisateurs-acteurs qui utilisent leur art comme catalyseur de leur propre vie. Valeria Bruni Tedeschi est l’une de leurs plus ferventes représentantes. Elle a fait de sa vie des films dont le dernier, Un Château en Italie (France, 2013), dégage un supplément d’âme en partie dû au casting sur-mesure de la jeune italo-française : Marisa Borini sera sa mère à la vie comme à l’écran, tandis que Louis Garrel en fera de même dans le rôle de l’amant. L’authentique réalité est à portée de main, mais Tedeschi est rattrapée par son style de dramédie qui atteint son acmé dans l’hilarante scène avec les nonnes italiennes. L’image devient l’expression d’un journal intime filmique grossi par la subjectivité de son auteur.

Party Girl, Marie Amachoukeli, Claire Burger, Samuel Theis

  Récemment dans le paysage français, une œuvre a réussi à conjuguer l’objectivité de Breillat et l’authenticité de Bruni Tedeschi : Party Girl (France, 2014) du trio Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger. Caméra d’Or du 67e Festival de Cannes, l’œuvre nous emmène dans l’intimité d’Angélique, une meneuse de revue franco-allemande de 60 ans tiraillée par une nécessaire reconversion. Nicole Garcia (présidente de la Caméra d’Or) présentait l’œuvre comme un « film sauvage, généreux et mal élevé ». Les adjectifs utilisés sont significatifs de la volonté des réalisateurs : réaliser une œuvre qui brouille les notions de fiction et de réalité en faisant d’une femme réelle un personnage fictif. Angélique Litzenburger existe bel et bien en dehors du cadre de Party Girl. Mère de Samuel Theis – l’un des co-réalisateurs -, cette femme de la nuit a accepté que son fils porte sa vie à l’écran. « Sauvage », l’œuvre l’est en retrouvant l’âme même du cinéma à travers son récit du réel. Il inverse la logique propre au cinéma, ce n’est plus la vraisemblance qui compte mais le vécu. « Généreux », et courageux, sont les protagonistes de l’histoire qui sont prêts à partager leurs intimités avec des inconnus. Car si Party Girl touche autant, c’est parce que les personnages ne sont pas joués mais (re)vécus. Ce sont les vraies personnes qui endossent à nouveau leur rôle (sauf exception). Les images ne sont pas fictives, elles sont uniquement le reflet du passé. C’est de ce postulat que Party Girl tire sa force et sa beauté. Les trois réalisateurs marquent la quintessence de cette « vie documentaire » mise à l’honneur ici. « Documentaire » aussi bien par sa retranscription du réel que par son caractère instructif et intrusif.

The Canyons, Paul Schrader

Party Girl montre également que l’apport d’authenticité d’une œuvre n’est pas uniquement dans les mains du réalisateur. L’étincelle du réel provient en (grande) partie d’Angélique Litzenburger qui tient littéralement le « rôle de sa vie ». Beaucoup de réalisateurs ont offert ce genre de rôle à des acteurs ou des actrices qui, en contrepartie, ont apporté une tonalité nouvelle à l’œuvre. Les personnages féminins de Sils Maria (France, 2014) d’Olivier Assayas illustrent parfaitement cela. Maria Enders fait écho à son interprète Juliette Binoche. Les deux femmes, réelle et fictive, ont suivi la même carrière. Chacune des deux a percé jeune dans un premier rôle : Sils Maria à 20 ans pour Enders, Mauvais Sang de Carax à 23 ans pour Binoche. Les deux autres actrices se reflètent dans le personnage de Jo-Ann Ellis, une superstar de blockbusters pour adolescents qui est la cible des médias. Aussi bien, son interprète (Chloë Moretz découverte dans Kick-Ass) que celle qui la défend (Kristen Stewart qui explose avec Twilight). Sils Maria gagne par ce chevauchement entre réalité et fiction un degré de lecture supplémentaire qui fascine. Paul Schrader fait, quant à lui, le buzz en offrant un rôle sur-mesure à Lindsay Lohan dans The Canyons (Etats-Unis, 2014). Le cinéaste offre une double rédemption à la jeune femme : d’abord en tant qu’actrice puisque Lohan subjugue dans ce rôle de femme à la dérive écrasée par un homme manipulateur ; ensuite en donnant une porte de sortie à son personnage dans l’espoir qu’elle s’ouvre aussi pour la véritable actrice. Cependant, c’est Ari Folman qui pousse cette logique à son paroxysme avec Le Congrès (Israël, 2013) où Robin Wright joue tout simplement Robin Wright. Dans la première partie de l’œuvre en prises de vue réelles, le cinéaste réalise une mise à nue professionnelle de l’actrice qui se penche sur la traversée du désert qui a été la sienne. Elle donne une sensibilité plus profonde à l’œuvre de Folman qui devient comme une confession.

Mange tes morts - tu ne diras point, Jean-Charles Hué

Un cinéaste va encore plus loin en ne concentrant pas son besoin d’authenticité autour de personnages précis, mais autour d’une communauté tout entière. Avec son deuxième long-métrage Mange tes morts – tu ne diras point (France, 2014), Jean-Charles Hué prolonge son immersion dans la communauté Yéniche. Quatre ans après La BM du Seigneur (France, 2010), le cinéaste dresse à nouveau le portrait sans concession de cette communauté de semi-nomades évangélistes. Il utilise la réalité pour accoucher d’œuvres fictives qui cependant permettent de cerner le mode de vie de ce peuple méconnu. Jean-Charles Hué est un capteur du réel, il pointe sa caméra sur une sorte de « vie documentaire ».

 A suivre …
Le Cinema du Spectateur