Young Ones : Mordre la poussière

Young Ones, Jake Paltrow

Young Ones aurait pu marquer un renouveau dans le cinéma indépendant américain en signant une incursion dans les steppes mouvementées du fantastique. Jake Paltrow prône un cinéma d’anticipation qui ne se focalise pas autour des effets spéciaux. Le futur proche mis en scène ici n’est pas tourné vers le spectaculaire mais vers une possible évolution du présent. Le cinéaste tente de rapprocher son cinéma du maître de la science-fiction réaliste : le sud-africain Neil Blomkamp (District 9, Elysium). Dans Young Ones, c’est le rapport à l’eau qui est pris en compte : comment l’homme fera face à la disparition progressive de l’eau ? Paltrow n’essaie pas de faire une réflexion globale sur la question mais seulement de livrer un arrêt sur image des conséquences que le conflit pourrait avoir dans une bourgade des Etats-Unis. Il s’intéresse ainsi aux conflits les plus minimes, ceux qui surgissent lorsqu’une cause est perdue. La guerre de l’eau est déjà perdue entre les nations et les villes, et nous sommes du côté des perdants. C’est alors au tour des voisins, anciens amis, de se déchirer pour sauver leur peau de la poussière ambiante. Young Ones commence ainsi comme une œuvre de science-fiction à fibre environnementaliste sous l’égide d’Ernest Holm (Michael Shannon), personnage utopiste au centre du premier chapitre.

Young Ones, Jake Paltrow

Cependant, si Young Ones ne fonctionne pas c’est parce qu’il perd rapidement toute cohérence narrative en tentant de superposer deux degrés de narration qui ne peuvent se répondre. D’un côté, Jake Paltrow passe en toile de fond le récit sur l’eau qui tisse les liens entre les personnages. Dans ce monde asséché où la pierraille est reine, le réalisateur choisit habillement les codes du western. Les scènes ne sont alors que des duels entre les personnages tentant d’asseoir leur autorité sur une société décharnée en pleine survie. De l’autre, il glisse progressivement vers une sorte de tragédie grecque, entre amour et deuil, se rapprochant de la chronique familiale intimiste. Cette deuxième histoire souffre d’un surplus d’informations dramatiques (handicap, amour interdit, meurtre, jalousie) qui entraîne un détachement du spectateur n’allant pas au cinéma pour retrouver les schémas narratifs des telenovelas. Le long-métrage patine alors car il est impossible de faire coïncider ces deux histoires qui appellent des considérations contradictoires tant formelles que scénaristiques. Le réalisateur ne sait plus que faire de l’image entre les espaces ouverts que nécessitent son western et le confinement qu’appellent les luttes intérieures des personnages. Et Paltrow se perd dans son scénario ne sachant plus ce qu’il doit privilégier entre la singularité qu’il cherche à trouver dans son récit d’anticipation et l’universalité qu’il souhaite avec ses drames familiaux. Sa seule réponse est de donner un rôle principal à chacun des personnages qu’il invente. Mais au lieu de donner vie à une communauté plénière, il noie ses personnages dans une masse qui reste loin du spectateur.

Young Ones, Jake Paltrow

Les procédés narratifs que choisit Jake Paltrow pose également problème puisqu’ils sont éculés et utilisés à outrance. J’éprouve un fort scepticisme à l’encontre de la voix-off et du flashback. Très peu de cinéastes arrivent à les incorporer sans tomber dans le grotesque. Ces procédés sont en effet assez lourds car ils ne sont pas naturels et créent donc une coupure dans le récit classique, linéaire et extérieur aux personnages. Ne parvenant pas à expliciter clairement sa situation initiale par le seul biais de l’image, Jake Paltrow se sent obligé d’avoir recours à la voix-off avec les paroles de Jerome Holm (Kodi Smit-McPhee) et d’acculer le spectateur de détails par des brèves radiophoniques. En procédant ainsi, le cinéaste ne montre aucune foi dans les capacités de réflexion du spectateur. A cause de cela, il tombe dans un didactisme pesant. C’est également ce que je reproche aux flashbacks émotifs : un didactisme inutile. Si le personnage se rappelle sa vie en se replongeant dans des évènements espacés dans le temps du récit, pour le spectateur ces mêmes évènements sont rapprochés puisqu’ils renvoient au maximum à 1h30. Il est alors aberrant de lui remémorer ce qui vient de se passer. La conséquence est de surexploiter une émotion pour tomber dans le grotesque.

Young Ones, Jake Paltrow

Cette lourdeur se ressent également dans la mise en scène de Paltrow. Il tente de remettre au goût du jour le fondu-enchaîné : c’est une courte surimpression qui consiste à faire disparaître une scène A pendant qu’apparaît simultanément la scène B. Ce procédé n’est plus viable de nos jours, et surtout pas fait pour être utilisé plusieurs fois. En plus d’être peu moderne, il est visuellement lourd et ne peut fonctionner que lorsqu’un motif similaire ou un trait narratif lie les deux scènes, ce qui n’arrive pratiquement jamais chez Paltrow. A trop chercher à trouver une langue formelle propre, le cinéaste reprend ce qui se fait rare au cinéma sans réfléchir aux raisons qui ont poussé les autres réalisateurs à les supprimer de leurs films.

Young Ones, Jake Paltrow

Ajoutez à cela une utilisation outrancière de la musique comme tire-larme pour comprendre que Jake Paltrow n’évite aucun des écueils du cinéma contemporain cherchant l’émotion à tout prix. A trop vouloir en faire, le cinéaste se perd dans son propre projet qui paraissant pourtant alléchant.

Le Cinéma du Spectateur
☆✖✖✖✖ – Mauvais

Boyhood : Saisir l’instant ou être saisi par le moment !

Boyhood, Richard Linklater

Berlinale – 2014
Ours d’Argent du Meilleur Réalisateur

 La 64e Berlinale a mis à l’honneur l’un des plus fascinants cinéastes américains : Richard Linklater qui reçoit l’Ours d’argent du Meilleur Réalisateur. Pourtant, sa mise en scène n’est pas vraiment reconnaissable n’étant ni profondément audacieuse, ni véritablement novatrice. Il s’inscrit dans le cinéma contemporain que défend le Festival de Sundace. Un cinéma au raz des hommes où les répliques sont plus efficaces que les images. Ce qu’il n’a pas dans la forme, Linklater le gagne en cherchant le concept. Il fait parti des rares cinéastes qui cherchent à dépasser les limites du cinéma autre que dans l’image. C’est cette audace, rare dans le paysage cinématographique, que le jury a décidé de saluer. Boyhood est une œuvre marquante car unique. Dans une industrie chronophage au possible, le réalisateur américain décide de se poser pour filmer pendant 12 ans les aléas d’une famille. 12 ans pour tourner un film, une véritable prise de risque ! Boyhood repousse la limite entre réalité et fiction. Il brouille la frontière entre personnage et acteur. Linklater cherche à détruire l’artificialité du cinéma, celle de créer des personnages grandissant à visages multiples par faute de temps. Il se pose pour laisser grandir aussi bien Mason que son interprète, Ellar Coltrane.

Boyhood, Richard Linklater

                  Boyhood marque la quintessence du cinéma de Richard Linklater qui pêche d’habitude par ses bavardages. Toute sa filmographie s’axe autour d’un seul et même thème : le temps. Déjà, le temps de faire un film et de raconter une histoire. Il a raconté l’histoire de Céline et Jesse en 3 films et sur 18 ans dans la trilogie des Before (1995, 2004, 2013). C’est maintenant sur 12 ans qu’il raconte celle de Mason et de sa famille. Richard Linklater n’a pas peur de prendre le temps, de se poser de nombreuses années sur un projet, pour être au plus près de l’essence de la vie. Si Boyhood est largement plus réussi que ses autres long-métrages, c’est parce qu’il applique la notion de coupure au sein même de son œuvre. Les Before s’axent autour de deux coupures elliptiques, chacune entre deux films, mais chaque œuvre est un dialogue continu presque à temps réel. Richard Linklater supprime cet effet d’incursion massive dans l’intimité de ses personnages en amenant l’ellipse au sein même de son scénario. Il suit Mason années après années mais en se focalisant sur des bribes, des moments de vie. Il ne cherche pas forcément la scène maîtresse et donc à multiplier les climax à outrance. Il cherche plutôt à plonger au plus profond de la mémoire de ce petit garçon pour faire voguer le spectateur dans ses souvenirs. Le cinéaste ne raconte alors pas forcément la vie de Mason, mais il laisse Mason nous raconter sa version de sa propre vie. Les scènes entre adultes que l’enfant surprend sont alors des mises en scènes transformées ou non. C’est cette idée de distorsion de la réalité qui rend l’œuvre intéressante et fait gagner au cinéma de Linklater la légèreté qu’il lui manquait tant.

Boyhood, Richard Linklater

Si Boyhood est une œuvre si réaliste, c’est qu’elle s’inscrit dans une temporalité précise : les années 2000. Richard Linklater réalise bien plus qu’une chronique familiale atemporel, il met en scène un précis sociologique des années 2000. Et en tant que spectateur né en 1993, c’est alors tout le début de ma vie qui se redessine et ajoute à l’atmosphère sublime de Boyhood une douce nostalgie. La bande-son accompagne l’évolution des enfants. Samantha découvre son côté espiègle sur « Oops ! … I Did It Again » de Britney Spears pour finalement vivre son adolescence sous l’excentricité de Lady Gaga. Les lumineux tableaux de la vie de Mason s’accompagnent tantôt des Vampire Weekend, tantôt de Foster the People. Mais, c’est surtout les phénomènes fédérateurs de la jeunesse que met en avant Linklater avec l’apparition des jeux vidéos (GameBoy, Xbox puis WII) ou encore Harry Potter. Les enfants des années 2000 se sont construits avec la magie des productions littéraires et cinématographiques relancée par J.K. Rowling mais aussi avec la banalisation de la violence par les jeux vidéo.

Boyhood, Richard Linklater

Cette violence fait écho à la propre vie de Mason, ainsi que de sa sœur, qui se retrouve balloté suivant les relations tumultueuses de sa mère. Richard Linklater saisit parfaitement la position difficile de l’enfant, celle d’un suiveur mutique. De ces éternels déménagements se dégage une incohérence dans les propos de la mère. Elle espère toujours que ses enfants vont se sentir comme chez eux alors qu’elle est l’instigatrice même du déracinement à venir. La seule constance est alors l’arrière-plan culturel que Linklater s’efforce de faire ressortir. Samantha et Mason sont de purs produits des années 2000. L’une sera une enfant nonchalante qui se laisse porter par les modes, elle se métamorphose constamment pour correspondre à son époque. L’autre sera un électron libre. Mais la personnalité de Mason n’est finalement que le résultat des années 2000, de cette société connectée et avide de sensations. S’il fait des beaux discours sur le fait que l’homme devient progressivement un robot à cause des nouvelles technologies, il arrête sa pensée pour regarder la photographie d’un chat. Il tente de combattre ce que la société a voulu faire de lui et il y parvient seulement à travers les photographies où, comme Linklater, il replace au centre le temps et les hommes.

Boyhood, Richard Linklater

Avec Boyhood, Richard Linklater tient son chef d’œuvre sur la question du temps. Il révolutionne aussi bien son propre cinéma en le dégageant de ses défauts que le rapport à la perception de la réalité au cinéma. Et s’il fallait encore dire une seule chose, il permet de dévoiler un acteur sensationnel : Ellar Coltrane.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

Jersey Boys : La rançon de la Gloire

Jersey Boys, Clint Eastwood

Archétype du cinéma américain, le genre du Biopic a servi de vitrine à une société capitaliste utopiste où l’argent se place (naïvement) seulement du côté du talent. En symbole de la réussite du self-made-man, ces magistra vitae apportaient le lien manquant entre l’optimiste fantasme du rêve américain pour le spectateur et sa possible réalisation illustrée par le sujet. Cependant, les stigmates de la crise marquent une nécessité de s’approprier différemment ces destins hors-normes en les détachant, consciencieusement, de la quête prophétique du happy-end si chère aux spectateurs américains tentant d’oublier la désagrégation de leur société et de ses symboles. Ainsi après le délitement affectif de Liberace (Soderbergh), le pathétique récit en miroir de Lovelace (Epstein) et la froide névrose de Llewyn Davis (Coen), c’est Clint Eastwood qui se penche sur l’envers d’un destin « à l’américaine » : celui du mythique groupe des Four Seasons.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Le Pape du « faits réels » continue ainsi la déstructuration du modèle narratif du Biopic, centré sur l’accomplissement, qu’il avait entrepris avec l’ultra-académique J. Edgar. Eastwood focalise son récit, comme le musical qu’il adapte, non pas sur l’ascension fulgurante du groupe mais sur les ressentiments de ces membres. Œuvre intimiste, Jersey Boys devient une sorte de confession touchante que le réalisateur rend palpable par les apartés des personnages s’adressant directement aux spectateurs pour raconter leur histoire sans intermédiaire. Se dégage alors une double musicalité : celle enjouée de la réussite du groupe (ponctuée de leur propre musique à travers des scènes sans faute de concerts ou d’enregistrements) ; et celle maussade, tel un requiem, des êtres qui souffrent justement de cette réussite à travers la dislocation d’un groupe en perdition, l’isolement familial ou affectif. De ce dualisme discret – puisque seulement suggérer –  émane une atmosphère nostalgique de la période pré-succès où le bonheur résidait encore dans la construction d’un foyer, et donc d’une identité. Jersey Boys dresse le portrait de techniciens, indubitablement doués, réussissant par l’amour du travail bien fait mais n’étant pas prédestinés à être des stars.

Jersey Boys, Clint Eastwood

D’une fluidité déconcertante et d’une perfection plastique, Jersey Boys ne souffrirait-il pas d’être trop lisse ? Le cas Eastwood est problématique dans l’approche que je pourrais avoir d’un bon réalisateur. Le vétéran (84 ans) est progressivement devenu la représentation même du classicisme, et donc de l’école des Oscars qui l’a déjà adoubé à deux reprises (Impitoyable en 1993, Million Dollar Baby en 2005). Il prône une mise en scène sans grandiloquence mais qui se révèlent finalement au plus proche de son sujet. Clint Eastwood ne cherche pas à faire du réalisateur un artificier en soi mais plutôt un serviteur d’un scénario (pièce angulaire de ses œuvres) porté par des acteurs toujours justes (ici, ce sont les comédiens du musical qui reprennent brillamment leur rôle). Prêchant une sorte de réalisme au sein d’un cinéma « miroir du monde », la caméra d’Eastwood évolue pourtant au contact de la musique des Four Seasons en privilégiant des longs travellings dans les rues reconstituées du New Jersey des années 1950/60 avant de se confiner progressivement dans des lieux clos. Il apporte à son cinéma un mouvement qui fait du réalisateur, ici, une entité particulière – une sorte de confident qui absorbe les apartés confessionnels de ses protagonistes.

Jersey Boys, Clint Eastwood

Jamais véritablement audacieux, mais jamais dans l’erreur, que pouvons-nous réellement reprocher au plus américain des réalisateurs ? Jersey Boys est certes une œuvre assez mineure dans la filmographie d’Eastwood, mais elle reste une goûteuse balade musical, et une douce critique du star-system américain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Noé : L’Illusion tragique

Noe, Darren Aronofsky

Il y avait une certaine attente derrière le projet de Noé attisé par le fait de voir un roi donner vie à un prophète. Pourtant, deux éléments dérivent : l’arche et Darren Aronofksy. Il ne livre qu’un énième blockbuster sans saveur à une industrie cinématographique déjà noyée. Le réalisateur américain fait de Noé l’illustration d’un postulat qui gangrène Hollywood, la primauté de l’action sur la parole. Cela aurait pu être une extension du savoir-faire d’Aronofsky – cinéaste obnubilé par le rythme au sein même de l’image (des shoots de Requiem for a Dream aux entraînements de Black Swan), il n’en résulte qu’une suite d’actions sans contexte. Les scènes ne trouvent leur légitimité uniquement dans le spectaculaire. Cette vision d’un cinéma seulement tourné vers le divertissement et le grandiose n’est paradoxalement qu’un moyen de l’enfermer dans une uniformisation des schémas narratifs et des codes visuels. Comment expliquer autrement que Noé se farde, comme toutes les autres productions du moment, de géants de pierre (les Veilleurs) être grognant (le spectaculaire) puis parlant simplement la langue des hommes (le scénario). Aronofsky s’attarde (trop) longuement sur les guerres entre les hommes dans l’unique but d’offrir des batailles épiques, même redondantes. C’est la limite, voire l’épuisement, de l’action-spectacle qui se joue ainsi dans Noé.

Noé, Darren Aronofsky

Le film semble être alors une anomalie dans la filmographie de Darren Arrofnosky livrant à un spectateur las ce que n’importe quelle production à gros budget peut lui apporter. Il ne s’accroche pas aux penchants psychotiques des personnages qui font habituellement la richesse de son cinéma : la drogue (Requiem for a Dream), le masochisme (The Wrestler) ou la paranoïa (Black Swan). Pourtant, l’épisode biblique de l’arche de Noé était un terreau fertile de dilemmes cornéliens sous forme d’un huit clos questionnant la foi. Tout cela est balayé par une quête, creuse, d’une épopée rabâchée. Le scénario, écrit par Aronofsky et Handel, oublie de s’intéresser aux évolutions caractérielles de ces personnages – du choix de Noé, à la frustration de Cham en passant par le désintéressement de Naameh ou le renoncement d’Ila – en faisant le choix absurde de l’ellipse permettant de donner plus de place au navrant récit visuel. Néanmoins, l’ellipse ne peut être viable que dans un environnement narratif qui n’est pas didactique ce qui n’est pas le cas de Noé.

Noé, Darren Aronofsky

Il n’y a dans Noé aucune illusion de vie. Le spectateur est face à des images plus qu’à des personnages. Ces derniers ne semblent se préoccuper des troubles qui les agitent seulement dans des scènes précises face à la caméra. Le personnage d’Ila (Emma Watson) est assez signifiant. D’abord petite-fille agonisante et stérile, elle se retrouve après une première ellipse d’une dizaine d’années une femme. Une évolution corporelle sur le long-terme rendu factice par le dialogue qu’elle échange avec Noé (Russel Crowe) où elle semble prendre conscience seulement maintenant de ce changement. Faisant fit de la vraisemblance, la scène a uniquement un but didactique. Lors de la 3e ellipse (allant de l’annonce de sa maternité à l’accouchement), Aronofsky fait le choix de mettre sous silence les mois les plus intéressants psychologiquement renfermant à eux-seuls l’attente du malheur, le bras de fer entre Shem et Noé et le délitement du couple Noé/Naameh. Le cinéaste fige ses personnages à des situations, des moments donnés, ne leur donnant pas la possibilité d’évoluer en dehors du temps filmique.

Noé, Darren Aronofsky

Si l’illusion cinématographique ne prend pas, c’est également parce que Darren Aronofsky transpose l’épisode biblique de Noé sans modification de sa grandiloquence et de ses choix narratifs. Alourdi d’une théâtralité supplémentaire, Noé s’enlise dans un langage écrit sans aucune légèreté. Le cinéaste donne l’impression d’une mise en scène pseudo-intimiste de la Bible avec des tirades d’un autre âge. Une histoire théologique, ou même fantastique, doit toujours tendre vers une vraisemblance, une sorte de cohérence interne qui permet d’accrocher le spectateur. Tout le problème de Noé est là, dans l’artificialité d’une réalité même différente à la nôtre.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Her : A la recherche de la Perfection perdue

Her, Spike Jonze

Si Spike Jonze est souvent qualifié de réalisateur visionnaire, c’est paradoxalement dans une recherche minutieuse de réalisme qu’il excelle. Her subjugue par la dualité de sa temporalité : d’un côté un futur tourné vers les nouvelles technologies ; de l’autre la sensation de regarder notre propre réalité. Il amène le cinéma d’anticipation au plus proche de l’homme. Il déconstruit alors totalement les caractéristiques d’appropriation du futur par les cinéastes : pas d’actions, pas d’effets spéciaux à outrance. Spike Jonze ne s’intéressent pas au mouvement mais à une ambiance, celle de la romance. Le choix du futur n’est qu’une caractéristique parmi d’autres, mais n’est aucunement un aboutissant du film. Si le futur de Her semble proche, le réalisateur nous transporte dans un Los Angeles fantasmé, un monde libéré de tous problèmes (aucune question de guerre, d’environnement, de politique). Il enrobe alors son utopie d’une photographie pastel et séduisante, comme sortie d’Instagram ou d’une publicité pour Apple. C’est justement dans cette recherche de la perfection que réside le point de société du film, et non dans la solitude de l’homme face à la machine comme je l’ai souvent lu. L’isolement des individus est bien présent lors des scènes de rue dans laquelle les hommes se croisent, semblent parler, mais n’ont aucune interaction avec leurs congénères. Spike Jonze montre, avec brio, cette dématérialisation des relations humaines qui, bien que toujours existantes, utilisent la technologie comme intermédiaire. C’est le renforcement de la place de la machine dans notre quotidien qui rend possible, et plausible, la romance qui naît entre un homme, Théodore Twombly (Joaquin Phoenix, toujours époustouflant) et un système d’exploitation, Samantha (Scarlett Johansson, qui trouve ici son plus beau rôle).

Her, Spike Jonze

Her est une œuvre sur les dérives de la recherche absolue du bonheur parfait. Les hommes, chez Spike Jonze, sont obnubilés par le fantasme qu’ils ont de leur propre vie. C’est seulement selon ce prisme que les flashbacks sur le mariage de Théodore et Catherine ont un sens. Théodore est bloqué dans la vision utopique qu’il s’est fait de son passé dans laquelle il ne garde que les plus beaux moments de sa relations avec son ex-femme : des moments quasiment sans parole célébrant la beauté de vire ensemble. Cependant, il ne suffira que des quelques minutes en face de la vraie Catherine pour que le spectateur comprenne qu’il s’agissait d’une relation rendue bancale par l’exigence des deux partenaires à faire correspondre l’autre à la perfection qu’il ambitionne. Samantha prophétisera : « Le passé, c’est l’histoire que tu te racontes ». On retrouve cette recherche de la plénitude à travers le projet artistique d’Amy (Amy Adams) qui consiste à filmer sa mère entrain de dormir pour rendre compte du moment où l’homme semble le plus en paix avec lui-même. C’est ainsi cette quête vaine de l’hédonisme qui conduit à ce décrochement du réel. Le travail de Théodore – il écrit des lettres personnels à la place de l’expéditeur initial – n’est qu’un autre exemple de cela. Il ne faut pas y voir une dépersonnalisation du sentiment mais justement sa sublimation poussée par la volonté de décupler le bonheur. Spike Jonze ne critique d’ailleurs en rien ce « nouveau » métier puisqu’il en fait même une forme d’art, un nouveau genre littéraire.

Her, Spike Jonze

La solitude des personnages n’est finalement que la conséquence de cette vaine recherche : Théodore est bloqué dans son passé ; Amy cherche sa liberté ; le rencard de Théodore (Oliva Wilde) préfère mettre fin à une idylle naissante par recherche du grand amour. C’est cela qui les pousse vers la technologie créée par et pour les hommes. Les systèmes d’exploitation (OS) répondent à l’utopie voulue par leur propriétaire : ils seront la meilleure amie (Amy) ou l’amante (Théodore). Ils comblent un vide qui n’est que le fruit d’une frustration vis-à-vis de la réalité. Les OS représentent une humanité magnifiée qui répond aux attentes des hommes et permet de renouer avec le bonheur.

Her, Spike Jonze

L’intelligence et la complexité de l’écriture de Spike Jonze est de ne pas focaliser son attention sur les humains dont la réalité se délite mais également de donner une importance croissante à ces OS. Her bascule progressivement vers le récit initiatique d’un être normalement sans vie faisant de Samantha une sorte de Pinocchio moderne. Les OS sont d’abord perçus seulement à travers leurs capacités de machine : le temps de recherches rapides, la capacité de trouver une information. Mais l’évolution de la comparaison entre les hommes et ces systèmes d’exploitation évolue en deux temps. Premièrement, elle est mise en place par Samantha qui jalouse le corps des hommes et la possibilité de toucher et de (res)sentir. Une faiblesse qui lui permet néanmoins de s’affirmer en tant que machine autonome et de créer des émotions. Deuxièmement, Spike Jonze tourne la position de l’homme en défaveur : le corps se fait lourd et obstacle ; les besoins physiologiques problématiques (Samantha devant trouver à s’occuper pendant que Théodore dort) ; sa supériorité intellectuelle. La scène clé de ce dépassement de l’homme par la machine à lieu pourtant lorsque Samantha est plus intégrée que jamais dans la société des hommes : lors du piquenique avec le couple du collègue de Théodore durant lequel elle applique sa théorie sur la mort certaine de l’homme. Les OS développent alors une contre-société dans laquelle ils perdent les codes moraux de celles des hommes comme la question de la fidélité.

Her, Spike JonzeLes hommes finissent abandonnés, mmais le constat n’est pas si pessimiste puisqu’il leur permet de comprendre que cette quête du bonheur parfait est vaine. Le génie de Spike Jonze est présent dans cette conclusion qui aurait tout aussi bien pu déboucher sur la prise de contrôle de la machine comme l’avait prophétisée James Cameron dans Terminator (1984). Mais le cinéaste prend le parti-pris de la psychologie plutôt que celui de l’action à outrance. Il voit juste et signe sa plus belle œuvre.

☆☆☆☆✖ – Excellent
Le Cinéma du Spectateur

All is lost : Dériver dans l’ennui

All is Lost, J.C. Chandor

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Compétition

Il y a des œuvres dont l’intrigue est si restreinte qu’elles ne peuvent se passer  d’une approche soit conceptuelle soit esthétisante pour sortir d’une banalité suicidaire. All is lost, se penchant sur la dérive d’un homme au cœur de l’Océan Indien, ne bouscule en rien les codes scénaristiques du « survival movie » si ce n’est que par l’âge (discutable) de son protagoniste. J.C. Chandor, jeune réalisateur encensé pour Margin Call (2011) qui ne m’avait déjà pas séduit, fait alors le choix de la recherche conceptuelle d’un dépouillement cinématographique à l’extrême. All is Lost joue sur une unité de temps censé montrer l’acharnement des éléments sur l’homme. Si je salue le choix d’exclure le moindre pathos en ne donnant aucune information biographique par le biais de flash-backs, le dépouillement psychologique du personnage empêche la mise en place d’un lien entre le personnage et le spectateur. Le personnage joué par Robert Redford est tellement lisse que même l’intérêt du spectateur glisse sur lui. Ce dernier ne se souciant finalement que peu du sort de ce héros mutique.

All is Lost, J.C. ChandorJ.C. Chandor dépouille sa mise en scène pour ne garder qu’une succession de plans rapprochés qui sont inadaptés à son ambition. Il enferme le personnage dans le cadre de sa caméra sans se soucier de l’Océan, pourtant ennemi pernicieux tout au long du film. Comment le spectateur peut se rendre compte de la solitude d’un être perpétuellement proche de lui ? C’est le paradoxe d’All is Lost qui prône une solitude extrême dans son fond, mais n’y parvient pas par sa forme. Si l’œuvre de J.C. Chandor déçoit, c’est surtout car elle pourrait s’inscrire dans la renaissance des survival movies. Il n’y a pas de prouesses techniques comme dans Gravity (Alfonso Cuaron), de poésie comme dans L’Odyssée de Pi (Ang Lee), de tensions comme dans 127 Heures (Danny Boyle). Le minimalisme d’All is lost est tel que l’œuvre devient vide de sens. J.C. Chandor signe une suite de tutoriels sur la survie en pleine-mer : comment réparer son bateau, comment réparer une radio, comment ouvrir un radeau, comment trouver de l’eau…

All is Lost, J.C. ChandorUne œuvre basée sur la solitude repose intégralement sur l’aura de son protagoniste et donc sur l’acteur qui se glisse derrière. C’est sur le jeu transcendant de James Franco que repose le survival claustrophobique de Danny Boyle (127 heures) ou sur celui de  Tom Hanks chez Robert Zemeckis (Seul au monde). Or Robert Redford est un acteur vieillissant, comme réveiller d’un autre temps, qui ne parviendra jamais à devenir la bouée de sauvetage du naufrage de J.C. Chandor. Son jeu est toujours excessif – un manque de modération qui le fait tomber dans un comique clownesque qui ne sied pas à l’ambiance que tente de créer le film.

All is Lost, J.C. ChandorAll is lost est bien une œuvre de survie, celle du spectateur. L’œuvre s’enlise, traîne en longueur, pour finir dans une scène finale aberrante qui rompt totalement avec le réalisme souhaité. Un retournement de veste affligeant qui amène le navire All is lost à toucher le fond de la mer.

Le Cinéma du Spectateur
☆✖✖✖✖ – Mauvais

The Immigrant : Désillusion créatrice

The Immigrant, James Gray

The Immigrant s’ouvre, avec une féroce ironie, dans les files d’attentes d’Ellis Island, purgatoire excluant les mauvais corps (les malades) et les mauvais esprits (les pécheurs). La caméra de James Gray se pose alors sur deux sœurs fuyant une Pologne ravagée par la guerre dans l’espoir de retrouver leur tante déjà partie pour la terre promise. Dans cette antichambre déshumanisée du rêve américain, les deux sœurs semblent au premier regard avantagées par la connaissance de l’anglais d’Ewa (Marion Cotillard), mais il ne suffira que d’une toux de Magda pour enfermer les sœurs dans la spirale infernale de la misère humaine. Souffrant de la tuberculose, Madga est retirée de la file. Ewa, bouleversée, continue cependant son avancée administrative. La caméra la quitte alors brusquement pour tomber sur Bruno Weiss, un proxénète se voulant artiste, qui observe sa nouvelle proie. L’entrée aux Etats-Unis est également impossible pour Ewa qui se voit reprocher une histoire de mœurs sur le bateau qui l’a conduite ici. Le spectateur est alors subjuguer, ne sachant pas qui croire. La sanction tombe : Ewa sera expulsée. Mais c’est justement au moment précis où l’espoir disparaît que Bruno surgit et permet à Ewa de sortir d’Ellis Island.

The Immigrant, James GrayLe piège est alors complètement fermé autour d’Ewa. The Immigrant est un piège, une œuvre machiavélique qui s’étend progressivement à l’ensemble des personnages. En effet, James Gray dans la lignée des réalisateurs américains (Spielberg, Tarantino, Daniels) se penche sur la sombre histoire de son pays. Ewa se sacralise alors pour exprimer le sort de toutes ses immigrantes amenées progressivement à se prostituer. La première partie, celle sur la descente aux enfers, est brillamment écrite. Avec une incroyable subtilité, Bruno fait d’Ewa une couturière, puis une danseuse et enfin une prostitué. Cette partie fonctionne également car elle repose sur le personnage perpétuellement changeant de Bruno magistralement interprété par Joaquin Pheonix. La noirceur qui noie progressivement Ewa est également visuelle. Elle devient un oiseau de nuit qui ne voit la lumière que par le biais des reflets sur des bijoux de pacotille. Le travail de reconstruction de The Immigrant est d’ailleurs à saluer, surtout pour la magnifique lumière de Darius Khondji faisant écho aux photographies de l’époque.

The Immigrant, James GrayLa deuxième partie de l’œuvre s’attaque alors à la vie de Bruno. Ewa n’est pas pour lui une simple façon de gagner de l’argent, elle devient une obsession. Sa jalousie explose avec l’arrivée d’un personnage antithétique, l’éclatant magicien Orlando (Jeremy Renner). Démarre alors une compétition entre les deux cousins dont les conséquences dégradent la condition d’Ewa. Mais ce duel affadie les personnages en détruisant l’ambiguïté si séduisante du personnage de Bruno. Les actions des personnages deviennent redondantes, l’intrigue fait du surplace, et le spectateur découvre l’ennuie. Le principal défaut de The Immigrant réside également dans le comportement monolithique d’Ewa. Sanctifier par la caméra de James Gray qui l’entoure constamment d’une aura de lumière, la sainte Ewa fatigue par son comportement toujours mièvre. Aucun des évènements ne change un caractère puritain. Une froideur qui amorce une progressive mise à distance du personnage pour le spectateur alors que James Gray focalise de plus en plus son intrigue autour d’elle.

The Immigrant, James GrayLe spectateur se désolidarise du récit. Il ne se concentre plus que sur la mise en beauté de l’image. Il faut dire que c’est le seul aspect de l’œuvre qui reste dans l’esprit du spectateur une fois sorti de la salle. James Gray n’apporte finalement rien d’innovant au récit d’immigration dans les Etats-Unis du début du XXe. The Immigrant est une œuvre assez banale qui se délite au fur et à mesure que ses personnages deviennent caricaturaux.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆✖✖✖ – Moyen

Snowpiercer : L’art du mouvement

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

39e Festival du Cinéma Américain de Deauville
Film de Clôture

Snowpiercer n’est pas une énième production américanisée (et donc aseptisée) d’un réalisateur sud-coréen en quête d’une popularité mondiale. Il faut dire que l’exportation des talents sud-coréens n’a pas fait de miracle : le « cinglé » Kim Jee-Woon s’enlise avec Schwarzy dans Le Dernier Rempart pendant que Park Chan Wook (Old Boy) signe un film mineur avec Stoker. Bong Joon-Ho, quant à lui, ne fait pas l’erreur de répondre à l’appel d’Hollywood. Le cinéaste est à la tête d’une production mondiale à l’image de son histoire. Réalisateur multifacette aussi à l’aise dans le drame psychotique (Mother) que dans la réécriture du film de monstre (The Host), Bong Joon-Ho ne tombe pas dans l’action purement pyrotechnique des Blockbusters. Snowpiecer est non seulement une réflexion sur l’humanité, mais aussi un challenge filmique que le réalisateur surmonte par la maestria de sa réalisation.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer, librement inspiré de la BD française « Le Transperceneige », est une œuvre transgenre : futuriste, apocalyptique, politique, sociale. Dans un train – réunissant les derniers hommes – lancé à vive allure autour d’une Terre gelée, une lutte des classes oppose la misère des derniers wagons (les « Queutards ») à l’opulente richesse de l’avant du train. Cet arche de Noé mécanique est alors paradoxal : symbole du génie salvateur de l’homme survivant à sa propre extinction, le train est pourtant rétrograde socialement avec le retour d’une lutte armée riche/pauvre. Métropolis (Fritz Lang) horizontal, Snowpiercer exprime la puissance du désir de l’homme de renverser les structures sociales inégalitaires. L’œuvre n’est pas réellement l’histoire d’un personnage, celui de Curtis (Chris Evans), mais plutôt d’une idée, d’un mouvement, d’une rébellion. C’est le combat du collectif contre l’individuel. Bong Joon-Ho ne se veut pas portraitiste, il ne s’attarde pas sur les caractéristiques de ses personnages. L’importance scénaristique d’un personnage ne signifie pas sa survie, c’est dans ce sens que le réalisateur séduit faisant venir la mort avec un vicieux hasard.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Mais Bong Joon-Ho ne se contente pas d’un banal récit de révolte. Le cinéaste signe une réflexion sur le pouvoir corrosive. « Contrôler la machine, c’est contrôler le monde » répète les personnages ne se rendant pas compte de l’asservissement de l’homme à la technologie. L’homme est dépassé par la propre étendue de sa connaissance, par les outils qu’il a créée. Une scène est d’ailleurs symbolique : la rébellion plongée dans le noir semble vouée à mourir quand la rétrogradation des techniques la pousse à revenir à la simple maîtrise du feu. Celui qui détient la Machine (Wilford joué par Ed Harris) détient le pouvoir suprême. Une suprématie qui lui permet d’assoir une domination qui s’appuie aussi bien sur les croyances – celle de la divine machine – et sur l’histoire. En effet, la rébellion arrive dans un wagon-école ce qui permet au réalisateur de montrer la mainmise de Wilford sur les consciences. En ayant le pouvoir, il montre le monde à sa façon : il détourne l’éducation pour en faire le moyen d’instaurer un culte personnel. Une véritable dictature obsolète qui se cristallise autour du bras droit Mason (Tilda Swinton, une nouvelle fois sublime). Un personnage qui permet à Bong Joon-Ho de montrer la lâcheté des dominants une fois qu’ils deviennent dominés.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer n’est pourtant pas une œuvre basée seulement sur son récit, mais un film qui doit tout à sa réalisation. Bong Joon-Ho se fait virtuose en composant perpétuellement avec l’espace. Il privilégie les lignes de fuite pour servir le mouvement et joue avec les angles pour multiplier l’espace confiné du train. Bong Joon-Ho donne la même importance à la lutte morale (celle issue des dialogues) qu’à celle physique qu’il chorégraphie à merveille. Il inscrit sa réalisation, perpétuellement inattendue, dans la quête du mouvement que dessine l’œuvre. Jamais la tension ne retombe dans une course effrénée pour la liberté dans laquelle le mouvement est nécessaire à la survie : s’arrêter, c’est devenir une proie. Si Snowpiercer est continuellement épique, c’est parce que les personnages participent à la création d’un mouvement multiple chacun étant une force autant unique que collective. Le ralentissement ne pourra se faire que par la violence, l’horreur ou les rebondissements scénaristiques.

Snowpiercer, Bong Joon-Ho

Snowpiercer n’est pas un blockbuster, et encore moins une œuvre mineure. C’est une épopée haletante qui repose autant sur ses personnages, sa mise en scène que sur la beauté des images. Une œuvre retentissante qui donne (enfin) de l’espoir en un cinéma d’action intelligent.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆✖✖ – Bien

Gravity : La Conquête du Néant

Gravity, Alfonso Cuaron

Gravity est révolutionnaire ! Dans l’étalage d’adjectifs dithyrambiques qui couronnent l’œuvre d’Alfonso Cuaron, ceux autour de l’innovation sont indiscutables. Le long-métrage amorce un bouleversement  formel : la maîtrise des effets spéciaux, déjà irréprochables, est sublimée par une utilisation judicieuse de la 3D. Enfin, un réalisateur arrive à insérer la 3D dans le processus narratif pour la sortir de son rôle d’accessoire, voire de gadget. Gravity devient pleinement une monographie du vide spatial par le biais des techniques visuelles qui donnent à  l’image le caractère expansif et profond de l’espace. Cette impression de néant soumis aux lois de la physique s’amplifie par la caméra de Cuaron qui se déplace tel un corps céleste soumis à l’apesanteur et à la douce lenteur des actions. Gravity s’ouvre d’ailleurs sur un phénoménal plan-séquence d’une quinzaine de minutes dans lequel le réalisateur fait valser sa caméra en entrant dans le ballet qu’orchestre les personnages. Il s’inscrit alors dans une logique de durée qui amène également un réalisme de temps d’action. Fier d’un montage ingénieux – presque imperceptible –, Cuaron évite les ellipses qui dénaturent le cinéma de genre en servant de moyen de fuir les problèmes d’attente ou de cohérence. Il donne ainsi à son œuvre une temporalité singulière qui accule ses personnages dans un présent brutal duquel ils ne peuvent s’extirper. L’innovation formelle devient alors substantielle car c’est le regard qu’il faut porter sur le cinéma d’action que change Cuaron. Chez le réalisateur mexicain, l’action n’est pas faite pour surprendre mais pour amener une redéfinition de la situation par la modification des éléments, des contraintes et des portes de sortie.

Gravity, Alfonso CuaronLe son a une place primordiale dans Gravity. De la même manière que pour l’action, le traitement du son n’a pas pour but d’apporter le spectaculaire ou l’épique déjà bien présent à l’image. Il se plie à la volonté de réalisme de l’œuvre. Puisque le son ne peut se disperser dans l’espace faute de support (eau, air), Cuaron instaure une loi du silence angoissante qu’il ne brise que par le froissement des corps métalliques qui s’entrechoquent. Il touche au sublime en faisant exploser une station spatiale dans le silence glaciale de l’espace. Le spectateur se trouve dans l’impitoyable plénitude de l’espace. Cependant, Alfonse Cuaron aurait pu être plus radical en évitant d’habiller son œuvre d’une musique certes ponctuelle.

Gravity, Alfonso CuaronGravity est un film sur  le mouvement car il ne peut se fixer sur des éléments constamment variables. La caméra spiritualisée de Cuaron se meut de manière ample, presque aérienne, sans jamais s’immobiliser. Elle gravite autour de corps en mouvement perpétuel. En s’appuyant sur la gravitation des satellites autour de la Terre, Cuaron déstructure la temporalité en alternant lever et coucher de soleil  sur notre planète. S’ajoute alors la rotation des satellites formant une sorte de mobile instable dans lequel les protagonistes tentent de trouver une issue. Le chemin est incertain car toujours en mutation et bousculé par les pluies de débris qui frappent toutes les 90 minutes et donne à Gravity un fatalisme cyclique. Une situation instable dans laquelle les astronautes virevoltent en exécutant un ballet dans le néant. Les corps sont emportés, ballottés et mis à mal dans un univers hostile à l’homme. Les protagonistes perdent leur liberté d’action en devant se contraindre à la nécessité de prendre prise pour ne pas être éjecté dans le vide.

Gravity, Alfonso CuaronGravity s’inscrit dans la lignée des « survival movies » qui placent l’homme dans un milieu hostile pour faire apparaître sa nature la plus primaire, la moins conditionnée par la société. L’ouverture de l’œuvre témoigne de l’inadaptation des hommes à l’espace en ajoutant la modification de l’astronaute d’un explorateur à un scientifique. Matt Kowalski (George Clooney) est un « space cowboy » et représente le passé militaire de la NASA. Il est expérimenté se promenant à son aise autour du satellite Hubble durant la scène d’ouverture mais montre son inadaptabilité à la technologie qui l’environne. A l’inverse le Dr Ryan Stone (Sandra Bullock) est une scientifique, la nouvelle NASA. Elle dispose d’un savoir mais reste inadaptée à l’environnement spatial (nausées).

Gravity, Alfonso CuaronC’est surtout l’impression de solitude des astronautes qui frappent le spectateur. Cette impression qu’ils sont dans un univers ex-utéro puisque sortie de « Mother Earth » comme la nomme Kowalski. Cuaron établie pourtant un parallèle intéressant autour de la fécondité comme si l’apesanteur faisait écho à la flottaison prénatale de chaque être humain dans le liquide amniotique. En effet, quand le Dr Stone se met pour la première fois en sureté, elle a ce magnifique réflexe de se mettre dans la même position que le fœtus comme pour demander la protection maternelle de la Terre. Une planète nourricière qui surgit perpétuellement dans le cadre comme pour rappeler que les hommes sont sortis du terrain d’action que leur prévoyait la nature. Un statut maternel qui fait habillement écho au deuil refoulé de la maternité du Dr Stone. C’est donc paradoxalement dans l’espace qu’elle atteint une plénitude car elle se trouve littéralement au-dessus des hommes et des préoccupations sociales. Elle s’oppose une nouvelle fois à Kowalski qui reste un être terrestre en s’accrochant à ses souvenirs sur Terre. Cette plénitude de n’avoir aucun compte à rendre et aucun lien avec les hommes, en partie ceux qui sont morts, entraîne une pensée morbide : le sentiment de vouloir en finir. Cuaron se raccroche alors à la philosophie des œuvres sur la survie dont le but est de montrer que c’est par l’horreur de la survie et l’approche de la mort que le survivant comprend où réside la beauté de la vie.

Gravity, Alfonso Cuaron

Gravity d’Alfonso Cuaron marque le cinéma dans sa façon de mettre les effets visuels et la technologie au service, non pas d’une histoire, mais de la cinégénie d’un récit. Le réalisateur mexicain nous offre une œuvre autant sensorielle que sensationnelle.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

A la recherche de l’Acteur perdu !

Article rédigé pour Baz’art
Magazine culturel de Paris 1
N°1

Baz'Art

L’acteur est un être paradoxal. Il troque constamment son identité pour voyager, à sa guise, entre les époques et les genres. Il se dévoile comme personne pour montrer en somme ce qu’il n’est pas. Sa présence à l’écran, qui pourtant nous remplit totalement, ne cache finalement que son absence. L’acteur se dérobe à toute interprétation humaine, il ne se définit que par les rôles qu’il joue. Il n’est plus homme, mais image. Il est d’ailleurs, pour Joseph von Sternberg (réalisateur autrichien des années 1920-1950), qu’un « vil instrument » au service du réalisateur. L’acteur fait figure de faire-valoir esthétique au même titre qu’un costume ou qu’un décor. C’est pour lui que les studios déboursent des fortunes, mais l’acteur est le parent « pauvre » du cinéma. Adulé, mais jamais (ou trop peu) reconnu pour son apport artistique,  il n’est qu’un accessoire qui prononce des mots choisis par un scénariste de la manière voulue par un réalisateur. Rappelons que le premier entretien d’un acteur aux Cahiers du Cinéma est celui de Jane Fonda en 1963 ! Une reconnaissance tardive pour le métier d’acteur qui est, et surtout devient, bien plus qu’une image de papier-glacé. Alors, les acteurs, où en êtes-vous ? 

Josef Von SternbergIl fut un temps où la seule présence d’un acteur engendrait un succès. La célébrité outrancière des castings était, à l’instar d’un bon scénario, la préoccupation première des studios. Mais l’échec surprise de The Tourist (2010) qui réunissait pourtant les rois d’Hollywood, Angélina Jolie et Johnny Depp, marque un changement dans l’attente des spectateurs. Faire recette sur le nom d’un acteur n’est plus possible. C’est autour de Johnny Depp, célébrité adoré, que se cristallise d’ailleurs les échecs : Rhum Express (2011) ou Lone Ranger (2013) – dont les résultats déçoivent les Studios Disney. Pour Jacqueline Nacache, professeur à Paris 7, la célébrité est la faille de l’acteur. Elle écrit dans son ouvrage L’Acteur de Cinéma : « [l’acteur] n’est pas le personnage de fiction, je ne peux les confondre, surtout s’il s’agit d’un visage connu chargé de vies antérieures ». C’est la célébrité de Brad Pitt qui emprisonne le personnage de Gerry Lane dans World War Z puisque l’illusion de création ne peut fonctionner. L’acteur peut-il à un niveau excessif de célébrité encore devenir un personnage ?

Johnny Depp, Lone Ranger

L’acteur est une construction de l’image. Il est la synthèse d’un montage, d’une lumière, d’un costume et d’un maquillage. C’est par le travestissement physique que Johnny Depp tente de venir à bout de son image. Pirate, vampire, chapelier, indien, il se perd dans cette outrance et ne devient qu’un acteur clownesque sans visage. Il perd l’humanité même qui fait la beauté de l’acteur. L’adéquation parfaite entre rôle et acteur se fait autour des nouveaux visages que nous découvrons chaque année. Ces révélations nous transportent car leur corps ne prend vie que pour être un personnage précis. Il suffit de voir Isidora Simijonovic dans Clip (Maja Milos, 2013) habitée par le personnage de Jasna – archétype de la jeunesse serbe dépravée – pour comprendre que c’est justement son anonymat qui empêche de douter de sa sincérité. Jasna et Isidora ne font qu’une dans l’esprit du spectateur. C’est également le cas de Souleymane Démé dans Grigris(Mahamat Saleh Haroun) dont la véritable jambe morte ne peut qu’accentuer l’identification et lui permettre de transcender l’écran. Mais alors, faut-il être l’acteur d’un seul rôle ?

Isidora Simijonovic, Clip« Les meilleurs acteurs sont ceux qui savent le mieux ne rien faire » formulait avec ironie Alfred Hitchcock. De cette petite phrase se dégage le fait qu’une interprétation pour être juste doit paraître naturelle. Le meilleur sera celui qui parviendra alors à gommer son effort. Cette recherche d’un jeu moins théâtral est dûe à l’arrivée du parlant à la fin des années 1920. C’est la fin des héros burlesques, des comédiennes (trop) démonstratives. La parole amène une retenue qui se colle ainsi à la réalité. La façon de jouer continue cependant d’évoluer de nos jours avec l’émergence des acteurs-auteurs. Ces derniers participent grandement à la fabrication de leur personnage. La sensation de justesse tient alors d’une manière de parler moins posée et moins réfléchie. On retrouve cette fluidité notamment dans Before Midnight(2013), qui clôt la trilogie de Richard Linklater, qui réunit Julie Delpy et Ethan Hawk. Greta Gerwig, quant à elle, prend entièrement en charge l’écriture du scénario de Frances Ha (2013) avec Noah Baumbah. S’écrivant un rôle en or, elle donne sa meilleure interprétation. Elle se dévoile et irradie éloignant ainsi par son naturel la question de la justesse de jeu.

Greta Gerwig, Frances HaCette effervescence artistique des acteurs provient en partie du cinéma indépendant américain. C’est au début des années 2000 qu’apparait ce que l’on nomme le courant Mumblecore (de mumble, marmonner). Ces long-métrages fauchés favorisent l’improvisation et s’entourent souvent d’acteurs non-professionnels. L’acteur et le personnage sont unis par une réflexion identique et un même besoin viscéral de communiquer. Lynn Shelton, une des principales figures du mouvement, proposait au début de l’été Ma meilleure amie, sa sœur et moi duquel se dégage cette symbiose acteur/rôle. Le spectateur regarde véritablement des gens vivre. Le degré de jeu ne peut atteindre un degré plus haut de naturel. Où se trouve alors l’avenir des acteurs ?

Ma Meilleure amie, sa soeur et moi, Lynn SheltonLe Congrès d’Ari Folman s’interroge sur l’avenir droit à l’image. Robin Wright se voit proposer de vendre son image à un studio qui fera jouer cette dernière, tandis que la véritable actrice ne devra plus jamais jouer. « Nous voulons posséder une chose nommée Robin Wright » annonce le directeur montrant bien que l’acteur est une image et donc se rapproche plus d’un bien que d’un homme. C’est pourtant avec ce procédé que l’actrice vivra son plus grand succès, le fictif Robin Rebel Robots, ne pouvant plus détruire sa carrière par un mauvais libre arbitre faisant écho à sa véritable traversée du désert. Cependant, la réalité n’est pas si loin. Les grandes avancées technologiques dans le domaine des effets spéciaux amènent des nouveaux débats. Incarné quelqu’un par le biais de la motion capture doit-il être considéré comme jouer ? C’est toute la question qui a entouré les nominations ou non aux Oscars des acteurs d’Avatar (James Cameron, 2009) ou d’Andy Serkis pour le singe César dans La Planètes des Singes : les origines (2011). L’acteur devient alors complètement une image, un être sans corps. 

Robin Wright, Le Congrès Le Cinéma du Spectateur