Mademoiselle : Cinquante nuances de Park Chan-Wook

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69e Festival de Cannes
Compétition Officielle
Sortie nationale le 1 Novembre 2016

En transposant le roman Du bout des doigts de Sarah Waters dans la Corée colonisée des années 1930, Park Chan-Wook se hasarde pour la première fois dans le genre du film d’époque. Une incursion qui pourrait paraître étonnante, si elle ne répondait pas à l’inclinaison du cinéaste pour un certain sadisme corporel et spirituel. Une position sur l’échiquier cinéphile qui le place comme le maître d’une cinématographie, celle sud-coréenne, déjà bien tourmentée. Il trouve, en effet, chez la romancière galloise les ingrédients nécessaires à ses obsessions sous les traits des différents personnages : Sookee (Kim Tae-ri), une jeune pickpocket virtuose qui entre au service d’une riche héritière japonaise ; Hideki (Kim Min-hee), cette envoutante maîtresse emprisonnée par un oncle lubrique ; et le « Comte » (Ha Jeong-woo) tirant les ficelles d’une machination visant à s’emparer, avec l’aide de sa complice Sookee, du magot.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Par son ampleur (2h25), Mademoiselle s’affilie au classicisme des grandes sagas qui avaient périclité à la fin des années 1970 dans une société visant, même dans le domaine cinématographique, à une plus grande efficacité. La durée est ici perçue comme un moyen d’expression propre qui permet, paradoxalement, aussi bien de perdre que de guider le spectateur dans les différents degrés du complot. A l’instar de Rashomon (Kurosowa, 1950), le film multiplie ainsi les regards en changeant brusquement à deux reprises de points de vue – Sookee, Hideko et le Comte – pour faire émerger dans la répétition des scènes une vérité suprême. Néanmoins, le fonctionnement autarcique de chaque récit rend aride le procédé pour ne laisser qu’une sensation de déjà-vu. Park Chan-Wook tente alors, tant bien que mal, de sauver ce scénario finalement assez classique par sa mise en scène.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Le cinéaste sud-coréen instrumentalise sa réalisation pour participer, lui aussi, à cette partie de manipulation. Il enferme ses personnages dans une maison de poupée perdue architecturalement entre les traditions anglaise et japonaise. Il en étire les perspectives par des travellings, assez impressionnants, pour construire une sorte de sarcophage labyrinthique. Les protagonistes sont réduits à des figurines qui se regardent en chiens de faïence. Ils sont les pions du théâtre de Park Chan-Wook qui se dédouble au sein des lectures sadiennes organisées par l’oncle. Le spectateur devient alors le témoin d’un jeu de regards altéré par les véritables désirs charnels des personnages. Ainsi la relation saphique entre les deux actrices repose sur un rapport au double, comme lors de la scène où Hideko habille Sookee de ses vêtements, qui conduit à la fusion complète des corps. Au moment du rapport sexuel, Park Chan-Wook joue alors sur la symétrie des corps pour faire disparaître les visages des actrices.

Mademoiselle, Park Chan-Wook

Cependant, le cinéaste apparaît dans Mademoiselle comme un marionnettiste libidineux se jouant de ses personnages pour répondre au cahier des charges de ses propres névroses. Ce thriller verbeux s’impose comme une projection, vulgairement esthétisée, d’un fantasme lesbien dirigé par et pour un public masculin hétérosexuel. Park Chan-Wook fait du désir féminin une sorte de perversion ne pouvant trouver sa jouissance que dans les multiples références phalliques comme cette fellation faite sur le doigt de Sookee par Hideko. Le réalisateur renoue ainsi avec les récits érotiques de l’ère Meiji que l’oncle orchestre : des boules de geisha à l’inculcation d’une culture du viol. Cette subversion est d’autant plus dérangeante qu’elle semble se restreindre lorsqu’un désir uniquement féminin éclate pour rester, par autocensure, dans une normalité machiste face à la sexualité.

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Enfin, Park Chan-Wook écrase son récit par son besoin de montrer, de manière ostentatoire, son rôle de réalisateur. Il se contente de créer des effets de cinéma, parfois remarquablement pensés, plutôt que de tenter d’accompagner – voire même simplement de représenter – les motivations et les désirs de ses personnages. Ne voyant qu’un soucis plastique, il s’embourbe dans le décorum pesant du film d’époque. Le cinéaste ne parvient pas, pareillement à un Hou Hsiao-Hsien (The Assassin), à saisir les détails presque cachés qui permettent de faire frémir un plan et de sublimer les enjeux sentimentaux et sensoriels du temps qui s’écoule.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Poesia Sin Fin : L’art pour les Nuls

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

69e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs
69e Festival de Locarno
Concorso Internazionale
Sortie nationale: 5 Octobre 2016

Avec Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky poursuit le tournant autobiographique de sa cinématographie déjà entamé avec sa Danza de la Realidad (2013). En plus de faire corps l’une avec l’autre – comme le montre la répétition de la scène finale de cette dernière en ouverture de celle-ci –, les deux œuvres sont nourries par un même regard vers l’inconnu qu’il soit géographique (Santiago), artistique (la Poésie) ou mental (le passage à l’âge adulte). Poesia Sin Fin est le chapitre de la réalisation de soi impliquant ainsi la nécessaire disparition des parents auparavant omniprésents : il faudra tuer le père et dépasser la mère qui, en figure œdipienne, devient une muse et une amante jouée par la même actrice, Pamela Flores. L’entrée de Jodorowsky dans l’âge adulte n’est pas l’occasion d’un récit initiatique classique – puisque les questionnements intimes propres à l’adolescence sont évoqués puis omis au détour d’une ellipse –, mais plutôt un conte sur l’émergence de la création chez l’auteur. Pourtant, la poésie en tant qu’art littéraire est absente de Poesia Sin Fin, seulement entraperçue à travers des vers inventés « sur le terrain ». La poétique, chez Jodorowsky, est uniquement un acte synthétisé par l’envie de ses personnages de marcher droit coûte que coûte et quels que soient les obstacles.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Le cinéma du réalisateur chilien se veut être un acte – dans une acception philosophique –, une capacité d’agir sur la mémoire pour prôner une guérison mentale. Il pose alors la problématique du souvenir, comme résurgence impossible du passé dans un présent fluctuant, en décidant de tourner sur les lieux exacts des évènements qu’il présente ici. Jodorowky choisit judicieusement de ne pas tomber dans l’illusion de la reconstitution dès les premières images de Poesia Sin Fin en tendant des photographies en noir et blanc sur les façades pour montrer le passé. Il joue ainsi sur la superposition des temporalités en ayant pleinement conscience de la limite du cinéma : son incapacité à (re)créer un réel dans son entièreté. Il démontre une croyance dans un au-delà de l’image à l’instar d’un Rohmer dans Perceval le Gallois (1978) qui refusait de présenter des arbres qui n’auraient pas assisté véritablement aux faits. En conséquence, Jodorowsky organise plutôt un jeu sur la mémoire en préconisant un embellissement du réel, de son réel, pour retranscrire non plus le véridique, mais le souvenir. Une volonté amplifiée dès la production en se voulant une entreprise familiale. En jouant respectivement leur grand-père (Brontis Jodorowsky, excellent) et leur père (Adan Jodorowsky, hésitant), les fils du cinéaste ajoute une nouvelle couche mémorielle, celle générationnelle.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

« Sans être beau, tout devient beau » annonce Jodorowsky dans le livret du film pour montrer que son cinéma doit provoquer une crise positive, une sublimation de la conscience de soi. Or le soi ne peut être ici, par le principe même du film, que Jodorowsky lui-même. Sans tomber dans un narcissisme gratuit – notamment en prenant une position de conteur de sa propre vie en apparaissant âgé –, le cinéaste fait de Poesia Sin Fin un univers mental personnel, voire individuel, qui ne se laisse que faussement pénétrer. Il troque le sens de son récit contre un pseudo-manifeste artistique qui ne fonctionne pas. Le personnage de Stella Diaz (Pamela Flores), muse-poétesse, affirme qu’ « un poète n’a pas à se justifier ». Or la question n’est pas à la justification, mais la capacité à rendre englobant un monde personnel. En voulant apporter du poétique au réel, Jodorowsky oublie que la poésie n’est pas uniquement un cheminement en dehors du sens – comme faculté de percevoir – et encore moins une position apolitique (d’autant plus s’il veut se jouer de la norme) opposée catégoriquement au réel qui n’apparaît que finalement dans la marche, hitlérienne, d’Ibanez sur la capitale chilienne.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

Poesia Sin Fin se lit progressivement alors comme une sorte de sacrifice artistique sur l’autel du surréalisme. Jodorowsky canonise, à tort, la provocation comme un acte poétique. Il est navrant de voir le cinéaste chercher par tous les moyens une position d’artiste contestataire d’une norme qu’il s’impose paradoxalement lui-même. Il affadit ainsi son potentiel discours en cherchant l’effet, celui de provoquer, avant même d’en comprendre la cause. Jodorowsky se noie dans une surenchère d’effets comme le montre le rapport, faussement débridé, à la sexualité dans le film qui additionne une tentative de viol sur le poète par des hommes, un rapport avec une naine ayant ses règles, une nudité gratuite des multiples acteurs ou encore des symboles phalliques sur-signifiants – à l’instar du pénis en néon –. Poesia Sin Fin est, par conséquent, à l’image du personnage de Stella Diaz : une entité travestie – voire clownesque – plus qu’originale, une œuvre dénaturée plus que poétique.

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

De la même manière que dans La Danza de la Realidad où la mère – toujours présente – chantait au lieu de parler, Poesia Sin Fin se pressent comme un film-manifeste défendant un art total. Jodorowsky réalise une œuvre fourre-tout dans laquelle il tente, tant bien que mal, de caser une multitude de mini-représentations à la manière, dépassée, des vaudevilles américains. Il présente ainsi un ballet durant une séance de tarot, un spectacle de marionnettes, un carnaval ou encore une performance de clowns. Néanmoins, l’entreprise est factice en cherchant le spectaculaire, voire un insolite exacerbé, plus que l’art en lui-même. Il serait, cependant, injuste de ne pas remarquer un concept intéressant dans ses silhouettes noires, inspirées du théâtre kabuki, qui apportent aux personnages les objets dont ils ont besoin. Mais, le principal danger de Poesia Sin Fin est de promouvoir paradoxalement un affadissement de l’artiste, et de sa posture, en affirmant une vision caricaturale de l’artiste. Cela se joue principalement dans la séquence de présentation des locataires de la maison des artistes de Santiago qui prône un artiste forcément sexué (le peintre baisant littéralement avec la peinture) et destructeur (le pianiste anéantissant son instrument).

Poesia Sin Fin, Alejandro Jodorowsky

A la manière de ces artistes – « poly-peintre » ou « ultra-pianiste » – de pellicule, Jodorowsky s’octroie sa propre unicité. Il se focalise alors uniquement sur l’apparence que prendra son « coup d’éclat » pour ne livrer qu’une œuvre certes léchée, mais finalement assez vide.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais