Règle 34 : Asphyxie sociale

75e Festival international du film de Locarno
Léopard d’Or
Sortie le 7 juin 2023

Popularisée dans les années 2000, la « Règle 34 » stipule qu’un équivalent pornographique existe de tout sujet. Júlia Murat expérimente cette théorie autour du personnage de Simone (Sol Miranda), à la fois étudiante en droit afin de devenir défenseuse publique – chargée de fournir une assistance juridique aux Brésilien·ne·s dépourvu·e·s de moyens – et camgirl. D’emblée, la cinéaste brésilienne annihile toute lecture morale ou conservatrice autour d’une pratique pornographique tarifée. Dès la séquence d’ouverture où elle se produit devant sa webcam, la jeune femme est présentée comme maîtresse de son désir et de son corps. La prostitution en ligne est présentée autant comme un territoire d’exploration que comme un moyen de revenus, sous les bruits des tokens dépensés par les internautes. À travers ses discussions virtuelles avec une autre camgirl Natalia (Isabela Mariotto), Simone se familiarise avec la culture BDSM. Elle intègre alors dans son vocabulaire sexuel les notions de douleur et de contrainte. 

En appliquant la « Règle 34 » à la notion de violence notamment subie par les dominé·e·s, Júlia Murat propose une plongée percutante dans une société brésilienne post-Bolsonaro toujours gangrenée par un patriarcat particulièrement machiste. Cette violence parasite l’ensemble des pans de la vie de Simone – comme elle le fait remarquer lors d’un dîner à un étudiant masculin – et prend différentes formes : structurelle (le cadre légal), physique (les femmes battues qu’elle défend), et maintenant érotique (le sadomasochisme). Dans Règle 34, le politique ne s’exprime paradoxalement pas dans le domaine juridique. Alors qu’elle se rhabille après une session, Simone ironise en précisant que son habit de défenseuse publique n’est pas un costume, sous-entendu pour exciter ses internautes encore en ligne. Avec ce tailleur noir, elle invisibilise son corps pour le rendre conforme aux attentes puritaines de l’État. Pour symboliser cette rigidité des structures étatiques, Júlia Murat figure les cours de droit comme des joutes verbales, principalement en champ-contrechamp, mettant en valeur l’intellect des personnages – illustrant ainsi une séparation platonicienne révolue entre un corps impur et une âme pure. De la sorte, émerge l’hypocrite distance entre la réalité, économique et sociale, des défenseur·se·s et celle des défendu·e·s – en particulier autour de la prostitution. 

Face à la rigidité de l’espace public, l’espace privé devient alors un véritable laboratoire d’expérimentations libertaires. C’est dans l’intime – délivré des codes sociaux dominants – que Júlia Murat propose des formes alternatives, autant cinématographiques que sociales, d’aimer et de désirer. Aux côtés de Coyote (Lucas Andrade) et Lucia (Lorena Comparato), Simone réinvente son imaginaire amoureux et sexuel. Cette parenthèse hédoniste s’étiole au fur et à mesure que sa fascination pour le BDSM s’intensifie. La rupture idéologique entre Lucia et Simone se résume à cette sentence prononcée par cette dernière : « désolé, si ma libido n’est pas assez politique pour toi ». Règle 34 questionne habilement l’ambivalence dans le désir des dominé·e·s de reproduire, dans un cadre sexuel, une violence s’exerçant sur leur propre corps. Est-ce reproduire les schémas de domination ou se les réapproprier ? La cinéaste brésilienne ne cherche pas à donner une réponse réductrice, mais à trouver le point de rupture où le fantasme devient purement soumission. Júlia Murat fait naître ce moment funeste où l’asphyxie érotique de Simone rejoindra celle sociale de la société brésilienne. 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆☆ – Chef d’Œuvre

Tengo sueños eléctricos : Histoire de ma violence

75e Festival international du film de Locarno
Léopard de la meilleure réalisation, Léopard de la meilleure interprétation féminine & Léopard de la meilleure interprétation masculine
En salles le 8 mars 2023

Lors d’un banal trajet en voiture en famille, l’ombre de Tengo sueños eléctricos se déploie avec fracas tandis que dans un excès de rage le père, Martin (Reinaldo Amien Gutierrez), sort du véhicule pour frapper frénétiquement sa tête contre le portail métallique du domicile conjugal qu’il doit quitter. Face à cette violence expansive, Valentina Maurel saisit avec sa caméra les conséquences de l’acte sur le reste de la famille : la mère Anca (Vivian Rodriguez) reste impassible par habitude, la jeune Sol (Adriana Castro Garcia) – traumatisée – ne peut retenir sa vessie, et sa grande sœur Eva (Daniela Marin Navarro) s’époumone pour venir en aide à son père. Alors que son univers s’effondre suite à la séparation de ses parents, cette dernière s’efforce de sauver les traces de l’existence de son père, dont un carnet rempli de notes poétiques, dans une maison en cours de rénovation. Âgée de 15 ans, elle souhaite vivre avec son père se lançant, pour lui ou ce qu’elle pense qu’il désire, dans la recherche d’un appartement pour eux. Si son amie swipe sur une application de rencontre, Eva parcourt ardemment les petites annonces immobilières. Loin de sa relation conflictuelle avec sa mère, elle cherche à reconstruire son propre équilibre afin de traverser les tumultes de l’adolescence. 

Avec Tengo sueños eléctricos, la cinéaste franco-costaricaine livre l’un des plus forts portraits récents sur l’adolescence. Son premier long-métrage est habité par l’intensité propre à cette période d’apprentissage de soi et des autres, cette singulière collision entre un ennui apathique et un exubérant goût de l’aventure. Malgré la dureté de son propos, Valentina Maurel compose un cinéma à l’effigie de sa protagoniste : emplie de vie, affamée de sensations. Eva sait ce qu’elle désire et provoque son destin. De ses pérégrinations, elle collectionne des images mentales comme cette jeune femme dont le haut se détache lors d’une attraction dévoilant sa poitrine. La caméra de Maurel se fait à la fois charnelle et lointaine, calquant sa distance sur cette confusion naissante entre le fantasme et le réel. Comme Eva, Tengo sueños eléctricos observe âprement le monde des adultes afin d’en saisir les codes pour y être acceptée. Chaque première fois (tabac, alcool, sexe) se vit comme un adoubement vers une liberté fantasmée, corrompue par l’aura de l’entourage composé d’artistes de son père.  

Entraînée dans une danse macabre où meurt l’innocence, Eva se confronte à la violence structurelle de la société costaricaine envers les femmes. Elle navigue entre le désir d’hommes plus âgés transformant son corps, et celui des filles de son âge, en proie. Au sein de Tengo sueños eléctricos, la prédation sexuelle s’exprime autant dans sa visible institution (l’agent immobilier les prenant pour un couple, malgré l’évidente différence d’âge) que dans ses manœuvres clandestines (le flirt de son père avec son amie ivre ; la relation naissante avec l’ami de son père). À l’instar de la séquence d’ouverture, cette violence sexuelle et sexiste s’accompagne d’une autre violence, également inhérente au patriarcat, nichée dans le comportement agressif et (auto)destructeur de Martin. Avec talent, Valentina Maurel parvient à saisir la confusion psychologique de sa protagoniste face à un père aimé et craint. Dans ce flou émotionnel, Eva cherche à canaliser aussi bien la violence de son père que la sienne (notamment envers sa sœur et sa mère). À travers ces deux personnages à l’électricité variable, Tengo sueños eléctricos questionne le poids d’une violence héritée. Dans un ultime champ-contrechamp, le père libère sa fille du poids de cette malédiction familiale augurant, en fin de l’un de ses poèmes, qu’« il faut parfois plusieurs vies pour le comprendre [mais que] la rage qui nous traverse ne nous appartient pas ». 

CONTRECHAMP
☆☆☆☆ – Excellent

Bowling Saturne : L’Origine du mâle

75e Festival international du film de Locarno
Concorso internazionale
Sortie le 26 octobre 2022

Le macrocosme de Bowling Saturne éclot dans la violence par l’annonce abrupte d’une mort révélée par un conducteur interpellant un passant. Le défunt est Armand, père des deux hommes et gérant d’un bowling souterrain donnant son titre à l’œuvre. Dans le rythme inchangé d’une ville bétonisée sans nom, Armand (Achille Reggiani) – bâtard cadet portant le même prénom que le père qui l’a renié – erre dans l’attente de son travail d’agent de sécurité au sein d’une boîte de nuit banale dans laquelle il peut dormir contre quelques heures de ménages supplémentaires. Les plans larges de Patricia Mazuy capturent une vie nocturne à rebours, isolant des individus en quête désespérément d’une interaction. Dans les lumières factices des néons se manifestent la noirceur des âmes – « j’avais le démon en moi » confesse une jeune femme dans sa lettre d’adieu. Corps populaire au travail, Armand est réduit à l’invisibilité sociale dans cette atmosphère érotique. Un foulard coincé dans la fenêtre d’une voiture flottant gracieusement au vent lui offre une odeur sur laquelle il peut apposer son désir frustré.

Or, cette mort initiale confère à Armand un nouveau statut social (et donc sexuel). Il devient le nouveau gérant du bowling familial après le renoncement de Guillaume (Arieh Worthalter), fils aîné et commissaire de police. Au-delà même du prénom qu’ils partagent, les frontières identitaires entre les deux Armand – père défunt et fils renié –  se brouillent progressivement. Patricia Mazuy orchestre une métamorphose ambiguë dans laquelle le souvenir du père, aussi absent qu’omniprésent, (re)modèle le corps et la personnalité du fils. De l’appartement-safari à la veste noire en python, Armand se réapproprie un héritage qui prend les atours d’une malédiction. Entouré des proies de son père chasseur, il devient lui-même un prédateur, un membre de la meute. La violence, inhérente à la société dépeinte par le film, est partie intégrante du patrimoine familial. Les deux frères œuvrent sur leur propre territoire, le commissariat (intégré dans le récit sécuritaire) et le bowling (les bas-fonds, au sens littéral), dans une même logique de domination. 

Dans chacun des territoires, Patricia Mazuy filme les séquences de drague comme des scènes de chasse où le prédateur et la proie entrent dans une valse funeste codifiée. La séduction réaffirme ici ses caractéristiques animales dont l’odorat, « tu sens le flic » énonce Xuan (Y-Lan Lucas) à Guillaume avant leur premier baiser. De la sorte, Bowling Saturne est une œuvre qui sacralise le silence, comme espace de discussion primitive des corps. L’œuvre trouve sa plus grande force dans cette corporéité de la violence mettant sur un pied d’égalité formel le désir sexuel et celui de tuer. À travers le personnage d’Armand, ces deux pulsions suivent un même processus de ritualisation conçu autour des mêmes outils (couteau de chasse, bâche, camionnette). Sans complaisance, la cinéaste étire ses séquences pour expérimenter la cruelle durée du temps présent. Elle saisit le basculement tragique entre le plaisir et la mort. Bowling Saturne saisit la violence du monde contemporain envers le corps des femmes en disséquant ses origines immémoriales, cette racine coriace émergeant de la tombe du père. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆ – Bien

143 Rue du Désert : La Gardienne du vide

72e Festival International de Locarno
Prix du meilleur réalisateur émergent
Sortie nationale le 16 juin 2021

Au bord de la route nationale Transsaharienne, un café-restaurant se dresse telle une forteresse. Il s’agit du « royaume de Malika » comme le proclame Maya, une motarde polonaise qui traverse l’Algérie. À l’intérieur, le modique royaume se compose d’une table et de quelques chaises offrant une protection opportune contre la rudesse du désert. Assise avec ses chats, Malika attend patiemment de voir émerger ses clients d’un horizon brouillé par le vent et le sable. À quelques kilomètres de la ville d’El Menia (Algérie), l’exigu commerce est un relais où une majorité d’hommes, routier ou voyageur, peuvent boire un café, acheter du tabac à chiquer ou encore manger une omelette. Au milieu de la pierre environnante, ses quatre murs recueillent les histoires de ces hommes de passages qui disparaissent à nouveau dans le désert algérien. Ils trouvent ici une oreille attentive, celle de Malika que la caméra de Hassen Ferhani ne quitte jamais.

143 Rue du Désert est une déclaration d’amour et de cinéma à cette femme qui irradie par l’énigme de son existence au milieu du vide. « On m’a laissé une place dans ce monde, évidemment que je suis là » rétorque-t-elle à ceux qui posent trop de questions. Depuis 1994, la détermination sans borne de Malika permet à cette oasis de sociabilité de survivre et de traverser l’histoire algérienne, même les années de braise (1991-2002) vécues sous la protection tacite du Borgne qui parlait d’elle comme d’une « sainte ». Dans ce monde d’hommes, elle brille par son indépendance face à toutes formes de domination, patriarcale et/ou capitaliste. Si elle « déteste » les femmes, elle haït encore plus ceux qui les méprisent et les contraignent. Son existence, à elle seule, est un souffle politique. Souveraine incontestable du désert, Malika peuple son royaume de son allégresse et de ses éclats de voix. Elle lutte sans relâche, mais non sans crainte, contre la globalisation qui se profile, depuis l’encadrement de sa porte, par l’immersion des engins de chantier annonçant la construction d’une station-service.

Alors que la concurrence économique s’immisce dans les confins du désert, Malika démontre qu’elle est le centre de cet univers de sable. Depuis sa chaise, elle donne une identité et une histoire à tous ces véhicules anonymes qui parcourt inlassablement les routes algériennes. Chez elle, l’Algérie s’invite tout entière : musiciens, imams, routiers ou simplement des hommes en quête d’espoir. Le 143 rue du désert devient alors le cœur bouillonnant d’une Algérie des oubliés, qui abreuvent de leurs récits et de leurs souvenirs les terres arides du Grand Erg occidental. Depuis la brève apparition du président Boumédiène à la fin des années 1970 lors de l’inauguration de la route, le monde politique a complètement abandonné ce territoire. L’histoire collective qui s’écrit dans 143 Rue du Désert est celle de la précarité généralisée de toute cette classe rurale algérienne. Face à l’augmentation du prix du carburant et la raréfaction du travail, ils en appellent à la providence pour améliorer la situation ou du moins pour empêcher qu’elle ne périclite encore plus. 

 Après les peines et les rêves des hommes travaillant dans les abattoirs d’Alger de Dans ma tête un rond-point (2015), Hassen Ferhani trouve un lieu qui cristallise la résistance populaire d’une Algérie à deux vitesses. 143 Rue du Désert tisse, voire provoque, les liens d’une communauté luttant contre les affres de la mondialisation. Comme Malika, elle existe politiquement par le fait d’être là. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Bangkok Nites : La colonisation par la jouissance

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69e Festival de Locarno
Concorso Internazionale
Sortie nationale : 15 Novembre 2017

Bangkok, la nuit. Luck (Subenja Pongkorn), la « numéro 1 » d’un bordel fréquenté du quartier japonais, Thaniya, surplombe la ville. Son corps ne nous parvient qu’à travers le reflet qu’il laisse sur une vitre. Elle se dilue ainsi dans la ville, mégalopole nocturne qui a programmé son corps et son esprit. Comme réponse, elle n’utilisera que deux mots « Bangkok… shit », invoquant le cynisme de l’œuvre de Katsuya Tomita. Revenant dans sa réalité – à savoir l’intérieur d’une chambre d’hôtel –, elle réclame l’argent que lui doit son dernier client. En choisissant de représenter cet échange financier plutôt que l’acte sexuel, le cinéaste japonais se place du côté des prostituées. Bangkok Nites est une œuvre sur la prostitution dont la corporéité est pourtant absente. Le corps n’est qu’un outil, le sexe qu’un travail. Le corps de l’autre, du client, n’est qu’envisagé à travers les histoires que les prostituées se racontent entre elles, comme celle mentionnant la bave que ses clients laissent sur ses seins.

Bangkok Nites, Katsuya Tomita

Le corps des femmes, et surtout celui de Luck, est l’enjeu principal de Bangkok Nites. Les prostituées du quartier de Thaniya, paradis sexuel pour les touristes japonais, sont présentées comme des objets – des poupées au mieux, des lots au pire –. Numérotées pour les clients, mais aussi dans leur propre hiérarchie (« numéro 1 »), elles perdent au moment de l’acte tout individualité. Devenues marchandise, elles répondent à l’adage du capitalisme : « No money, no life ». Le destin de Luck est l’archétype des milliers de jeunes filles pauvres qui viennent, depuis le nord-est du pays ou depuis les pays frontaliers (comme le Laos), se prostituer à Bangkok. Leur corps est perçu comme l’unique moyen, dans un pays gangrené par les inégalités sociales et territoriales, d’espérer une vie non-miséreuse. À travers son corps, Luck subvient à ses besoins, mais surtout à ceux de sa famille restée à Nong Khai, sur les bords du Mékong. De plus, Tomita pose la problématique d’une hiérarchisation des destinées des femmes pauvres en Thaïlande en présentant une autre prostitution, plus précaire et plus dangereuse, au cœur même de cette région exsangue. Par rapport à ses amies de Nong Khai, également devenues prostituées, Luck est celle qui a réussi par ce qu’elle officie à Bangkok.

Bangkok Nites, Katsuya Tomita

Le corps de Luck devient progressivement le symbole même de la Thaïlande. Elle espère une idylle avec l’étranger à travers le personnage d’Ozawa (Katsuya Tomita), un ancien client japonais. Lorsque Luck refuse son argent, leur amour devient le seul rempart, humain et désintéressé, à la mondialisation. Dans une imagerie publicitaire de paradis terrestre au clair de lune, leur idylle se conclue sur une étreinte rendue impossible par la pourriture d’un corps rongé par la maladie. La blessure de ces femmes, au-delà d’une dimension évidemment sanitaire, est politique et historique. Lorsque Ozawa se voit confier par un entrepreneur le projet de bâtir un hospice de luxe au Laos, il y découvre les cratères laissés par les bombardements américains. Devant ces cicatrices de l’histoire postcoloniale, des rappeurs chantent leur mal identitaire. Pourtant, le fantasme du paradis perdu se retrouve dans le regard de Tomita, aussi bien en tant que personnage (Ozawa) que réalisateur. Il y a une distinction entre un Bangkok filmé en plans larges, partagé entre la grisaille diurne et l’effervescence – humaine, sonore et lumineuse – nocturne, et une province baignée d’un soleil naturel et chaleureux.

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Néanmoins, le cinéaste fait dialoguer cette dichotomie en l’unissant par l’altération même de la notion de « paradis perdus ». La Thaïlande, symbole de ce tiers-monde (comme corps étranger à l’Occident), s’est mutée pour correspondre aux désirs de l’Homme occidental. La nature luxuriante, attrait des premières colonisations, se peuple de fantômes – ces ombres que Ozawa voit courir dans la forêt sans savoir si elles fuient ou pourchassent quelque chose. Les soldats, figure de cette colonisation territoriale, ont progressivement laissé place aux touristes qui conquièrent un nouveau type de territoire : le corps des femmes. Paradis sexuel, narcotique et financier, la Thaïlande contemporaine est menacée par un ennemi encore plus pernicieux, car voulu et espéré par ses propres habitant(e)s. Katsuya Tomita se nourrit des imaginaires de la mondialisation pour concevoir une œuvre contemporaine et novatrice. Protéiforme, Bangkok Nites conjugue des recherches esthétiques et politiques afin de rendre compte de la complexité d’une nouvelle colonisation, celle de la jouissance, oscillant entre kitsch et naturalisme, entre extase et dégoût, entre perfection et ébauche.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Sunhi : Et l’alcool eut un goût âcre …

Sunhi, Hong Sang-soo

Il est difficile d’appréhender le cinéma d’Hong Sang-soo à travers un de ses long-métrages. La filmographie du cinéaste se ressent comme une galaxie d’œuvres n’en formant finalement qu’une unique, celle d’une réalité chimérique. Le réalisateur prône un hyper-réalisme qui lui permet de transcender la question du quotidien dont il propose une constante variation. Dans l’œuvre du sud-coréen, le quotidien s’axe autour de l’homme et des relations qu’il tisse autour de lui. De cette nébuleuse relationnelle, il tire une infinie combinaison de récits où les personnages se ressemblent, appartenant tous à l’humanité qu’il façonne, tout en dégageant une unicité propre. Calquant son schéma narratif sur une étude infime de l’ordinaire, il fait des scènes de repas ou des beuveries la clé de voûte de sa temporalité : c’est là que les hommes se parlent à cœur ouvert l’esprit embué par l’alcool. Son cinéma est le fruit de rencontres hasardeuses ou non, de paroles ou de non-dits. Sa beauté réside dans cette sensation de regarder les gens vivre, de suivre des êtres qui au-delà d’être des personnages sont des hommes à part entière qui semblent pourvoir continuer à exister en dehors de l’œuvre. Il dissèque le réel, un concept constant que ses détracteurs assimilent à la « redondance », dont il livre des variations selon l’humeur qui le parcoure à un instant T.

Sunhi, Hong Sang-soo

Ce qui importe alors chez Hong Sang-soo, c’est l’humanité qu’il dépeint seulement dans deux environnements. D’un côté, tous les extérieurs (rues, parcs, monuments) où les rencontres se font soit par choix d’un des personnages soit par le hasard qui joue un rôle important chez le cinéaste. De l’autre, les intérieurs où les personnages sont enfermés dans un espace qui les pousse à la confidence aidés par l’alcool. L’unification des deux est purement formelle avec l’utilisation du plan-séquence fixe (bousculé de temps en temps par un zoom) qui apporte cette notion de réalité, de surprendre des vies humaines comme on pourrait le faire assis sur un banc ou à la terrasse d’un café. Se dégage alors une étrange théâtralité dans son dispositif visuel. Les discussions, filmées elles-aussi en plans-séquences, se font entre des personnages face à face sans aucun jeu de champs/contrechamps. Un minimalisme volontaire qui prouve que le cinéma n’est pas qu’un jeu de montage où les images sont prémâchées pour le spectateur mais bien une façon de surprendre brièvement une vie autre que la nôtre. Hong Sang-soo manipule la réalité, la facilite en quelque sorte, pour obtenir un subtil théâtre des conditions humaines.

Sunhi, Hong Sang-soo

Une vision sur l’humanité qui ne cesse de muter au fil des œuvres et qui atteint avec Sunhi une noirceur auparavant absente. Ce long-métrage est la réplique sombre d’Haewon et les hommes (2013) qui était une balade optimiste parcourue par la figure d’une jeune ingénue amoureuse. L’œuvre se terminait sur le réveil d’Haewon dans une salle de cours montrant que le rêve était encore possible dans le théâtre d’Hong Sang-soo apportant avec lui l’espérance et l’amour. L’œuvre se voilait déjà avec cette idée d’une fuite vers l’étranger (la mère déménageant au Canada) qui entachait un cocon idyllique où la vie se résumait à un simple marivaudage. Dans Sunhi, la fuite est une réalité – Sunhi ayant « disparue » pendant plusieurs années. Elle a emporté avec elle  l’insouciance qui parcourait le précédent film du cinéaste.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo livre une vision pessimiste de l’humanité ou plutôt de la société des hommes qui n’est dictée que par la rancune et les non-dits. Les personnages ne sont que des inconnus, autrefois proches, qui ne peuvent crever l’abcès de la séparation seulement par des phrases bateaux qui s’adoucissent uniquement par l’alcool. Prenons l’exemple de Sunhi décrite par les 3 hommes (Moon-soo, Jae-hak, Professeur Choi) de la même manière certes mais qui trouve son caractère mélioratif uniquement quand ces derniers voient une ouverture possible vers le cœur de la jeune femme. Qui est véritablement Sunhi ou plutôt « notre Sunhi » (titre original) ? Cherchant la contemplation plus que l’explication, Hong Sang-soo dresse le portrait de deux personnes distinctes : la Sunhi « réelle » qui sans doute se rattache à la description de la jeune femme dans la première lettre de recommandation qu’écrit le Professeur Choi – une personne avec des problèmes relationnels, lâche envers elle-même et les autres ; et la Sunhi « fantasmée » celle qui n’est finalement que la déformation d’un souvenir avant son évaporation. L’égoïsme des hommes se retrouvent une nouvelle fois dans l’épisode des lettres de recommandation où le Professeur modifie sa propre réalité, pensant atteindre une vérité à chaque fois, suivant ce qu’il obtient de Sunhi – un possible horizon avec elle.

Sunhi, Hong Sang-soo

Les hommes se complaisent dans une fausse stabilité qu’il faut plutôt comprendre comme de la lâcheté pour les autres et de la stagnation pour eux-mêmes. Les personnages fuient les explications comme le cas de l’abandon de Moon-soo qui ne peut trouver de réponse ni du côté de Sunhi ni de Jae-hak. Il doit se contenter d’un « je t’expliquerai plus tard ». Se dessine une société de l’échappatoire relationnelle où les personnages sont pourtant fatalement piégés au sein d’un plan fixe où la durée s’étire. Cependant, Sunhi semble surtout marqué par une critique acerbe d’une humanité inactive sans aucune prise de décision. Les seules avancées ont lieu sous l’alcool comme pour signifier qu’il leur est impossible de regarder la réalité en face. Ce monde n’est finalement que dicté par la prolifération de conseils vides de sens puisque seulement raccrocher à ce que cette propre société bienpensante dirait. Le théâtre d’Hong Sang-soo tourne alors à l’absurde, les personnages se renvoyant les mêmes conseils de façon mécanique. Le conseiller reçoit alors son propre conseil amenant l’idée d’une vacuité de cette entraide morale.

Sunhi, Hong Sang-soo

Que serait une œuvre d’Hong Sang-soo sans un regard sur le monde du cinéma ? Le cinéaste-professeur applique le même constat ! Les étudiants n’arrivent plus à se détacher de la rassurante structure universitaire : Moon-soo a déjà réalisé un film pourtant il préfère la stabilité de l’Université tendant vers le professorat ; Sunhi continue ses études pour trouver un prétexte de ne pas se lancer dans ses propres créations. Les personnages sont frileux, ne pouvant regarder de face un avenir incertain où l’échec pourrait être une finalité.

Sunhi, Hong Sang-soo

Hong Sang-soo se fait le prophète d’un cinéma du quotidien, et donc d’un cinéma de la vie. Il renoue avec l’illustre approche de chirurgien du réel qui faisait de Yasujiro Ozu l’un des cinéastes les plus envoûtants du XXe siècle.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent