Gagarine : La Banlieue Céleste

73e Festival de Cannes
Sélection Officielle
Sortie nationale le 23 juin 2021

En 1963, le cosmonaute Youri Gagarine inaugure la cité d’Ivry-sur-Seine qui porte son nom. Le monumental bâtiment de briques rouges est l’un des joyaux architecturaux du bastion communiste de la banlieue parisienne, la « ceinture rouge », qui atteint son apogée politique entre les années 50 et les années 70. À travers ce détour initial par l’archive, Gagarine remémore les liens étroits entre le territoire et le politique qui accompagnaient l’émergence d’une banlieue vue comme un espace brut où se rencontraient l’urbanisme et le socialisme marxiste. Au même titre que la conquête spatiale nourrissant l’imaginaire des habitant.e.s, la cité Gagarine se dresse triomphalement vers le ciel et se veut le symbole d’un progrès social inarrêtable. Cinq décennies plus tard, le dépérissement des structures et le mépris des classes dirigeantes envers la banlieue ont inversé le paradigme. Si l’analogie avec l’astronomie persiste, elle renvoie maintenant à une notion de déclassement via les mots de Youri (Alseni Bathily), un adolescent de 16 ans, qui explique que les banlieues célestes, bien qu’elles brillent moins intensément qu’une étoile, sont nécessaires et vitales à sa survie. 

À l’opposé des rêves en apesanteur de Youri, les habitant.e.s de Gagarine sont immuablement maintenu.e.s sur la terre ferme : littéralement, par les ascenseurs en panne perpétuelle ; structurellement, par leur condition de banlieusard.e. Face à l’abandon politique de l’État, la communauté est le seul moyen d’exister et de lutter. La première partie de Gagarine est une déclaration d’amour, solaire et sincère, à cette utopie sociale de substitution, succédant à celle idéologique des Grands Ensembles, où la solidarité et la débrouillardise règnent en maîtresse. Fanny Liatard et Jérémy Trouilh font le portrait, nécessaire et revigorant, d’une banlieue où les thématiques fétichisées par le cinéma français (la drogue, la violence, la prostitution), tout en n’étant pas niées, ne sont pas constitutives du territoire. Alors que la menace de la destruction s’intensifie, la vie fleurit grâce à un tissu associatif et communautaire qui s’empare de l’espace, des cours (où les résident.e.s se joignent pour admirer une éclipse solaire) aux toits (où se retrouvent des femmes pour danser). Arpentant la cité depuis plusieurs années, les deux cinéastes invitent de véritables ancien.ne.s habitant.e.s à se réemparer de Gagarine et à inscrire dans la postérité de l’image cinématographique la générosité du monde qu’iels s’étaient créé.e.s. 

Dans Gagarine, un adolescent abandonné par sa mère fait office de soleil. Irradiant par sa détermination à sauver ce qui pour lui fait famille (la cité), Youri polarise les espoirs collectifs d’un avenir pour la cité de briques rouges et prêche pour la perpétuation de ce vivre-ensemble. Autour de lui, des personnes en manque d’horizon gravitent : un ami fidèle rempli de bonhomie (Jamil McCraven), une Rom brisant sa solitude (Lyna Khoudri) et un dealer sans futur (Finnegan Oldfield). Face à l’insalubrité généralisée, ils construisent, sous l’impulsion (et l’obsession) de Youri, une autre réalité en mettant à profit les objets laissés par les habitants déjà expulsés. Les appartements vides de Gagarine se métamorphosent en vaisseau spatial. À la manière du John From de João Nicolau (Portugal, 2016), Fanny Liatard et Jérémy Trouilh invoquent le Réalisme Magique, concept originellement rattaché à la littérature sud-américaine des années 1950 qui figure une construction narrative qui s’amorce dans le réel pour accueillir en son sein un élément irréductible de magie. Là où seul l’amour de Rita permettait de transformer Lisbonne en jungle, c’est la sueur et la résilience de Youri qui permet ce glissement vers une poésie teintée de mélancolie. Gagarine est une œuvre au service de la psyché de son protagoniste.

Par leur mise en scène, Fanny Liatard et Jérémy Trouilh épousent le désir de Youri de décoller vers les étoiles. Muni.e.s de leur caméra, iels parcourent la cité d’Ivry-sur-Seine pour créer des analogies visuelles entre un solide bâtiment de briques et un aérien vaisseau spatial. Ici, des paraboles pour la télévision deviennent des moyens de garder un contact avec la terre. Là, un habile mouvement de caméra crée la sensation d’un décollage. Ils construisent un nouveau vocabulaire graphique qui permet de réinventer totalement la perception de la banlieue. Soutenus par un remarquable travail sonore, les deux cinéastes extraient l’imposante cité de sa pesante réalité pour lui offrir, le temps d’une dernière aventure, une vie dans les étoiles. À travers cette expédition référencée au sein de l’univers de la science-fiction, Gagarine inscrit la cité éponyme dans l’histoire du cinéma français. Ne pouvant aller à l’encontre de son irrémédiable destruction (amiante), Gagarine est néanmoins sauvée de l’oubli. À l’égal des images d’archive qui l’ouvre, le long-métrage forge une mémoire du collectif atteignant par le biais de la fiction des horizons insoupçonnés. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Les Cowboys : Pas de Cowboy sans Indien

Les Cowboys, Thomas Bidegain

68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs

Dans une prairie française aux allures de Midwest américain, des familles se retrouvent pour un rassemblement de country-western. Les chapeaux sont vissés sur les têtes, les ceinturons habillent les pantalons, les différents stands sont montés et les banjos résonnent. Alain (François Damiens) est appelé à chanter quelques couplets sous les applaudissements de sa famille puis à danser avec sa fille. Dans cette reconstitution fantasmée de l’Amérique, le bonheur affleure alors même qu’aucun dialogue n’a encore été prononcé entre les personnages. Tout est ainsi factice, de la photographie publicitaire aux sentiments échangés, pour mieux cacher l’incommunicabilité des êtres. Dans cette parenthèse utopique, Kelly s’évapore d’abord pour rejoindre son petit-ami Ahmed, dont la famille ignorait l’existence, puis pour partir faire le djihad. Ce qui intéresse alors Thomas Bidegain (scénariste des derniers films de Jacques Audiard) pour son premier film, c’est de propulser une famille lambda aux milieux des enjeux mondiaux, ceux de la Grande Histoire.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Le parti-pris des Cowboys est alors de traiter la recherche de cette fille disparue comme un western. La caméra devient le support des illusions mentales d’Alain. Il voit dans cet événement tragique la possibilité d’avoir sa propre conquête de l’Ouest, celle de l’Orient, en parcourant les paysages munis de son chapeau et de son destrier motorisé. Il entre notamment dans Charleville-Mézières comme dans un territoire comanche regardant depuis sa voiture les « Indiens » avant de prendre le courage de rentrer dans un campement où les tentes se sont transformées en caravanes. S’il joue au cowboy, c’est uniquement son fils, Kid (Finnegan Oldfield) qui en deviendra un. C’est lui qui monte véritablement à cheval. C’est lui qui fume littéralement le calumet de la paix avec les Talibans. Les Cowboys repose ainsi sur le dépassement de son propre imaginaire pour catalyser sa propre violence : de celle explosive du père à celle contrôlée du fils.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Néanmoins en faisant de Kelly un corps absent, Thomas Bidegain se refuse toute compréhension ou explicitation des raisons qui poussent une jeune lycéenne des Ardennes à partir faire le djihad dans les années 1990. La moindre réflexion est annihilée par une temporalité volontairement déstructurée autour d’ellipses évinçant les prises de décision, les retours sur soi ou encore le moindre discours. Pour seoir à son spectateur, Les Cowboys préfère miser sur le pathos familial avec les sempiternelles scènes de disputes, de cris ou de larmes accompagnées évidemment d’une musique grandiloquente. L’œuvre se sabre au profit d’une sorte de pensum subjectif porté par des personnages sans enjeu politique et/ou social. Si Bidegain choisit de mettre en avant les codes du western, il en prend également les nocifs schémas scénaristiques d’avant la révolution de la fin des années 1960  sur la place des Indiens portée notamment par Elliot Silverstein (Un homme nommé cheval, 1969) ou Arthur Penn (Little Big Man, 1970).

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Thomas Bidegain cantonne les Arabes à n’être que des tâches hostiles dans l’arrière-plan comme les silhouettes sur les toits des cités d’Anvers. Ainsi lorsqu’un Arabe parvient enfin à prendre la parole en invitant Alain chez lui pour lui parler de ses conditions de vie, ce dernier lui répondra : « J’en ai rien à foutre » ! Si ce refus de misérabiliste peut être louable, il montre bien l’occidentalocentrisme de l’œuvre. On retombe alors dans le problème du point de vu qui émanait d’American Sniper (Clint Eastwood, 2015). La barbarisation orchestrée par les personnages occidentaux (« sauvage », « jeu d’Arabe ») se distille alors insidieusement dans la mise en scène avec une accentuation de l’horreur des sociétés arabes comme ce pendu laissé toute la nuit. La seule beauté serait alors uniquement les paysages comme laisse entendre le personnage pesant et grotesque de John C. Reilly.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Cette prise de position choque d’autant plus qu’elle continue lorsque l’intrigue passe sous l’égide de Kid, censé être véritablement cowboy parce qu’il considère les Indiens comme le montre grossièrement la scène finale où il construit un arc. En effet, la deuxième partie du film fait passer les Arabes de terroristes à peuples miséreux à aider. L’Occidental devient alors l’homme providentiel sauvant la veuve et l’orphelin de l’injustice des lois locales. L’Arabe chez Bidegain n’a le choix qu’entre participer à la violence contre l’humanité (occidentale, évidemment) ou subir l’horreur de sa condition. Il suffit de voir le traitement du personnage de Shazhana (Ellora Torchia) – jeune femme « sauvée » pour le réalisateur, arrachée à sa société pour d’autres – pour comprendre la position messianique donnée à cette famille ouverte d’esprit, car prenant littéralement chez elle une « ennemie » dont le seul malheur serait de parler arabe et de porter un voile.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Ainsi, c’est le traitement cinématographique de l’œuvre qui est sujette à polémique : Comment représenter, et faire exister, l’autre ? Comment ne pas se laisser dépasser par la vision racisée de son personnage ? Les Cowboys ne répond à aucun des enjeux qu’il pose en préférant, comme dans les scénarios de Bidegain pourJacques Audiard (Deephan), voir ses personnages souffrir que comprendre.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais