Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur

Les Cowboys : Pas de Cowboy sans Indien

Les Cowboys, Thomas Bidegain

68e Festival de Cannes
Quinzaine des Réalisateurs

Dans une prairie française aux allures de Midwest américain, des familles se retrouvent pour un rassemblement de country-western. Les chapeaux sont vissés sur les têtes, les ceinturons habillent les pantalons, les différents stands sont montés et les banjos résonnent. Alain (François Damiens) est appelé à chanter quelques couplets sous les applaudissements de sa famille puis à danser avec sa fille. Dans cette reconstitution fantasmée de l’Amérique, le bonheur affleure alors même qu’aucun dialogue n’a encore été prononcé entre les personnages. Tout est ainsi factice, de la photographie publicitaire aux sentiments échangés, pour mieux cacher l’incommunicabilité des êtres. Dans cette parenthèse utopique, Kelly s’évapore d’abord pour rejoindre son petit-ami Ahmed, dont la famille ignorait l’existence, puis pour partir faire le djihad. Ce qui intéresse alors Thomas Bidegain (scénariste des derniers films de Jacques Audiard) pour son premier film, c’est de propulser une famille lambda aux milieux des enjeux mondiaux, ceux de la Grande Histoire.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Le parti-pris des Cowboys est alors de traiter la recherche de cette fille disparue comme un western. La caméra devient le support des illusions mentales d’Alain. Il voit dans cet événement tragique la possibilité d’avoir sa propre conquête de l’Ouest, celle de l’Orient, en parcourant les paysages munis de son chapeau et de son destrier motorisé. Il entre notamment dans Charleville-Mézières comme dans un territoire comanche regardant depuis sa voiture les « Indiens » avant de prendre le courage de rentrer dans un campement où les tentes se sont transformées en caravanes. S’il joue au cowboy, c’est uniquement son fils, Kid (Finnegan Oldfield) qui en deviendra un. C’est lui qui monte véritablement à cheval. C’est lui qui fume littéralement le calumet de la paix avec les Talibans. Les Cowboys repose ainsi sur le dépassement de son propre imaginaire pour catalyser sa propre violence : de celle explosive du père à celle contrôlée du fils.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Néanmoins en faisant de Kelly un corps absent, Thomas Bidegain se refuse toute compréhension ou explicitation des raisons qui poussent une jeune lycéenne des Ardennes à partir faire le djihad dans les années 1990. La moindre réflexion est annihilée par une temporalité volontairement déstructurée autour d’ellipses évinçant les prises de décision, les retours sur soi ou encore le moindre discours. Pour seoir à son spectateur, Les Cowboys préfère miser sur le pathos familial avec les sempiternelles scènes de disputes, de cris ou de larmes accompagnées évidemment d’une musique grandiloquente. L’œuvre se sabre au profit d’une sorte de pensum subjectif porté par des personnages sans enjeu politique et/ou social. Si Bidegain choisit de mettre en avant les codes du western, il en prend également les nocifs schémas scénaristiques d’avant la révolution de la fin des années 1960  sur la place des Indiens portée notamment par Elliot Silverstein (Un homme nommé cheval, 1969) ou Arthur Penn (Little Big Man, 1970).

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Thomas Bidegain cantonne les Arabes à n’être que des tâches hostiles dans l’arrière-plan comme les silhouettes sur les toits des cités d’Anvers. Ainsi lorsqu’un Arabe parvient enfin à prendre la parole en invitant Alain chez lui pour lui parler de ses conditions de vie, ce dernier lui répondra : « J’en ai rien à foutre » ! Si ce refus de misérabiliste peut être louable, il montre bien l’occidentalocentrisme de l’œuvre. On retombe alors dans le problème du point de vu qui émanait d’American Sniper (Clint Eastwood, 2015). La barbarisation orchestrée par les personnages occidentaux (« sauvage », « jeu d’Arabe ») se distille alors insidieusement dans la mise en scène avec une accentuation de l’horreur des sociétés arabes comme ce pendu laissé toute la nuit. La seule beauté serait alors uniquement les paysages comme laisse entendre le personnage pesant et grotesque de John C. Reilly.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Cette prise de position choque d’autant plus qu’elle continue lorsque l’intrigue passe sous l’égide de Kid, censé être véritablement cowboy parce qu’il considère les Indiens comme le montre grossièrement la scène finale où il construit un arc. En effet, la deuxième partie du film fait passer les Arabes de terroristes à peuples miséreux à aider. L’Occidental devient alors l’homme providentiel sauvant la veuve et l’orphelin de l’injustice des lois locales. L’Arabe chez Bidegain n’a le choix qu’entre participer à la violence contre l’humanité (occidentale, évidemment) ou subir l’horreur de sa condition. Il suffit de voir le traitement du personnage de Shazhana (Ellora Torchia) – jeune femme « sauvée » pour le réalisateur, arrachée à sa société pour d’autres – pour comprendre la position messianique donnée à cette famille ouverte d’esprit, car prenant littéralement chez elle une « ennemie » dont le seul malheur serait de parler arabe et de porter un voile.

Les Cowboys, Thomas Bidegain

Ainsi, c’est le traitement cinématographique de l’œuvre qui est sujette à polémique : Comment représenter, et faire exister, l’autre ? Comment ne pas se laisser dépasser par la vision racisée de son personnage ? Les Cowboys ne répond à aucun des enjeux qu’il pose en préférant, comme dans les scénarios de Bidegain pourJacques Audiard (Deephan), voir ses personnages souffrir que comprendre.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Dheepan : La Mécanique sans Coeur

Dheepan, Jacques Audiard

68e Festival de Cannes
Palme d’Or

Personne n’aura été surpris à l’annonce de la Palme d’Or pour Dheepan tant le palmarès cannois est devenu la vitrine des trophées des super-auteurs du festival. De Haneke à Audiard en passant par Sorrentino, tous se pressent chaque année dans l’optique d’obtenir la consécration ultime avec en prime la victoire sur les autres ardents prétendants. Il suffit de repenser aux remerciements d’Audiard vis-à-vis de la non-présentation d’un nouveau Haneke – qui l’avait battu en 2009 (Le Ruban Blanc) et en 2012 (Amour) – pour comprendre à quel point Cannes fonctionne à circuit fermé. Dheepan démontre, par son caractère infiniment secondaire dans la filmographie de son auteur, que l’œuvre n’est plus décisive dans cette course à la consécration. Le jury mené par les frères Coen récompense avant tout un cinéaste qui a attendu son heure plutôt que la superficielle audace de cette incursion d’Audiard dans le cinéma social.

Dheepan, Jacques Audiard

Sa récente déclaration au Figaro (« avant Dheepan, je ne savais pas placer le Sri Lanka sur une carte ») montre à quel point Audiard se sert d’un contexte pour asseoir ce qui a toujours nourri son cinéma, le besoin de violence. Il feinte dans la première partie de l’œuvre, à coup de réalisme social, de s’intéresser au destin de cet homme, cette femme et cette fillette forcés de simuler une famille pour fuir l’horreur de la rébellion tamoule. Il s’appuie sur la misère pour créer des images marquantes au premier abord mais qui ne servent finalement qu’à enfoncer des portes ouvertes à l’instar de ses oreilles de Minnie clignotantes dans la nuit comme les phares du capitalisme. L’œuvre n’a aucune véritable portée comme le montre cette cité francilienne lavée de tout enjeu politique, religieux ou sexuel pour ne devenir qu’un lieu de Far-West. Audiard tombe dans le piège habituel en pensant que le cinéma de genre, ici celui du vigilante movie – ces protagonistes faisant justice eux-mêmes –, doit se défaire de tout contexte voire même de toute réalité sociale.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan illustre seulement la pensée anthropologique sur l’instinct de violence qui était déjà sous-jacente dans De Rouille et D’Os (2012). S’inscrivant dans ce que les Cahiers du Cinéma nomment le cinéma de salaud, Audiard ne fait exister ses personnages que par et pour la violence. Il se complaît dans l’humiliation de ses personnages – violentés, bourrés, sanglotants –. Le cinéma d’Audiard est dérangeant par son automatisme et son artificialité. Jamais il ne prend le temps de laisser vivre ses personnages. Jamais il ne prend la peine de questionner leur psychologie. Il préfère les écraser avec la spirale de violence assenée par un scénario manipulateur et même sadique dans son besoin de générer la souffrance d’autrui. On ne peut expliquer autrement la disparition de l’histoire de la fillette dont le parcours scolaire n’est vu qu’à travers le prisme d’une bagarre.

Dheepan, Jacques Audiard

Le véritable problème de Dheepan est de réduire ses protagonistes à la violence, dans son caractère le plus barbare, comme pour montrer qu’elle est partie prenante de leur identité. L’œuvre reposerait alors sur l’idée qu’on ne dépose jamais vraiment les armes oubliant alors la trajectoire même de son acteur principal, Antonythasan Jesuthasan, passé d’enfant soldat à romancier. L’œuvre nie la capacité de l’homme à survivre et à avancer dans son propre intérêt. Elle le réduit à une violence surfaite et stéréotypée comme le prouve le parcours punitif de Dheepan amorcé à coups de machette. D’où peut bien sortir cette machette – l’a-t-il amenée du Sri Lanka comme pour symboliser l’impossibilité de surmonter la guerre ? Elle ne sert finalement à Audiard qu’à nourrir le fantasme occidental de l’étranger barbare.

Dheepan, Jacques Audiard

Dheepan est une œuvre qui a le défaut de vouloir être grandiloquente par une surenchère d’effets visuels et scénaristiques. Audiard, ainsi que son scénariste Thomas Bidegain, oublie que bien souvent la grandeur naît des silences et des moments de répit qui permettent aux personnages de devenir des êtres et non des instruments. La Palme d’Or revient alors à un marionnettiste qui n’aura eu que pour lui la malheureuse coïncidence de la médiatisation des conditions misérables des immigrés.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Journal d’une femme de chambre : la Rigidité du Plumeau

Journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot

La fascination des cinéastes pour Le Journal d’une Femme de Chambre (1900) d’Octave Mirbeau semble sans faille. Benoît Jacquot offre une quatrième adaptation à l’histoire de Célestine, cette femme de chambre parisienne allant officier chez des nantis provinciaux. Dans ce contexte, sa version souffre de ne pas dégager la fraîcheur d’une œuvre nouvelle et s’alourdit de l’obligatoire comparaison avec ses prédécesseurs, notamment l’adaptation réussie de Luis Buñuel (1964). Pour éviter la redondance, Jacquot se doit de trouver son propre langage visuel éloigné de la contemporanéité du réalisateur espagnol. Il choisit alors, comme pour Les Adieux à la Reine (2012), une sorte de classicisme moderne alliant la désuétude des fondus à la pseudo-modernité de la caméra à l’épaule. Se dégage alors une forme curieuse, tout de même académique, qui affirme la volonté de Benoît Jacquot de justifier son adaptation dans le moindre plan.

Journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot

Le réalisateur français cherche également à trouver un schéma narratif nouveau et signifiant qu’il pense obtenir dans un récit fragmenté par des flash-backs. Dans ce récit-miroir, l’enfer social du présent (le service chez les Lanlaire) se fait le triste reflet du fantasme du passé (le service auprès de Georges) où Célestine avait « une chambre de maître » comme elle s’enorgueillit auprès de Marianne et de Georges, les autres domestiques de la maison normande. Néanmoins, Jacquot tombe dans un didactisme qui rend visible les ficelles que Mirbeau avait soigneusement dissimulé dans son roman. La fascination pour Célestine, jouée par Jeanne Moreau dans la version de Buñuel, tient justement dans le flou de sa condition et dans le non-dit de son déclassement social parmi les domestiques. Par ce choix, Jacquot cherche surtout à apporter une mosaïque de récits et de sentiments qu’il tend alors à une Léa Seydoux convaincante. Cependant en ouvrant son récit au passé, il s’oppose à la dynamique même du récit : celui d’enfermer Célestine dans le microcosme que forme la maison des Lanlaire comme symbole de la bourgeoisie provinciale. C’est dans l’hermétisme de cette société que Le Journal d’une Femme de Chambre de Mirbeau tenait aussi bien sa force critique que sa subversion au travers du regard d’une domestique, fait rare dans la littérature du début du XXe siècle.

Journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot

Ces flash-backs recouvrent alors le récit de Célestine chez les Lanlaire forçant Benoît Jacquot à élimer ce dernier, dans les 95 minutes qu’il octroie à son adaptation, pour en faire uniquement des scènes clés censées être signifiantes. Cependant en abusant de raccourcis, il fait des personnages de Mirbeau des archétypes monolithiques. La comparaison entre le traitement de Célestine par Buñuel et par Jacquot montre le basculement de l’œuvre vers le feuilleton. Alors que le premier faisait de cette domestique un obscur objet du désir se complaisant dans sa séduction et dans la place de dominante qu’elle obtient, la seconde n’est qu’envisagée que par de phrases véhémentes chuchotées aux spectateurs pour montrer sa véhémence. Ainsi, elle n’avance que par la haine de sa condition sans le plaisir malsain de pouvoir détruire un microcosme qu’elle prédomine par ses charmes. La Célestine de Jacquot n’a ni ambivalence ni aspérité d’autant plus qu’elle ne vit dans la seconde moitié du long-métrage qu’aux travers sa fascination, que le cinéaste ne parvient pas à rendre palpable, pour Georges (Vincent Lindon) le jardinier.

Journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot

Ce dernier est également réduit à n’être que l’archétype d’une virilité passéiste où les paroles tiennent plus du grognement. Alors qu’il était chez Mirbeau (et chez Buñuel) le défenseur d’un conservatisme en plein délitement qui le poussait à la haine des juifs dans un contexte post-dreyfusard, il ne devient plus qu’un antisémite dont les motifs sont survolés dans une seule et unique scène. En époussetant ainsi ses personnages de toute substance autre que servant le personnage de Célestine (déjà affadi), Jacquot supprime les thématiques qui faisaient l’intérêt du Journal d’une Femme de Chambre de Mirbeau. Ainsi, le traitement des nantis provinciaux est seulement entraperçu au travers des guignolesques Madame Lanlaire (Clotilde Mollet) et Monsieur Lanlaire (Hervé Pierre). Outre une scène lourdingue où une tenancière de maison close aborde Célestine, le cinéaste français parvient néanmoins à montrer la position des bonnes à la fin du XIXe. La « servitude dans le sang » comme le dit Célestine, elles sont assimilées à des filles de joie : « vous pourrez avoir de la chance avec de la conduite », sous-entendu être engrossée, dira la placeuse.

Journal d’une femme de chambre, Benoît Jacquot

Malgré cela, Journal d’une Femme de Chambre est coincé dans sa propre rigidité avec des personnages qui ne sont pas assez traités pour exister pleinement et être autre chose que des entités monolithiques. Benoît Jacquot semble perdu entre un récit qu’il veut novateur et des raccourcis censés être comblés par la connaissance des spectateurs de l’œuvre d’Octave Mirbeau.

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais

Les 10 films de 2014 : Genre(s) de Cinéma

L’année 2014 n’aura pas connu, surtout au sein du cinéma français, la richesse qui caractérisait l’année précédente. L’effervescence d’un cinéma marqué par une ambition sociologique face à une société contemporaine en perpétuelle mutation se dissipe pour laisser place à une cinéma centré sur lui-même. L’ambition des cinéastes aura été plutôt de questionner les fondements du cinéma : la narration et les genres cinématographiques qui en découlent.

Under the Skin, Jonathan Glazer

 C’est d’ailleurs la réflexion sur le genre fantastique, et son rattachement à notre réalité, qui aura donné les plus belles images cinématographiques de l’année. Le désenchantement du monde, théorisé par Weber, s’exprime au travers de plusieurs oeuvres présentes dans ce Top 10. D’abord avec Jim Jarmusch (Only Lovers Left Alive) qui fait de ses immortels vampires des personnages baudelairiens. Perdus dans l’immensité de l’existence, ils errent dans un monde en délitement. Plus sages que monstres, ils questionnent les archétypes du fantastique en dévoilant leurs propres limites : le sang est une drogue, l’immortalité un ennui, la mémoire une lassitude. Jim Jarmusch, avec une caméra virtuose, nous donne le vertige du temps. Avec un regard critique, il prolonge d’un « et après ? » toutes les fadaises fantastiques qui prône le Happy End sans en comprendre les enjeux. Ce retournement des codes du fantastique se retrouve également chez Jonathan Glazer qui continue de faire s’entrechoquer réalité/fantastique après Birth (2004). Avec Under the Skin, il réalise l’impensable quête d’humanité d’une entité extraterrestre vouée à tuer. Il inverse la logique du genre en amenant le réalisme au sein du fantastique : des formes géométriques hypnotiques de l’ouverture à la forêt écossaise de la scène finale. Il s’interroge ainsi sur la définition de l’homme au-delà de cette peau qui le caractérise. Un pessimisme (« l’homme est un loup pour l’homme », Hobbes) qui se retrouve dans la confrontation moraliste de Lars van Trier avec Nymphomaniac.

Le Vent se lève, Hayao Miyazaki

Le désenchantement se poursuit avec Hayao Miyazaki (Le Vent se lève) qui confronte son animation à l’épreuve du biopic. En retraçant l’histoire de Jiro Horikoshi – créateur des chasseurs bombardiers japonais de la Seconde Guerre mondiale -, il oppose alors la vision d’un visionnaire déterminé et l’utilisation pratique de ses trouvailles par l’armée. Sans moralisme, le réalisateur nippon trace le portrait d’une envie irrépressible de quitter un monde détruit par l’homme (la guerre) et par une terre épuisée (le séisme de 1923, une des plus belles scènes de l’année). Cette espérance, presque maladive, en une autre voie est le fil narratif de L’Institutrice de Nadav Lapid. La deuxième oeuvre du cinéaste israélien retrace le parcours d’une institutrice, poète amatrice sans grand talent, qui pense déceler chez un de ses élèves de 5 ans un don prodigieux pour la poésie. Ce messie culturel devient alors le symbole même d’une humanité innée qui se distingue de la barbarie justement par cette capacité à créer.

Mommy, Xavier Dolan

De la même manière que Miyazaki, Abel Ferrara évite avec son Pasolini les écueils nombreux du film biographique. En s’intéressant uniquement aux derniers jours du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, il aurait pu facilement tomber dans un misérabilisme et une victimisation d’autant plus que ce dernier est mort assassiné. Néanmoins, Ferrara prend le parti-pris sensé de rendre non pas hommage à l’homme mais à son art. « Scandaliser est un droit. Être scandaliser, un plaisir » (Pasolini) résume parfaitement la vision d’un homme qui combattait le moralisme de la société européenne d’après-guerre. Face au puritanisme, Ferrara fait le portrait des pensées libertaires d’un visionnaire dont les aléas personnels importent finalement assez peu. Xavier Dolan (Mommy) donne, également, ses lettres de noblesses à un genre pourtant longtemps décrié : le mélodrame. Il fait de son cinéma le reflet de la vie, une oscillation violente de moments de bonheur et de détresse. Une vision passionnelle de l’homme sans cesse en lutte avec ses propres démons (ici les troubles de Steve).

Le Paradis, Alain Cavalier

Des cinéastes vont alors encore plus loin en questionnant directement le cinéma dans sa narration. Une narration, d’abord au sein des personnages eux-mêmes chez Hong Sang-Soo (Sunhi), qui se meut en fonction des finalités possibles. Le cinéaste coréen dresse un portrait pessimiste d’une humanité perdue par le gain qui modifie sa perception d’une entité pourtant constante – Sunhi, jeune femme insaisissable -. Dans cet égoïsme, le théâtre d’Hong Sang-Soo se teinte d’une noirceur auparavant absente. Le cinéma expérimental d’Alain Cavalier (Le Paradis) continue cette réflexion sur la narration en présentant un paysage mental où les objets issus d’un capharnaüm tracent un récit emprunt de mythologie et de religion. Avec décalage, Cavalier propose une autre vision du paradis : un espace où règne l’imagination et la culture. Une apologie qui rappelle L’Institutrice de Nadav Lapid.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

Enfin, Myroslav Slaboshpytkiy (The Tribe) propose aux spectateurs curieux une nouvelle façon d’appréhender le cinéma. Sa radicalité et sa géographie (l’Ukraine) rappelle l’audace, également dans une première oeuvre, de Maja Milos (Clip) en 2013 qui croquait la chute de la jeunesse serbe. Le cinéma est-européen est un cinéma percutant et social qui contemple le délitement de ses institutions aux travers d’un voyeurisme qui peut paraître malsain. Néanmoins, la subversion est admirable uniquement si elle n’est pas une fin en soi. Or, le cinéaste ukrainien réalise un geste de cinéma à travers l’histoire de ses étudiants sourd-muets pris dans une spirale de violence. Il propose aux spectateurs un nouveau type de narration : une narration du ressenti. Les dialogues sont alors ceux des corps qui bougent, s’entrechoquent ou se brisent.

TOP 10 :

10. Nymphomaniac, Lars van Trier (Danemark)

9. The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy (Ukraine)

8. Pasolini, Abel Ferrara (Italie, France)

7. L’Institutrice, Nadav Lapid (Israël)

6. Sunhi, Hong Sang-Soo (Corée du Sud)

5.  Le Vent se lève, Hayao Miyazaki (Japon)

4. Le Paradis, Alain Cavalier (France)

3. Mommy, Xavier Dolan (Canada)

2. Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch (Allemagne, Grande-Bretagne)

1. Under the Skin, Jonathan Glazer (Grande-Bretagne)

Le Paradis : La Poésie du Capharnaüm

Le Paradis, Alain Cavalier

Les premières images du Paradis d’Alain Cavalier se focalisent sur la venue au monde d’un paonneau. Dans une lumière « divine », le cinéaste observe les mouvements hésitants de cet être qui directement devient le symbole même de la vie et de son renouveau. Mais, la réalité rattrape soudainement aussi bien le paonneau que le cinéaste : il est retrouvé mort. La caméra de Cavalier, ou plutôt son regard tant les deux sont imbriqués, laisse transparaître une tristesse face à la mort si prématurée de cet être innocent. Cependant, elle est nécessaire pour permettre au cinéaste de développer sa pensée filmique, car pour qu’il y ait paradis, il doit y avoir mort. Elle en est malheureusement la seule porte d’entrée. Face au vide sentimental et visuel que laisse le paonneau, Cavalier entreprend un travail de mémoire qui s’illustre dans le réel par une pierre qui sera progressivement sublimée par 3 clous doré. Il n’est plus alors qu’un simple cinéaste qui capte le réel, mais il est un faiseur de réel. Par cette simple volonté de mémoire, la conception même de Paradis se modifie. On assiste à un glissement : le paradis n’est plus ce lieu spirituel, mais le paysage mental que Cavalier nous présente.

Le Paradis, Alain Cavalier

Un paysage mental qui a été façonné aussi bien par la religion que par la mythologie. Le Paradis est à l’image des sociétés judéo-chrétiennes, fondées sur des récits communs (Bible, mythologies grecques ou romaines) assimilées par la majorité de ses individus, chargé de mysticisme. Une imbrication qui relève plus de l’inconscient comme le montre la liste vertigineuse d’expressions bibliques et mythologiques qu’échange dans une joute verbale le cinéaste et une jeune étudiante. Ces citations sont maintenant profondément inscrites dans un langage commun qui a un pouvoir coercitif plus important que les croyances qu’elles sont censées porter. Le Paradis s’appuie sur les symboles engendrés par ces récits pour dessiner un paradis culturel dans lequel Alain Cavalier trouve un terreau propice à une transfiguration du réel. Il donne corps (et esprit) à l’inanimé qui l’entoure par symbolisme, comme avec cet arbre noueux qui (sup)porte l’histoire d’Adam et Eve, ou par des associations mentales comme la savoureuse métamorphose d’Ulysse en robot rouge.

Le Paradis, Alain Cavalier

 Véritable célébration de l’imagination, Le Paradis est parcouru par une double utilisation des objets. Ils ont d’abord un rôle passif de support de l’imaginaire du cinéaste. Cavalier se place ainsi comme l’extension des enfants, véritable puits d’imaginaire, qui créent des histoires avec les objets qui sont autour d’eux : des rouleaux vides d’essuie-tout deviennent les acteurs d’un triangle amoureux pour un petit garçon. Le cinéaste poursuit cette capacité d’adaptation de l’imaginaire au réel avec une poésie symboliste supplémentaire comme dans ce Jésus transformé en une boule monolithique reflétant le monde entraperçu par le biais d’une fenêtre. L’aura des objets se recoupe à celle des protagonistes qu’il personnifie. Pas besoin qu’il exprime des émotions avec leur visage, tout réside dans un habile jeu de mouvement soutenu par la voix grave et envoûtante de Cavalier.

Le Paradis, Alain Cavalier

Néanmoins, ces objets ne sont pas uniquement des acteurs passifs filmés à hauteur d’homme. Ils ne supportent pas une histoire seulement lorsqu’ils sont animés par des humains. Ces derniers n’ont d’ailleurs qu’une place secondaire dans le Paradis accumulatif de Cavalier où ils ne peuvent trouver une existence que par le détail d’une main ou d’un visage tant leur gigantisme face aux objets les contraint dans le cadre du cinéaste. Les objets ont un rôle actif dans le sens qu’ils sont les porteurs de souvenirs qu’ils enclenchent par leur simple présence. Alain Cavalier laisse parler deux adolescents face caméra de leurs souvenirs. Il est intéressant alors de noter que chacun symbolise son souvenir par une couleur, le bleu, pour le garçon sauvé de la noyade ou par un objet, un ours en peluche, pour la fille adoptée qui revoit son père biologique. Le deuxième cas est intéressant car l’objet devient, par extension, une réalité concrète. Dans le paysage mental de cette jeune femme, l’ours en peluche est la représentation palpable de cette rencontre avec son père biologique. Les objets permettent une matérialisation d’une temporalité précise.

Le Paradis, Alain Cavalier

Aussi bien poète de l’objet, faiseur d’image, que maître de l’imaginaire, Alain Cavalier est le Dieu de son propre cinéma. Il est le créateur d’un univers symboliste riche et fascinant. Le Paradis se trouve sur terre et la porte d’entrée ne se trouve finalement que dans l’esprit humain si foisonnant d’idées.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆✖ – Excellent

En quête du réel ! Partie 1/2 : La « Vie documentaire »

Une quête de réel parcourt le cinéma ultra-contemporain – celui des deux dernières années. C’est avec encore plus de vigueurs que la conception qu’André Bazin donnait du cinéma résonne : « une fenêtre ouverte sur le monde ». Les cinéastes offrent aux spectateurs une authenticité, un regard sur le quotidien des autres. Ils cherchent à insuffler un supplément d’âme en donnant l’impression aux spectateurs qu’ils sont les chanceux témoins du Vrai ; qu’ils appréhendent un nouveau degré de réalité, celui de la proximité. Les spectateurs ne seront plus dans l’intimité d’un personnage, mais dans celle d’un homme, de l’un des leurs et donc d’une réalité concrète. Les cinéastes comblent alors pleinement le désir pervers de voyeurisme qui captive le spectateur. Ils font s’entrechoquer d’un côté la fascination de la fiction (le faux) et la force des faits (le vrai) pour livrer des œuvres qui questionnent l’objectivité de l’image, sa vérité aussi bien que son authenticité. Pour cela, ils utilisent des procédés scénaristiques ou filmiques. Ce sont eux qui nous intéressent dans cette plongée au cœur d’une tendance – ou plutôt d’une certaine vision du cinéma – : une quête du réel pour se rapprocher au plus près de ce qu’on pourrait appeler une « vie documentaire ».

Ma vie avec Liberace, Steven Soderbergh

La question de la vraisemblance se pose facilement au cinéma. Alors même que le spectateur a conscience du caractère fictif de ce qu’il voit, il souhaite paradoxalement retrouver une part de sa propre réalité. Le récit doit être vraisemblable, ou du moins cohérent dans le cas particulier du fantastique. Mais le problème se dissipe dès que surgit la sacrosainte étiquette « histoire vraie ». Le spectateur perd sa capacité de réflexion pour absorber la réalité qui s’offre à lui sans se questionner sur la part de subjectivité du conteur. Dans le cas du grandiloquent Liberace (Etats-Unis, 2013), Steven Soderbergh façonne son récit à travers le regard de Scott Thorson (Matt Damon) en se basant sur le livre écrit par ce dernier. Le spectateur prend pourtant pour « vrai » le portrait esquissé de Liberace en se basant sur l’authenticité que dégagent les images du cinéaste. Sa quête du vraisemblable est balayée par son obsession du voyeurisme : l’objectivité du récit importe peu tant qu’il assiste à la mise à nu (psychologique) de Liberace. L’image joue alors un rôle capital, celle de surimpression de la « réalité » qui dépasse la simple opposition faux/vrai.

Un Château en Italie, Valeria Bruni Tedeschi

Cet aveuglement engendré par une réalité filmique plus palpable trouve son paroxysme dans l’autofiction, une sorte de super « histoire vraie » où l’auteur transmet sa propre vérité. Une intrusion dans l’intimité que nous offre Catherine Breillat avec Abus de Faiblesse (France, 2014). La réalisatrice retrace, dans un cri libérateur, son aventure avec l’escroc Christophe Rocancourt. Elle donne de l’authenticité à son récit en cherchant à atteindre une objectivité : elle ne sera ni victime, ni complice. Elle se présente seulement comme une femme qui avait envie d’aimer. Mais notre quête d’une réalité palpable n’est pas encore complète. Puisque si Breillat dévoile son âme à la caméra, elle le fait à travers le corps d’une autre – l’épatante Isabelle Huppert. Il faut se tourner alors vers des réalisateurs-acteurs qui utilisent leur art comme catalyseur de leur propre vie. Valeria Bruni Tedeschi est l’une de leurs plus ferventes représentantes. Elle a fait de sa vie des films dont le dernier, Un Château en Italie (France, 2013), dégage un supplément d’âme en partie dû au casting sur-mesure de la jeune italo-française : Marisa Borini sera sa mère à la vie comme à l’écran, tandis que Louis Garrel en fera de même dans le rôle de l’amant. L’authentique réalité est à portée de main, mais Tedeschi est rattrapée par son style de dramédie qui atteint son acmé dans l’hilarante scène avec les nonnes italiennes. L’image devient l’expression d’un journal intime filmique grossi par la subjectivité de son auteur.

Party Girl, Marie Amachoukeli, Claire Burger, Samuel Theis

  Récemment dans le paysage français, une œuvre a réussi à conjuguer l’objectivité de Breillat et l’authenticité de Bruni Tedeschi : Party Girl (France, 2014) du trio Samuel Theis, Marie Amachoukeli et Claire Burger. Caméra d’Or du 67e Festival de Cannes, l’œuvre nous emmène dans l’intimité d’Angélique, une meneuse de revue franco-allemande de 60 ans tiraillée par une nécessaire reconversion. Nicole Garcia (présidente de la Caméra d’Or) présentait l’œuvre comme un « film sauvage, généreux et mal élevé ». Les adjectifs utilisés sont significatifs de la volonté des réalisateurs : réaliser une œuvre qui brouille les notions de fiction et de réalité en faisant d’une femme réelle un personnage fictif. Angélique Litzenburger existe bel et bien en dehors du cadre de Party Girl. Mère de Samuel Theis – l’un des co-réalisateurs -, cette femme de la nuit a accepté que son fils porte sa vie à l’écran. « Sauvage », l’œuvre l’est en retrouvant l’âme même du cinéma à travers son récit du réel. Il inverse la logique propre au cinéma, ce n’est plus la vraisemblance qui compte mais le vécu. « Généreux », et courageux, sont les protagonistes de l’histoire qui sont prêts à partager leurs intimités avec des inconnus. Car si Party Girl touche autant, c’est parce que les personnages ne sont pas joués mais (re)vécus. Ce sont les vraies personnes qui endossent à nouveau leur rôle (sauf exception). Les images ne sont pas fictives, elles sont uniquement le reflet du passé. C’est de ce postulat que Party Girl tire sa force et sa beauté. Les trois réalisateurs marquent la quintessence de cette « vie documentaire » mise à l’honneur ici. « Documentaire » aussi bien par sa retranscription du réel que par son caractère instructif et intrusif.

The Canyons, Paul Schrader

Party Girl montre également que l’apport d’authenticité d’une œuvre n’est pas uniquement dans les mains du réalisateur. L’étincelle du réel provient en (grande) partie d’Angélique Litzenburger qui tient littéralement le « rôle de sa vie ». Beaucoup de réalisateurs ont offert ce genre de rôle à des acteurs ou des actrices qui, en contrepartie, ont apporté une tonalité nouvelle à l’œuvre. Les personnages féminins de Sils Maria (France, 2014) d’Olivier Assayas illustrent parfaitement cela. Maria Enders fait écho à son interprète Juliette Binoche. Les deux femmes, réelle et fictive, ont suivi la même carrière. Chacune des deux a percé jeune dans un premier rôle : Sils Maria à 20 ans pour Enders, Mauvais Sang de Carax à 23 ans pour Binoche. Les deux autres actrices se reflètent dans le personnage de Jo-Ann Ellis, une superstar de blockbusters pour adolescents qui est la cible des médias. Aussi bien, son interprète (Chloë Moretz découverte dans Kick-Ass) que celle qui la défend (Kristen Stewart qui explose avec Twilight). Sils Maria gagne par ce chevauchement entre réalité et fiction un degré de lecture supplémentaire qui fascine. Paul Schrader fait, quant à lui, le buzz en offrant un rôle sur-mesure à Lindsay Lohan dans The Canyons (Etats-Unis, 2014). Le cinéaste offre une double rédemption à la jeune femme : d’abord en tant qu’actrice puisque Lohan subjugue dans ce rôle de femme à la dérive écrasée par un homme manipulateur ; ensuite en donnant une porte de sortie à son personnage dans l’espoir qu’elle s’ouvre aussi pour la véritable actrice. Cependant, c’est Ari Folman qui pousse cette logique à son paroxysme avec Le Congrès (Israël, 2013) où Robin Wright joue tout simplement Robin Wright. Dans la première partie de l’œuvre en prises de vue réelles, le cinéaste réalise une mise à nue professionnelle de l’actrice qui se penche sur la traversée du désert qui a été la sienne. Elle donne une sensibilité plus profonde à l’œuvre de Folman qui devient comme une confession.

Mange tes morts - tu ne diras point, Jean-Charles Hué

Un cinéaste va encore plus loin en ne concentrant pas son besoin d’authenticité autour de personnages précis, mais autour d’une communauté tout entière. Avec son deuxième long-métrage Mange tes morts – tu ne diras point (France, 2014), Jean-Charles Hué prolonge son immersion dans la communauté Yéniche. Quatre ans après La BM du Seigneur (France, 2010), le cinéaste dresse à nouveau le portrait sans concession de cette communauté de semi-nomades évangélistes. Il utilise la réalité pour accoucher d’œuvres fictives qui cependant permettent de cerner le mode de vie de ce peuple méconnu. Jean-Charles Hué est un capteur du réel, il pointe sa caméra sur une sorte de « vie documentaire ».

 A suivre …
Le Cinema du Spectateur

Sils Maria : Les Strates de la Réalité

Sils Maria, Olivier Assayas

67e Festival de Cannes
Sélection Officielle

Sils Maria est comme la masse nuageuse qu’il décrit, il s’immisce lentement, mais durablement dans l’inconscient du spectateur. C’est avec lenteur, un temps presque géologique, qu’Olivier Assayas nous convie paradoxalement dans un espace où seul l’Homme compte. Ses actions ne sont tournées que vers sa personne et n’ont d’incidence que dans son micro-univers aussi déformé que les cols des montagnes suisses sur lesquelles le cinéaste pose son regard. Mais si l’œuvre fait écho à ce fameux « Serpent de Maloja » qui s’étire au-dessus de Sils-Maria, c’est surtout par le duel qu’il dessine entre terre (réalité) et ciel (fiction). Si la confrontation semble en place visuellement par un jeu de champ/contrechamp, aucun des personnages ne prend la peine de la mener à son terme. C’est finalement ce qui subjugue dans Sils Maria, ces luttes entre personnes qui ne deviennent que des luttes intérieures axées autour du personnage de Maria Enders (Juliette Binoche). L’œuvre d’Assayas est certes un trio de femmes – et d’actrices avec des rôles taillés sur-mesure – mais où chacune est isolée pour combattre sa propre nature, sa propre montagne.

Sils Maria, Olivier Assayas (France)

            Le personnage central autour duquel Assayas fait graviter tout son univers, c’est Maria Enders : une actrice vieillissante dans le déclin de sa beauté et donc de sa gloire. Pourtant, elle est absente des premiers plans de l’œuvre occupés par une assistante personnelle (Kristen Stewart) qui jongle entre les téléphones portables pour parler en son nom de remise de prix ou de divorce. Cette scène est alors primordiale pour comprendre les névroses de son personnage. Elle montre une femme absente de sa propre vie. Elle est certes la star dans la première partie du film, mais elle n’est finalement pas plus importante qu’un meuble continuellement transporté en train ou en voiture (de luxe). Déjà, elle ne vit pas en adéquation avec ses désirs. Elle avance à contrecœur vers une remise de prix qu’elle débecte, vers un homme qu’elle hait (une variation de l’amour), vers un rôle qui la détruit. Elle perd progressivement la lumière pour n’être même plus spectatrice de sa propre vie, mais de celle d’une autre, Jo-Ann Ellis, dans l’épilogue. Une scène marque ce bouleversement : alors qu’au début du film, elle « contrôle » les voitures qui la conduisent, elle n’a plus qu’un rôle de passager secondaire entrant par une portière presque cachée face à la tempête médiatique qui entoure la jeune actrice. Elle comprend qu’elle n’est plus un élément central du métier, reste plantée sur le trottoir une poignée de secondes et accepte sa situation. Par la suite, elle ne sera qu’une présence muette devant des sujets de conversation qui concernent celle qui l’a vaincue.

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     Sils Maria raconte donc la chute d’une star déchue par l’évolution du cinéma, comme medium, qu’elle ne parvient pas à suivre. Maria Enders n’est plus la « fraîche » découverte d’un mastodonte fictif du cinéma européen, Wilhelm Melchior, aux airs de pygmalion bergmanien. Cette chute s’explique et s’accentue par la confrontation constante entre deux temporalités la poussant en dehors du réel. D’une part, l’actrice qui se meut devant nous est déjà une relique pour un champ artistique obnubilé par le jeunisme. À cinquante ans, Juliette Binoche interprète une actrice finie, vouée à jouer des seconds rôles et ne pouvant retrouver des miettes de sa gloire passée qu’à travers des cérémonies nostalgiques d’un passé cinéphile révolu. De l’autre, il y a le mythe qu’elle est justement et qui pousse Maria Enders à vivre dans une schizophrénie aggravée par la translation de rôles de la pièce de théâtre qu’elle prépare Maloja Snake : elle avait excellé dans le rôle de la jeune femme prédatrice (Sigrid), mais elle doit – en raison de son âge – jouer maintenant le rôle de la proie (Helena). À cause de cela, elle se retrouve frontalement face à ces deux réalités qui annonce avec cruauté que le présent est bien plus décharné qu’elle osait le craindre. Sils Maria s’axe alors sur cette femme-paysage sur laquelle rampe avec délectation le serpent du temps.

Sils Maria, Olivier Assayas (France)

       Progressivement, les schizophrénies de Maria Enders trouvent une corporéité dans les corps de Jo-Ann (Chloë Grace Moretz) et Valentine (Kristen Stewart). La première est un simple ersatz moderne d’une jeune Maria Enders appuyant le fossé temporel dans lequel cette dernière est tombée. Jo-Ann représente une nouvelle génération d’actrices adulées auprès du grand public pour des rôles dans des blockbusters – une description qui concerne à la fois Moretz (Kick-Ass) et Stewart (Twilight). Olivier Assayas propose alors une réflexion sur la performance d’acteur.trice.s en déconstruisant les catégories vides de sens entre « blockbusters » et « cinéma d’auteur ». Pour Jo-Ann, il construit un portrait ambigu, mêlant à la fois le trash d’une Lindsay Lohan et l’intellect d’une Emma Watson, démontrant que la célébrité outrancière au XXIe siècle repose sur le talent et les frasques médiatiques (disproportionnées par Internet qui rend accessible en un clic la sphère privée comme le montrent les nombreuses recherches Google). Or, ce côté trash est également un rôle que joue la jeune femme dans sa vie publique au regard de la personnalité qu’elle présente sincèrement à Marie Enders lors de la rencontre dans un hôtel en Suisse. L’issue de la confrontation Enders/Jo-Ann, soit passé/présent, est réglée avant même qu’elles se battent sur les planches londoniennes. Chacune a intériorisé son rôle, Sigrid (Jo-Ann) ou Helena (Enders). Lorsque Enders tente d’établir une égalité entre les deux, l’avarice d’une jeunesse fougueuse lui assène le coup de grâce en coulisse : « il faut aller de l’avant » signifiant que le temps joue en sa faveur.

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Le personnage de Valentine (Kristen Stewart), l’assistante personnelle de Maria Enders, est plus complexe. D’abord, elle disparaît derrière la vie de Maria Enders qu’elle orchestre autant qu’elle la vit. Tout comme Maps to the Stars de Cronenberg avec qui il partage la sélection cannoise 2014, Olivier Assayas met en avant les ombres qui suivent les artistes. L’existence de Valentine ne s’exprime qu’à travers celle de l’actrice qui ne lui posera que deux questions sur sa liaison avec un photographe, s’inscrivant dans un contexte de jalousie qui replace quand même Enders en centre de l’intrigue. Or, la jeune femme désespère d’être uniquement l’extension de Maria Enders et de devoir faire cohabiter en elle deux personnes (elle et Enders). Par la suite, Valentine se transforme par le biais des répétitions de Maloja Snake avec l’actrice la jeune et puissante Sigrid. Kristen Stewart devient alors un objet de convoitise puis de désir. Sils Maria devient progressivement un jeu de séduction lesbien superposant les désirs de Maria/Valentineà ceux de Helena/Sigrid. La deuxième partie (les répétitions chez Melchior) est alors une alternance entre deux réalités : celle « réelle » de Enders et Valentine ; celle « fictive » de la pièce. Lorsque le désir nait, il détruit tout sur son passage – comme dans la pièce – dans un degré de réalité qu’il ne devait pas atteindre. Valentine ne peut se résoudre à cette place de subalterne lorsqu’elle cherche, à travers Sigrid, une place d’égale voire de dominante. Pour éviter que ce chevauchement soit néfaste (puisque le personnage d’Helena se suicide), l’assistante préfère fuir. Elle s’évapore presque dans les montagnes suisses pour devenir pleinement cet envoûtant serpent de Maloja.

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Sils Maria fascine par ses enchevêtrements de réalité (réelle, mentale, fictive) qui dressent un paysage psychique tout aussi grandiose que ceux alpins. Le serpent qui altère la réalité, c’est finalement la pièce de Melchior elle-même. S’il n’hante pas de sa personne les vivants, il les tourmente par son héritage culturel. Personnage tutélaire de l’œuvre d’Assayas, il est l’exemple même d’un artiste qui a réussi : il a laissé sa marque et intervient sur le monde même après sa mort.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆ – Excellent

Adieu au Langage : Adieu à Godard

Adieu au Langage, Jean-Luc Godard

67e Festival de Cannes
Prix du Jury

Est-il seulement envisageable de rester indifférent à la dernière œuvre de Jean-Luc Godard, Adieu au Langage ? Face à cet objet filmique, le spectateur ne peut choisir qu’entre l’hermétisme (ma position) ou la soumission au génie « supérieur » de Godard. En maître à penser du cinéma français, le cinéaste qui souhaite annihiler tout sens autre que celui de l’image oublie néanmoins la signification que représente le mot « Godard ». Il symbolise la quintessence de l’auteur et entoure sa personne d’une sacrosainteté qui résume les critiques à « tu n’aimes pas Godard, tu n’aimes pas le cinéma ». J’espère alors que comme moi vous serez faire preuve d’une distanciation entre la filmographie d’un génie et une œuvre précise. Il est certain qu’Adieu au Langage n’aurait pas foulé le tapis rouge cannois, n’en serait pas parti avec un prix du jury et n’aurait pas été encensé par les critiques s’il avait été réalisé par un inconnu. C’est le fait d’être rendu aveugle par la carrière triomphante de Godard (A bout de souffle, Le Mépris, Masculin/Féminin, Pierrot le Fou) ou la volonté de lui rendre hommage qui maintient l’illusion que Godard est un Midas de l’image, faisant de l’or même avec ses erreurs.

Adieu au Langage, Jean-Luc GodardAdieu au Langage se veut être le manifeste d’une vision contemporaine du rapport à l’image : celui de l’image en soi et pour soi. Jean-Luc Godard établie alors le lien manquant entre le cinéma et l’art vidéo. Le but est alors de débarrasser l’image de son superflu, le langage, qui altère le sens de l’image. Il découpe ainsi son œuvre en deux parties : la nature, ce qu’est l’image, et la métaphore, ce que l’image peut devenir en s’associant avec d’autres. Adieu au Langage s’inscrit alors dans la lignée du cinéma soviétique de Eisenstein où l’image est à la fois le signifiant et le signifié. Godard retourne  à une sorte de genèse poétique du cinéma où l’image n’est plus qu’un moyen d’illustrer un scénario mais est pleinement l’expression d’un mouvement et d’une force propre au cinéma. Le projet filmique se résume parfaitement dans l’unique audace de Godard : la captation 3D reposant sur deux caméras, il filme une scène où deux personnages parlent lorsque l’un bouge et est suivit par l’une des caméras ; se superpose à l’écran les deux images supprimant pour la première fois dans la vie du spectateur le hors-champs d’une conversation habituellement tributaire du champs/contre-champs. L’image est alors supérieure au récit, supérieur à l’esthétique.  Le projet est honorable, ambitieux et surtout aurait pu être captivant. Alors, qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans Adieu au Langage ?

Adieu au Langage, Jean-Luc GodardC’est d’abord le manque de radicalité qu’assume Godard. S’il détruit le récit classique (« je hais les personnages » scande la femme), le cinéaste ne peut s’empêcher de superposer à ses images un récit ubuesque – voire ridicule – pour amener ses thématiques. Il échoue alors à sa propre pensée ne pouvant finalement pas se résoudre à la simple signification que procure le montage. S’installe alors une « romance » métaphysique entre un homme et une femme avec en toile de fond l’errance d’un chien abandonné par ce même couple à une station essence. Il ne peut se découdre à complètement détruire la structure même du cinéma et se heurte ainsi à l’idée paradoxale de faire fusionner au sein d’une même image un concept et la critique de ce dernier.

Adieu au Langage, Jean-Luc GodardJean-Luc Godard critique ainsi le rapport de l’homme au langage : la supériorité de l’homme, si elle existe, ne tient pas dans le langage comme semble le montrer les multiples (et lassantes) scènes portant sur le chien, symbole d’une animalité bienveillante. Cependant comment prendre au sérieux un destructeur du langage qui n’use finalement que de citations ? Entendons-nous bien qu’il est possible de critiquer le langage par le langage, c’est ce qu’à admirablement réussi Ozu dans son sublime Bonjour (1959) dans laquelle il montre l’uniformisation, et donc la fadeur, du langage dans les sociétés modernes. Dans le cas de Godard, cela ne peut fonctionner car il déconstruit le langage au profit de quelque chose, l’image, et que finalement il ne peut se résoudre qu’à déblatérer des citations philosophiques pseudo-provocatrices dans un souci de provoquer un choc qui n’arrivera jamais tant la contradiction d’Adieu au Langage est présente.

Adieu au Langage, Jean-Luc Godard

Enfin, l’erreur de Godard est de toujours chercher la provocation par le subversif. Adieu au Langage devient ainsi un fourre-tout de ce qu’on ne voit habituellement pas au cinéma mais que Godard ose, quant à lui avec l’audace qu’il pense avoir, montrer à un spectateur qui doit tressaillir de voir enfin l’indicible. Or l’échec est double ! D’un côté parce que le subversif ne l’est finalement pas : l’ombre d’une caméra sur un parking, l’utilisation de mauvais rushs, la fin de la netteté de l’image, le rapport à la nudité. Rien ne prend puisque finalement rien n’est très novateur pour le spectateur contemporain. D’un autre, parce que la gratuité de son procédé détruit l’envergure de ces critiques notamment celles sur l’égalité entre les sexes proférées par une actrice devenue une femme-objet toujours nue contrairement à son homologue masculin qui bien que nu ne dispose pas de la même attention de la part de la caméra de Godard.

Adieu au Langage, Jean-Luc Godard

L’œuvre de Godard peut se résumer par ces scènes où le couple discute pendant que l’homme défèque. Le « maître » se rapproche alors plus du subversif bas-de-gamme des comédies américaines que des manifestes artistiques. Adieu au Langage est une masturbation intellectuelle qui amène l’idée justement que le langage est la clé, au moins celle qui permet de ne pas perdre Godard.

Le Cinéma du Spectateur
✖✖✖✖✖ – Nul

Jacky au Royaume des Filles : l’arroseur arrosé

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Projection Presse
Critique-Ouverte

La naissance de Riad Sattouf en tant que réalisateur (Les Beaux Gosses, 2009) s’est faite sous les meilleurs auspices : une présentation à Cannes à la Quinzaine des Réalisateurs, près d’un million d’entrées et le César du Meilleur Premier Film. Il signait une comédie atypique trouvant ses meilleurs ressorts comiques dans l’exacerbée banalité d’un adolescent de 15 ans. Il signait un film ingrat sur l’âge ingrat. Une œuvre qui plaçait Riad Sattouf parmi les plus beaux espoirs du cinéma français. Un titre qu’il ne conforte pas avec Jacky au Royaume des Filles : comédie plus futile que politique.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

L’œuvre de Riad Sattouf est, comme la précédente, un ovni cinématographique. Un fourmillement de détails qui donne corps au loufoque monde de Bubunne, dictature matriarcale. Une société inversée dans laquelle les hommes affublés de voileries s’occupent des tâches domestiques pendant que les femmes tiennent les magasins, dirigent l’armée ou paradent sur des motos. C’est d’ailleurs sur ce renversement de nos images sociales que repose l’intégralité comique du film : le père de Jacky mort en l’éjaculant, les avances sexuelles des femmes, les rivalités sororales. Jacky au Royaume des Filles n’est autre qu’une réécriture foutraque du mythe de Cendrillon. Un rôle que tient Jacky (Vincent Lacoste) rêvant de se rendre au Bal des Gueux durant lequel la magnifique Colonelle (Charlotte Gainsbourg) choisira son époux.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

L’œuvre se veut cependant réflective sur la question de la soumission et de son intériorisation. Riad Sattouf cherche à comprendre ce qui empêche sa Cendrillon de se rebeller contre un monde qui le met à mal. Il fait alors de son récit une farce politique pour montrer l’évidence : les rêves des individus sont le fruit des conventions sociales ce qui explique que Jacky préfère devenir le Gueux suprême plutôt que de fuir avec son oncle vers la liberté. La dictature est un état de fait qu’il est impensable de surmonter pour la majorité des gens qui se complaisent alors dans un enfermement physique (les voileries) et mentale (la peur, les conventions). Riad Sattouf s’attaque également aux institutions religieuses qui abaissent les hommes à croire au grotesque. Bubunne sanctifie les cheveux et les poneys qui auraient des dons télépathiques.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Cependant, le projet philosophique de l’œuvre est affadi par une perpétuelle course aux gags qui entraîne parfois l’œuvre dans des scènes manquant de subtilités. De plus, l’inversion homme/femme est mise à mal par la figure subversive de l’oncle Julin (Michel Hazanavicius). Il n’est pas le lien souhaité entre notre monde et celui de Bubunne mais semble plutôt un individu anachronique à l’univers du film notamment sur sa façon de se prostituer qui ne différent en rien du gigolo que nous connaissons au sein de nos sociétés. D’ailleurs, la mise en scène de Riad Sattouf manque d’audace ; n’aurait-il pas pu créer également une manière de filmer proche du cinéma soviétique pour rentre compte même dans le traitement de l’image du formatage de Bubune ? Il y a certes un travail énorme de création d’un point de vue plastique (entre Corée du Nord et la Russie de Staline), mais qui s’oppose à un certain académisme filmique.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Enfin, Jacky au Royaume des Filles se confronte à des problèmes de méthode philosophique. Inverser une situation de manière grotesque est-il véritablement un moyen suffisant pour dénoncer un état de fait ? Si les sexes échangent leur place, les caractéristiques des domines et des dominants restent les mêmes. Le regard de Sattouf n’est alors qu’une transposition du problème sans regard novateur. L’originalité qu’on pouvait trouver à l’œuvre devient discutable. De plus, poser une critique du réel dans un lieu fictif ne dénaturerait-il pas le propos que cherche à défendre le réalisateur ? Certes le film s’inscrit dans une réalité de décors édifiante avec cette ville géorgienne qui applique à la lettre l’idéologie égalitaire communiste, mais Bubunne est un lieu qui n’est pas palpable dans l’esprit du spectateur. Le projet politique devient une simple farce altérée par le caractère fictif de l’œuvre.

Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf

Le deuxième long-métrage de Riad Sattouf laisse le spectateur sur la touche. Les images sont plaisantes, certaines moments décrochent un rire, mais l’ambition du réalisateur se noie dans trop plein d’intentions.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆✖✖✖ – Moyen