Cinéma Français, mon amour !

Article rédigé pour Baz’art
Magazine culturel de Paris 1
N°2

Baz'ArtLe « made in France » serait-il seulement viable dans le domaine de la culture ? Il faut dire que le rayonnement de la France repose bien plus sur sa culture que sur son économie. Les cinéastes français, sélectionnés dans tous les festivals majeurs, font resplendir le savoir-faire français et la langue de Molière à travers le monde. Une vitalité qui passe autant par le nombre croissant des festivals consacrés au cinéma français à travers le monde que par le record de nominations (36) à l’Oscar du meilleur film étranger. Un cinéma aimé partout, sauf en France. Paradoxe du spectateur français qui se tourne plus vers les œuvres américaines que françaises sauf pour amener des succès programmés à des divertissements familiaux. Il est vrai qu’on pourrait dire que le cinéma français est bavard, lent ou sentimental. Mais le cinéma français est un art qui dépasse la question du divertissement. L’année 2013 est parfaite pour déclarer son amour à notre cinéma unanimement salué par une Palme d’Or à Cannes avec La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche offerte par les mains du roi d’Hollywood, Steven Spielberg.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La force du cinéma français réside dans sa liberté morale : pas d’interdiction de sujets, de scènes ou de mots. Une structure privilégiée qui l’empêche de tomber dans un puritanisme qui gangrène le cinéma américain. Un affranchissement moral qui permet au cinéma français d’être polémique comme ce fut le cas pour La Vie d’Adèle, voyeurisme ou artistique ? Kechiche n’est pas un pornographe mais un réalisateur du corps. Il inclut, par la proximité de sa caméra, le spectateur dans le jeu de séduction charnel qui s’opère entre Adèle et Emma. Une situation qui ne fait qu’accentuer la position de voyeur du spectateur. Alain Guiraudie (L’Inconnu du Lac) filme les lieux de drague homosexuelle à la manière d’une fable. Les corps se vêtissent et se dévêtissent suivant la volonté des corps. Seul le désir charnel s’exprime, une logique qui ne peut se passer de l’exultation de l’acte sexuel comme finalité des désirs. Le réalisateur suit une logique narrative dans laquelle il ne peut jouer le jeu naïf de l’amour platonique. Avec Mes séances de lutte, Jacques Doillon fait d’ailleurs de la frustration sexuelle un moyen d’intensifier la confrontation des corps. Ici, les corps s’entrechoquent dans une violence libératrice pour devenir un ballet d’émotions. Le sexe retrouve sa logique fondatrice. On retrouve également cette instrumentalisation des corps dans La Vénus à la fourrure de Polanski qui confronte deux dominateurs, un metteur en scène et une actrice, dans une valse masochiste. Le sexe devient le fruit du hasard et de la perversion de l’homme chez Yann Gonzalez, Les Rencontres d’Après-minuit, avec cette partouze Buñuelienne sans cesse reportée par les angoisses des participants.

Mes Séances de Lutte, Jacques Doillon

Si le cinéma français peut paraître cru, c’est par un mélange de genres chargé de symboles et de poésie qu’il parvient à s’extirper du simple fait de montrer gratuitement des faits. Un retour à la tradition d’un cinéma purement narratif, un glissement vers le conte. L’Inconnu du Lac n’est alors plus une œuvre homosexuelle, mais un conte sur la séduction avec une distinction entre un bien naïf (Franck) et un mal séduisant (Michel) mis en place par une conscience (Henri). Une thématique du conte qu’on retrouve chez Agnès Jaoui (Au Bout du Conte) qui met en situation des personnages caractéristiques : la princesse, le méchant loup, la marraine, le prince charmant. Des anachronismes séduisants qui amènent un humour recherché. L’humour du cinéma français se fait également par le mélange des genres. Guillaume Gallienne (Les garçons et Guillaume, à table !) signe la comédie la plus rafraîchissante de l’année en faisant de sa vie une douce farce sur la perception des genres. Admirer les femmes, induirait forcément un penchant homosexuel ? C’est dans ces questionnements qu’il parvient à tirer un humour à contre-pied, un génial comique de situations et de quiproquos. Chaque sujet peut devenir une habile farce sociale : le procès d’un globophage chez Dupontel (9 mois ferme), un commissariat et la police des polices chez Bozon (Tip Top).

Les Garçons et Guillaume à table, Guillaume Gallienne

L’onirisme à la française n’est pas seulement le fruit d’un scénario ciselé, mais d’un travail sur l’image et ses représentations. La France fourmille de réalisateurs qui sont de véritables artisans visuels. En adaptant l’œuvre de Boris Vian – L’Ecume des Jours–, Michel Gondry parvient à créer un ciné-sthésie visuel qui mélange le cinéma et les arts plastiques pour créer un monde chimérique. Une absurdité, au sens de Camus, visuelle sublimée par les bricolages de Gondry. On retrouve cette habilité dans le premier long-métrage du dessinateur Sylvain Chomet (Attila Marcel) qui narre le voyage dans la conscience de Paul à la recherche des souvenirs  de ses parents à l’aide d’un poétique potager d’appartement. Des inspirations diverses marquent alors le lyrisme à la française : La Fille du 14 Juillet d’Antonin Peretjatko fait revivre le Godard de la Nouvelle-Vague ; Queen of Montreuil de Solveig Anspach retrouve le cinéma de Méliès ; tandis que Les Rencontres d’Après-Minuit tend vers le surréaliste et les lignes de fuite du cinéma expressionniste allemand des années 1920. Un cinéma référencé mais profondément novateur.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

L’avenir du cinéma français est prometteur avec un groupe de jeunes réalisateurs ambitieux. Avec son deuxième long-métrage Grand Central, Rebecca Zlotowski irradie en signant cette histoire d’amour passionnel sur fond de nucléaire. Elle dissèque la mise en place du désir entre ses personnages pour retrouver la logique contaminatrice des particules nucléaires. Une ambition d’observation qu’on retrouve également dans La Bataille de Solférino de Justine Triet. Dans son deuxième long-métrage, la réalisatrice fait s’entrechoquer microcosme et macrocosme. Elle englobe le récit de deux divorcés se disputant les enfants de la ferveur de l’élection de François Hollande en 2012. Une ébullition sensorielle qui explose dans une hystérie populaire entre fiction et réalité. Cette recherche de saisir une réalité se retrouve chez Virgil Vernier qui lie l’histoire d’une strip-teaseuse et des cérémonies pour Jeanne d’Arc dans Orléans. Des œuvres atypiques qui brouillent les frontières entre documentaire et fiction pour amener le spectateur dans une nouvelle vision de percevoir le cinéma. Un cinéma qui se politise également chez Thierry de Peretti (Les Apaches) qui met en scène la violence chez les jeunes corses entre immigration et gangs. Le nouveau cinéma français ne se tourne pas seulement vers le réalisme social, il est aussi empreint de percées lyriques comme dans La Fille du 14 Juillet (Antonin Peretjatko), Les garçons et Guillaume, à table ! (Guillaume Gallienne) ou Les Rencontres d’Après-minuit (Yann Gonzalez).

Les rencontres d'après-minuit, Yann Gonzalez

Le cinéma français a encore de beaux jours devant lui. Une vitalité éclatante et multiple qui séduira n’importe lequel d’entre vous.

La Vie d’Adèle : L’Education Sentimentale

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

66e Festival de Cannes (Compétition)
Palme d’or

L’ouverture de La Vie d’Adèle formule les choix narratifs d’Abdellatif Kechiche. Le trajet d’Adèle jusqu’au lycée présente son corps filmique, et annonce sa présence perpétuelle à l’image. Le premier dialogue prononcé par une camarade de classe lisant un extrait de La Vie de Marianne de Marivaux, « Je suis femme et je conte mon histoire », ouvre le film-journal d’Adèle. Car si Marianne fait corps avec le roman, Adèle fait corps avec le film. De la même manière la place d’auteur de Kechiche est exactement la même que Marivaux. Les deux se glissent entièrement dans les tourments d’une femme de leur époque pour livrer les sensations et les sentiments de la manière la plus intime possible. La Vie d’Adèle est une histoire qui se raconte à regard d’homme, mais aussi à temps d’homme. C’est en cela qu’on parle de Kechiche comme d’un réalisateur naturaliste. D’abord parce qu’il ne lisse pas ses personnages pour en faire des êtres de cinéma, il plonge au plus profond de l’âme humaine pour en ressortir des hommes « humains » puisque fait de qualités mais surtout de vices. C’est par cette volonté de montrer l’homme dans sa belle laideur que Kechiche amène la question du voyeurisme. Les scènes de sexe n’ont pas l’hypocrisie de jouer le jeu de l’amour platonique du cinéma, Kechiche savoure la bestialité de l’homme usant de la durée pour mieux mettre en lumière l’unicité de la passion. Enfin, Kechiche est naturaliste dans sa position face au temps. Il est aux antipodes d’un cinéma de l’action perpétuelle. Filmer, c’est pour lui révéler la vérité de l’homme à travers la vie. Cela explique l’importance des scènes de repas dans son cinéma. C’est un moment central de la vie, un moment de socialisation qui montre les codes et les valeurs de l’individu. Il use d’ailleurs de cela pour montrer les valeurs antithétiques d’Emma et d’Adèle à travers leur famille.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

Cette dimension de l’intime, Kechiche la rend visible par l’utilisation générale du gros plan, fait rare au cinéma. Il crée alors un nouveau langage visuel qui lui permet de raconter un film à la première personne. En effet, c’est par la proximité qu’il donne entre le spectateur et ses personnages que Kechiche installe une sorte de parallélisme émotif et sensoriel. Il utilise pleinement le statut fantomatique du réalisateur suivant son personnage en étant aussi proche de l’âme que de l’épiderme. C’est à travers la peau, ses imperfections et ses mouvements, que le réalisateur dévoile pleinement – sans même avoir besoin de mots – les sentiments d’Adèle. Il ausculte ses personnages pour découvrir « la mystérieuse faiblesse des visages de l’homme » (Jean-Paul Sartre). L’exactitude de son trait repose en grande partie sur la prouesse d’interprétation de ses comédiennes. Léa Seydoux s’affirme de plus en plus comme la plus grande comédienne française de sa génération, tandis qu’Adèle Exarchopoulos irradie l’écran. Elle est au-delà de l’interprétation, elle vit un personnage pour devenir jusque dans la moindre expression faciale un atout narratif.  

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle est une œuvre double. Dans un premier temps, l’œuvre de Kechiche se rapproche d’un genre totalement littéraire : l’éducation sentimentale. Adèle découvre son corps et sa sexualité avec le spectateur. Elle s’oppose dès les premières scènes à la société lycéenne à laquelle elle appartient ne participant pas au discours sexualisé à outrance de ses amies. Actuellement, le sexe n’est plus vu comme une façon d’unir deux êtres mais comme un passage obligé pour sortir d’une enfance corporelle. Coucher est devenu une obligation sociale qui la pousse à le faire, dans un déni total de ses envies, avec Thomas (Jérémie Laheurte, convaincant). Le désarroi d’Adèle repose sur le fait que l’homosexualité est toujours un sujet tabou. Car si elle embrasse un garçon, c’est sur le fantasme d’une passante (Emma) qu’Adèle se masturbera dans sa chambre. Elle est mise face à elle-même progressivement, d’abord par un jeu (mettant ainsi l’homosexualité comme une passade aux yeux des jeunes) d’un baiser, puis par la réalité des bars homosexuels. Cependant, Kechiche réalise un basculement dans sa perception d’elle-même au sens littéral : au cours d’un repas avec ses parents, Adèle se bascule sur sa chaise et laisse découvrir son visage à l’envers comme pour nous montrer la partie d’elle-même qu’elle tente de cacher. Elle se met ainsi à l’envers du schéma familiale qui la vue naître. Un passage à l’acte qui se fait également visuellement avec la nature puisque lorsqu’elle agit pour la première fois en embrassant Emma allongée dans l’herbe, les arbres sont à l’automne, saison du changement.

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

L’œuvre glisse ensuite dans une autre logique en amenant une réflexion sur l’amour comme fait social. La Vie d’Adèle peut alors être rapprochée du long-métrage magnifique et cruel de Claude Goretta La Dentellière (1976). Les deux réalisateurs amènent avec un cynique réalisme la notion d’incompatibilité sociale. Pomme (Isabelle Huppert) est une coiffeuse perdue chez un philosophe, Adèle sera une institutrice oubliée dans un monde d’artiste. L’amour est-il donc une construction sociale ?  C’est par le détail que Kechiche répond à la question. Il oppose avec humour les huîtres aux spaghettis, les tableaux à Questions pour un Champion, les visions de l’épanouissement personnel. Il est aussi signifiant de voir qu’Adèle parle aux amis d’Emma de la même manière qu’à ses enfants : « il ne vous manque rien ? ». Elle se met alors dans une logique de service ne pouvant participer à des débats qui la dépasse. Quand Schiele et Klimt s’opposent, c’est la préparation de sa sauce tomate qui lui amène enfin un sujet de conversation. Comme chez Goretta, c’est le manque d’ambition des gens simples qui amènent une incompréhension. Si Adèle et Emma sont amoureuses, il n’y a pas d’incertitude là-dessus, c’est leur rapport à la société qui les rattrape et les pousse à une rupture douloureuse.   

La Vie d'Adèle, Abdellatif Kechiche

La Vie d’Adèle affirme une nouvelle fois le talent incroyable d’Abdellatif Kechiche. La singularité de son approche naturaliste continue d’opérer la magie du cinéma. Il ne raconte pas, il fait vivre des personnages. La Vie d’Adèle est une œuvre parfaite, une palme d’or incontestable. 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Belle de Jour : La Dernière des Romantiques

Belle de Jour, Luis BunuelAvec Belle de Jour, Luis Buñuel s’offre l’apothéose de la frustration sexuelle. Séverine (Catherine Deneuve) devient le symbole de la filmographie du tendancieux cinéaste  espagnol : alliant beauté, faille, bourgeoisie et perversion. Obnubilé par la question du désir – d’autant plus celui inavouable –, Buñuel réduirait-il son personnage à ses fantasmes en l’asservissant à ses troubles ?

Belle de Jour, Luis BunuelL’insatisfaction sexuelle de Séverine, résultant d’un attouchement durant son enfance que Buñuel évoque succinctement au détour d’un songe, est paradoxale. S’oppose ainsi une vie réelle dans laquelle elle repousse les avances d’un mari qui par un comportement de gentleman bourgeois tend vers la niaiserie, et les désirs enfouies à la limite du masochisme dans laquelle son corps est malmené. Cependant au-delà de la perversion, Séverine apparaît comme la « dernière des Romantiques ». Peuplant ses fantasmes de landaus et de châteaux, elle se place au sein même des codes de l’amour courtois des récits chevaleresques. N’est-ce pas pour son honneur et son désir que se battent Pierre (Jean Sorel) – le prince (trop) charmant – et Henri (Michel Piccoli) – l’envoûtant cavalier noir – pendant qu’elle est attachée à un arbre comme l’objet de convoitise qu’il faut sauver ?  Elle endosse même au détour d’un de ses délires de plus en plus ancré dans la réalité le costume mortuaire d’un Comtesse. A la manière d’une Bovary ne pouvant plus distinguer réel/fantasme, elle se refuse le rôle de Marquise auprès d’un des clients de chez Madame Anaïs ne pouvant jouer un rôle d’elle-même. 

Belle de Jour, Luis BunuelSéverine se retrouve également dans le romantisme allemand dont elle partage les sentiments à vifs et la place du « moi ». C’est seule qu’elle semble toujours avancer, se souciant peu des gens qui l’entourent et finalement se servant des autres pour répondre à ses fantasmes intérieurs. Chez Madame Anaïs, elle choisit en quelque sorte les clients et inverse alors la logique de la prostituée. Pour ça, elle se montre soit frigide et farouche, soit câline et avenante. Séverine cherche finalement à travers ses fantasmes à vivre une passion issue d’un imaginaire enfantin de l’amour fusionnel. Ainsi, si son corps est malmené dans ses fantasmes, c’est pour répondre à cette quête de fougue et de désir brutal. Elle tente de percer la façade de l’aristocratie, ce qu’elle entrevoit chez Henri et ce qu’elle trouve dans la rudesse de Marcel (Pierre Clémenti), son amant. 

Belle de Jour, Luis BunuelBelle de Jour, pseudonyme aux airs de conte de capes et d’épées, est donc comme la bête des passions qui sommeille dans le ventre de Séverine pour rependre l’image platonicienne du désir. S’oppose ainsi clairement ce qu’elle vit (Séverine) et ce qu’elle voudrait vivre (Belle de Jour). Belle de Jour devient alors une œuvre initiatique, celle du corps. Si Buñuel trouve un écho plus favorable à ses perversions chez la Bourgeoisie, c’est parce que il y trouve l’hypocrisie des conventions qui se délie au sein de la chambre et dont les domestiques sont alors les témoins muets. Belle de Jour dévoile ainsi les limites des conventions puisque l’individu ne s’explique non pas par un ensemble de règle de savoir-vivre mais par ses désirs et ses pulsions. Si Séverine semble plus « vraie » et même plus heureuse lorsqu’elle prend part au bordel de Madame Anaïs, c’est parce qu’elle met en adéquation ce qu’elle est profondément et ce qu’elle doit être. La prostitution est dont l’éducation du corps, et donc de l’homme véritable. En schématisant, elle s’ouvre au monde de la manière qu’elle ouvre ses cuisses. 

Belle de Jour, Luis BunuelSulfureux, Belle de Jour tient sa réussite du regard que porte Luis Buñuel sur ses personnages. Ne les jugeant pas et n’usant d’aucune morale, le cinéaste dévoile progressivement ses personnages en ne privilégiant aucun manichéisme. Pas de mauvais, pas de bons. Chaque personnage dispose, comme finalement dans la réalité, d’une part d’ombre souvent cachée. Le jugement ne vient donc pas des spectateurs conquis à la beauté de Catherine Deneuve, mais des personnages qui jugent avec le poids de leur propre défaut perdant ainsi une légitimité. 

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

L’Inconnu du Lac : Conte Erotique

L'Inconnu du Lac, Alain GuiraudieAlain Guiraudie livre avec L’Inconnu du Lac le conte qu’il manquait au cinéma français. C’est par ce charme, cette dialectique enfantine, que son œuvre marque le spectateur qui se laisse presque naïvement plonger dans cette relecture des codes du conte. « L’Inconnu », c’est ce qui est extérieur au lac : lieu unique à la manière des tragédies grecques. L’Inconnu du lac ne s’inscrit dans aucune géographie, dans aucune vision politique ou idéologique. Les personnages ne s’expliquent et n’axent leur comportement qu’en fonction de ce lieu et de l’intrigue qui s’y dessine progressivement à travers la valse des voitures. Le superflues des vies, des métiers et des situations préalablement effacés permet à l’œuvre de Guiraudie d’atteindre une douceur et de focaliser le spectateur sur ce monde diurne ou nocturne qui peuple le lac.

L'Inconnu du Lac, Alain GuiraudieDu conte, Alain Guiraudie garde la dualité de la forêt, aussi bien lieu d’attraction que de danger. Côté face, l’excitation et la fascination d’un lieu caché dans lequel les hommes errent, presque de manière surnaturelle, pour assouvir leur bestialité charnelle. Côté pile, le danger morbide avec le monstre prédateur (Michel) qui rôde autour des proies. La forêt, comme le lac, dispose ainsi d’une aura séduisant mais morbide que le réalisateur unit habilement filmant de manière identique les ébats sexuels et la mise à mort. La nature, chez Guiraudie, est un personnage à part entière qui suit les âmes humaines. La lumière est maîtresse dans L’Inconnu du Lac. Le monde diurne et nocturne s’opposent. Ainsi le crépuscule devient un moment clé où les masques tombent. La nuit pour Franck signifie la fin d’une journée d’idylle et de sa relation puisque Michel n’est envisagé que par le lac et le jour ; pour Michel, c’est le réveil de ses instincts et de sa brutalité. C’est dans la pénombre que se joue le film et que le drame survient.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

La nature se quadrille alors par des frontières factices. D’abord celle du lac qui sépare ce monde érotique et enchanteur de la « normalité » des vacances familiales et dont Henri fait le lien. Puis, la limite visible et palpable du bois faisant tomber aussi bien les masques que les vêtements. A cela s’ajoute les frontières de convention humaine : celle faîte par Henri qui s’exile loin du « lieu de drague », ou encore celle du copain de Eric avec les buissons séparant les hommes volages des couples libertins. Les personnages hissent ainsi eux-mêmes des limites et des conventions dans un lieu qui pourtant en était dépourvues. En découle alors une vision pour les personnages d’un bien et d’un mal malléable à merci et répondant seulement aux envies de l’instant. C’est de ces limites qu’Alain Guiraudie tire également la partie sarcastique et humoristique de son film par le biais des décalages et des confrontations entre les différentes sphères de pensées qui s’y créent.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

L’Inconnu du Lac fonctionne également autour d’un trio de personnages rappelant les contes. Franck est le protagoniste naïf et sentimental (le seul finalement à parler d’amour ou à y croire) qui amène le spectateur dans l’histoire. Une histoire qui sera contée que par son biais, Alain Guiraudie ne se sépare jamais de son personnage principal même lors de la noyade de l’amant de Michel. Ce n’est que de derrière les buissons que le long plan séquence saisissant se déroule, et donc de Franck. La question bien/mal s’axe par le personnage enivrant de Michel, sorte de Barbe-bleue homosexuel,  qui séduit et amène Franck dans le mensonge, le déni. S’oppose alors Henri, personnage moral et docile qui tente de se faire une place d’acolyte et qui n’y parviendra que par un ultime sacrifice.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

Alain Guiraudie se rapproche, dans le traitement de la passion amoureuse, paradoxalement d’un réalisme cru. L’Inconnu du Lac se fiche de la séparation arbitraire et bien-pensante entre une passion charnelle et une passion platonique devenu le symbole d’un romantisme de papier glacé au cinéma. Plus d’ « amour-amitié » comme il la nomme, mais l’apparition (enfin) d’une passion humaine et finalement également sexuelle. L’Inconnu du Lac ne livre pas une sexualité gratuite ou outrancière mais montre la passion charnelle de deux hommes répondant aussi bien par leur corps que par leur parole à ce qui les dévore.

L'Inconnu du Lac, Alain Guiraudie

L’Inconnu du Lac est une œuvre au charme fou qui subjugue et qui entraîne le spectateur dans un monde réel mais peuplé de légendes (silure) et contes. Alain Guiraudie livre un long-métrage réussi qui divertit à la manière de ses voitures sur le parking dont le spectateur tente de trouver les propriétaires se posant à son tour la question : « Michel sera-t-il là ? ».

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Le Passé : la Confusion des Sentiments

Le Passé, Asghar Farhadi

66e Festival de Cannes (2013)
Compétition Officielle

Asghar Farhadi est un cinéaste définitivement iranien. Outre son origine, c’est surtout son cinéma qui s’inscrit dans la société iranienne. Il dresse à travers ses films non pas le portrait d’un pays, mais le portrait d’un peuple. Le Passé est alors une double épreuve dans la filmographie du réalisateur : son cinéma s’exporte-t-il ? Aura-t-il toujours une identité propre ? Avec ce décalage géographique, l’œuvre de Farhadi prend une envergure conséquente. Ce déracinement permet de montrer qu’il n’installe pas ses récits dans un contexte géographique et social précis mais qu’il tend à montrer l’universalisme des comportements humains. Le Passé n’est pas un long-métrage parisien. Les lieux semblent hors du temps, hors d’une quelconque définition : la maison n’a aucune caractéristique typique, les trains de banlieue passent comme ceux dans Les Enfants de Belleville (2004). Le Passé est un long-métrage sur le déracinement : celui passé d’Ahmad auquel fait écho celui de Fouad, enfant sans présence maternelle.

Le Passé, Asghar Farhadi

Les scénarios de Farhadi s’axe autour d’une rupture relationnelle familiale : la mise à mort dans Les Enfants de Belleville, le voyage d’A Propos d’Elly (2009) et la rupture dans Une Séparation (2011). Le Passé prolonge l’intrigue d’Une Séparation reprenant le thème du divorce. Ahmad revient 4 ans après sa fuite à la demande de Marie (Bérénice Bejo, incroyable) pour officialiser leur divorce. L’éloignement et la perte du dialogue, Farhadi le met en scène par une simple vitre d’aéroport empêchant des retrouvailles et de placer les personnages dans une même optique. La tension latente sur laquelle repose Le Passé est due à la superposition de deux relations : celle du Passé (Marie/Ahmad) et celle du Présent (Marie/Samir). L’illustration de cette solitude masculine autour d’une seule et même femme se fait dans le plan séquence muet qui regroupe dans le cadre pour la première fois Samir et Ahmad. Les habitudes de l’un s’opposent aux devoirs de l’autre. Farhadi le montre comme toujours avec une subtilité remarquable. Cette confrontation se fait alors autour d’un simple robinet bouché qu’Ahmad répare alors que cette tâche revenait normalement à Samir (Tahar Rahim, saisissant) qui s’empresse de reprendre la main.

Le Passé, Asghar Farhadi

Le Passé prend le temps d’amener son histoire, ou plutôt sa tragédie. Cependant, c’est dans cette distillation de l’information capitale que Farhadi trouve son génie d’écriture. Le long-métrage se révèle alors être une redoutable mécanique qui avance à la manière d’une spirale: le passé d’un des personnages expliquant toujours le présent de l’ensemble. Chaque révélation, judicieusement espacée, redéfinit l’intégralité des personnages et des comportements. La vraisemblance, et donc la maestria, des scénarios de Farhadi résident dans le refus d’un manichéisme facile. Les personnages auxquels il insuffle la vie sont humains et donc complexes et ne disposent pas d’une seule grille de lecture réductrice. Il n’y a pas d’antipathie chez Farhadi, mais une bienveillance pour chaque personnage. Ahmad n’est pas le si juste salvateur qu’il semble être, Fouad est bien plus qu’un enfant colérique, Lucie (Pauline Burlet, sensationnelle) n’est pas qu’une simple adolescente en crise.

Le Passé, Asghar Farhadi

Le Passé montre une nouvelle fois l’intérêt du réalisateur iranien pour ce « petit rien qui fait tout basculer ». Après la baignade d’A Propos d’Elly et un homme poussant une femme dans Une Séparation, ce n’est ici qu’une main tenue qui déclenchera la tragédie que Farhadi met si habilement en scène et qu’entoure de conséquences. C’est souvent de l’incompréhension et des décisions hâtives que naît le trouble dans son cinéma. C’est d’ailleurs par un geste commun mais dont le sens est décuplé que Farhadi clôt son film. Comme il le dit dans l’interview qu’il a donné aux Inrocks (n°911), le cinéaste iranien est partisan de ce qu’il nomme la « fin continue » ou « fin infinie ». Ses films sont finalement que l’immersion du spectateur dans une vie autre que la sienne : elle a commencé avant qu’il la voit et continue de s’étendre après qu’il la quitte. C’est sans doute çà qui fait la force des films de Farhadi, ce rôle qu’il donne aux spectateurs de continuer son scénario, d’imaginer et de rêver la suite. Tout cela en imprimant dans la conscience l’œuvre du cinéaste.

Le Passé, Asghar Farhadi

Asghar Farhadi est entrain de construire une oeuvre irréprochable que même le déplacement géographique n’aura pas altérer. Le Passé subjugue, émeut, transcende. Le cinéaste iranien est assurément un des plus grands réalisateur/scénariste/directeur d’acteurs.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

L’Écume des Jours : Ciné-sthésie

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Le plus américain des cinéastes français se rappelle enfin qu’il est francophone. Il faut dire que depuis La Science des Rêves en 2006, point de Molière dans son cinéma. S’il revient, c’est pour pousser la grande porte : adapter du Boris Vian. Mais pas n’importe quelle œuvre, l’immense L’Ecume des Jours. Jugé inadaptable par le commun des mortels, le roman fantasmagorique et onirique n’avait qu’à tomber dans les mains d’un autre génie. Vian et Gondry sont des créateurs, des bricoleurs, des faiseurs de mondes. L’un est l’homologue de l’autre, chacun unique au sein de son art et pourfendeur de liberté. Pas de limite dans la littérature de Vian, s’il se heurte à un problème il le résout par un néologisme plus signifiant que tout le reste du vocabulaire français. Gondry, en magicien de l’image, libère le cinéma de son formalisme pour l’emmener dans un monde chimérique grâce à ses bricolages visuels. Ils dépassent la banalité de la convenance artistique pour accoucher d’un art onirique, poétique mais surtout singulier. L’Ecume des Jours doit se voir comme l’union de deux artistes – certes l’un est mort – dont les univers interagissent sans débat d’égo et évite ainsi la surenchère et le désastre. Il suffit de se rappeler d’Alice aux Pays des Merveilles de Burton dont les ajouts rendaient le film indigeste. C’est donc ici un judicieux partage : Vian fera le fond, Gondry la forme.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry rapproche le cinéma et la poésie. En véritable poète visuel, il amène une sorte de synesthésie que prônait Baudelaire ou Rimbaud. Un mélange des sens qui au-delà de l’absurde apporte un onirisme certain. L’exemple le plus parfait serait les rayons de lumière devenant des cordes musicales chantant le bonheur de la vie. Dans cette Ciné-sthésie, Gondry raconte une histoire à un spectateur replongeant dans son enfance. Il est un conteur qui parvient à tutoyer le merveilleux avec des choses simples comme cette histoire d’amour. Certes il s’appuie sur l’imaginaire de Vian, mais il y ajoute la fraîcheur de son cinéma « fait-maison ». L’Ecume des Jours est une bouffée d’air dans un cinéma souvent tourner vers le réalisme du misérable-sociale. Le lyrisme réapparait petit à petit à travers des cinéastes qui osent comme déjà Solveig Anspach et Queen of Montreuil sorti le 20 mars.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Gondry prend au mot Vian. Au-delà de livrer une adaptation fidèle tant dans l’histoire que dans l’univers, Gondry ironise poétiquement des expressions françaises. Il fait « nager [ses mariés] dans le bonheur » dans une scène visuellement magnifique. Il passe ainsi en revu, tout comme Vian, plusieurs formules : « Prendre coup de vieux » avec Omar Sy, « temps partagé » dans un pic-nic que les caprices du temps fait devenir absurde ou encore « se sentir oppressé » avec la réduction des murs lorsque Romain Duris est alerté de l’état de Chloé (Audrey Tautou) au téléphone. Il suit ardemment les figures de Boris Vian donnant au film un aspect lyrique et une beauté visuelle rare.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

Cependant, L’Ecume des Jours est l’histoire d’un dépérissement. Tous comme les fleurs, les vies se fanent et se rabougrissent à l’image de l’appartement. Vian faisait déjà rétrécir l’appartement suivant le niveau de vie prenant alors au pied de la lettre la « baisse du niveau de vie » pour rester dans la force du premier dégrée. Gondry apporte ce que le film ne pouvait offrir : l’image. Cette dimension nouvelle ne pouvait rester la même. Gondry décide (judicieusement) de la faire suivre le dépérissement général de l’œuvre. La photographique remonte alors le cours du temps cinématographique perdant progressivement et subtilement sa couleur (et donc sa joie, sa vie) et sa perfection numérique (la maladie). Gondry ramène le cinéma à ses origines et donne à son image les soubresauts touchants des premières pellicules. Cette remontée temporelle permet de mettre en avant la prouesse des « bricolages » visuels du réalisateur et place le cinéma contemporain sur un piédestal. Stabilité de l’image, son et couleur sont les prouesses d’un siècle.

L'Ecume des Jours, Michel Gondry

L’Ecume des Jours est bien plus qu’une simple adaptation. C’est un langage lyrique que développe Gondry dont l’art de la mise en scène amène le cinéma bien au-delà de ses limites. Il livre un film oscillant entre cinéma, arts plastiques et poésie. Un long-métrage unique pour un roman unique.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

Un cinéma désenchanté

Le « désenchantement du monde » théorisé par Max Weber marque le recul de la superstition, des croyances et de la religiosité des sociétés occidentales. Le cinéma n’a pas attendu 2012 pour traiter la question de la religion. Cependant, c’est dans le fond de la critique qu’il faut voir un renouveau. M.A.S.H (1970) de Robert Altman ironisait sur l’apport illusoire de la Religion dans le milieu humain qu’est la guerre, mais ce n’est qu’un épisode presque mineur de cette satire. On peut également penser à Amen (2002) dans lequel Costa-Gavras s’attaque à l’inaction de la Chrétienté durant le génocide juif de la Seconde Guerre mondiale, cependant ce sont les actions de la Religion et non sa nature propre qui est remise en cause. Le cinéma a été, au cours de l’année qui s’est écoulée, intransigeant envers la religion et ses conséquences dans les sociétés actuelles. Il ne faut pas voir là une émancipation ou un athéiste cinématographique mais seulement une nécessité d’analyser la société par ses éléments fondateurs. La Religion ne dispose plus de cette sacro-sainteté qui empêchait tout regard critique. Cette mise à nue permet d’ouvrir les yeux sur les dérives de la religion, mais surtout sur le leitmotiv lancé par le cinéma : la Religion est obsolète !

Le Cinéma, comme la Religion, trouve son essence dans l’auditoire présent. Un auditoire fidèle et discipliné qui accepte de recevoir la Parole sans chercher la vraisemblance du récit. C’est sur cet aveuglement que fonctionne L’Odyssée de Pi (2012) d’Ang Lee qui montre au travers de sa beauté visuelle une présence divine. « Vous croirez en Dieu après que je vous ai raconté mon histoire » avertie même le narrateur. Ang Lee crée une symbiose entre le Céleste et le Terrestre par le biais d’une mer-miroir qui permet au récit de s’engouffrer dans les confins de l’imaginaire. Cependant notre intérêt se porte sur la première partie du film, c’est-à-dire sur les péripéties religieuses et formatrices du jeune Pi qui se conclue d’une manière cocasse: « Je suis un bouddhiste-musulman-chrétien ». De cet amalgame d’histoires religieuses sort des recoupements et des similitudes qui ancrent la Religion dans une logique de contes multiples. Ainsi, elle se place seulement au rang de croyance et non de vérité. Cette pensée est personnifiée à travers le rationalisme du Père qui prône une croyance en la Science. La Mère ne défend d’ailleurs que la Religion pour ce qu’elle apporte à l’imagerie de l’enfant : « C’est bon pour lui à son âge ». De son côté, Abel Ferrara réduit dans son film apocalyptique 4h44, Dernier jour sur terre (2012) la religion à la masse ne montrant non plus des figures humaines mais des ouailles regroupées dans les clôtures que forment les lieux saints. Le réalisateur américain dépeint une humanité qui ne voit dans la religion que le moyen d’assouvir sa soif d’immortalité et ne trouve donc là qu’une solution pour l’au-delà. Même ses personnages marginaux tombent dans les affres du spirituel s’enlaçant une dernière fois bordés par le serpent ancestral qui marque les confins du monde.

4h44, Dernier jour sur Terre - Abel Ferrara

4h44, Dernier jour sur terre, Abel Ferrara (Etats-Unis, 2012)

De la puissance coercitive de la Religion, Rachid Djaïdani tire une histoire d’amour maudite entre un chrétien noir et une musulmane par une religion castratrice et dominante. Le problème n’est plus la croyance mais le sectarisme qui en découle dans nos sociétés. Rengaine (2012) est donc le symbole de ce communautarisme extrême qui empêche l’émergence d’une culture multi-ethnique à l’identité propre. Il tourne alors en dérision la rengaine française : Liberté, Egalité, Fraternité. Cristian Mungiu (Au-Delà des Collines, 2012) s’insurge aussi de voir une Orthodoxie dictatoriale et réfractaire bloquer la quête de rationalité de son pays, la Roumanie. Si le village aux allures de vestiges médiévaux est « au-delà des collines », c’est pour mieux montrer que la Religion ne doit plus faire partie de la vie civique. Elle est attachée à l’obscurantisme passé faisant des protagonistes les véritables martyres. L’aberration saisit le spectateur lorsqu’un médecin propose de soigner une malade non pas par la médecine mais par la lecture de psaumes. Mungiu clôt son film sur la mise en accusation d’un Religion trop souvent blanchie. Une scène du long-métrage Les Hauts du Hurlevent (2012) d’Andrea Arnold fait d’ailleurs un intéressant rapprochement entre la Religion et l’esclavage. Modifiant l’histoire en faisant d’Heatcliff un jeune noir probablement ancien esclave, la réalisatrice britannique montre la violence par laquelle la religion s’impose dans la vie des hommes. Ce baptême forcé lors duquel Heatcliff est violemment pris par le cou, plongé et maintenu dans l’eau bénite fait alors échos à ses précédentes tortures. La Religion n’est souvent pas un choix volontaire mais le fruit d’une socialisation dans le domaine privé. Les membres spirituels contraignent alors à la croyance et place sous le drapeau de la religion de nombreuses exactions : les croisades évangélistes, massacres orchestrés pour et par la Religion.

Au-delà des Collines - Cristian Mungiu

Au-delà des Collines, Cristian Mungiu (Roumanie, 2012)

Néanmoins, le Cinéma ne tente nullement de prendre la place de la Religion en devenant un médium divinatoire qui prônerait une attitude à suivre. Il ne constate que les carences de l’immuable institution religieuse. Certes à travers Prometheus (2012), Ridley Scott crée sa propre théologie partant à la recherche de nos créateurs. Il survole alors les débats pour nous proposer sa version de la création de l’homme. Il s’inscrit donc dans la lignée des faiseurs de mythe en privilégiant le fantastique. Ce qu’il faudrait retenir de cette année anticléricale, c’est une réflexion sur la place qu’occupe la religion dans nos sociétés. Elle est nécessaire à l’homme qui se rattache tant bien que mal à sa condition de mortels comme chez Ferrara, mais elle ne doit plus être un des piliers de notre culture. Il faut enclencher un basculement de la sphère publique à la sphère privée.

Camille Claudel 1915 : L’effervescence du néant

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

Certaines œuvres seulement parviennent à se vivre comme de véritables leçons de cinéma, Camille Claudel 1915 en fait incontestablement partie. Il marque la victoire de l’effacement du sentimentalisme pour pouvoir enregistrer au plus près l’âme humaine dans ses retranchements les plus secrets. Bruno Dumont nous emporte dans un cinéma du vide. Un vide d’espace où seuls les visages tiennent des rôles d’ornement. Un vide de clameurs où le silence monacal est plus bruyant et signifiant qu’un monologue shakespearien. Un vide de temps que l’on croit suspendu pour mieux montrer les meurtrissures de ces âmes qui errent tels des fantômes altérés par le destin.

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

            Camille Claudel 1915 évoque deux mondes contradictoires qui s’entrechoquent par la force du montage. Bruno Dumont établit un magistral dialogue au sein même de l’image avec un balancement constant entre ses deux mondes par le biais du champ et du contrechamp. D’un côté, le monde extérieur composé de silence et où les tentatives de communications se heurtent aux troubles des patients fendant cette tranquillité imposée par des gémissements ou des rires nerveux. De l’autre, le paysage mental de Camille Claudel dans lequel règne une rage bouillonnante, une bestialité retenue parfois lâchée dans des accès de colère libérateurs rares et soudains qui ne fait qu’accentuer la tristesse et l’abandon qui gouvernent cette femme.

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

           L’épure permet au personnage de Camille Claudel de briller paradoxalement avec plus d’éclats en prenant littéralement la caméra comme alliée. Bruno Dumont utilise le champ-contrechamp pour rendre palpable l’impossibilité d’union entre ces deux mondes. Il alterne ainsi avec maestria des plans somptueux du visage meurtri et pénétrant de Camille Claudel (Juliette Binoche) et des plans de ce qui l’entoure et forme l’établissement psychiatrique : aussi bien les patients que les stigmates de son emprisonnement. Camille Claudel est avant tout le récit de cette femme retenue contre son gré et dont l’espoir ne naît que dans les détails, d’une lumière enivrant un tapis à une branche d’arbre aperçu par la fenêtre. La liberté de l’esprit devient aussi la liberté du corps avec une rédemption possible par la nature. Camille Claudel est une nymphe trouvant sa vitalité lorsque le vent lui caresse le corps ou réchauffe son visage.

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L’intelligence de Bruno Dumont est de ne pas choisir de faire de son œuvre ni un plaidoyer ni une condamnation. Il laisse son personnage osciller entre victime et folle. Le caractère tortueux de Camille Claudel 1915 réside alors dans l’inclusion plénière de son protagoniste dans l’institution psychiatrique. L’œuvre illustre avec grâce alors la notion d’institution totale du sociologue américain Erving Goffman. L’institution devient un univers propre à ces êtres coupés du monde qui n’ont que la folie comme miroir social. Claudel est-elle folle ou est-elle uniquement victime de la réciprocité sociale des individus quand elle ajoute ses propres cris à l’assourdissante folie environnante ? Elle perd son identité n’ayant plus que des mots pour se persuader elle-même de sa propre nature : « Je suis une créature humaine », « Je ne suis pas comme eux ».

Camille Claudel 1915, Bruno Dumont

Camille Claudel 1915 est enfin le portrait d’une immense actrice, Juliette Binoche, sanctifiée par la caméra de Bruno Dumont. Elle parvient par la maestria de son jeu à disparaître derrière son rôle, celui d’une femme blessée à en devenir folle. Camille Claudel 1915 ne tire pas sa beauté de son attache historique à la sculptrice. La force de Dumont est de refuser tout didactisme historique ou sentimental pour toucher au plus près l’universalisme de l’être humain.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’oeuvre

Foxfire : S’échapper de la Société

Foxfire, Laurent Cantet

Laurent Cantet est le réalisateur du groupe. Ses personnages ne trouvent une existence non plus par eux même mais par le collectif auquel ils appartiennent. La sphère personnelle n’est importante que lorsqu’elle rentre en conflit ou en accord avec le groupe. Après la classe d’Entre les Murs, ce sera au tour des féministes de Foxfire dont les scènes de classe curieusement échos à celles du premier. Ces filles ne peuvent lutter contre la société que par la force du groupe. Ce n’est pas qu’elles sont faibles mais elles trouvent dans les autres la force d’agir et l’excitation nécessaire à leurs actions. Foxfire regroupe des femmes seules, bafouées, abusées. C’est-à-dire des femmes confrontées à leur condition même de femme. Je ne parle pas là en misogyne mais seulement comme elles sont vues par leur époque. Une société dans laquelle la femme ne peut briller (sa réussite sociale sera la dactylographie) et surtout ne peut s’imposer face à la brutalité des hommes. De ce groupe dont Cantet brosse le portrait émerge la figure centrale de Legs. L’action de Foxfire ne peut exister qu’à travers le charisme de son leader charismatique. Maddy, la narratrice, illustre sa domination en susurrant « elle est une étoile mouvante, nous sommes les poussières cosmiques virevoltant dans son sillage ». Elle est l’électron libre libéré des chaînes sociales qui pousse la société féministe utopique qu’est Foxfire à fonctionner. Foxfire est la mise en application de ses espérances. Legs est maître du combat en incitant toujours les actions : les membres, elle les choisit ; le signe, elle le dessine ; la maison, elle l’achète ; ses filles, elle dirige.

Foxfire - confessions d'un gang de filles, Laurent CantetLegs pousse à la radicalisation du mouvement le faisant basculer de groupe à gang. Foxfire est avant tout un long-métrage sur la prise de pouvoir par la force. La violence féminine contre la violence masculine. Laurent Cantet pose alors une réflexion sur ce que nous nommons crime à travers l’altercation de Foxfire et des garçons devant l’école qui se clôt par le renvoie de Legs : un crime est-il seulement ce que nous voyons et qui laisse des marques visibles ? De la menace de Legs découle plus de conséquences que du viol de Rita qui ouvre le film. Ce qui est intéressant de remarquer également c’est que pour prendre possession de leurs vies, elles doivent oublier leur féminité pour endosser le costume brutal des hommes. En effet dans les premiers temps du Gang, la libération passe par la violence physique : leurs visages se superposent alors, au Musée d’Histoire naturelle, aux crânes des hommes de Neandertal comme pour signifier le retour à la sauvagerie. A travers les illusions civilisatrices, nos sociétés restent dictées par la loi du plus fort. « D’abord vient la peur, puis le respect ».  Une peur que seule la violence peut réussir à créer. La revanche sociétale se teinte même d’ironie sadique puisqu’elle est la représentation de la victoire du faible sur le fort : « On ne frappe pas un homme à terre ».

Foxfire - confessions d'un gang de filles, Laurent CantetFoxfire est ainsi, via ce gang, la critique des années 1950. Laurent Cantet parvient à ne pas se faire avoir par le film d’époque. Il dresse donc le portrait sans fard d’une décennie idéalisée. Un vieux homme avoue « on a seulement le droit de parler de bonheur, […] des Etats-Unis du bonheur ». Le pays se glorifie d’être à l’époque le sommet de la culture du chic et de la vie simple et tranquille. Un art de vive à l’américaine dans lequel la femme est une épouse au foyer parfaite. Dans cette société figée dont les seuls soubresauts découlent de la société de consommation, « le bonheur c’est de vivre dans l’action, dans le mouvement, dans la quête » continue le vieillard. C’est ce que tente de faire Foxfire en fondant une contresociété révolutionnaire. « Il faut prendre l’argent où il est, dans la poche des hommes » annonce Legs faisant de l’utilisation des codes sociaux la nouvelle arme du Gang. La politisation de Firefox est pourtant sans doute ce qui entraîne sa perte. Laurent Cantet montre en effet le vrai visage des Etats-Unis des années 50, c’est-à-dire une société paranoïaque, capitalisée au possible et conservatrice. Les membres de Foxfire peignent les vitrines des magasins comme pour refuser le diktat de la consommation : « $$ = Shit = Death ». De plus, le Maccartisme gangrène la société détournant le regard des américains de leurs vrais problèmes : « Le problème, ce sont les communistes ». Le crime de la fin du film est d’ailleurs perçu comme un acte terroriste international alors qu’il n’est finalement que la conséquence de la société américaine. Mais ce détournement illustre la solution américaine de ne pas regarder ses propres problèmes en face.

Foxfire - confessions d'un gang de filles, Laurent CantetFoxfire est un film réussi qui s’explique sur plusieurs niveaux. Mais au-delà de l’histoire de ce gang de fille, c’est surtout un long-métrage sur le talent de Laurent Cantet. Sa caméra oscille entre présence et absence pour se rapprocher au plus près des corps qui s’offrent à sa caméra. Comme le sous-titre du film « confession d’un gang de fille », il effleure et met à nu le collectif pour être finalement au plus près de l’essence individuel et de la sensualité des corps.

Le Cinéma du Spectateur

Note : ☆☆☆✖✖ – Bien

Main dans la Main: La Fantaisie est déclarée

Main dans la Main, Valérie Donzelli

Dans un cinéma mondial prototypé, il n’y a qu’un nombre limité de réalisateurs dont l’identité propre transperce l’écran. Certes l’imagerie reconnaissable de Donzelli repose en partie sur ses figures immuables que sont ses acteurs fétiches (elle-même, Jérémie Elkaïm, Béatrice de Staël), mais en seulement trois films en quatre ans Valérie Donzelli a réussi à crée un univers identifiable qui repose sur les acquis de la Nouvelle Vague. Ce rapprochement n’est ni présomptueux ni vide si l’on considère la Nouvelle Vague comme un état d’esprit et une façon de se libérer d’un cinéma « académique ». D’ailleurs, chaque réalisateur a exprimé ce vent de liberté à sa façon en se dissociant de ses collègues : des similitudes grotesques entre un Godard ou un Rohmer ?  Valérie Donzelli ne conçoit pas ses long-métrages dans un but de plaire à la totalité des français, mais dans le partage avec son public d’instantanées souvent autobiographiques. Pour Main dans la Main, Valérie Donzelli se plonge une nouvelle fois dans sa relation fusionnelle avec son « compagnon »-collègue Jérémie Elkaïm. Bien que leur relation s’exprime dans ce long-métrage sous des traits fraternels, les deux êtres liés –ne serait-ce pas eux qui sont même contre leur volonté main dans la main ? – ne peuvent se séparer vivant sous un même toit. « Nous ne pouvons plus vivre comme çà » annonce Valérie Donzelli donnant ensuite accès à une scène de renvoie de politesse sur la gêne occasionnée par cette cohabitation dont personne ne veut véritablement la fin. De plus, Valérie Donzelli choisit une façon de faire proche d’un théâtre filmé dans lequel ses dialogues ne cherchent pas une réalité de diction mais ornent ses propos d’une note fragile et poétique. Dans Main dans la Main, elle y ajoute une voix-off inspirée surement de celle du Jules et Jim de Truffaut. Elle réussit le pari d’inclure un procédé dépassé à son film : il faut dire que la voix-off extérieure et omnisciente est un peu obsolète pour le spectateur « moderne ». La réalisatrice ajoute sa fantaisie en faisant de cette voix-off un lieu de dialogue entre des personnages devenus narrateur qui valsent entre les pronoms personnelles ne sachant plus s’ils racontent des faits ou s’ils se racontent eux-mêmes. La voix-off devient un lieu d’échange où chacun à sa part et répond pour corriger les erreurs.

Main dans la Main, Valérie DonzelliLes héros de Donzelli aussi s’inscrivent dans une Nouvelle Vague, certes un peu affaiblie par le temps. Si l’autorité n’est pas ce qui arrête les héros « made in » Nouvelle Vague à l’image du meurtre d’un policier commis par Michel Poincard chez Godard (A bout de souffle), Hélène Marchal (Valérie Lemercier) et Joachim Fox (Jérémie Elkaïm) s’opposent à cette autorité à leur niveau. D’un côté, le personnage de Valérie Lemercier se joue de la figure de la Police l’utilisant à son gré pour se sortir de ses tracas quotidiens : la cour incessante d’un Ministre libidineux. La rencontre du couple liée s’ensuit d’une course poursuite qui se clôturera par la mise en scène d’un faux viol. De l’autre, le personnage de Jérémie Elkaïm s’émancipe de tout poids social en quittant son travail dans une miroiterie lorsqu’on lui propose de reprendre la tête de l’entreprise. C’est peut-être cela le courage moderne : s’opposer à son patron ou son supérieur qui par la conjecture retrouve une position dominante et castratrice sur ses subordonnées en menaçant de renvoie n’importe quelles incartade. De plus les héros donzelliens, n’étant pas des exemples d’altruisme, vivent leur vie en tentant de la rendre la moins compliqué possible. Cependant, ils sont plus ou moins en quête d’amour. Dans Main dans la Main, l’amour n’est pas voulu mais subi. Cette rencontre révèle la solitude de deux êtres.

Main dans la Main, Valérie DonzelliLa singularité du cinéma de Donzelli repose, à la manière de Godard, à sa capacité à inculquer une sorte d’illogisme ou d’absurde dans une réalité de vie noircie ou maussade. « Il y a une différence entre la vie que l’on fantasme et la vie qui nous correspond » déclame le personnage de Valérie Donzelli. C’est de cette vie fantasmée que son cinéma tente de se rapprocher. Déjà dans La Reine des Pommes – son premier long-métrage en 2009 -, elle trouve l’idée fantasque de donner le visage de Jérémie Elkaïm à son ex et ses prétendants nouveaux. Ensuite avec La Guerre est déclarée (2011), Valérie Donzelli parvient à faire une comédie douce et touchante d’un sujet aussi grave que la maladie infantile. Elle parvient à mélanger les genres pour surprendre là où l’on ne l’attend pas. Ainsi, la réalisatrice continue son travail d’appropriation du réel avec Main dans la Main en faisant une incursion dans le domaine du fantastique. Mais il faut relativiser la dénomination de fantastique puisque bien que les deux personnages soient liés de façon inexplicable, même scientifiquement, le traitement et la volonté de la réalisatrice n’ont pas pour but d’expliquer le phénomène et de basculer dans un film fantastique mais de suivre les ressentis des personnages face à cette incursion dans l’inattendu. Après tout, Main dans la Main n’est que l’extrapolation du principe du coup de foudre. De sentimental, il devient physique et compulsif. De cette visualisation de ce qui normalement est invisible découle un humour fin de corps chorégraphiés, de danses des émotions et de jeu de miroir. C’est burlesque, chaplinesque, mais jamais grotesque. Valérie Donzelli joue, de plus, de ses propres digressions montrant aux spectateurs que les faiblesses sont présentes mais connues de sa réalisatrice. Cette annonce permet de faire du fragile une force et de changer le défaut en charme.

Main dans la Main, Valérie DonzelliMain dans la Main est une nouvelle fois une réussite, certes moins éclatante que La Guerre est déclarée ce qui sans doute explique la déception de beaucoup de critiques. Cependant, il est bon de suivre les péripéties cinématographiques de la jeune magicienne du cinéma français.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆✖✖ – Bien