All We Imagine as Light : Les lueurs du futur

77e Festival de Cannes
Grand Prix
Sortie le 2 octobre 2024

Dans les rues animées de Mumbai, la caméra de Payal Kapadia flâne au rythme d’une foule ordinaire. Alors que certains visages émergent, un chœur citoyen conte en voix-off les souffrances urbaines transformant les rêves en illusions. Paradoxalement, la cinéaste indienne appréhende le collectif via sa capacité à se fragmenter, puisant dans l’unicité de chacun·e une force romanesque commune. Multipliant les points de vue d’une domination partagée, son cinéma forge les contours des révoltes populaires – celle des étudiant·es indien·nes de Toute une nuit sans savoir [Inde, 2021] – ou silencieuses – celle vécues par Anu, Prabah et Parvaty dans All We Imagine as Light. À travers le destin de ces trois infirmières d’âges différents, Payal Kapadia adresse la place des femmes au sein de la société indienne. Elles sont hantées par les spectres d’un patriarcat omniprésent : Anu (Divya Prabah) fuit les profils inanimés de prétendants envoyés par sa mère ; Prabah (Kani Kusruti) est sans nouvelles de son mari parti en Allemagne depuis des années ; et Parvaty (Chhaya Kadam) cherche dans les affaires de son défunt mari les preuves administratives qui lui éviteraient l’éviction.

Dans cette société moraliste où chacun·e joue un rôle coercitif, l’amour doit être une affaire privée – comme le rappelle le docteur épris de Prabah lorsqu’il lui demande d’attendre d’être chez elle pour lire son poème ou manger les friandises qu’il lui a offertes. Aux détours des rues principales, la tentaculaire Mumbai octroie tout de même des espaces dissimulés, comme l’arrière d’un terrain de football, pour d’accueillir les désirs des amant·es perdu·es. Pourtant, les hésitations d’Anu et de son amant clandestin, Shiaz (Hridhu Haroon), prennent la forme d’une pluie interrompant inlassablement la possibilité d’un futur ensemble. Au-delà de simples récits d’émancipation, All We Imagine as Light appréhende les complexités morales de ses personnages, travaillant la matière de cette pesanteur qui fait que le présent empêche l’arrivée du futur. Kapadia célèbre les moments, même fugaces, où l’individu s’aligne à ses désirs et à ses peines. Même si timidement, Prabah et Parvaty expriment, par le jet d’une pierre pourfendant la nuit, leur colère contre l’expropriation de cette dernière. Par la tendresse de sa mise en scène, l’amour d’Anu et de Shiaz transcende les rumeurs qui les accablent par une simple main saisie discrètement alors qu’iels attendent pour traverser la rue.

            À la manière d’Anu utilisant son stéthoscope sur des objets inanimés puis sur elle, Kapadia cherche en permanence un pouls, une énergie qui emporterait tout sur son passage. Les sentiments, comme les orages qui balayent la ville, grondent en permanence. Ils chargent d’une force dramatique rare des gestes pourtant anodins – l’étreinte d’un cuiseur à riz venu d’Allemagne en pleine nuit ou encore le retrait d’un voile dans le métro. Alors que les trois femmes quittent quelques jours Mumbai pour un paisible village côtier, la lumière gagne en intensité. Loin du tumulte de la ville, elles s’offrent la possibilité d’une guérison. À l’instar de cette grotte réunissant les amant·es d’hier et d’aujourd’hui, All We Imagine as Light naviguent alors entre la réalité et l’imaginaire. Sur la plage, Kapadia construit un refuge, une parenthèse nécessaire, dans lequel la violence du monde ne peut plus les atteindre. Grâce à cette sororité (re)trouvée, chacune peut enfin entrapercevoir les lueurs d’un futur.

CONTRECHAMP
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Masaan : Epices pour Occidentaux

Masaan, Neeraj Ghaywan

68e Festival de Cannes
Prix Spécial « Un Certain Regard »

Hasard du calendrier, les salles françaises accueillent presque successivement deux premiers long-métrages indiens : Titli de Kanu Behl (sortie le 6 mai) et Masaan de Neeraj Ghaywan (sortie le 24 juin). Présentés dans la section « Un Certain Regard » à Cannes – le premier en 2014, le second en 2015 –, ils symbolisent la vivacité d’un jeune cinéma indien profondément marqué par les enjeux des cinémas du Sud. Les deux réalisateurs proposent un cinéma social et réaliste pointant du doigt les travers d’une société corrompue. Œuvre moins intéressante, Masaan est pourtant la seule adoubée par Cannes d’où elle est repartie avec le Prix Spécial « Un Certain Regard ». Comment expliquer alors la mise en avant du cinéma de Ghaywan ?

Masaan, Neeraj Ghaywan

Masaan est l’archétype même du réalisme social des cinémas des pays émergents cherchant à attirer le regard des spectateurs occidentaux sur les travers de leurs propres sociétés « en voie de développement ». Paradoxalement occidentalo-centrée, l’œuvre de Neeraj Ghaywan se présente comme une sorte de manuel de l’écrasement social à Bénarès. Les dialogues suivent cette logique didactique par le biais de personnages vivant les mêmes schémas sociaux mais s’expliquant pourtant les tenants et les aboutissants de la société indienne. L’œuvre fonctionne néanmoins dans cette énième confrontation entre deux mondes monolithiques, la tradition et la modernité, au travers de deux récits entrecroisés.

Masaan, Neeraj Ghaywan

La richesse de Masaan est justement de présenter par le biais de Deepak (un jeune homme d’une caste pauvre amoureux d’une jeune femme d’une caste élevée), de Devi (une jeune étudiante prit dans un « scandale » sexuel) et de Pathak (père de cette dernière victime d’une corruption policière) le portrait des différentes strates sociales de Bénarès, cité sainte de l’hindouisme. Cependant, l’œuvre se perd dans cette diversité ne laissant pas assez de place à chaque histoire pour se développer et ne pas être qu’une suite de scènes clés. Cela se ressent surtout dans le parcours de Deepak et de sa romance, assez stéréotypée, construite en quelques scènes et dont la force paraît alors surinterprétée. Masaan est rattrapé par son ambition préférant le poids de la quantité plutôt que l’approfondissement psychologique d’un destin unique.

Masaan, Neeraj Ghaywan

Le problème de Masaan réside enfin dans l’imposition d’un misérabilisme d’autant plus dérangeant qu’il est le fruit du scénario écrit par Varun Grover. Les personnages répondent aux cahiers des charges du réalisme social international en partant en quête d’un avenir meilleur. Mais ce comportement se retrouve vain en n’étant non pas écrasé par le poids d’une Inde traditionnelle – comme l’œuvre tente de le montrer – mais par un fatalisme scénaristique. L’œuvre tente alors d’apporter une lueur d’espoir dans un quotidien qu’il contribue sciemment à noircir.

Masaan, Neeraj Ghaywan

Néanmoins, Masaan n’est pas un mauvais long-métrage encore un moins un mauvais premier long-métrage. Il s’inscrit seulement dans un certain formatage d’un cinéma non-occidental ciblant les publics occidentaux. L’instrumentalisation du caractère dramatique de ces récits atténue, mais n’annihile pas, les dénonciations de la société indienne que Neeraj Ghaywan veut partager.

Sortie : Mercredi 24 Juin 2015

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Festival du Film Asiatique de Deauville, 15e Edition : Le Compte-Rendu (La Compétition)

15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville

Le Festival du Film Asiatique de Deauville célèbre ses 15 ans d’existence. Pour cette édition, le Festival prend un nouveau visage. Finit le cliché du long-métrage asiatique prônant la contemplation, finit le cliché du cinéma d’action d’arts martiaux – avec d’ailleurs la disparition de la catégorie dans le Festival. C’est un nouveau cinéma asiatique qui émerge avec un caractère social affirmé. L’Asie est à l’image du monde : coupée entre les Riches et les Pauvres, ainsi que soumise à la dureté du climat économique.

La Compétition : Le miroir social d’une Asie sous tension

La sélection de cette année dresse ainsi le portrait sombre d’un continent en mutation. Un espace géographique qui se réveille brutalement après son expansion économique des années 60, 70 et 80 suivant les différents pays. L’Asie est maintenant face à ses limites de croissance et bascule dès lors dans les problèmes sociaux qui en découlent. Les films de la sélection se complètent et forment l’illustration même de la Théorie du vol d’oies sauvages de Shinohara. C’est sur le plan de l’immigration que le phénomène est le plus marquant. En effet, Mai Ratima (Yoon Ji-Tae, Corée du Sud) est la chronique de son personnage éponyme : une Thaïlandaise espérant une vie meilleure pour elle, et pour sa mère malade, en partant seul travailler et se marier en Corée du Sud. C’est en écho que répond Four Stations (Boonsong Nakphoo, Thaïlande) puisque nous suivons dans l’un de ses segments le parcours d’un jeune couple birman fuyant la misère de leur pays pour la Thaïlande. Cependant l’immigration n’est plus le reflet d’une réussite d’un pays qui attire, elle devient un moyen de faire ressortir une xénophobie latente dans une société qui connaît alors un fort chômage pour la première fois depuis des décennies. Une xénophobie féroce comme le montre l’extrémisme des comportements des clochards qui entourent Mai Ratima dans la gare qui lui sert de foyer.

Mai Ratima, Yoon Ji-TaeMai Ratima (Yoo Ji-Tae, Corée du Sud)

Cependant, il ne faut pas croire que la misère n’est que la possession des Immigrants. En effet, Mai Ratima est l’histoire en miroir de deux êtres, l’immigrante et le Sud-Coréen, alternant entre pauvreté et travails dégradants. Si Mai Ratima se tourne succinctement vers la prostitution, Soo-young lui n’espère pas mieux devenant en quelque sorte un gigolo haut de gamme.  La pauvreté amène les délits qui sont alors des cris pour sortir d’une condition sans rêve et sans échappatoire possible. Comment expliquer autrement ce qui a fait tomber les frères de Songlap (Effendee Mazlan et Fariza Azlina Isahak, Malaisie) dans le trafic de nouveaux nés, ou encore l’homme de Taboor  (Vahid KalifarIran) à répondre contre de l’argent aux fantasmes lubriques d’un riche nain ? La pauvreté consiste, pour l’homme, à se protéger et à essayer de survivre quel que soit le prix moral des actes à accomplir. Le spectateur entre alors dans des sociétés d’une rare sauvagerie à laquelle même les Nonnes cloîtrées d’Apparition (Vincent Sandoval, Philippines) ne peuvent échapper.

Taboor, Vahid VakilifarTaboor (Vahid Vakilifar, Iran)

Un autre phénomène parcoure alors transversalement les œuvres de la sélection : la perte de l’identité de l’homme. L’Homme dispose de son statut d’homme seulement lorsqu’il dispose des capitaux financiers, symboliques et culturels nécessaire. Les individus naissant bien égaux, mais c’est la société qui décide de les faire hommes. Dans cette logique, les dominants seront des citoyens et les dominés de simples marchandises. Dans Mai Ratima, le protagoniste féminin n’est finalement qu’un objet sur lequel il y a un « prêt » comme le dira son possesseur. Elle n’est finalement qu’un parasite dans une société usée par le chômage. Elle ne dispose d’aucun statut juridique mais aussi social. Elle perd d’ailleurs au contact de la société coréenne son nom pour ne devenir que le lieu de sa fabrication : « Thaïlande ». Ce thème de la perte de l’identité est d’ailleurs le point central du film (justement) récompensé du Lotus du Meilleur Film : I.D.(Kamal K.M., Inde). Ce long-métrage retrace le parcours frénétique d’une jeune indienne (Charu) de la classe moyenne pour retrouver l’identité de l’homme qui s’est évanoui chez elle alors qu’il peignait le mur. S’enfonçant de plus en plus dans la misère, I.D. montre également que l’identité dépend du poids économique de l’Individu. La caméra de Kamal K.M. se révèle cruelle lorsqu’elle clôt la vaine quête de Charu par des images de la foule des bidonvilles de Mumbaï, s’arrêtant parfois sur des visages sans noms. La pauvreté est interchangeable, elle n’a pas de visage. Si l’une des personnes que Kamal K.M. nous montre mourrait à son tour, elle finirait comme un corps sans identité. Le paroxysme de l’identité perdue au profit de l’homme-marchandise se trouve dans Songlap. L’être humain n’est plus qu’une denrée, un moyen de s’enrichir, qui se vend à un prix défini. Le bébé n’est qu’un simple produit de bétail qui se vend à 1000 ringgits (monnaie malaisienne) les 100 g. Le caractère de sociabilité se vend même, 30 ringgits pour une demi-heure de parole avec une prostituée, symbole maternelle de la misère. L’homme n’est plus qu’un bien social.

I.D., Kamal K.M.

I.D. (Kamal K.M., Inde)

Le tableau n’est cependant pas si noir avec l’émergence de nouvelles préoccupations sociales et morales. La sélection donne une nouvelle place au corps et aux sujets qui en découlent comme l’homosexualité ou la transsexualité. Si ce thème est esquissé rapidement et succinctement dans The Town of Wales (Keiko Tsuruoka, Japon) avec l’apparition d’un Travesti sans doute ex-copain du frère de Machi, c’est dans The Weight (Jeon Kyu-hwan, Corée du Sud) qu’il surgit pleinement. Véritable ode à la laideur physique à travers ce personnage de bossu thanatopracteur, cette œuvre est au plus près – comme le dit son réalisateur – du karma des êtres. Face à la bestialité des hommes, Jung (protagoniste) est le seul à retrouver la beauté originelle des âmes lorsqu’il les prépare pour leur dernier voyage. Cette image de retour à l’essence de l’être est totale lorsqu’il modifie le corps de Zia, son frère adoptif, pour lui donner enfin le corps de la femme qu’il a toujours été. The Weight est ainsi une œuvre sur le rejet de la différence qu’elle soit extérieure ou intérieure, mais surtout une déclaration d’amour a cette différence. On retrouve également encore une fois cette question de l’identité, n’est-elle pas finalement qu’une création sociale de laquelle il faut dévier pour retrouver l’homme dans son simple appareil, fait de chair et de sang.

The Weight, Jeon Kyu-hwan

The Weight (Jeon Kyu-hwan, Corée du Sud)

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que la 15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville n’aura pas ménagé le spectateur. C’est sans doute le point critiquable que nous pouvons porter à la sélection. En effet, elle s’appuie plus sur le fond que la véritable forme filmique des œuvres projetées. Une sélection qui accule le spectateur dans une morosité que seul un peu de légèreté aurait pu sublimer.

Palmarès

Lotus du Meilleur FilmI.D. de Kamal K. M. (Inde)

Prix du Jury (Ex-aequo) : Mai Ratima de Yoo Ji-Tae (Corée du Sud), Four Stations de Boonsong Nakphoo (Thaïlande)

Prix de la Critique InternationaleTaboor de Vahid Vakilifar (Iran)

Prix du PublicApparition de Vincent Sandoval (Philippines)

Le Cinéma du Spectateur