Sept hivers à Téhéran : Rétablir le réel

73e Berlinale
Perspektive – Prix Compass & Prix pour la paix
En salles le 29 mars 2023

2007, Téhéran. Le nom et le visage, reconnaissable malgré une tentative d’anonymité, de Reyhaneh Jabbari apparaît à la une des journaux iraniens. La téhéranaise de 19 ans est accusée d’avoir tué, avec préméditation, le notable iranien Morteza Abdolali Sarbandi. En réalité, l’ancien agent des services secrets avait abordé la jeune décoratrice dans un café, après l’avoir entendue au téléphone, prétextant avoir besoin d’aide pour rénover son cabinet de chirurgie esthétique. Une fois le piège tendu, il avait tenté de la violer dans son appartement – avec l’aide d’un complice bloquant la porte – et elle avait pu repousser son assaillant par le biais d’un couteau laissé sur la table. À la suite d’une enquête truquée et d’un procès illusoire qui refuse de reconnaître le cas de légitime défense, Reyhaneh est condamnée à la peine de mort. Suivant les lois de Qisas [du talion], la famille de la victime peut accorder son pardon à la jeune femme murant les Jabbari dans une attente de sept ans jusqu’au 25 octobre 2014, jour où Reyhaneh est pendue à la prison de Gohardasht. 

Sept hivers à Téhéran se confronte alors au réel – celui dicté par le régime iranien – en examinant une histoire dont les traces ont été soit falsifiées soit détruites. Comment représenter ce qui ne doit pas exister ? La cinéaste allemande Steffi Niederzoll ouvre son premier long-métrage documentaire par une réponse : une maquette. Référence au travail de décoratrice à mi-temps de Reyhaneh, elle réorchestre l’espace offrant, dans ces abris en carton, une scène pour accueillir le témoignage de sa protagoniste. À travers des enregistrements audio (ou des lettres récitées par l’actrice et réalisatrice iranienne Zar Amir Ebrahimi) collectés durant sa période d’emprisonnement, la voix de Reyhaneh retrouve un auditoire qui dépasse les murs de ses prisons successives. Par des archives familiales en VHS et des cassettes mini DV, elle reprend corps affichant une vitalité ensuite volée par le régime iranien. Alors qu’un texte introductif rappelle qu’enregistrer illégalement des images et des sons en Iran est passable de cinq années d’emprisonnement, Sept hivers à Téhéran devient le plaidoyer autant d’une liberté d’expression que d’archivage des luttes populaires et contestataires. Dans les soubresauts d’un plan hésitant ou les pixels d’un téléphone portable vibre le courage politique des « anonymes » (par nécessité), notamment la famille Jabbari et leurs proches, qui se battent pour mettre en lumière la réalité du peuple iranien. 

Face au système patriarcal iranien, Reyhaneh s’insurge de l’inévitable culpabilité, légale et/ou sociale, d’une femme dans un contexte de viol : « Si tu résistes, tu es condamnée / Si tu te défends, tu es condamnée / Si tu te laisses faire, tu es condamnée ». Dans un aveu glaçant filmé en Allemagne par Steffi Niederzoll, Sharare Jabbari (l’une des deux sœurs cadettes de Reyhaneh) loue d’ailleurs le courage, qu’elle n’aurait pas eu à l’époque, de son aînée d’avoir la force de s’être défendue à seulement 19 ans, tout en confessant – qu’au regard du traitement de la légitime défense pour une femme fans la loi iranienne – qu’elle se laisserait également faire si cela se produisait maintenant. Pendant les sept hivers qu’elle passe en prison, Reyhaneh quitte son habitus, forgé dans une classe moyenne et artistique, et découvre la réalité des femmes des milieux pauvres et populaires. Parmi les prostituées et les droguées, elle déconstruit son regard biaisé, prend conscience de la caractéristique systémique de l’oppression masculine et intercède pour sauver ses sœurs. Sept hivers à Téhéran témoigne alors de la funeste beauté d’une trajectoire politique construite par et avec les opprimées. Un combat primordial qui continue de vivre à travers multiples femmes sauvées de la peine de mort par Shole Pakravan, mère de Reyhaneh, dont l’âme lumineuse parcourt ce documentaire édifiant. 

CONTRECHAMP
☆☆☆– Bien

La Loi de Téhéran : Téhéran, unité spéciale

76e Mostra de Venise
Sélection Orizzonti
Sortie nationale le 28 juillet 2021

Dans les ruelles poussiéreuses de Téhéran, une opération policière de grande ampleur tente de débusquer des trafiquants de drogue. Lors de cette séquence d’ouverture haletante, l’ensemble du discours de La Loi de Téhéran se dessine symboliquement. Il y a d’abord cet enchevêtrement de nombreuses portes à défoncer qui présage d’une enquête épineuse où chaque piste conduira à un nouveau mur ne pouvant être détruit que par l’usage de la force, physique ou psychologique. Ensuite, le suspect n’est littéralement qu’une ombre qui plane au-dessus des policiers : un corps sans visage qui se délite dans le tracé alambiqué de la capitale iranienne. Dans un régime politique et judiciaire poreux, cette identité trouble devient le terrain d’un jeu d’échecs servant le dessin à la fois des malfaiteurs intégrés au système et des policiers s’amusant de la morale. Enfin, la finalité funeste de cette course-poursuite acharnée dans Téhéran infuse le réel d’une implacable fatalité orchestrée afin de broyer la destinée des différents personnages. 

Reposant sur les codes universels du thriller, le long-métrage de Saeed Roustayi est le récit d’une enquête, plutôt limpide, allant des accros au crack stagnant dans les bidonvilles de Téhéran aux grands pontes d’un trafic pensé à l’échelle mondiale. À travers une suite d’interrogatoires et de mandats de perquisition, La Loi de Téhéran esquisse une cartographie verticale de la ville allant des quartiers les plus pauvres au sommet des gratte-ciels luxueux surplombant fastueusement la pauvreté environnante. Au fur et à mesure, l’œuvre se transforme en une critique sociale autour de l’arrestation de ce baron de la drogue (Navid Mohammadzadeh) ayant réussi à sortir de la misère. Porté par un scénario essentialiste, il devient le porte-parole des plus démuni.e.s face à des institutions moralisatrices ne pouvant que constater leur propre échec. « Vivre dans les quartiers pauvres demande de la force, ma famille n’en a pas », proclame-t-il dans un élan de justification. De là, la dogue se révèle être la seule arme possible au sein de la lutte des classes pour sortir de sa propre condition et combler la distance toujours croissante entre les Riches et les Pauvres. 

À la suite de l’enquête policière, cette dimension sociale – flirtant avec le pathos – se double d’une critique du système pénitencier et judiciaire iranien. La Loi de Téhéran se présente comme un précis de corruption (ou du moins de possibilités de corruption). La mise en scène de Saeed Roustayi construit un miroir entre les échanges de bons procédés des prisonniers agglutinés de manière inhumaine dans des cellules volontairement remplies jusqu’à leur point de rupture et ceux des policiers agissant dans l’enfilade des bureaux. Au cœur de ce lieu lugubre, s’organise un théâtre des plaintes et des délits où la vérité mute au contact des mensonges et/ou des falsifications. Pessimiste, La Loi de Téhéran dénonce l’impossibilité de ce simulacre morale à endiguer le fléau de la drogue notamment exacerbé par la décision de punir de la peine de mort la possession de drogue en Iran, quelle que soit la quantité. Alors que l’un des cerveaux du trafic est condamné à mort, une nouvelle opération de police déloge une horde de drogué.e.s (zombifié.e.s) d’un terre-plein central d’une autoroute menant à Téhéran dont les tours émergent à l’horizon.

La Loi de Téhéran est indéniablement un thriller implacable. Néanmoins, comme la bureaucratie dont Saeed Roustayi fait la critique, il ne cherche qu’à remplir un cahier des charges performatif. Programmatique, l’œuvre ne parvient pas à faire émerger une émotion autrement qu’artificielle chez ses personnages. Du cinéma social, le cinéaste iranien ne garde qu’une distance affective.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆ – Moyen

Le vent nous emportera : « Préfère le présent à ces belles promesses »

Le vent nous emportera,  Abbas Kiarostami (1999)

56e Mostra de Venise
Grand Prix Spécial du Jury

À 700 kilomètres de Téhéran, un 4×4 traverse la campagne iranienne. Les voix des personnages, symbolisés par cette voiture moderne, se superposent à ce décor rural. Les indications prennent alors les mêmes atours bucoliques que l’image – « près de l’arbre, il y a une route » clame l’un des passagers. À travers cette ouverture, c’est le cinéma de Kiarostami qui se confronte à ces espaces agricoles, qui semble traverser le temps. Cette voiture se veut à la fois le véhicule des personnages, du cinéaste et du spectateur. C’est justement la position que donne Kiarostami à sa caméra qui subjugue durant les premières séquences de Le vent nous emportera (1999). De ces plans d’ensemble, il laisse transparaître une omniscience – la sienne, mais aussi celle d’une présence atemporelle propre à ce village. Pourtant, une fois ce village atteint par l’intermédiaire d’un enfant, Farzad, le cinéaste iranien se refuse à donner plus d’informations (même visuelles) que celles acquises par celui qui devient alors personnage principal, l’ « ingénieur ».

Le vent nous emportera,  Abbas Kiarostami (1999)

Apparu comme une citadelle, ce village semble pourtant accessible de toutes parts – à l’instar des multiples voies possibles pour rejoindre l’école, le cimetière ou n’importe quel lieu souhaité. En traversant les différentes ruelles, la vie et les coutumes apparaissent : l’absence des hommes partis aux champs, l’omniprésence des femmes derrière les portes, les fenêtres ou sur les toits. Dans Le vent nous emportera, les corps créent les espaces qu’il s’agisse de cette serveuse proclamant « c’est mon café, c’est mon territoire », de ses paysans qui colorent le paysage de leur récolte ou de cet homme qui creuse un puit dans le cimetière. Le regard que porte « l’ingénieur »  rejoint celui du spectateur, scrutant les différents indices d’un mode de vie éloigné géographiquement et temporellement du sien. Les moyens de communication modernes sont ostracisés sur une colline servant de cimetière, tandis que les informations circulent par le biais d’une soupe mangée ou non par une vieille femme malade.

Le vent nous emportera,  Abbas Kiarostami (1999)

Intéressé – à l’inverse de ses collègues présentés constamment hors-champs et n’ayant pour activité que de dormir ou de manger des fraises, il tente de comprendre cette communauté qui l’entoure. Il impose alors ses représentations comme pour la nomenclature du lieu, « la vallée noire », qu’il souhaite changer – par simple cohérence visuelle avec les maisons – en « la vallée blanche ». Néanmoins, Farhad lui rétorque qu’ « il faut l’appeler par son nom ». En dehors de la simple logique naïve de l’enfance, le petit garçon lui rappelle qu’il est un corps étranger, un corps qui se remarque toujours, qu’on observe souvent et qu’on honore parfois. À cela s’ajoute les nombreux décalages entre les aspirations des citadins et la réalité de ce monde rural : les fraises tant désirées sont finalement moins bonnes qu’à Téhéran, le lait frais introuvable ne devient qu’un moyen de rencontrer une jeune fille et l’air manquant, à travers l’assistance respiratoire, pousse l’accidenté à se rendre à la ville la plus proche.

Le vent nous emportera, Abbas Kiarostami (1999)

Le vent nous emportera est à l’image de cette ville labyrinthique, mais uniforme. Si les séquences et les images se répètent, elles s’altèrent progressivement pour laisser apparaître les véritables motivations de la venue de cet « ingénieur ». Kiarostami fait attendre ses personnages et son spectateur. Mais, cette langueur est celle d’un temps présent et comme le dit le médecin qui prend sur son scooter le protagoniste, « préfère le présent à ces belles promesses ». Cependant, il y a une ambiguïté autour de ce présent choisi par le cinéaste – est-il un choix si serein que le laisse entendre ce vieux médecin ? Car, le présent est le temps des questionnements et de la moralité, le temps de l’analyse des actions passées et des réflexions sur celles futures. Voulant faire une blague à Farzad ne sachant pas ce qui arrive au jugement dernier, l’ « ingénieur » dit « les mauvais iront au paradis et les bons en enfer » avant d’inverser son discours. C’est cet entre-deux, inscrit dans le présent – comme temps à vivre et à surmonter –, qui donne à l’œuvre de Kiarostami ce ton singulier. Or, c’est de ce présent que surgit la beauté du hasard qui parcourt l’œuvre de part en part.

Le vent nous emportera, Abbas Kiarostami (1999)

Abbas Kiarostami juxtapose à cette quête du présent – comme temporalité non-divine et donc obligatoirement humaine – une désacralisation des relations humaines dans le cadre conservateur iranien. Son regard sur la sexualité, notamment, explique le caractère polémique de l’œuvre auprès des autorités du pays. L’acte sexuel, au sein d’un couple, est traité comme une obligation autant pour les femmes qui parlent « des travaux de jour et de nuit » que pour les hommes qui rechignent également à la tâche. Ainsi, sous ses allures de quotidien banal, Le vent nous emportera est une œuvre éminemment politique qui questionne, avec acuité et spiritualité, les enjeux moraux et sociaux d’un Iran à deux vitesses.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur

Taxi Téhéran : le cinéma pour chauffeur

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

65e Festival de Berlin
Ours d’Or

Taxi Téhéran est une œuvre qui n’est plénière qu’en y incorporant son contexte de production. Elle représente le maintien d’une voix du cinéma mondial ayant perdu son statut d’artiste – interdiction de réaliser ou d’écrire des films – depuis la décision des autorités iraniennes en 2010. Un déclassement forcé, symbolisé par une assignation à résidence, que Jafar Panahi avait déjà détourné en signant deux long-métrages prenant place dans ses intérieurs transformant sa prison en plateau de tournage. La force de Taxi Téhéran est justement cette ouverture vers l’extérieur par le biais de ce taxi métamorphosé en studio ambulant avec des caméras disséminées dans l’habitacle ou un toit-ouvrant comme projecteur. Avec sarcasme, Panahi prend la casquette de chauffeur pour rester cinéaste. Cette position lui permet de s’inscrire entièrement dans le paysage iranien. D’abord celui cinématographique puisqu’il reprend le procédé de Ten (2001) d’Abba Kiarostami, figure tutélaire du cinéma de Panahi. Ensuite celui social en faisant de son taxi un microcosme dans lequel les discours se font et se défont au gré de ses faux-vrais protagonistes. La question n’est pas de séparer le vrai du faux mais de penser l’œuvre de manière totale comme un geste de dialogue et de cinéma.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

Taxi Téhéran suit un procédé simple où différents protagonistes se succèdent et s’entrecroisent dans une odyssée millimétrée à travers les rues de la métropole. Ils forment une agora réduite qui symbolise les dissensions de la société iranienne des croyances des deux vieilles dames au discours sur l’autoritarisme étatique. Néanmoins, Jafar Panahi ne tombe pas dans la facilité d’une condamnation frontale et unilatérale. Avec cocasserie et détachement, il parvient à mettre en avant les forts paradoxes de l’Iran qui trouve en la figure d’un voleur son plus vibrant défenseur. Sous forme de dialogues de sourds, les personnages sont le reflet d’une société en pleine mutation qui se retrouve enchaînée à la nécessité économique. Le cinéaste iranien joue également avec cette réalité montrant sciemment son artificialité, « vous tournez un film, c’est ça ? » dira Omid. Il tend ainsi à montrer cette noirceur interdite par la censure iranienne comme le dira sa nièce. Il insuffle une certaine irréalité réelle par exemple avec ce couple accidenté amenant un ton horrifico-comique. Dans cet univers s’inscrit le discours de Nasrin Sotoudeh, avocate iranienne des droits de l’homme, qui est sans doute le seul « véridique » de l’oeuvre. Chassée du barreau par ses pairs, elle synthétise les contradictions d’une société muselée.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

L’œuvre de Panahi captive surtout par son discours sur l’image et son appropriation. Le cinéaste fait de son taxi aussi bien un lieu de production que de diffusion de l’image. Il témoigne de sa force, notamment sa pénétration dans le quotidien, montrant ainsi que la censure ne pourra jamais triompher. Cette dernière se basant elle-même sur l’image pour asseoir sa politique avec la pendaison de racketteurs suite à la diffusion d’une vidéo. Le personnage d’Omid est alors primordial dans la société iranienne et dans certains pays aux infrastructures de diffusions absentes (le cas du Maghreb) ou censurées (le cas de certains pays du Moyen-Orient). Ce « livreur de films », comme il s’appelle, est le seul lien entre la population iranienne et le cinéma d’auteurs étrangers. Il façonne, et élargit, le rapport à l’image par le biais de ses DVDs piratés aussi bien des cinéastes (permettant à Panahi de voir Il était une fois en Anatolie ou Minuit à Paris), des étudiants en cinéma que des consommateurs ordinaires. « Sans moi, pas de Woody Allen » clame-t-il avec fierté montrant qu’il est la clé de la diversification du paysage audiovisuel. Toujours avec le sarcasme qui l’habite, Panahi fait de son taxi un lieu de partage de cette contre-culture en faisant une vente sur la banquette arrière. De plus, le cinéaste atteste de la vivacité de la production de l’image faisant de ses passagers des caméramans par le biais des multiples outils technologiques actuels : l’appareil photo de sa nièce, son propre portable, la vidéo-surveillance sur l’Ipad de son ancien voisin. Il fait ainsi de l’image un testament aussi bien au sens littéral, lorsque l’homme blessé demande qu’on le filme pour certifier son testament, qu’au sens figuré avec cette œuvre que Panahi nous transmet.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

La partie la plus signifiante de Taxi Téhéran est son dialogue avec sa nièce, esprit critique en formation. Il lui permet de mettre en avant un discours sur l’encadrement du cinéma iranien. Cependant Panahi ne se targue pas d’être une sorte de chevalier de la liberté, il se place en retrait avec flegme et détachement laissant la fillette montrer d’elle-même le paradoxe de la censure. Devant réaliser un court-métrage dans le cadre scolaire, elle se retrouve rapidement confrontée aux règles qui font qu’une image puisse tendre vers la prophétique étiquette « diffusable » – le port du voile, le respect des lois islamiques, le refus de la noirceur et de la violence – dans le but de montrer une réalité sans la desservir. Ainsi chaque scène qu’elle a prise sur le vif dans la rue (une scène de dispute, un enfant volant un billet) se retrouve inutilisable. Elle est alors à minima dans la même position que son oncle, contrainte par la censure, devant choisir entre une prison morale (l’autocensure) ou une prison réelle. C’est d’ailleurs autant la réalité qui apparaît dans le cinéma que le cinéma qui apparaît dans la réalité dans Taxi Téhéran. Les précédentes œuvres de Panahi sont alors des points de comparaison, continuant à vivre dans l’imaginaire collectif, comme avec sa nièce citant Le Miroir (1997) ou Nasrin Sotoudeh pointant la ressemblance entre le scénario d’Hors-Jeu (2006) et l’actuel cas de Ghoncheh Ghavni, une jeune femme emprisonnée pour avoir manifestée contre l’interdiction faite aux femmes d’accéder à un match de volley-ball.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

La somptueuse scène finale montre Panahi avançant seul dehors, pied-de-nez à la censure, puis retournant chercher sa nièce comme pour passer le flambeau à une nouvelle génération en devenir. L’image est alors décorée de cette rose « pour les amoureux du cinéma » donnée par Nasrin Sotoudeh. Dans ce cadre idyllique, le cinéaste iranien apporte une dernière fois son sarcasme avec ces deux motards volant sa caméra et souillant ainsi l’espace sacrosaint qu’avait été ce taxi pour le spectateur.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Le Passé : la Confusion des Sentiments

Le Passé, Asghar Farhadi

66e Festival de Cannes (2013)
Compétition Officielle

Asghar Farhadi est un cinéaste définitivement iranien. Outre son origine, c’est surtout son cinéma qui s’inscrit dans la société iranienne. Il dresse à travers ses films non pas le portrait d’un pays, mais le portrait d’un peuple. Le Passé est alors une double épreuve dans la filmographie du réalisateur : son cinéma s’exporte-t-il ? Aura-t-il toujours une identité propre ? Avec ce décalage géographique, l’œuvre de Farhadi prend une envergure conséquente. Ce déracinement permet de montrer qu’il n’installe pas ses récits dans un contexte géographique et social précis mais qu’il tend à montrer l’universalisme des comportements humains. Le Passé n’est pas un long-métrage parisien. Les lieux semblent hors du temps, hors d’une quelconque définition : la maison n’a aucune caractéristique typique, les trains de banlieue passent comme ceux dans Les Enfants de Belleville (2004). Le Passé est un long-métrage sur le déracinement : celui passé d’Ahmad auquel fait écho celui de Fouad, enfant sans présence maternelle.

Le Passé, Asghar Farhadi

Les scénarios de Farhadi s’axe autour d’une rupture relationnelle familiale : la mise à mort dans Les Enfants de Belleville, le voyage d’A Propos d’Elly (2009) et la rupture dans Une Séparation (2011). Le Passé prolonge l’intrigue d’Une Séparation reprenant le thème du divorce. Ahmad revient 4 ans après sa fuite à la demande de Marie (Bérénice Bejo, incroyable) pour officialiser leur divorce. L’éloignement et la perte du dialogue, Farhadi le met en scène par une simple vitre d’aéroport empêchant des retrouvailles et de placer les personnages dans une même optique. La tension latente sur laquelle repose Le Passé est due à la superposition de deux relations : celle du Passé (Marie/Ahmad) et celle du Présent (Marie/Samir). L’illustration de cette solitude masculine autour d’une seule et même femme se fait dans le plan séquence muet qui regroupe dans le cadre pour la première fois Samir et Ahmad. Les habitudes de l’un s’opposent aux devoirs de l’autre. Farhadi le montre comme toujours avec une subtilité remarquable. Cette confrontation se fait alors autour d’un simple robinet bouché qu’Ahmad répare alors que cette tâche revenait normalement à Samir (Tahar Rahim, saisissant) qui s’empresse de reprendre la main.

Le Passé, Asghar Farhadi

Le Passé prend le temps d’amener son histoire, ou plutôt sa tragédie. Cependant, c’est dans cette distillation de l’information capitale que Farhadi trouve son génie d’écriture. Le long-métrage se révèle alors être une redoutable mécanique qui avance à la manière d’une spirale: le passé d’un des personnages expliquant toujours le présent de l’ensemble. Chaque révélation, judicieusement espacée, redéfinit l’intégralité des personnages et des comportements. La vraisemblance, et donc la maestria, des scénarios de Farhadi résident dans le refus d’un manichéisme facile. Les personnages auxquels il insuffle la vie sont humains et donc complexes et ne disposent pas d’une seule grille de lecture réductrice. Il n’y a pas d’antipathie chez Farhadi, mais une bienveillance pour chaque personnage. Ahmad n’est pas le si juste salvateur qu’il semble être, Fouad est bien plus qu’un enfant colérique, Lucie (Pauline Burlet, sensationnelle) n’est pas qu’une simple adolescente en crise.

Le Passé, Asghar Farhadi

Le Passé montre une nouvelle fois l’intérêt du réalisateur iranien pour ce « petit rien qui fait tout basculer ». Après la baignade d’A Propos d’Elly et un homme poussant une femme dans Une Séparation, ce n’est ici qu’une main tenue qui déclenchera la tragédie que Farhadi met si habilement en scène et qu’entoure de conséquences. C’est souvent de l’incompréhension et des décisions hâtives que naît le trouble dans son cinéma. C’est d’ailleurs par un geste commun mais dont le sens est décuplé que Farhadi clôt son film. Comme il le dit dans l’interview qu’il a donné aux Inrocks (n°911), le cinéaste iranien est partisan de ce qu’il nomme la « fin continue » ou « fin infinie ». Ses films sont finalement que l’immersion du spectateur dans une vie autre que la sienne : elle a commencé avant qu’il la voit et continue de s’étendre après qu’il la quitte. C’est sans doute çà qui fait la force des films de Farhadi, ce rôle qu’il donne aux spectateurs de continuer son scénario, d’imaginer et de rêver la suite. Tout cela en imprimant dans la conscience l’œuvre du cinéaste.

Le Passé, Asghar Farhadi

Asghar Farhadi est entrain de construire une oeuvre irréprochable que même le déplacement géographique n’aura pas altérer. Le Passé subjugue, émeut, transcende. Le cinéaste iranien est assurément un des plus grands réalisateur/scénariste/directeur d’acteurs.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆✖ – Excellent

Festival du Film Asiatique de Deauville, 15e Edition : Le Compte-Rendu (La Compétition)

15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville

Le Festival du Film Asiatique de Deauville célèbre ses 15 ans d’existence. Pour cette édition, le Festival prend un nouveau visage. Finit le cliché du long-métrage asiatique prônant la contemplation, finit le cliché du cinéma d’action d’arts martiaux – avec d’ailleurs la disparition de la catégorie dans le Festival. C’est un nouveau cinéma asiatique qui émerge avec un caractère social affirmé. L’Asie est à l’image du monde : coupée entre les Riches et les Pauvres, ainsi que soumise à la dureté du climat économique.

La Compétition : Le miroir social d’une Asie sous tension

La sélection de cette année dresse ainsi le portrait sombre d’un continent en mutation. Un espace géographique qui se réveille brutalement après son expansion économique des années 60, 70 et 80 suivant les différents pays. L’Asie est maintenant face à ses limites de croissance et bascule dès lors dans les problèmes sociaux qui en découlent. Les films de la sélection se complètent et forment l’illustration même de la Théorie du vol d’oies sauvages de Shinohara. C’est sur le plan de l’immigration que le phénomène est le plus marquant. En effet, Mai Ratima (Yoon Ji-Tae, Corée du Sud) est la chronique de son personnage éponyme : une Thaïlandaise espérant une vie meilleure pour elle, et pour sa mère malade, en partant seul travailler et se marier en Corée du Sud. C’est en écho que répond Four Stations (Boonsong Nakphoo, Thaïlande) puisque nous suivons dans l’un de ses segments le parcours d’un jeune couple birman fuyant la misère de leur pays pour la Thaïlande. Cependant l’immigration n’est plus le reflet d’une réussite d’un pays qui attire, elle devient un moyen de faire ressortir une xénophobie latente dans une société qui connaît alors un fort chômage pour la première fois depuis des décennies. Une xénophobie féroce comme le montre l’extrémisme des comportements des clochards qui entourent Mai Ratima dans la gare qui lui sert de foyer.

Mai Ratima, Yoon Ji-TaeMai Ratima (Yoo Ji-Tae, Corée du Sud)

Cependant, il ne faut pas croire que la misère n’est que la possession des Immigrants. En effet, Mai Ratima est l’histoire en miroir de deux êtres, l’immigrante et le Sud-Coréen, alternant entre pauvreté et travails dégradants. Si Mai Ratima se tourne succinctement vers la prostitution, Soo-young lui n’espère pas mieux devenant en quelque sorte un gigolo haut de gamme.  La pauvreté amène les délits qui sont alors des cris pour sortir d’une condition sans rêve et sans échappatoire possible. Comment expliquer autrement ce qui a fait tomber les frères de Songlap (Effendee Mazlan et Fariza Azlina Isahak, Malaisie) dans le trafic de nouveaux nés, ou encore l’homme de Taboor  (Vahid KalifarIran) à répondre contre de l’argent aux fantasmes lubriques d’un riche nain ? La pauvreté consiste, pour l’homme, à se protéger et à essayer de survivre quel que soit le prix moral des actes à accomplir. Le spectateur entre alors dans des sociétés d’une rare sauvagerie à laquelle même les Nonnes cloîtrées d’Apparition (Vincent Sandoval, Philippines) ne peuvent échapper.

Taboor, Vahid VakilifarTaboor (Vahid Vakilifar, Iran)

Un autre phénomène parcoure alors transversalement les œuvres de la sélection : la perte de l’identité de l’homme. L’Homme dispose de son statut d’homme seulement lorsqu’il dispose des capitaux financiers, symboliques et culturels nécessaire. Les individus naissant bien égaux, mais c’est la société qui décide de les faire hommes. Dans cette logique, les dominants seront des citoyens et les dominés de simples marchandises. Dans Mai Ratima, le protagoniste féminin n’est finalement qu’un objet sur lequel il y a un « prêt » comme le dira son possesseur. Elle n’est finalement qu’un parasite dans une société usée par le chômage. Elle ne dispose d’aucun statut juridique mais aussi social. Elle perd d’ailleurs au contact de la société coréenne son nom pour ne devenir que le lieu de sa fabrication : « Thaïlande ». Ce thème de la perte de l’identité est d’ailleurs le point central du film (justement) récompensé du Lotus du Meilleur Film : I.D.(Kamal K.M., Inde). Ce long-métrage retrace le parcours frénétique d’une jeune indienne (Charu) de la classe moyenne pour retrouver l’identité de l’homme qui s’est évanoui chez elle alors qu’il peignait le mur. S’enfonçant de plus en plus dans la misère, I.D. montre également que l’identité dépend du poids économique de l’Individu. La caméra de Kamal K.M. se révèle cruelle lorsqu’elle clôt la vaine quête de Charu par des images de la foule des bidonvilles de Mumbaï, s’arrêtant parfois sur des visages sans noms. La pauvreté est interchangeable, elle n’a pas de visage. Si l’une des personnes que Kamal K.M. nous montre mourrait à son tour, elle finirait comme un corps sans identité. Le paroxysme de l’identité perdue au profit de l’homme-marchandise se trouve dans Songlap. L’être humain n’est plus qu’une denrée, un moyen de s’enrichir, qui se vend à un prix défini. Le bébé n’est qu’un simple produit de bétail qui se vend à 1000 ringgits (monnaie malaisienne) les 100 g. Le caractère de sociabilité se vend même, 30 ringgits pour une demi-heure de parole avec une prostituée, symbole maternelle de la misère. L’homme n’est plus qu’un bien social.

I.D., Kamal K.M.

I.D. (Kamal K.M., Inde)

Le tableau n’est cependant pas si noir avec l’émergence de nouvelles préoccupations sociales et morales. La sélection donne une nouvelle place au corps et aux sujets qui en découlent comme l’homosexualité ou la transsexualité. Si ce thème est esquissé rapidement et succinctement dans The Town of Wales (Keiko Tsuruoka, Japon) avec l’apparition d’un Travesti sans doute ex-copain du frère de Machi, c’est dans The Weight (Jeon Kyu-hwan, Corée du Sud) qu’il surgit pleinement. Véritable ode à la laideur physique à travers ce personnage de bossu thanatopracteur, cette œuvre est au plus près – comme le dit son réalisateur – du karma des êtres. Face à la bestialité des hommes, Jung (protagoniste) est le seul à retrouver la beauté originelle des âmes lorsqu’il les prépare pour leur dernier voyage. Cette image de retour à l’essence de l’être est totale lorsqu’il modifie le corps de Zia, son frère adoptif, pour lui donner enfin le corps de la femme qu’il a toujours été. The Weight est ainsi une œuvre sur le rejet de la différence qu’elle soit extérieure ou intérieure, mais surtout une déclaration d’amour a cette différence. On retrouve également encore une fois cette question de l’identité, n’est-elle pas finalement qu’une création sociale de laquelle il faut dévier pour retrouver l’homme dans son simple appareil, fait de chair et de sang.

The Weight, Jeon Kyu-hwan

The Weight (Jeon Kyu-hwan, Corée du Sud)

Ce qui est sûr en tout cas, c’est que la 15e Edition du Festival du Film Asiatique de Deauville n’aura pas ménagé le spectateur. C’est sans doute le point critiquable que nous pouvons porter à la sélection. En effet, elle s’appuie plus sur le fond que la véritable forme filmique des œuvres projetées. Une sélection qui accule le spectateur dans une morosité que seul un peu de légèreté aurait pu sublimer.

Palmarès

Lotus du Meilleur FilmI.D. de Kamal K. M. (Inde)

Prix du Jury (Ex-aequo) : Mai Ratima de Yoo Ji-Tae (Corée du Sud), Four Stations de Boonsong Nakphoo (Thaïlande)

Prix de la Critique InternationaleTaboor de Vahid Vakilifar (Iran)

Prix du PublicApparition de Vincent Sandoval (Philippines)

Le Cinéma du Spectateur