Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur

Taxi Téhéran : le cinéma pour chauffeur

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

65e Festival de Berlin
Ours d’Or

Taxi Téhéran est une œuvre qui n’est plénière qu’en y incorporant son contexte de production. Elle représente le maintien d’une voix du cinéma mondial ayant perdu son statut d’artiste – interdiction de réaliser ou d’écrire des films – depuis la décision des autorités iraniennes en 2010. Un déclassement forcé, symbolisé par une assignation à résidence, que Jafar Panahi avait déjà détourné en signant deux long-métrages prenant place dans ses intérieurs transformant sa prison en plateau de tournage. La force de Taxi Téhéran est justement cette ouverture vers l’extérieur par le biais de ce taxi métamorphosé en studio ambulant avec des caméras disséminées dans l’habitacle ou un toit-ouvrant comme projecteur. Avec sarcasme, Panahi prend la casquette de chauffeur pour rester cinéaste. Cette position lui permet de s’inscrire entièrement dans le paysage iranien. D’abord celui cinématographique puisqu’il reprend le procédé de Ten (2001) d’Abba Kiarostami, figure tutélaire du cinéma de Panahi. Ensuite celui social en faisant de son taxi un microcosme dans lequel les discours se font et se défont au gré de ses faux-vrais protagonistes. La question n’est pas de séparer le vrai du faux mais de penser l’œuvre de manière totale comme un geste de dialogue et de cinéma.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

Taxi Téhéran suit un procédé simple où différents protagonistes se succèdent et s’entrecroisent dans une odyssée millimétrée à travers les rues de la métropole. Ils forment une agora réduite qui symbolise les dissensions de la société iranienne des croyances des deux vieilles dames au discours sur l’autoritarisme étatique. Néanmoins, Jafar Panahi ne tombe pas dans la facilité d’une condamnation frontale et unilatérale. Avec cocasserie et détachement, il parvient à mettre en avant les forts paradoxes de l’Iran qui trouve en la figure d’un voleur son plus vibrant défenseur. Sous forme de dialogues de sourds, les personnages sont le reflet d’une société en pleine mutation qui se retrouve enchaînée à la nécessité économique. Le cinéaste iranien joue également avec cette réalité montrant sciemment son artificialité, « vous tournez un film, c’est ça ? » dira Omid. Il tend ainsi à montrer cette noirceur interdite par la censure iranienne comme le dira sa nièce. Il insuffle une certaine irréalité réelle par exemple avec ce couple accidenté amenant un ton horrifico-comique. Dans cet univers s’inscrit le discours de Nasrin Sotoudeh, avocate iranienne des droits de l’homme, qui est sans doute le seul « véridique » de l’oeuvre. Chassée du barreau par ses pairs, elle synthétise les contradictions d’une société muselée.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

L’œuvre de Panahi captive surtout par son discours sur l’image et son appropriation. Le cinéaste fait de son taxi aussi bien un lieu de production que de diffusion de l’image. Il témoigne de sa force, notamment sa pénétration dans le quotidien, montrant ainsi que la censure ne pourra jamais triompher. Cette dernière se basant elle-même sur l’image pour asseoir sa politique avec la pendaison de racketteurs suite à la diffusion d’une vidéo. Le personnage d’Omid est alors primordial dans la société iranienne et dans certains pays aux infrastructures de diffusions absentes (le cas du Maghreb) ou censurées (le cas de certains pays du Moyen-Orient). Ce « livreur de films », comme il s’appelle, est le seul lien entre la population iranienne et le cinéma d’auteurs étrangers. Il façonne, et élargit, le rapport à l’image par le biais de ses DVDs piratés aussi bien des cinéastes (permettant à Panahi de voir Il était une fois en Anatolie ou Minuit à Paris), des étudiants en cinéma que des consommateurs ordinaires. « Sans moi, pas de Woody Allen » clame-t-il avec fierté montrant qu’il est la clé de la diversification du paysage audiovisuel. Toujours avec le sarcasme qui l’habite, Panahi fait de son taxi un lieu de partage de cette contre-culture en faisant une vente sur la banquette arrière. De plus, le cinéaste atteste de la vivacité de la production de l’image faisant de ses passagers des caméramans par le biais des multiples outils technologiques actuels : l’appareil photo de sa nièce, son propre portable, la vidéo-surveillance sur l’Ipad de son ancien voisin. Il fait ainsi de l’image un testament aussi bien au sens littéral, lorsque l’homme blessé demande qu’on le filme pour certifier son testament, qu’au sens figuré avec cette œuvre que Panahi nous transmet.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

La partie la plus signifiante de Taxi Téhéran est son dialogue avec sa nièce, esprit critique en formation. Il lui permet de mettre en avant un discours sur l’encadrement du cinéma iranien. Cependant Panahi ne se targue pas d’être une sorte de chevalier de la liberté, il se place en retrait avec flegme et détachement laissant la fillette montrer d’elle-même le paradoxe de la censure. Devant réaliser un court-métrage dans le cadre scolaire, elle se retrouve rapidement confrontée aux règles qui font qu’une image puisse tendre vers la prophétique étiquette « diffusable » – le port du voile, le respect des lois islamiques, le refus de la noirceur et de la violence – dans le but de montrer une réalité sans la desservir. Ainsi chaque scène qu’elle a prise sur le vif dans la rue (une scène de dispute, un enfant volant un billet) se retrouve inutilisable. Elle est alors à minima dans la même position que son oncle, contrainte par la censure, devant choisir entre une prison morale (l’autocensure) ou une prison réelle. C’est d’ailleurs autant la réalité qui apparaît dans le cinéma que le cinéma qui apparaît dans la réalité dans Taxi Téhéran. Les précédentes œuvres de Panahi sont alors des points de comparaison, continuant à vivre dans l’imaginaire collectif, comme avec sa nièce citant Le Miroir (1997) ou Nasrin Sotoudeh pointant la ressemblance entre le scénario d’Hors-Jeu (2006) et l’actuel cas de Ghoncheh Ghavni, une jeune femme emprisonnée pour avoir manifestée contre l’interdiction faite aux femmes d’accéder à un match de volley-ball.

Taxi Téhéran, Jafar Panahi

La somptueuse scène finale montre Panahi avançant seul dehors, pied-de-nez à la censure, puis retournant chercher sa nièce comme pour passer le flambeau à une nouvelle génération en devenir. L’image est alors décorée de cette rose « pour les amoureux du cinéma » donnée par Nasrin Sotoudeh. Dans ce cadre idyllique, le cinéaste iranien apporte une dernière fois son sarcasme avec ces deux motards volant sa caméra et souillant ainsi l’espace sacrosaint qu’avait été ce taxi pour le spectateur.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre