Les 10 films de 2019 : L’art de la fièvre

À l’image des plans de Vitalina Varela, une nuit éternelle s’étend insensiblement, telle une malédiction, sur les différents protagonistes de 2019. Du sombre bidonville de Fonthainas chez Pedro Costa à une cité post-industrielle grisâtre du nord de la Chine chez Hu Bo (An Elephant Sitting Still), les Hommes errent dans les nimbes labyrinthiques de villes rendues vide d’espoir. Dans l’obscurité, les martyrs des mondes contemporains surgissent pour réclamer réparation, pour les femmes abandonnées de Mati Diop (Atlantique), ou narrer leurs blessures, pour les innombrables victimes des rabbins pédophiles de Bnei Brak de Yolande Zauberman (M). Face à la colère grandissante d’un monde gangrené par des inégalités systématisées, le cinéma érige en prophète les marginaux afin de bousculer l’ordre établi. Du Joker de Todd Philips au Les Misérables de Ladj Ly, la violence devient l’unique réponse politique d’un corps-cité qui joue, de manière anarchique, avec la peur bourgeoise de la foule discutablement théorisée par Gustave Le Bon (1895) et immanquablement réactivée par des pouvoirs politiques de plus en plus autoritaires.

Sans concession politique ou idéologique, les œuvres les plus percutantes de 2019 ont décortiqué les mécanismes pervers d’une Histoire écrite par des vainqueurs amnésiques (la participation de l’État roumain à la déportation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale dans « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares » de Radu Jude) ou par des humanistes factices (la radiographie en parallèle des sociétés israélienne et française dans Synonymes de Nadav Lapid). Dans Still Recording, Saeed Al Batal et Ghiath Ayoub déconstruisent l’instrumentalisation des corps syriens, autant par le régime assadien que par les médias occidentaux, et témoignent d’une nation qui cherche avant tout à se réconcilier avec elle-même. Toutes ces œuvres cristallisent un désir, voire une urgence, de revoir émerger une résistance politique et poétique au sein d’un cinéma mondialisé souvent misérabiliste et vide.

10. Asako I&II,
Ryusuke Hamaguchi
(Japon)

Asako I&II, Ryusuke Hamaguchi (Japon)

9. Les Misérables,
Ladj Ly
(France)

Les Misérables, Ladj Ly (France)

8. Still Recording,
Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub
(Syrie)

Still Recording, Saeed Al Batal & Ghiath Ayoub (Syrie)

7. Joker,
Todd Phillips
(États-Unis)

Joker, Todd Philips (États-Unis)

6. An Elephant Sitting Still,
Hu Bo
(Chine)

An Elephant Sitting Still, Hu Bo (Chine)

5. Atlantique,
Mati Diop
(Sénégal)

Atlantique, Mati Diop (Sénégal)

4. Synonymes,
Nadav Lapid
(France, Israël)

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3. « Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares »,
Radu Jude
(Roumanie)

Peu m'importe si l'histoire nous considère comme des barbares, Radu Jude (Roumanie)

2. M,
Yolande Zauberman
(France)

M, Yolande Zauberman (France)

1. Vitalina Varela,
Pedro Costa
(Portugal)

Vitalina Varela, Pedro Costa (Portugal)

Le Cinéma du Spectateur

 

Millennium Actress : Les sept spectres de Chiyoko

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Sortie nationale le 18 décembre 2019

Curieusement resté inédit en France, Millennium Actress (2001) est pourtant la quintessence du discours cinématographique de Satoshi Kon. Ses œuvres ont continuellement repoussé les limites interprétatives entre la réalité et la fiction – que cette dernière évoque le rêve pur, l’imaginaire ou le récit de sa propre vie. Cette maestria est indissociable des techniques et possibilités infinies de l’animation qui, seule, semble pouvoir recueillir les fabuleuses folies scénaristiques et formelles du cinéaste japonais. À travers la quête mémorielle de l’actrice autrefois adulée Fujiware Chiyoko, Millennium Actress exprime une autre facette, moins sombre tout en étant nimbée de mélancolie, de la filmographie de Satoshi Kon. En effet, il s’agit de l’unique œuvre où l’altérité de la réalité n’est pas envisagée à travers un prisme pessimiste : de la paranoïa meurtrière de Perfect Blue (1997), à la dérive technologique de Paprika (2006) en passant par les projections de traumatismes passés sur le rêve de construire une famille de Tokyo Godfathers (2003).

Millenium Actress, Satoshi Kon

Millennium Actress se concentre sur les souvenirs de Chiyoko dont la vie n’aura été qu’une poursuite après l’être aimé, un révolutionnaire en fuite mis sur sa route par le hasard. Satoshi Kon fait de la mémoire une matière malléable qui, bien que linéaire, déconstruit l’espace et le temps avec pour seul fil conducteur le bouillonnement des sentiments. Il compose des paysages mentaux témoignant de la force d’un amour qui n’est qu’un élan infatigable vers l’autre (réel ou fantasmé). Le cinéaste se rapproche ainsi d’une définition baudelairienne du spleen : la frustration d’un idéal, ici romantique, auquel le protagoniste ne renoncera jamais et qui s’exprime par une rage de vivre. Le spectateur est guidé à travers les méandres sentimentaux de Chiyoko par deux reporters venant recueillir les souvenirs de cette légende oubliée du cinéma japonais. D’abord témoins muets, ils prennent progressivement part à l’action. Ils annihilent, par leur complémentarité, les deux postures dans lesquelles le spectateur peut se murer, à savoir la rationnelle perplexité (le cameraman) et la sensiblerie excessive (l’intervieweur), afin de ne laisser la voie qu’à l’émotion dans sa plus pure acceptation.

Millenium Actress, Satoshi Kon

Face aux changements impétueux de la société japonaise d’après-guerre, Chiyoko place dans le cinéma, et les rôles qu’elle interprète, le dernier espoir de retrouver l’homme qu’elle aime : « j’ai pensé qu’il pourrait toujours voir un de mes films ». En incorporant à son récit des séquences d’œuvres fictives, Satoshi Kon brouille davantage la frontière entre la réalité et la fiction. Il fusionne la femme et l’actrice montrant ainsi comment le cinéma, et par extension l’art, est le miroir de nos espérances et de nos regrets autant pour ceux qui le fabriquent, l’incarnent ou le regardent. La fiction devient un chemin de traverse dans lequel la ferveur de la quête de Chiyoko peut survivre au-delà de l’implacable impossibilité du réel. Millennium Actress devient alors une déclaration d’amour aux femmes de l’histoire du cinéma japonais : celles luttant contre l’oppression chez Mizoguchi, celles vertueuses et courageuses chez Kurosawa ou celles libres et modernes chez Ozu (la vie de Chiyoko rappelant d’ailleurs celle de son actrice fétiche, Setsuko Hara). Satoshi Kon rend hommage à une cinéphilie qui, comme les studios Ginei devant lesquels passent les deux reporters pour se rendre dans la maison reculée de l’actrice, n’est vouée qu’à devenir un vestige.

Millenium Actress, Satoshi Kon

Millennium Actress affirme ainsi la place essentielle du cinéma, et de l’art, dans la société comme seul moyen d’effleurer une histoire de l’émotion. En faisant de Chiyoko la mémoire vivante du Japon du siècle dernier, Satoshi Kon loue alors la persévérance d’une femme-nation voyant dans la recherche d’un idéal, plutôt que dans sa réalisation, la vitale promesse d’un futur à parcourir.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Les 10 Films de 2018 : Les Chimères du Présent

 

10. High Life, Claire Denis
(France)

Dans le cinéma de science-fiction, High Life s’affilie à un grandiose minimalisme, de Solaris (Tarkovski, 1972) à Under the Skin (Glazer, 2014), qui permet, par la pure mise en scène, une ouverture transcendantale. Prêchant l’abstraction, Claire Denis se libère d’un carcan scénaristique traditionnel pour atteindre l’hypnose. Prônant l’extase sensorielle, la cinéaste française juxtapose la fascination et la répulsion, le lyrisme et le prosaïsme, le vide et le trop-plein. Sous les enjeux de filiation de ces détenus utilisés pour des expériences de procréation en milieu spatial, High Life dresse le portrait d’une humanité sans idéal ni espérance errant dans l’espace comme dans le temps. Chérissant le détour, elle brouille la temporalité de son récit pour suivre le fil d’Ariane d’une folie latente sans cesse repoussée par un père flegmatique, Robert Pattinson, résigné à survivre sans certitude ni désir.

High Life, Claire Denis

9. Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche
(France)

Mektoub, My Love : Canto Uno est la quintessence du cinéma d’Abdellatif Kechiche : une malicieuse candeur sculptée par le cadre d’une caméra qui absorbe en permanence les corps et les émotions pour les transcender et les ennoblir. Dans ce sixième long-métrage, il se libère d’une négativité mécanique qui déterminait ses personnages à l'(auto)destruction. Sur les plages de Sète, l’art de Kechiche devient vitaliste au contact de ces adolescents, à l’hédonisme et à la sexualité assumés. Le cinéaste appréhende, avec une rare justesse, cet âge comme une perpétuelle confusion entre vacuité et sublime. Il saisit l’ivresse d’une jeunesse en quête d’un mouvement qu’il accompagne, sans cesse, jusqu’à l’enivrement à la manière de cette scène étourdissante de volupté et d’excitation dans une boîte de nuit. Ode à la sensualité, Mektoub, My Love : Canto Uno est un conte d’été sans morale puisque marchant impétueusement vers l’émancipation et la liberté.

Mektoub, My Love : Canto Uno, Abdellatif Kechiche

8. Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa
(Japon)

Dans la filmographie inégale de Kiyoshi Kurosawa, le sublime émerge invariablement dans le glissement du réel dans une altération fantastique. Par ses lentes imbrications métaphysiques, le cinéaste japonais abolit les frontières avec l’au-delà, qu’il s’agisse de la mort (Vers l’autre rive, 2015) ou de l’espace (Invasion, 2018). Jouant avec les codes de la science-fiction, Avant que nous disparaissions trouve dans la subtilité de son dispositif – des extra-terrestres prenant la possession d’êtres humains pour voler les concepts créés par l’humanité avant d’annihiler la planète entière – une subtile force qui annonce la fin de la civilisation avec une mélancolique terreur plus évidente et émouvante que les efforts pyrotechniques d’Hollywood. Kiyoshi Kurosawa, par la persistante obsession de l’amour, signe une fable philosophique, ubuesque et terrifiante, sur le chaos de la société et les peurs collectives qui le nourrissent.

Avant que nous disparaissions, Kiyoshi Kurosawa

7. Un Couteau dans le cœur, Yann Gonzalez
(France)

Un couteau dans le cœur est une ode graphique au Giallo, ces thrillers italiens des années 1970. À la frontière entre cinéma policier, horrifique et érotique, l’œuvre utilise, à la manière du maître Dario Argento, le fil conducteur d’une enquête comme prétexte à des expérimentations tendant vers une abstraction orgiaque. Yann Gonzalez confirme, après Les Rencontres d’après-minuit (2013), un goût pour la référence, certes, mais toujours subtilement altérée, comme pour prendre à rebours son propre cadre de représentation. S’ouvrant sur le meurtre, graphiquement morbide, d’un acteur porno gay, Un couteau dans le cœur se place directement dans la marge : une marge formelle que son cinéaste dissèque et triture (comme sur une table de montage) ; et une marge scénaristique, l’univers de la pornographie homosexuelle, qu’il hante d’une pulsion de vie et d’une envie de mort. Peu de cinéastes ont encore cette confiance, presque prosaïque, dans la force de monstration de l’image – une singularité héritée justement du cinéma pornographique qui permet cette jouissance proprement cinématographique.

Un Couteau dans le coeur, Yann Gonzalez

6. Diamantino, Gabriel Abrantes & Daniel Schmidt
(Portugal)

Les expérimentations formelles de Diamantino résonnent parmi l’avant-garde portugaise qui prêche l’immersion du poétique dans le quotidien morose du Portugal. Après l’érotique João Pedro Rodrigues (O fantasma, L’Ornithologue), le mythologique Miguel Gomes (Tabou, Les Mille et une nuits) et le romantique João Nicolau (John From), le cinéma lusophone se pare des joyaux pop du duo Abrantes-Schmidt. Entre kitsch et science-fiction, Diamantino offre un manifeste baroque au brûlot politique du Portugal. Parabole drolatique, l’œuvre choisit l’exubérance, aussi bien scénaristique que visuelle, comme arme de destruction massive des maux intrinsèques de la nation portugaise. Une vision enchanteresse dans laquelle la béatitude se quantifie au nombre de chiens géants gambadant dans un stade de football, cathédrale moderne des espérances d’une nation ! (Critique)

Diamantino, Gabriel Abrantes-Daniel Schmidt (Portugal-Brésil, 2018)

5. Under the Silver Lake, David Robert Mitchell
(États-Unis)

Œuvre hallucinante et hallucinatoire, Under the Silver Lake est une double relecture cinématographique des polars californiens. D’une part, David Robert Mitchell modernise et déconstruit les codes du film noir par le biais d’une esthétique post-MTV. Le cinéaste navigue entre une parodie, teinté d’admiration, et une actualisation de ces codes face à une société, devenue un spectacle perpétuel, qui s’effondre dans l’ineptie et la bouffonnerie. D’autre part, Under the Silver Lake s’inscrit dans la lignée des œuvres à la Mulholland Drive (David Lynch, 2001) tout en écartant sa dimension métaphysique pour accoucher d’enjeux intrinsèquement contemporains : la lente apocalypse d’un monde en perte de sens. Se jouant d’un spectateur à la fois désillusionné et biberonné aux discours ontologiques, David Robert Mitchell oscille entre démence et véracité pour construire un territoire cinématographique encore vierge perdu entre le non-sens instinctif et la surinterprétation mécanique.

Under the Silver Lake, David Robert Mitchell

4. Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico
(France)

Récit homérique, Les Garçons sauvages est une épopée transgenre qui décompose et redessine, avec luxure, les repères sexuels et cinématographiques. Pour son premier long-métrage, Bertrand Mandico se joue de la matière – celle des corps de ces jeunes garçons métamorphosés en femme au contact d’une île-matrice, celle de la pellicule qui foisonne de trouvailles – pour créer un univers atypique et novateur dans un cinéma français de plus en plus frileux. Par ce tourbillon pulsionnel et onirique, le cinéaste illustre une certaine imagerie sexuelle freudienne en prônant une sexualité infantile mêlant jeu (cette décadente répétition théâtrale qui ouvre l’œuvre) et la découverte du plaisir (par cette île fantasmagorique de laquelle s’échappe une semence exquise). Expérimentation à la Georges Méliès autant que récit de piraterie à la Raoul Ruiz, Bertrand Mandico renoue avec un cinéma d’avant-garde actualisé à l’aune d’un discours politique queer et libérateur.

Les Garçons sauvages, Bertrand Mandico

3. Les Âmes mortes, Wang Bing
(Chine)

Les Âmes Mortes marque la tragique mise en crise du dispositif cinématographique de Wang Bing qui, à l’accoutumée, abolit un certain didactisme documentaire (annihilation de la voix-off ou du format de l’entretien). Observateur infatigable, le cinéaste chinois expose une image sacro-sainte qui, par sa frontalité brute, révèle les gestes, au sens littéraire également, des marginaux de la Chine contemporaine. S’efforçant d’atteindre une subjectivité paroxysmique, il se heurte ici à une triple annihilation : celle des esprits orchestrés par Mao Zedong (par les mouvements antidroitiers de 1957-1958), celle des corps dans les camps de rééducation communistes, et celle de la mémoire étatique (par la destruction institutionnalisée des camps et des mémoriaux) et individuelle (par le compte à rebours biologique de ces survivants). Comment filmer ce qui n’existe plus et surtout garder ce qui est en train de disparaître ? Le documentariste façonne, à travers ses entretiens, un lieu de sépulture pour ces âmes errantes pour empêcher, indéfiniment, l’oubli souhaité par les pouvoirs politiques chinois.

Les Âmes Mortes, Wang Bing

2. Sophia Antipolis, Virgil Vernier
(France)

Dans Sophia Antipolis, Virgil Vernier traque un reliquat d’utopie dans cette réalité morose, voire sinistre. Il s’enquiert des miettes d’un paradis onirique là où l’individu, et par extension le spectateur, s’y attend le moins : dans une zone industrielle où des paons sauvages laissent derrière eux des plumes ; dans le fond d’un bus où un petit garçon propose des tours de magie ; dans une expérimentation cosmique qui se dissout dans la pellicule. En refusant tout schématisme ou misérabilisme, le cinéaste convoque les chimères du présent et renoue avec l’idéal pasolinien d’une œuvre d’intervention politique qui l’est, justement, parce qu’elle est son propre manifeste poétique. (Critique)

Sophia Antipolis, Virgil Vernier

1. Seule sur la plage la nuit, Hong Sang-soo
(Corée du Sud)

Les œuvres les plus sublimes d’Hong Sang-soo sont celles qu’il nimbe d’une douce, néanmoins amère, mélancolie amoureuse. Envahi par le spleen, le prolifique cinéaste sud-coréen renchérit le deuil amoureux de Young-hee (Min-hee Kim) d’un cortège d’actes de grâce, comme ses personnages s’agenouillant avant de traverser un pont. D’une poésie inextinguible, le cinéma d’Hong Sang-soo déconstruit, au moyen de frontières (scénaristiques) traversées par des fantômes, les liens entre le rêve et la réalité. Accordant une place à l’invisible, il poursuit sa fuite sentimentale vers les limbes d’une utopie amoureuse survivant dans les rêves, conscients ou non, de sa muse. Le cinéaste livre ainsi une éblouissante déclaration d’amour d’un territoire qui ne croit plus en l’amour.

Seule sur la plage, la nuit, Hong Sang-soo

Le Cinéma du Spectateur

Bangkok Nites : La colonisation par la jouissance

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69e Festival de Locarno
Concorso Internazionale
Sortie nationale : 15 Novembre 2017

Bangkok, la nuit. Luck (Subenja Pongkorn), la « numéro 1 » d’un bordel fréquenté du quartier japonais, Thaniya, surplombe la ville. Son corps ne nous parvient qu’à travers le reflet qu’il laisse sur une vitre. Elle se dilue ainsi dans la ville, mégalopole nocturne qui a programmé son corps et son esprit. Comme réponse, elle n’utilisera que deux mots « Bangkok… shit », invoquant le cynisme de l’œuvre de Katsuya Tomita. Revenant dans sa réalité – à savoir l’intérieur d’une chambre d’hôtel –, elle réclame l’argent que lui doit son dernier client. En choisissant de représenter cet échange financier plutôt que l’acte sexuel, le cinéaste japonais se place du côté des prostituées. Bangkok Nites est une œuvre sur la prostitution dont la corporéité est pourtant absente. Le corps n’est qu’un outil, le sexe qu’un travail. Le corps de l’autre, du client, n’est qu’envisagé à travers les histoires que les prostituées se racontent entre elles, comme celle mentionnant la bave que ses clients laissent sur ses seins.

Bangkok Nites, Katsuya Tomita

Le corps des femmes, et surtout celui de Luck, est l’enjeu principal de Bangkok Nites. Les prostituées du quartier de Thaniya, paradis sexuel pour les touristes japonais, sont présentées comme des objets – des poupées au mieux, des lots au pire –. Numérotées pour les clients, mais aussi dans leur propre hiérarchie (« numéro 1 »), elles perdent au moment de l’acte tout individualité. Devenues marchandise, elles répondent à l’adage du capitalisme : « No money, no life ». Le destin de Luck est l’archétype des milliers de jeunes filles pauvres qui viennent, depuis le nord-est du pays ou depuis les pays frontaliers (comme le Laos), se prostituer à Bangkok. Leur corps est perçu comme l’unique moyen, dans un pays gangrené par les inégalités sociales et territoriales, d’espérer une vie non-miséreuse. À travers son corps, Luck subvient à ses besoins, mais surtout à ceux de sa famille restée à Nong Khai, sur les bords du Mékong. De plus, Tomita pose la problématique d’une hiérarchisation des destinées des femmes pauvres en Thaïlande en présentant une autre prostitution, plus précaire et plus dangereuse, au cœur même de cette région exsangue. Par rapport à ses amies de Nong Khai, également devenues prostituées, Luck est celle qui a réussi par ce qu’elle officie à Bangkok.

Bangkok Nites, Katsuya Tomita

Le corps de Luck devient progressivement le symbole même de la Thaïlande. Elle espère une idylle avec l’étranger à travers le personnage d’Ozawa (Katsuya Tomita), un ancien client japonais. Lorsque Luck refuse son argent, leur amour devient le seul rempart, humain et désintéressé, à la mondialisation. Dans une imagerie publicitaire de paradis terrestre au clair de lune, leur idylle se conclue sur une étreinte rendue impossible par la pourriture d’un corps rongé par la maladie. La blessure de ces femmes, au-delà d’une dimension évidemment sanitaire, est politique et historique. Lorsque Ozawa se voit confier par un entrepreneur le projet de bâtir un hospice de luxe au Laos, il y découvre les cratères laissés par les bombardements américains. Devant ces cicatrices de l’histoire postcoloniale, des rappeurs chantent leur mal identitaire. Pourtant, le fantasme du paradis perdu se retrouve dans le regard de Tomita, aussi bien en tant que personnage (Ozawa) que réalisateur. Il y a une distinction entre un Bangkok filmé en plans larges, partagé entre la grisaille diurne et l’effervescence – humaine, sonore et lumineuse – nocturne, et une province baignée d’un soleil naturel et chaleureux.

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Néanmoins, le cinéaste fait dialoguer cette dichotomie en l’unissant par l’altération même de la notion de « paradis perdus ». La Thaïlande, symbole de ce tiers-monde (comme corps étranger à l’Occident), s’est mutée pour correspondre aux désirs de l’Homme occidental. La nature luxuriante, attrait des premières colonisations, se peuple de fantômes – ces ombres que Ozawa voit courir dans la forêt sans savoir si elles fuient ou pourchassent quelque chose. Les soldats, figure de cette colonisation territoriale, ont progressivement laissé place aux touristes qui conquièrent un nouveau type de territoire : le corps des femmes. Paradis sexuel, narcotique et financier, la Thaïlande contemporaine est menacée par un ennemi encore plus pernicieux, car voulu et espéré par ses propres habitant(e)s. Katsuya Tomita se nourrit des imaginaires de la mondialisation pour concevoir une œuvre contemporaine et novatrice. Protéiforme, Bangkok Nites conjugue des recherches esthétiques et politiques afin de rendre compte de la complexité d’une nouvelle colonisation, celle de la jouissance, oscillant entre kitsch et naturalisme, entre extase et dégoût, entre perfection et ébauche.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Les 10 films de 2015 : Réenchanter l’image

Au début de l’année 2015, Réalité (Dupieux, France) apparaît comme un manifeste dans sa réaffirmation de l’image, dans sa simplicité, comme langage fantastique proprement cinématographique. En entremêlant réel et fiction, il forme un labyrinthe fantasmagorique où les créateurs et les monstres (les télévisions exploseuses de cervelles) jouent sur le même de degré de réalité. Il y a une autonomisation du récit filmique où le fantastique joue le rôle de déclencheur à l’instar de l’ouverture de Fou d’Amour (Ramos, France). La tête fraîchement tranchée d’un curé (Melvil Poupaud) transgresse les règles de la vraisemblance pour raconter ce qu’il a amené à être jugé par des hommes face à des spectateurs jouant le rôle de Dieu au moment du jugement dernier. Les éléments fantastiques trouvent alors une existence à nu, sans l’appui des effets spéciaux, pour devenir non plus un gadget, mais une réalité alternative acceptée par le spectateur. Selon cette idée, Vincent n’a pas d’écailles (Salvador, France) présente le premier super-héros sans trucage numérique. Ce premier film inscrit son univers fictionnel, cinégénique, dans la réalité d’un village rural. De cette volonté de rendre tangible l’intangible, Vers l’autre rive (Kurosawa, Japon) tire sa force et sa beauté. Ses fantômes sont des êtres sensibles et palpables qui subliment une réflexion onirique sur la souffrance du deuil vue comme la perte d’un sens premier, le toucher, entre des corps réels et absents. Dans Les Nuits blanches du facteur (Kontchalovski, Russie), la confrontation s’étend aux espaces qui se nourrissent, lors d’une scène en barque entre Alexei et son jeune voisin, des mythes faisant de la forêt le sanctuaire d’une créature magique. La magie et la peur se lient par la force paradoxale de la suggestion, de l’invisible.

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La disparition est un élément central d’un cinéma cherchant une spiritualité ou une histoire disparue. Les corps évanescents des soldats de Ni le Ciel Ni le Terre (Cogitore, France) font écho aux différentes représentations du monde, l’ultra-rationalisme des Occidentaux et l’imaginaire de croyances des bergers afghans. Chacun cherche une vérité, sa vérité, face à un destin onirique échappant aux contrôles des hommes.Valley of Love (Nicloux, France) rejoint cet aveuglement rationnel face à l’absence avec ce couple séparé depuis des années, formé par Huppert et Depardieu, qui se retrouve dans la Vallée de la Mort pour attendre le retour de leur fils mort depuis 6 mois. Le corps absent joue le rôle de créateur de vie, un appui pour entamer une reconstruction personnelle et mentale. Il y a l’idée qu’il faut voir pour croire, que l’image rétinienne ou filmique apporte une vérité, une explication sur le monde qui nous entoure. Avec Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin (Israël), Amos Gitaï fait du corps supprimé du Premier ministre israélien une source d’interrogations politique et cinématographique qu’il résout en créant un dialogue entre les images réelles (archives) et les images fictionnelles (reconstitution). L’image cinématographique remplit les vides de l’Histoire. Ce rapport cinéma/histoire pose la question du travail de la mémoire au sein de l’image, mais aussi des actions des protagonistes. Dans Le Fils de Saul (Nemes, Hongrie), Saul (G. Röhrig) lutte, non plus pour la survie des corps, mais pour la survie mémorielle d’une communauté vouée à disparaître. Le corps comme transmission se retrouve dans un scène sublime de Cemetery of Splendour (Weerasethakul, Thaïlande). A travers le corps de deux femmes dont l’une médium, les époques dialoguent. Une forêt se transforme, par la force de l’esprit, en ancienne résidence princière. Leurs corps ne répondent plus au temps présent, mais à celui du passé : parties dans un réalité autre que celle du spectateur, elles esquivent des poutres invisibles, cherchent des portes absentes et regardent des trésors déjà disparus.

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L’année 2015 est parcouru ainsi par la nécessité de (re)créer une mythologie à des sociétés désubstantialisée par la crise mondiale. Avec ses récits des Mille et Une Nuits (Portugal), Miguel Gomez offre à son pays sclérosé un nouvel imaginaire, une nouvelle échappatoire : les prisonniers de la crise rêvent de faire chanter les oiseaux tandis que les djinns prennent leur envol ou le fantôme d’un chien devient le lien qui unit les habitants d’un immeuble. Au-delà des Montagnes (Zhang-Ke, Chine) suit la même logique en créant une épopée moderne autour des démunies de la mondialisation, les provinciaux chinois. Oeuvre à dimension prophétique, elle scelle le destin d’un pays qui disparaît, comme sa langue et ses racines dans la 3e partie se déroulant en 2025, face à son expansion exponentielle. Ce volonté de rattachement au passé qui nourrit le personnage de Dollar (D. Zijian) obsède également le journaliste Ibn Battutâ de Révolution Zendj (T. Teguia, Algérie/Liban). Après un reportage sur des affrontements communautaires au sud de l’Algérie, il part sur les traces de révoltes oubliées du IXe mettant en résonance le passé et le présent. Histoire de Judas (Ameur-Zaïmeche, France) tient sa force également de la juxtaposition de temporalité avec sa réécriture de l’épisode de l’arrestation de Jésus-Christ. Les personnages s’inscrivent dans les palais en ruine montrant la chute future de ceux qui dominent alors le monde, les Romains. Ces différents films défendent la capacité du cinéma à porter les espérances d’un peuple, d’une société ou de l’humanité tout entière. Taxi Téhéran (Panahi, Iran) montre, en jouant sur les rapports entre le réel et la fiction, la nécessité de s’approprier les images (en tant que cinéaste, mais aussi simplement en tant que spectateur ou pirate) pour créer un discours, une mythologie, propre à soi.

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Le cinéma documentaire a aussi été parcouru par cette volonté de s’approprier les évènements traumatiques de l’Histoire pour donner corps et image aux disparus. Le Bouton de Nacre (Guzman, Chili) trouve sa grandeur dans ses passerelles entre le massacre des Amérindiens et celui des opposants à la dictature au Chili. Le cinéma de Guzman est profondément mémoriel en servant de témoignage pour le futur (la beauté du récit de voyage d’une vieille Amérindienne dans sa langue natale vouée à s’éteindre) et pour le passé (la reconstitution avec un mannequin du processus de disparition des corps sous Pinochet). Dans Parole de Kamikaze (Sawada, Japon), il y a également une reconstruction, distanciée par le biais de jouets, de la manière dont les kamikazes attaquaient les navires ennemis fait par celui qui choisissait ceux qui allaient mourir. Le réalisateur confronte ainsi le bourreau à des corps absents déjà engloutis par la guerre. Joshua Oppenheimer (The Look of Silence, Danemark/Indonésie) organise, quant à lui, véritablement une confrontation entre les bourreaux et le frère d’une victime lors de l’ « épuration » idéologique  de 1965 en Indonésie. Au lieu de reconstruire des évènements, Aleksandr Sokurov s’attèle à reconstruire des hommes dans Francofonia. Dans le Paris de 1940, il retrace la rencontre entre Jacques Jaujard, directeur du musée du Louvre, et le comte Franz von Wolff-Metternich, chef de la Kunstschutz, qui s’unissent pour préserver les collections du musée. Dans une scène grandiose, Sokurov supprime la distance de la reconstitution en filmant les deux hommes frontalement pour leur raconter en voix-off leur futur : l’oubli pour le premier, la reconnaissance pour le second. Il montre que l’Histoire n’est pas une réalité, mais véritablement une construction qui choisit, parfois maladroitement, ses figures et ses héros.

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Une oeuvre semble être à contre-courant de cette volonté d’un réalisme social et historiciste, Mia Madre (Moretti, Italie). En montrant par le biais du film réalisé par sa protagoniste (Margherita) l’impossibilité d’un cinéma politique, Nanni Moretti se focalise sur la sphère intime ébranlée par les derniers jours d’une mère mourante. Régi par les sentiments dont la peur du deuil et de sa propre mort, le film questionne le réel, l’altère et le déforme. Les personnages cherchent une échappatoire face à l’inévitable : un moyen de se détacher du sol de la même manière que Sangaïlé (J. Steponaityte) dans Summer (A. Kavaïté, Lituanie). De s’émanciper du monde, de ses enjeux politiques ou sociaux, pour partir à la conquête du sentiment pur !

Top. 10 : 

1. Cemetery of Splendour, Apichatpong Weerashetakul (Thaïlande)
2. A la folie, Wang Bing (Chine)
3. Mia Madre, Nanni Moretti (Italie)
4. Les Secrets des Autres, Patrick Wang (Etats-Unis)
5. Le Bouton de Nacre, Patricio Guzman (Chili)
6. Les Mille et une nuits, Miguel Gomez (Portugal)
7. Tangerine, Sean Baker (Etats-Unis)
8. Le Dernier jour d’Yitzhak Rabin, Amos Gitaï (Israël)
9. Il est difficile d’être un Dieu, Alexei Guerman (Russie)
10. Taxi Téhéran, Jafar Panahi (Iran)

Le Cinéma du Spectateur

Le Petit Garçon : Un enfant terrible peut en cacher un autre

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

Pour mieux comprendre la singularité et la force du cinéma de Nagisa Oshima, il faut replonger dans l’histoire du cinéma japonais. L’après-guerre est synonyme de faste pour un cinéma qui réinvente ses codes à l’échelle nationale et qui atteint (enfin) une reconnaissance critique et publique à l’échelle internationale. Ses figures mythiques – telles Mizoguchi, Kurosawa et Ozu – se retrouvent confrontées à l’occupation américaine et y répondent différemment. Mizoguchi (Les Contes de la Lune vague après la Pluie) et Kurosawa (Rashomon) se rattachent aux folklores nippons tandis que dans une poésie qui lui est propre Ozu observe le délitement de cet ancien Japon. Inscrits dans leurs temps, ces cinéastes dissèquent les bouleversements de la société japonaise d’après-guerre en mettant en exergue un « mal » extérieur à la nature humaine. Une philosophie reposant sur la peur de l’étranger qui prendra à son paroxysme les traits de Godzilla. Insérant le mal directement au cœur de la nature humaine, Nagisa Oshima se pose en frondeur et devient l’avant-garde, l’ « enfant terrible ».

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

A la manière d’Elia Kazan, Oshima a le génie de créer des personnages troubles et fascinants dont la douce folie empêche tout monolithisme. A travers le récit véridique de cette famille dysfonctionnelle obligeant leur enfant à participer à une escroquerie autour de faux accidents, le cinéaste japonais ne tombe jamais dans le didactisme ou le misérabilisme. Bannissant tout humanisme, l’anti-Kurosawa parvient à montrer la caractère paradoxal du lien familial : les personnages sont tous soumis à la violence de ce lien social (symbolisé par le père) sans pour autant qu’aucun ne parvienne à s’en détacher. Les personnages se séparent ou fuguent mais c’est l’unité imposée de la famille qui domine. Bien plus qu’une simple mise en image d’un fait divers de 1966, Le Petit Garçon (1969) symbolise l’échec du boom économique japonais laissant derrière lui des familles marginales et des enfants négligés. Oshima choisit alors avec brio de faire disparaître ses personnages dans l’immensité de la ville où les lignes de fuite ne manquent pas. Les filmant souvent en plans larges, il figure l’ambivalence de ces laissés-pour-compte : cherchant autant à avoir une place dans la société qu’à en disparaître pour mieux en tirer profit.

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

Nagisa Oshima porte un regard désabusé sur son pays en proie à un profond conflit générationnel qui oppose les mouvements étudiants, qui occupe l’espace public en 1968, à une autocratie post-1945. Son petit garçon est alors la représentation de cette jeunesse libertaire mais désenchantée. L’œuvre est ainsi le récit d’une enfance évanescente. Comme chez Levinas, la rencontre d’autrui se fait par le visage de cet enfant sublimé par le cinéaste. Le spectateur est appelé à regarder le monde à travers ses yeux et à vivre avec lui la transition de sa conscience entre ne pas savoir et savoir ce que ses parents (son père et sa belle-mère) manigancent. S’il joue dans la scène d’ouverture seul et à voix haute à une sorte de cache-cache, il perd son statut d’enfant à partir du moment où il se jette contre les voitures qui arrivent pour simuler des accidents et obtenir des arrangements à l’amiable. Il choisit alors de se créer une propre mythologie qui s’axe autour d’un extraterrestre salvateur : une entité hors de la vilenie des hommes qu’il personnifie en un monticule de neige surmontée d’une botte rouge.

Le Petit Garçon, Nagisa Oshima

La force d’Oshima est de ne jamais oublier que le cinéma est une affaire d’impressions qui s’impriment sur la rétine. En véritable symboliste, il ajoute des touches de couleurs dans un paysage foncièrement gris et bleu. Le jaune de sa casquette, gagnée en acceptant le marché avec sa belle-mère, marque ainsi l’entrée dans le monde mensonger des adultes. Tandis que le rouge – fil conducteur de l’œuvre – symbolise le désenchantement de sa propre mythologie allant de la personnification de sa propre croyance au sang d’une petite fille morte dans un accident. Le Petit Garçon est alors une œuvre grandiose qui allie la virtuosité d’un conteur à celle d’un cinéaste. Poétique et mélancolique, l’œuvre de Nagisa Oshima touche au sublime.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’Oeuvre

Les 10 films de 2014 : Genre(s) de Cinéma

L’année 2014 n’aura pas connu, surtout au sein du cinéma français, la richesse qui caractérisait l’année précédente. L’effervescence d’un cinéma marqué par une ambition sociologique face à une société contemporaine en perpétuelle mutation se dissipe pour laisser place à une cinéma centré sur lui-même. L’ambition des cinéastes aura été plutôt de questionner les fondements du cinéma : la narration et les genres cinématographiques qui en découlent.

Under the Skin, Jonathan Glazer

 C’est d’ailleurs la réflexion sur le genre fantastique, et son rattachement à notre réalité, qui aura donné les plus belles images cinématographiques de l’année. Le désenchantement du monde, théorisé par Weber, s’exprime au travers de plusieurs oeuvres présentes dans ce Top 10. D’abord avec Jim Jarmusch (Only Lovers Left Alive) qui fait de ses immortels vampires des personnages baudelairiens. Perdus dans l’immensité de l’existence, ils errent dans un monde en délitement. Plus sages que monstres, ils questionnent les archétypes du fantastique en dévoilant leurs propres limites : le sang est une drogue, l’immortalité un ennui, la mémoire une lassitude. Jim Jarmusch, avec une caméra virtuose, nous donne le vertige du temps. Avec un regard critique, il prolonge d’un « et après ? » toutes les fadaises fantastiques qui prône le Happy End sans en comprendre les enjeux. Ce retournement des codes du fantastique se retrouve également chez Jonathan Glazer qui continue de faire s’entrechoquer réalité/fantastique après Birth (2004). Avec Under the Skin, il réalise l’impensable quête d’humanité d’une entité extraterrestre vouée à tuer. Il inverse la logique du genre en amenant le réalisme au sein du fantastique : des formes géométriques hypnotiques de l’ouverture à la forêt écossaise de la scène finale. Il s’interroge ainsi sur la définition de l’homme au-delà de cette peau qui le caractérise. Un pessimisme (« l’homme est un loup pour l’homme », Hobbes) qui se retrouve dans la confrontation moraliste de Lars van Trier avec Nymphomaniac.

Le Vent se lève, Hayao Miyazaki

Le désenchantement se poursuit avec Hayao Miyazaki (Le Vent se lève) qui confronte son animation à l’épreuve du biopic. En retraçant l’histoire de Jiro Horikoshi – créateur des chasseurs bombardiers japonais de la Seconde Guerre mondiale -, il oppose alors la vision d’un visionnaire déterminé et l’utilisation pratique de ses trouvailles par l’armée. Sans moralisme, le réalisateur nippon trace le portrait d’une envie irrépressible de quitter un monde détruit par l’homme (la guerre) et par une terre épuisée (le séisme de 1923, une des plus belles scènes de l’année). Cette espérance, presque maladive, en une autre voie est le fil narratif de L’Institutrice de Nadav Lapid. La deuxième oeuvre du cinéaste israélien retrace le parcours d’une institutrice, poète amatrice sans grand talent, qui pense déceler chez un de ses élèves de 5 ans un don prodigieux pour la poésie. Ce messie culturel devient alors le symbole même d’une humanité innée qui se distingue de la barbarie justement par cette capacité à créer.

Mommy, Xavier Dolan

De la même manière que Miyazaki, Abel Ferrara évite avec son Pasolini les écueils nombreux du film biographique. En s’intéressant uniquement aux derniers jours du cinéaste italien Pier Paolo Pasolini, il aurait pu facilement tomber dans un misérabilisme et une victimisation d’autant plus que ce dernier est mort assassiné. Néanmoins, Ferrara prend le parti-pris sensé de rendre non pas hommage à l’homme mais à son art. « Scandaliser est un droit. Être scandaliser, un plaisir » (Pasolini) résume parfaitement la vision d’un homme qui combattait le moralisme de la société européenne d’après-guerre. Face au puritanisme, Ferrara fait le portrait des pensées libertaires d’un visionnaire dont les aléas personnels importent finalement assez peu. Xavier Dolan (Mommy) donne, également, ses lettres de noblesses à un genre pourtant longtemps décrié : le mélodrame. Il fait de son cinéma le reflet de la vie, une oscillation violente de moments de bonheur et de détresse. Une vision passionnelle de l’homme sans cesse en lutte avec ses propres démons (ici les troubles de Steve).

Le Paradis, Alain Cavalier

Des cinéastes vont alors encore plus loin en questionnant directement le cinéma dans sa narration. Une narration, d’abord au sein des personnages eux-mêmes chez Hong Sang-Soo (Sunhi), qui se meut en fonction des finalités possibles. Le cinéaste coréen dresse un portrait pessimiste d’une humanité perdue par le gain qui modifie sa perception d’une entité pourtant constante – Sunhi, jeune femme insaisissable -. Dans cet égoïsme, le théâtre d’Hong Sang-Soo se teinte d’une noirceur auparavant absente. Le cinéma expérimental d’Alain Cavalier (Le Paradis) continue cette réflexion sur la narration en présentant un paysage mental où les objets issus d’un capharnaüm tracent un récit emprunt de mythologie et de religion. Avec décalage, Cavalier propose une autre vision du paradis : un espace où règne l’imagination et la culture. Une apologie qui rappelle L’Institutrice de Nadav Lapid.

The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy

Enfin, Myroslav Slaboshpytkiy (The Tribe) propose aux spectateurs curieux une nouvelle façon d’appréhender le cinéma. Sa radicalité et sa géographie (l’Ukraine) rappelle l’audace, également dans une première oeuvre, de Maja Milos (Clip) en 2013 qui croquait la chute de la jeunesse serbe. Le cinéma est-européen est un cinéma percutant et social qui contemple le délitement de ses institutions aux travers d’un voyeurisme qui peut paraître malsain. Néanmoins, la subversion est admirable uniquement si elle n’est pas une fin en soi. Or, le cinéaste ukrainien réalise un geste de cinéma à travers l’histoire de ses étudiants sourd-muets pris dans une spirale de violence. Il propose aux spectateurs un nouveau type de narration : une narration du ressenti. Les dialogues sont alors ceux des corps qui bougent, s’entrechoquent ou se brisent.

TOP 10 :

10. Nymphomaniac, Lars van Trier (Danemark)

9. The Tribe, Myroslav Slaboshpytskiy (Ukraine)

8. Pasolini, Abel Ferrara (Italie, France)

7. L’Institutrice, Nadav Lapid (Israël)

6. Sunhi, Hong Sang-Soo (Corée du Sud)

5.  Le Vent se lève, Hayao Miyazaki (Japon)

4. Le Paradis, Alain Cavalier (France)

3. Mommy, Xavier Dolan (Canada)

2. Only Lovers Left Alive, Jim Jarmusch (Allemagne, Grande-Bretagne)

1. Under the Skin, Jonathan Glazer (Grande-Bretagne)

Le Vent se lève : Un monde désenchanté

Le Vent se Lève, Hayao Miyazaki

Tandis que la voix de Yumi Araï accompagne le générique, des applaudissements retentissent dans la salle. Une démonstration d’affection assez rare dans les salles françaises plutôt habituées à un élégant silence monacale. Mais il est nécessaire de déroger à la règle pour saluer une dernière fois l’un des plus brillants conteurs du cinéma mondial. Hayao Miyazaki est incontestablement une figure majeure du cinéma, pas seulement de l’animation, dont les œuvres intemporelles ont bercées des générations d’enfants et d’adultes souhaitant retrouvés la magie perdue. Maître de la poésie et de l’onirisme, l’animateur japonais semble signer une œuvre en totale contradiction avec sa filmographie : un ovni réaliste. Mais Le Vent se lève n’est-il pas justement la meilleure manière de clore son œuvre ?

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève marque l’inattendue incursion du cinéma de Miyazaki dans la réalité historique : il y narre, librement, la vie de l’ingénieur aéronautique japonais Jiro Horikoshi qui a mis au point l’avion de chasse Mitsusbishi A6M utilisé durant la Seconde Guerre Mondiale. Ce dernier se débat face à un environnement hostile qui ne cesse de lui montrer les limites : d’abord  celles de son propre corps puisque sa vue l’empêche de devenir pilote d’avion, puis celles d’un monde fragile lors de l’incroyable scène du tremblement de terre qui secoua le Japon en 1923. Seul un élément le guide tout au long de sa vie : le Vent. Un vent rédempteur qui lui permet un détachement total d’une réalité souvent triste empreinte de miasmes (épidémie, montée des nationalismes). Un vent divinisé qui sert à Miyazaki de deus ex machina : n’est-ce pas ce dernier qui sert perpétuellement d’entremetteur entre Jiro et Nahoko en faisant s’envoler le chapeau de Jiro puis le parasol de Nahoko ?

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève s’inscrit alors pleinement dans la filmographie de Miyazaki en partageant ce souffle libertaire qui s’exprime par la nécessité de conquérir le ciel afin d’atteindre une utopique pureté (Le château dans le ciel, 1986), de se démarquer de l’humanité (Kiki la petite sorcière, 1989) ou de retrouver une plénitude perdue (Porco Rosso, 1992).  Ici, le rôle du ciel est double : d’un côté lieu métaphorique à conquérir, de l’autre expression même du génie humain. Jiro ne voit alors dans l’aviation qu’un moyen d’y parvenir et permettre à l’homme d’atteindre une certaine utopie du perfectionnement.

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève est ainsi une œuvre doucement cynique sur l’aveuglement d’un homme par sa propre passion. L’œuvre s’ouvre d’ailleurs sur un rêve qui agite un Jiro enfant comme pour montrer au spectateur qu’il va suivre une histoire certes « historique » mais d’après le point de vu d’un homme qui vit en dehors du monde qui l’entoure trop occupé à suivre son rêve. L’aviation pour Jiro est, comme il l’a déjà été dit, l’expression du génie de l’homme qui arrive à faire d’un rêve (celui de voler) une réalité. Jamais l’ingénieur ne se pose la question de l’utilisation de sa création, il vit dans une utopie idyllique à l’image de ses rêves dans lesquels l’aviation n’a pour finalité que le transport d’hommes personnifié par l’ingénieur Caproni. Miyazaki réussit alors brillamment à montrer le détachement de Jiro face au monde qui l’entoure : il ne sera pas secouer par les montées dangereuses du nationalisme qu’il voit au Japon et lors de son voyage en Allemagne. D’ailleurs, il est intéressant de remarquer que l’union germano-nipponne ne s’illustre seulement que par la connaissance d’une chanson allemande chantée dans une bucolique auberge japonaise.

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiC’est ce détachement d’une réalité pourtant en plein délitement qui entraîne Jiro a focalisé sa vie sur la création de son avion au détriment de son entourage : une sœur perpétuellement oubliée et une épouse martyr. Le Vent se lève dégage une mélancolie intense que Miyazaki parvient à atteindre par la dure réalité psychologique de ses personnages qui pêche bien trop souvent dans l’animation. L’histoire d’amour entre Jiro et Nahoko est certes un peu (trop) romancée dans ses débuts mais elle reflète par la suite totalement l’immuabilité psychologique des personnages : l’unilatérale dépendance de Nahoko à Jiro tandis que ce dernier reste focalisé sur l’aviation. La mort de cette dernière ne deviendra d’ailleurs palpable seulement lors d’une immersion de cette réalité dans les rêves de Jiro. 

Le Vent se lève, Hayao MiyazakiLe Vent se lève est une œuvre doublement mémorable qui s’inscrit tout simplement dans la mémoire du spectateur et qui entraîne une longue réflexion sur l’œuvre en elle-même et aussi sur la place de l’animation dans le cinéma qui n’est plus seulement cantonnée au divertissement des enfants.

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆☆ – Chef d’œuvre

Shokuzai – celles qui voulaient se souvenir/celles qui voulaient oublier : Déclinaisons Mortifères

Shokuzai, Kyoshi KurosawaShokuzai, Kyoshi Kurosawa

Projeté lors du 15e Festival de Deauville

Le documentariste français Oliver Meyrou ironisait sur la place de la télévision dans l’art en disant « Le cinéma est un art, la télévision est un meuble ». Il met alors en place une frontière nette entre les deux supports oubliant les passerelles qui les lient : les Séries. Les réalisateurs sont de plus en plus nombreux à tenter l’aventure télévisuelle comme Scorsese (Broadwalk Empire), Assayas (Carlos) ou plus récemment Campion (Top of the Lake). La qualité de l’offre télévisuelle permet même aux réalisateurs d’obtenir des sélections dans les Festivals : Carlos à Cannes, Top of the Lake à Sundance, Berlin et Cannes ainsi que Venise et Deauville pour Shokuzai de Kiyoshi Kurosawa. Œuvre de plus de 4h30 transformer en France en un dytique savamment coupé (celles voulaient se souvenir/celle qui voulaient oublier), Shokuzai est avant tout une série en 5 épisodes réalisée pour la chaîne nippone WOWOW. Le passage par le petit écran permet de dilater le temps et ainsi de construire une narration fine sans se poser forcément la question de la nécessité. Il n’y a plus de question de coût/gain de l’image. Jamais Kiyoshi Kurosawa n’aurait pu livrer une si grande fresque sur la culpabilité et la rédemption sans utiliser les codes de la série. Il dit d’ailleurs que c’est avec Shokuzai qu’il saisit « ce qu’est la tragédie pour la première fois ».

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

L’œuvre de Kurosawa naît de l’envie de narrer les changements perceptibles dus à un traumatisme. L’auteur est travaillé par la question du vide ; dans Shokuzai c’est le vide de la vie dont le souffle s’échappe dans l’horreur. L’horreur est le viol et le meurtre d’Emili par un homme dont l’identification est impossible par le blocage mémoriel des 4 fillettes qui l’ont vu. L’intrigue glisse alors dans la culpabilité et la quête de rédemption suite à la promesse macabre d’une mère vengeresse, Asako. Elle représente le fantôme du passé attendant même Sae, dans le premier épisode, sous un pont à la manière des esprits dans la tradition japonaise. Kurosawa met alors en image les séquelles du passé qui forment le présent.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Chacune est une facette de la réaction à l’horreur, à cette incursion soudaine dans le monde dur des adultes mais surtout au monde sexué de la gente masculine. Sae (1er Episode) a ainsi développé une peur panique du contact et a mentalement bloqué son corps dans l’enfance s’interdisant la fertilité. Elle se déshumanise sous les traits d’une poupée fantasmée par son mari. Cette stagnation de l’enfance se retrouve avec Akiko (3e Episode) mais Kurosawa la pousse à l’extrême (voire au fantastique) avec cette « femme-ourse », sorte d’adolescente éternelle au comportement animal. Elle s’exclue de la communauté des hommes qu’elle ne retrouvera seulement pour revivre une enfance à travers la fille de la copine de son frère. Pour Maki (2e Episode), c’est dans la rigueur d’un cadre scolaire qu’elle tente d’inculquer les valeurs qui auraient sans doute pu empêcher le drame. Elle se protège par des cours de Kendo qu’elle mettra en pratique lors d’une scène mémorable d’attaque dans une piscine devant ainsi l’héroïne qu’elle n’a pas pu être. C’est comme ça qu’elle paye sa dette. Enfin, Mayu (4e Episode) se détache un peu des 3 autres protagonistes. Elle est sans doute celle à qui le sous-titre celles qui oublient va le mieux. Cependant son comportement de fille volage repose belle et bien sur la perte d’opinion du corps et des atouts féminins.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Cette dénaturation de l’homme est aussi visuelle. Si le film s’ouvre sur les couleurs douces et colorés de la campagne japonaise dans laquelle les robes des fillettes sont comme des coups de pinceaux. De l’après-midi ensoleillé, le film bascule soudainement dans la nuit noire symbolisant le voile épais de l’horreur qui s’abat sur le film dont seule la lumière rouge des voitures de police amène la lueur macabre. Le rouge chez Kurosawa est la couleur de l’au-delà, c’est ainsi le fantôme d’Emili qui couvre les visages et les culpabilisent. Puis, la photographie bascule dans des couleurs pastelles et dénaturés symbolisant le voile de l’évènement sur les vies brisées que Kurosawa dépeint.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est également un regard sur la société japonaise. Une société profondément atomisée qui met en exergue la solitude des Hommes. Le vide se comble par le biais de réseaux de connaissances, mais jamais par le hasard des rencontres. Ce vide moral trouve écho dans l’image de dépeuplement qui se dégage des lieux : maisons abandonnées, gymnases vides. De plus, se dégage de l’œuvre de Kurosawa un certain machisme social avec des mariages arrangés, des femmes-objets. Les hommes sont réduits à des archétypes qui regroupent les malversations souvent attribuées au sexe masculin. Cependant la rédemption de l’homme est progressive : d’abord par l’ambiguïté du frère d’Akiko (3e Episode). Le rôle du père d’Emili pourtant malsain parvient à dégager une certaine pitié bienveillante excusant presque son geste.

Shokuzai, Kyoshi Kurosawa

Shokuzai est une fresque psychologique intéressante, mais elle repose néanmoins sur une longueur et sur une exagération des situations qui perd parfois le spectateur. Kiyoshi Kurosawa montre son talent de réalisateur mais s’autorise parfois des envolés très « télévisuelles ». Shokuzai fascine tout de même dans ses incursions au bord de l’irréel.

Shokuzaicelles qui voulaient se souvenir – sortie le 29 Mai 2013.
Shokuzai, celles qui voulaient oublier – sortie le 5 Juin 2013.

Le Cinéma Du Spectateur
☆☆☆ – Bien

The Land of Hope : La beauté du geste

The Land of Hope, Sono Sion

Projeté au 15e Festival Asiatique de Deauville

Depuis les années 1980, Sono Sion est un cinéaste singulier dont la filmographie est le point de rencontre entre les séries B flirtant avec une sorte de porno-gore et un cinéma d’auteur croquant les disfonctionnements de la structure familiale nippone. Au sein du cinéma japonais, il est à la fois un tout (pluridisciplinaire) et une alternative (mésestimée). Parfois cinéaste de l’outrance comme avec la vague de sang déferlant sur le quai du métro de Tokyo en ouverture de Suicidal Club (2001), il filme les perversions humaines afin de déceler celle qui appartiennent à l’Homme et celles qui appartiennent à la société. Avec The Land Of Hope, il marque une rupture formelle (arborant un réalisme plus frontal). Cependant, il explore toujours cette thématique de la violence qui n’a plus ici le statut d’épiphénomène social, mais devient le cadre prédominant de l’intrigue. Engendrée par la catastrophe de Fukushima, la violence devient extra-humaine et questionne le cinéaste qui a entamé depuis 2011 sa « Trilogie du Chaos » (avec Himizu en 2011, puis The Land of Hope en 2013).

The Land of Hope, Sono Sion

En mettant en scène un deuxième accident nucléaire (Nagashima), Sono Sion se fait le porte-parole d’un Japon à la fois meurtri et fragilisé. Il critique les erreurs commises et surtout la tendance à l’inaction des pouvoirs publics lors de Fukushima qui sont alors responsables de ce second fléau. The Land of Hope interroge justement le rapport entre la population et les pouvoirs publics au Japon : peut-on encore croire en ceux qui ont menti ? Jusqu’où la peur d’une sanction électorale est plus importante que la sûreté civile ? Face aux discours incohérents sur les caractéristiques mouvantes des radiations, le cinéaste répond par la mise en place dans son œuvre d’une barrière de fortune censée délimiter, voire contenir, la zone de contamination. En la plaçant dans un village, il met en exergue l’absurdité des discours. « Donc là, on est en danger ; et là, en sécurité » prononce incrédule Yasuhiko (Isao Natsuyagi) en voyant que sa maison est saine, mais que ses voisins sont en danger. Pour les autorités, le maintien de l’ordre est la clé de voûte d’un salut nucléaire à venir. Alors, pour pallier à la panique, les médias de masse répètent sans cesse « vivez sereinement, consommez sereinement, achetez sereinement ».

The Land of Hope, Sono Sion

Par son manque de rationalité et d’affect, le discours officiel crée à l’inverse une dissension avec une partie de la population qui choisit de ne plus être aveugle face à la menace. C’est le cas du personnage de Yoko (Hikari Kajiwara) qui devient une représentation du Japon et de l’avenir à travers l’enfant qu’elle porte. Cette dernière devient paranoïaque des ondes radioactives et se recouvre d’une combinaison jaune dénotant face à l’inconscience collective (souhaitée par les pouvoirs publics). Mélange d’un burlesque attachant et d’une anxiété maladive, elle devient le manifeste de The Land of Hope. Car, c’est justement par le traitement scénaristique et formel de la peur que Sono Sion atteint un certain lyrisme. Jouant avec les perceptions multiples que permet le médium cinéma, il juxtapose le réel et la peur. Lorsque Yoko cherche à sortir de l’hôpital et qu’elle s’arrête tétanisée devant les portes vitrées, son angoisse conquiert le réel. Une fumée rouge envahit alors l’espace et rend visible cette peur de la radioactivité.

The Land of Hope, Sono Sion

The Land of Hope repose sur l’ironie de son titre. Le cinéaste joue constamment sur l’ambivalence de ses personnages et de ses situations. Pour exemple, il utilise à la fois un compteur geyser comme sommet de comédie lors d’une séance photo atypique et comme moyen de rendre tangible, puisqu’audible par les bruits de l’appareil, cette peur de l’invisible. Sono Sion tend vers la pluralité, et par extension vers l’universalité, en explorant les multiples facettes d’une catastrophe (deuil, perte, isolement). Les destins se retrouvent autour de la question du déracinement qui ponctue chaque plan de l’œuvre. Avec simplicité et empathie, le cinéaste témoigne sans misérabilisme d’un territoire où l’horreur a déjà frappé.

Le Cinéma du Spectateur

Note: ☆☆☆☆ – Excellent