Bruno Reidal : La petite mort

74e Festival de Cannes
Semaine de la Critique
Sortie le 23 mars 2022

Bruno Reidal, confession d’un meurtrier éclate dans une frénésie violente et sanguinaire. Alors que la caméra opère un mouvement circulaire dans une forêt anodine du Cantal, elle surprend soudainement la décapitation de François Raulhac, un enfant de 12 ans, par Bruno Reidal (Dimitri Doré). La mise à mort est hors-champ. Vincent Le Port se concentre sur le visage du paysan séminariste de 17 ans qui se révèle dans la monstruosité morale de son acte. Par ce geste originel, il sort de sa condition d’anonyme que lui impose l’appartenance à la paysannerie du début du XXe siècle. À travers le regard du professeur Alexandre Lacassagne (Jean-Luc Vincent) chargé de réaliser un rapport médical, la société intellectuelle française reconnaît son existence. Cobaye psychosociologique, il est d’emblée défini par sa corporéité : « 1m62, 50kg, apparence délicate, carrure faible… ». Littéralement mis à nu, il se meut en bétail sacrificiel, déjà condamné, semblable au cochon égorgé chaque année chez les Reidal dont le cinéaste saisit dans le regard une certaine sensibilité. Dans la frontalité déséquilibrée (par la présence d’une estrade appuyée grâce à la caméra de Vincent Le Port) du face-à-face entre Bruno et le corps médical, le jeune homme est à la fois l’antagoniste (moral et social) et le protagoniste (narratif) d’un récit qu’il doit se réapproprier. 

Lorsque l’interrogatoire se confronte au caractère taiseux du condamné, le professeur Lacassagne lui manifeste qu’ « [ils ne sont pas ses] juges » et qu’ « [ils doivent] tout savoir ». Libérant le récit de toute moralité, cette annonce permet une bascule dans une nouvelle vérité dépassant la simple factualité policière. Le professeur propose à Bruno de retracer dans un journal sa vie et les événements qui ont conduit à la mort de François Raulhac. Par le biais de l’écriture d’abord factuelle (son milieu social, sa famille) puis poétique, Bruno se libère – non dans le sens d’une franchise chrétienne expiatoire, mais dans la démonstration sincère, car ressentie, d’une perversité assumée. Bruno Reidal est une œuvre qui se dissèque elle-même à l’instar des multiples degrés de confession de son protagoniste. À travers ses écrits énoncés en voix-off, Bruno n’est plus uniquement le sujet du regard des médecins (et par extension du spectateur.rice), il devient l’acteur d’un récit qu’il contrôle entièrement. Vincent Le Port transcende le fait divers pour livrer une cartographie mentale à la première personne, territoire fertile pour le jeu magnétique de Dimitri Doré. 

Récit d’apprentissage, Bruno Reidal narre la découverte conjointe de la sexualité et de la violence chez Bruno, dont les frontières sont brouillées par un viol subi à l’âge de 10 ans par un berger de passage. Ainsi, le désir s’érige à la fois en tant que pulsion sexuelle et soif de domination. L’École, seul espace de sociabilité, devient alors le réceptacle de cet éveil (homo)sexuel contraint par une jalousie maladive envers les plus brillants. Cette jalousie se restructure, dès l’entrée au séminaire où il fréquente – par le biais d’une bourse – les jeunes bourgeois locaux, autour d’une dimension socio-économique. La jouissance sexuelle et/ou mortifère réside uniquement dans la possibilité d’inversion des rapports de domination préexistants permise par la possession, voire l’humiliation, de l’autre. À travers l’angélique Blondel (Tino Vigier), son comportement obsessionnel prend une tournure sacrée : faisant de l’objet désiré une entité sacro-sainte. L’impossible refoulement de ce double désir charnel inconciliable avec la foi chrétienne conduit Bruno à trouver une victime sacrificielle. 

         Reprenant la forme circulaire des obsessions (« tuer », « se masturber », « Blondel ») de Bruno Reidal, Vincent Le Port met en scène une nouvelle version du meurtre initial de François Raulhac. Sa présence physique dans cette variante ne lui donne paradoxalement aucune singularité aux yeux de son meurtrier. À son tour, il n’est qu’un « bon pâtre de campagne » en référence au viol de Reidal. Alors que Bruno contemple la tête tranchée du jeune garçon comme un trophée, l’exultation du meurtre – sa jouissance quasi-érotique – se dissipe pour laisser place, dans le silence de la forêt, à une déception cruelle. Cet acte unique met fin au désir du meurtrier, par sa confrontation à l’implacable réel, dont l’excitation résidait dans le fantasme d’une domination suprême : pour Bruno Reidal, « les scènes de meurtre sont […] pleines de charme ». 

Le Cinéma du Spectateur
☆☆☆☆– Excellent

Ma Loute : Du Corps à l’Âne

Ma Loute, Bruno Dumont

69e Festival de Cannes
Compétition Officielle

Le P’tit Quinquin (2014) a été comme une épiphanie dans la filmographie de Dumont : la mise en place d’un cinéma hors-norme, par son format et son ambition, se teintant progressivement d’un burlesque tragi-comique. Son austérité se mue et sort des diktats du réalisme pour s’enfoncer dans la voie d’un rire presque cathartique, une échappatoire face au chaos mental (Camille Claudel 1915, 2013) ou sociétal (P’tit Quinquin). Une révolution qui semble vouloir s’inscrire avec Ma Loute dans la temporalité même du cinéma de Dumont, comme une volonté de retourner aux origines de ses personnages – du duo de policiers de L’Humanité (1999) à celui de la mini-série d’Arte –. Le cinéaste nous plonge toujours dans son folklorique nord en 1910 où une maison de riches bourgeois, les Van Peteghem de Tourcoing, surplombe aussi bien les méandres de la baie de Wissant que de la société paysanne avec comme toile de fond une enquête autour de la disparition de plusieurs touristes.

Ma Loute, Bruno Dumont

Dès l’ouverture amenant la confrontation des corps inadaptés des Van Peteghem à ceux travailleurs des Brufort, Dumont assoie son dispositif filmique et scénaristique en faisant du corps le moyen unique, premier et primaire d’expression. Le corps se pense comme une entité narrative propre qui se veut en perpétuelle expansion au point d’affecter la bande-son – les bruits de ballons pour les déplacements du Commissaire Machin (Didier Després) – et de perdre sa définition propre – le caractère transgenre du personnage énigmatique de Billie (Raph). Il jouit même d’une pluralité universelle en étant à la fois un moyen (une force de travail avec l’intelligente idée de ses paysans-barques faisant traverser les notables uniquement avec leur corps) et une fin (une nourriture pour ses paysans anthropophages). Enfin, le corps symbolise la colonisation des notables aux corps désadaptés à la nature. Ils se meuvent engoncés dans leurs vêtements, à l’instar du voile d’Isabelle Van Peteghem (Valeria Bruni-Tedeschi) qui lui revient toujours sur le visage durant la « sublime » ballade, avec comme seule finalité la chute. Ces nouveaux vacanciers de proximité sont ainsi un artifice devenant au détour d’une scène une flore et une faune à part entière : André Van Peteghem (Fabrice Luchini) pointe du doigt un héron hors-champ, or pour le spectateur ce doigt montre le chapeau à plumes que porte sa sœur, Aude Van Peteghem (Juliette Binoche).

Ma Loute, Bruno Dumont

Néanmoins, Dumont ne dépasse pas les caractéristiques du vaudeville américain, ce spectacle fourre-tout réunissant différents numéros. Le Commissaire Machin et son acolyte sont réduits à tenir le rôle de « Monsieur Loyal » en rabattant par un unique gag, les chutes de Machin, les cartes d’un récit inexistant devant conjuguer des attractions diverses et disparates allant du gore (cannibalisme) au burlesque en passant par la romance. Cette dernière entre Ma Loute et Billie ne semble pas exister comme un contre-pied respiratoire, mais uniquement pour tendre à l’humiliation mentale (les commentaires des policiers ou des Van Peteghem) et physique (la scène de passage à tabac) du personnage de Billie. Dumont cherche ainsi à séduire par le rebut jouant sur la violence et la matière (crachas, sang) pour séduire un spectateur masochiste qui se complairait ainsi finalement comme lui à regarder l’homme comme une masse malléable et modulable. Il y a dans Ma Loute un goût pour un slapstick, genre d’humour impliquant la violence physique, qui devrait par essence être jubilatoire et conduire à un rire mortifère (la chute pseudo-mortelle de Luchini en char à voile). Une outrance jusque dans les corps qui tend par sa répétition affadissante plus du grand-guignol que d’une réflexion constructive sur la réhabilitation du corps comme enjeu proprement cinématographique.

Ma Loute, Bruno Dumont

Dans Ma Loute, tout n’est en effet que spectacle, une pacotille théâtrale à l’image de cette maison, ce typhonium, aux allures égyptiennes en « marbre recouvert de béton ». Les personnages sont en représentation au sein du film comme dans cette scène où les époux Van Peteghem (Bruni-Tedeschi/Luchini) admirent un marin dans sa barque au milieu d’un bassin artificiel qui leur sourit en retour mimant une fausse activité « typique ». Mais aussi malheureusement en dehors du film à l’instar de la présentation du personnage de Binoche se retournant face caméra pour saluer le public. Les acteurs professionnels, une première chez Dumont, feignent de disparaître sous des costumes tarabiscotés (Luchini) ou un sur-jeu épuisant (Binoche) pour n’exister finalement qu’en décalage du reste du casting qui les observent, comme le spectateur, comme des bêtes curieuses cherchant à remplir l’image coûte que coûte par une quête absurde du comique perpétuel. Le malaise naît surtout du fait que cette singerie consciente trouve un écho inconscient dans le physique des non-professionnels, ces gueules cassées aux phrasés particuliers devenus des objets humiliés par les personnages (les moqueries de Binoche sur le personnage de Ma Loute) et par extension par le spectateur.

Ma Loute, Bruno Dumont

Ainsi, Ma Loute entraîne un questionnement même sur notre propre rapport au spectacle. Devons-nous voir de l’audace dans la critique d’une société déjà détruite ? Devons-nous voir une accélération du masochisme raciste (au sein même de la France) dans ce rire déshumanisant et humiliateur ? Devons-nous voir du poétique dans un didactisme et un épuisement de l’image bloquant l’imaginaire à une seule possibilité (la lévitation) ?

Le Cinéma du Spectateur
☆ – Mauvais